Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 104-110).

I

PRÉPARATIFS DE FÊTE


À Mme Henriette Lichtlin.



Toute la ville était en émoi, Mme l’intendante allait donner un bal masqué. C’était la première fois que chose pareille se préparait à Strasbourg, et les gens raisonnables hochaient la tête et disaient que l’on ne compterait pas une telle folie parmi les avantages de la domination française. Mme l’intendante eut quelque peine à décider certaines dames à venir à son bal. L’une d’elles surtout, veuve d’un des premiers magistrats de la ville, la baronne de Haütern, avait d’abord refusé l’invitation. Mme l’intendante lui fit une visite, puis deux, et, enfin, l’ayant prise à part, lui dit tout bas : « J’ai préparé des mariages pour vos filles, il faut qu’elles viennent ; leurs grâces achèveront de décider les deux charmants officiers que je destine à devenir vos gendres. Ce sont de parfaits gentilshommes, riches, jeunes, aimables, des maris faits à plaisir pour Mlles Itha et Thécla. Faites-les belles : c’est chose aisée. »

La baronne, dont les filles, quoique fort bien dotées et assez bien faites, avaient déjà mis quelques épingles au bonnet de sainte Catherine, se décida, et commanda pour Itha et Thécla les plus jolis accoutrements de bergère qu’elle put imaginer avec l’aide de sa couturière, de sa modiste et des jeunes filles elles-mêmes, ravies d’aller danser avec un petit masque de satin pendu à l’oreille.

Ce soir-là, Mme l’intendante rentra chez elle très lasse, et déclara à M. son mari qu’elle avait une migraine épouvantable à force d’avoir menti. Elle avait, en effet, conté à une douzaine de mères de famille la même histoire qu’à Mme de Haütern, et les jeunes officiers qu’elle devait marier se réduisaient à un, qui ne s’en souciait guère. Mais, que voulez-vous ! dit-elle, ces Strasbourgeoises sont tellement collet monté, que si je n’avais pas imaginé cette fable, nous n’aurions pas eu de danseuses. »

M. l’intendant essaya de gronder sa femme, mais elle lui dit qu’il faisait bien d’autres menteries quand il se débarrassait des solliciteurs avec de l’eau bénite de cour. Il en convint, et, sans plus songer à cette bagatelle, les deux époux allèrent souper le mieux qu’ils purent, tout en se disant qu’ils aimeraient bien mieux être à la cour que dans ce pays gothique et à moitié tudesque.

Pendant quinze jours toutes les ouvrières en robes, en fleurs et en broderies de Strasbourg furent accablées d’ouvrage. C’était à qui imaginerait les plus riches, les plus galants travestissements. Chaque élégante voulait avoir un costume unique ; aussi les mystères, les serments et les cachotteries furent-ils prodigués. Plusieurs belles dames eurent même l’invention machiavélique de se faire confectionner des habits de bal à Strasbourg, tandis qu’elles en avaient commandé d’autres à Paris. De cette façon, elles furent assurées d’étonner, d’éblouir et surtout de vexer leurs bonnes amies.

Le jour du bal arriva, et il n’était guère de maisons dans Strasbourg où il n’en fût parlé. En face de l’hôtel qu’habitait Mme de Haütern, demeurait un vieux notaire, veuf, dont le ménage était gouverné par une servante assez acariâtre, nommée Cunégonde. Elle vivait en guerre perpétuelle avec les clercs de Me Zimmermann, lequel en changeait souvent sans jamais en trouver qui eussent le bonheur de plaire à cette vieille furie. Cette année-là il en avait trois. Le plus âgé, le premier clerc, était marié, d’humeur paisible, et demeurait à l’autre bout de la ville. Cunégonde ne le querellait qu’une ou deux fois par semaine ; mais quant à Jack et à Heinrich, qui logeaient dans la maison du notaire et prenaient leurs repas à sa table, les hostilités étaient permanentes. En présence de Me Zimmermann, on se bornait à échanger des regards de travers, à s’arracher les assiettes des mains, et à se faire des mines effroyables ; mais, dès qu’il était sorti du logis, il n’y avait pas de niche qu’on ne se fît, pas de méchant tour qui ne fût exécuté, soit par la vieille fée, soit par les jeunes garçons. Et quand le notaire s’apercevait de quelque dégât et entendait quelque bruit, les belligérants s’accordaient pour accuser Nicolas, le petit valet, qui était un être si borné, si stupide, que Me Zimmermann le renvoyait purement et simplement des fins de la plainte, comme ayant agi sans discernement.

