Un manuel allemand de géographie
Un grand philosophe qui n’a pas sans doute inventé, comme Hegel, l’identité des contradictoires, ni comme Schopenhauer, disserté sur la quadruple racine du principe de la raison suffisante, c’est Descartes que je veux dire, a fort bien imaginé « que la lecture de tous les bons livres était comme une conversation avec les plus honnêtes gens,… et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. » Et comme je ne sache pas, en donnant au mot toute l’étendue de sens qu’il avait au XVIIe siècle, de plus honnêtes gens que les Allemands, qui connaissent plus de choses, ni qui les disent avec un art plus achevé de relever l’indignité des sujets par la noblesse de l’expression, ou d’en égayer l’aridité par une plus heureuse plaisanterie, j’aime surtout leur conversation. Elle a des surprises très réjouissantes et des enseignemens très utiles. Aussi bien on nous a reproché si souvent une ignorance, devenue proverbiale en Europe, des langues et des nations étrangères, nous en avons payé si chèrement la peine, qu’il est assez naturel que nous tâchions de corriger ce vice de l’éducation nationale.
Toutefois, parce qu’on écrit beaucoup en Allemagne, et qu’il ne s’y rencontre pas de si mince sujet qu’il ne fournisse la matière de toute une « littérature, » comme disent nos voisins, il faut borner son désir d’apprendre, et faire un choix de ses lectures. A plus forte raison, si nous voulons sincèrement nous instruire et savoir ce que pense de nous l’Allemagne contemporaine, il sera bon de n’en pas croire toute sorte de discours, et nous ne consulterons pas toute sorte de livres. Nous nous dirons, par exemple, que des maîtres de la science et de l’érudition sont tenus de quelque réserve et de quelque tempérance de langue : ils ne peuvent pas s’abandonner à toute la fougue de leur emportement ; ils sentent, ils doivent sentir qu’un savant ou même un érudit compromet toujours quelque chose de soi dans certaines invectives non moins étrangères au ton de la bonne compagnie qu’à la science. L’avouerai-je ? mais jusque dans ces occasions solennelles, jusque dans ces banquets internationaux où ils s’arrogent d’être le porte-voix de la patrie germanique, ils nous demeureront suspects de modération, de convenance officielle. De moins gros personnages n’ont pas de ces arrière-scrupules, et tel professeur de gymnase ou de séminaire (ce sont nos écoles normales) ne craindra pas de dire hardiment, pour notre édification grande, ce qu’un correspondant de l’Institut de France n’ose guère qu’insinuer. Ni trop haut, ni trop bas non plus : l’écrivain populaire, tel journaliste qui flatte, le nez au vent, la passion du lendemain, le romancier qu’on estampille, toutes gens qui fondent sur nous leur cuisine, dépassent trop souvent leur pensée par l’expression. Ce serait injustice, mauvaise foi que de prêter à leurs clameurs une oreille trop attentive, trop prompte surtout à s’effaroucher ; mais le maître d’école, celui qui s’est donné mission de former les instituteurs de l’avenir, voilà l’homme qu’on peut lire en confiance, et dont la parole peut passer avec autorité pour le miroir fidèle des opinions, des préjugés, des passions de ces classes moyennes qui sont la force et l’honneur de l’Allemagne moderne.