Afin d’avoir la paix, au moins la nuit, Cunégonde, dès que les clercs étaient montés dans leurs mansardes, les y enfermait à double tour. Eux, de leur côté, mettaient le verrou, et, montant sur le toit, s’en allaient visiter un garnement de leurs amis qui demeurait dans une mansarde de la maison voisine. Il descendaient ensemble, allaient au cabaret, et, quand le couvre-feu faisait fermer cet agréable lieu, couraient par la ville comme des loups-garous, sonnant aux portes, donnant la chasse aux chiens perdus, décrochant les enseignes, effarouchant les chats, éteignant les réverbères, et finalement rentraient chez eux.

Dès l’aurore, Cunégonde venait les éveiller en criant comme une orfraie, et se vantait à ses commères de la façon ingénieuse et sévère dont elle surveillait cette jeunesse inconsidérée.

Le soir du bal, Me Zimmermann et ses clercs soupèrent d’un bon plat de choucroute et de saucisses fumées ; et, voyant le patron d’assez bonne humeur, Jack se hasarda à parler du bal de l’intendance.

« Ce sera bien beau, dit-il, on assure que Mme de Haütern, notre voisine, y conduira ses filles déguisées en bergères. »

Cunégonde leva les bras au ciel :

« Mme de Haütern ? Pas possible !

– J’ai vu apporter les robes de bal de ces demoiselles ce matin, reprit Jack.

– Si vous aviez été occupé de votre besogne, Jack, vous n’auriez pas vu cela, dit Me Zimmermann. Je ferai dépolir les vitres de l’étude. Cunégonde, vous préviendrez le peintre en bâtiments.

– J’y vais de ce pas, Monsieur ; ah ! il y a beaux jours que cela aurait dû être fait.

– Sorcière ! murmura Jack, tu me le payeras. »

Et soulevant adroitement sa chaise, il l’appuya sur le pied de Cunégonde. Elle poussa un cri et laissa tomber l’assiette qu’elle tenait.

« Pardon ! s’écria Jack, ma chaise a glissé. C’est ce Nicolas qui frotte trop le parquet.

– Allons nous coucher, dit le notaire. Nicolas, ne frottez par tant, mon ami. »

Nicolas, qui n’avait pas frotté depuis huit jours, se le tint pour dit, et ne frotta plus du tout. Cunégonde, furieuse, se promit bien de ne plus jamais retourner le matelas de Jack.

Chacun prit sa chandelle et gagna sa chambre. Au bout d’une demi-heure, Cunégonde monta, enferma les clercs et alla se coucher. Nicolas se mit en vedette à une fenêtre du rez-de-chaussée. Il voulait voir partir les voisines pour le bal. Mais le sommeil le prit, et, le lendemain matin, il fut bien étonné de se réveiller dans la salle à manger, accoudé sur l’appui d’une fenêtre, et tout endolori de froid.

Cependant les deux clercs étaient déjà sur le toit et s’installèrent bientôt chez l’ami Fritz, qui les attendait et avait préparé du vin chaud et des gaufres. Il paraissait d’une gaieté extraordinaire. Fritz était clerc aussi chez un confrère de Me Zimmermann, mais plus âgé que Jack et Heinrich ; garçon capable, et qui avait quelque fortune, il les régentait à sa manière.

« Çà, leur dit-il, voulez-vous bien vous amuser ? voulez-vous aller au bal de Mme l’intendante, non pas comme spectateurs parmi la valetaille, mais parmi les invités ? Cela dépend de vous.

– Tu nous la contes belle ! s’écrièrent les deux petits clercs : comment cela se pourrait-il ?

– Rien de plus simple. Ma cousine Lisette est première femme de chambre de Mme l’intendante. Elle m’a donné une clef de la porte du jardin. J’ai un beau domino de soie tout prêt ; je l’endosse, je me glisse dans le jardin, de là dans le vestibule, et j’entre parmi la foule des invités. Je me promène dans les salons, je vois les beaux masques, j’en intrigue quelques-uns, et quand j’en ai assez, je m’échappe, non sans avoir vérifié si le buffet est convenablement garni.

– Tu es bien heureux, dit Jack. C’est fort agréable de s’entendre avec une cousine si avisée. Mais comment cela pourra-t-il nous faire entrer au bal ?