C’est donc une bonne fortune quand de loin en loin, par hasard, on peut mettre la main sur quelqu’un de ces livres significatifs, d’autant plus significatifs que, revêtus des apparences du désintéressement et de l’impartialité scientifique, ils trahissent plus ouvertement la naïveté du parti-pris : le livre dont nous avons inscrit plus haut le titre est de ceux-là. Il ne sera pas mauvais d’y joindre le sous-titre : c’est un livre de famille, Hausbuch des geographischen Wissens. Les Allemands, qui ne détestent pas le mot pour rire, ont de ces appellations. Ce gros volume de 1336 pages, lourd et compact, est un manuel, et les énormes atlas des Kiepert et des Stieler sont des Hand-atlas, comme qui dirait atlas de poche. Ici du moins la mention a sa valeur ; elle précise l’intention du livre, elle en augmente pour nous l’intérêt, nous sommes dûment avertis que l’auteur s’est proposé de faire œuvre populaire et qu’il a souhaité dans son cœur de voir son manuel tenir place à la table de famille. Commençons par accorder que, dans cet art secondaire et pourtant difficile encore, de résumer la science à l’usage du grand public, sans en déguiser la sévérité, sans en rabaisser la dignité, les Allemands sont passés maîtres. Leurs manuels, si l’on y faisait seulement circuler un peu d’air et qu’on en abrégeât les longueurs, donneraient l’idée de la perfection du genre ; nous gagnerions à les pratiquer. L’ouvrage de M. Hummel est donc bien conçu, bien disposé ; les proportions en sont bien prises, pour des proportions allemandes. La lecture en est toujours facile, agréable parfois. Les renseignemens de toute sorte y abondent, pressés, copieux, circonstanciés, empruntés aux meilleures sources, chacun en son lieu. Les notions de cosmographie, de physique terrestre, d’histoire naturelle générale, disséminées chez nous dans vingt livres spéciaux où c’est tout un travail que de les aller chercher, y prennent à loisir l’espace que nos ouvrages français leur mesurent si parcimonieusement. A combien d’enfans de nos écoles enseigne-t-on qu’en géographie botanique le châtaignier est l’essence caractéristique de la zone française ? Les notions d’ethnographie encore y ont un ample développement, et ce ne sont pas assurément les moins curieuses à relever, ni les moins instructives.
Que l’Allemagne et les Allemands occupent ici la place d’honneur[1] il n’est que naturel, et nous aurions mauvaise grâce de nous en étonner seulement. L’Allemagne avant tout et par-dessus tout. Deutschland vor Allem und über Alles in der Welt ! Nous sera-t-il permis au moins de demander si ce retentissant aveu de préférence, et si ce sacrifice de toute méthode à l’orgueil patriotique est bien conforme aux exigences de la rigueur scientifique ? Ce n’est pas l’ordinaire que nos livres de géographie ouvrent par la France une description du monde, ni même une description particulière de l’Europe. Qu’importe ! l’Allemagne a l’espace devant elle : de Dunkerque, en passant par Anvers, Amsterdam et Copenhague, jusqu’aux bords du Niémen, où le grenadier russe monte la garde, du Mont-Blanc jusqu’aux Carpathes, c’est la grande patrie germanique. L’Allemagne a le nombre : 87 millions d’enfans, qui vont de jour en jour croissant et multipliant, Germania a germinando, contre 83 millions de Slaves et 83 millions de Gréco-latins. Il est vrai que pour obtenir ce chiffre, il a fallu forcer d’environ 15 à 20 millions l’estimation habituelle de groupe germanique. L’Allemagne a la force, et comme le dit élégamment notre auteur : « Les Français qui avaient fondé leur politique sur la lenteur allemande, ont pu juger sur échantillon ce que pèse le poing de l’Allemagne. » Avec cela, s’il voit des Allemands partout, c’est qu’il y en a partout sans doute. Ubi enim sunt duo vel tres congregati, ibi sum inmedio eorum. Cosmopolite et prolifique, c’est leur devise, et, comme chacun sait, de nulle part plus aisément que d’Allemagne on n’emporte sa patrie à la semelle de ses souliers. Les plus simples convenances de politesse internationale m’interdisent de reproduire ici les termes dont se sert un