– Parbleu, rien de plus simple ! Vous m’attendrez chez Johann, à la taverne de l’Aigle-d’Or. Quand j’en aurai assez, je sortirai, je prêterai mon domino à Jack ; il entrera, et quand, il aura suffisamment soupé et regardé les danseurs, il ressortira et prêtera le domino à Heinrich ; rien de plus simple. Cela s’est fait à Versailles, aux noces du Dauphin. Pendant le bal masqué qui fut donné aux grandes écuries du roi, un domino jaune étonnait tout le monde par sa voracité. Il engloutissait les rafraîchissements et les vivres, sortait un instant, revenait et se remettait à dévorer. On finit par découvrir que ce domino jaune, c’étaient les Cent-Suisses. Le colonel voulait punir, le roi fit grâce, et toute la cour rit de l’aventure. Faisons de même. Après tout, nous ne sommes pas cent, et voyez comme mon domino bleu est joli ! »

Enchantés, les trois étourdis se hâtèrent de se préparer. Ne voulant pas ébruiter leur escapade, ils se rasèrent et se coiffèrent mutuellement, s’inondèrent d’eau de Cologne et se chaussèrent d’escarpins que Fritz avait achetés pour eux. Tout en s’adonisant ainsi, ils bavardaient comme des pies dénichées, et se faisaient part de tous les commérages qui pourraient leur servir à intriguer les invités de l’intendance. Grâce à leur humeur curieuse et tracassière et aux indiscrétions qu’ils commettaient journellement dans les études de leurs patrons, ces clercs équivalaient à trois gazettes. Ils en étaient au plus animé de leur caquet, lorsque Heinrich, s’approchent de la fenêtre, jeta un coup d’œil sur l’hôtel de Haütern et s’écria :

« Vite, vite, venez voir. On a oublié de fermer les volets du salon chez la baronne. Il est éclairé, et les demoiselles, tout habillées pour le bal, répètent un menuet. »

Fritz et Jack se précipitèrent sur le dos d’Heinrich et aperçurent un fort agréable tableau.

Itha et Thécla, vêtues en bergères, avec de grands paniers, des robes de gaze d’argent relevées par des guirlandes de fleurs, des chapeaux retroussés couverts de roses, des souliers de satin blanc à talons rouges, et tenant à la main des houlettes dorées, enrubannées à foison, répétaient une gavotte avec M. Desrats, leur maître à danser. C’étaient deux belles filles, un peu fortes, qui avaient plus de fraîcheur que de grâce. Le petit Français, qui leur venait à l’épaule, jouait de la pochette et se démenait de toutes ses forces pour obtenir quelque peu de légèreté de ses belles élèves. Il sautait comme un cabri, tout en jouant du violon, et suppliait Mlles de Haütern d’aller un peu plus vite, et surtout de sourire.

Peine perdue ! ces demoiselles, serrées dans leurs corps baleinés, la tête hérissée d’épingles, les pieds dans de véritables étaux, commençaient à regretter que leur mère eût consenti à les laisser se travestir.

Mme de Haütern, habillée d’un magnifique costume de velours rouge qui avait appartenu à sa trisaïeule, et couverte de bijoux à l’ancienne mode, regardait ses filles, assise dans un fauteuil. Ses femmes de chambre étaient près d’elle, admirant leurs maîtresses, et, parmi elles, une très belle jeune fille attira l’attention des clercs.

« Quelle est cette belle personne ? demanda Fritz.

– C’est Mlle Sabine, dit Jack, une petite-cousine de la baronne.. Elle est orpheline, très pauvre, et Mme de Haütern l’a prise chez elle par charité, après l’avoir fait élever au couvent. C’est une charmante personne, les domestiques en disent tout le bien possible.

– Elle n’ira donc pas au bal ? Elle a une robe brune.

– Assurément non, Mme de Haütern est trop économe pour habiller sa pupille comme ses filles. Cette belle Sabine restera au logis comme Cendrillon ; mais rira bien qui rira le dernier. Si on savait ce que je sais, elle serait la plus fêtée, la plus demandée en mariage de toutes les demoiselles de la ville.

– Bah ! que sais-tu donc ?

– Je vous le dirai demain, dit Jack, l’heure avance. Je vois déjà les chaises et les carrosses escortés de flambeaux passer dans la rue. Allons à l’Aigle-d’Or avec armes et bagages. »