philosophe à la mode pour blâmer énergiquement chez ses compatriotes cette tendance au cosmopolitisme[2]. D’ailleurs quiconque a jamais éprouvé ce plaisir si vif d’entendre sonner sur la terre étrangère le son de la langue maternelle, ne voudra pas certainement chicaner le plaisir d’un géographe dont l’impeccable statistique, au fond de la Finlande, sur quelque 2 millions d’habitans a découvert 400 Allemands dans le gouvernement de Wiborg. Et s’il remarque ailleurs, dans une description détaillée de l’Autriche-Hongrie, que les 8 millions d’Allemands qu’on y compte ont été dans le passé, sont encore dans le présent, pour 6 millions de Magyars et 14 millions de Slaves, une vraie bénédiction, wahrer Segen, une rosée du ciel, ce serait étroitesse d’esprit que d’essayer de discuter le mot ou de contester la chose. En effet, si la supériorité des races germaniques est désormais, comme le proclament les oracles de l’ethnographie d’outre-Rhin, un fait acquis à la science, nous n’avons qu’à courber la tête, et il importe à notre dignité de faire taire la révolte de notre orgueil ; mais si c’est une illusion, comme nous osons nous flatter qu’il reste peut-être encore quelques raisons de le croire, qui ne jugera que nous savons trop ce qu’il en coûté aux peuples de s’endormir dans l’illusion de leur supériorité, pour nous soucier beaucoup de désabuser nos voisins ? Passons donc aux Allemands, sans compter, toutes les vertus qu’ils s’adjugent, et convenons que de la a profondeur du sentiment germanique, » découlent, comme d’une source intarissable, toute intelligence et toute probité :
- Oui, vous êtes, mon frère, un docteur révéré,
- Et le savoir du monde est chez vous retiré.
Oui, la bonne foi, bannie du reste de la terre, s’est réfugiée chez eux, dans les manifestes, du grand Frédéric, envahissant la Silésie pour la soustraire aux convoitises des ennemis de l’Autriche et l’annexer amicalement à la Prusse ; dans les discours de M. de Bismarck, se défendant d’avoir livré les Polonais aux Russes et protestant qu’il n’avait fait que « les expulser par la frontière russe. » Oui, les Allemands se sont constitué des vertus de famille un inaliénable apanage, un monopole de la chasteté : sera juvenum venus, eoque inexhaasla pubertas : pour les vieillards, c’est autre chose, depuis cet hercule saxon qui léguait à ses sujets trois cent soixante et quelques bâtards, jusqu’à ce patriarche bavarois, qui faillit mettre une couronne royale sur la tête de Lola Montes. « Nul peuple comme l’Allemand ne sent la force de ce mot, chez soi, daheim ; nul peuple n’a d’expression qui puisse traduire l’idée de l’amour allemand, Minne. » C’est pourquoi l’Allemagne est vraiment le cœur de l’Europe, et, « comme dans l’organisme le cœur a pour fonction de faire circuler à travers les membres un sang qui renouvelle les parties vieillissantes et fortifie les plus jeunes, ainsi l’Allemagne a pour mission dans l’histoire de rajeunir par la diffusion du sang germanique les membres épuisés de cette vieille Europe. » Les Allemands ont toutes ces vertus, ils en ont bien d’autres encore, et, quand ils ne les auraient pas, je voudrais qu’on les leur reconnût cependant « pour la beauté des choses qu’ils en ont dites et la justesse du raisonnement qu’ils en ont fait. »
Il va sans dire que les Français paient les frais de cette apothéose du Teuton. Soyons justes toutefois, et sachons à notre géographe quelque gré de n’avoir pas repris trop bruyamment le thème, — qui commence à s’user, — de la corruption et de l’immoralité françaises. Remercions-le de n’avoir pas dévoilé tout l’excès de notre misère, toute la grossièreté de notre barbarie ; par exemple de ne pas enseigner, comme cet autre, qu’en France « on attelle des femmes à la charrue en guise de bœufs et de chevaux[3]. » Et si parfois, chemin faisant, il lui arrive encore de s’égayer aux dépens de notre vanité nationale, il y réussit toujours si plaisamment qu’il faudrait avoir l’esprit bien mal fait et l’humeur bien atrabilaire pour ne pas en rire avec lui. Que dirons-nous de l’ingénieuse et vive image qu’il a trouvée pour tourner en ridicule notre prétention de guider au progrès la civilisation moderne ? « Les Français, écrit-il, se considèrent comme le balancier de l’horloge européenne ; » ô bonheur et ressouvenir joyeux de l’expression ! Il paraîtrait d’ailleurs que depuis quelque temps déjà les Allemands nous ont relevé de ce rôle aussi monotone qu’honorable. Le moyen de leur en vouloir ? Pourquoi seulement faut-il qu’ici commence à percer le bout de l’oreille germanique ? Pourquoi par exemple réduire toute notre valeur scientifique à quelques progrès accomplis dans le domaine des sciences exactes, et n’est-ce pas laisser soupçonner qu’on a les meilleures raisons du monde pour garder un silence prudent sur les physiciens, les chimistes, et je ne crois pas que ce soit aller trop loin de dire les naturalistes français ? Nous avons tant fait dans ce siècle pour la gloire de l’Allemagne ; ses savans, ses érudits, ses philosophes, ses poètes, nous les avons si généreusement vantés, qu’ils nous devraient bien quelque reconnaissance, et, le cas échéant, quelque réciprocité. De même, quand on a reproduit cette remarque d’un très fin connaisseur, « que, sur trois tableaux français il y avait sûrement un cadavre, » — tandis que, comme il est de notoriété, la peinture des Overbeck et des Cornélius respire toute l’ardeur de la vie, n’est-ce pas donner beaucoup à penser que de ne pas souffler un traître mot de la sculpture française ? J’ajoute qu’on aurait bien dû nommer ce très fin connaisseur. Ainsi de notre littérature : une fois glissée cette observation singulière « que la poésie française a pour le monstrueux et le vulgaire une prédilection insupportable au goût incorrompu de l’Allemagne, » j’aimerais assez, dans le seul intérêt du manuel, qui serait plus complet, et de la vérité, qui serait plus respectée, qu’on eût touché quelque chose en passant de la prose française. Il ne suffit pas de constater que depuis Louis XIV sa précision et sa clarté « superficielle » lui ont valu l’honneur de devenir le langage de la diplomatie. D’abord il y a six cents ans qu’elle était déjà « le plus délitable langage et le plus commun à toutes gens, » du moins au dire de Brunetto Latini, et puis on pouvait la comparer peut-être à cette prose allemande, toute raide encore, toute cassante, ankylosée dans ses constructions inflexibles, si vague en même temps, si libre dans le choix des mots et qu’il semble que chacun pétrisse à sa guise, comme une cire molle, à toujours incapable de consistance et de solidité. Hélas ! et si notre poésie, notre poésie contemporaine du moins, ne laisse pas de mériter souvent le reproche qu’on lui adresse, l’Allemagne a-t-elle bien le droit de le lui faire ? Le monstrueux ! qui donc l’a plus aimé que la poésie germanique ? et quant au vulgaire, qui donc, si ce n’est elle encore, s’avisa de vouloir agrandir le détail modeste de la vie bourgeoise jusqu’aux dimensions du cadre de l’épopée ? Nous aurons beaucoup profité le jour que nous romprons avec la superstition des littératures étrangères et que nous reviendrons au culte trop délaissé de nos traditions nationales. Peut-être alors les Allemands feront-ils à notre littérature le même honneur qu’à nos vins. C’est une ombre de supériorité que les Allemands veulent bien nous reconnaître encore. M. Hummel, passant à Dijon, oubliera volontiers qu’un Bossuet y naquit, un Lamartine à Maçon ; il n’a garde, passant à Meaux, d’oublier d’y mentionner un grand commerce de fromage de Brie, non plus qu’à Périgueux de pâtés de perdreaux truffés, « fameux chez les gourmets. »
Aussi bien nous sommes faits à ces aménités, et que cet autre proclame qu’il y a cette différence entre le Français et l’Allemand, « que le Français est un peuple qui parle et l’Allemand un peuple qui pense[4], » il n’importe, et ce ne sont que menus suffrages. Aujourd’hui le fort de la thèse est ailleurs, et c’est là, si je ne me trompe, l’inattendu, la nouveauté du livre de M. Hummel, j’entends la nouveauté, l’inattendu pour nous. C’est tout un art de grouper les chiffres, toute une science de dresser des arbres généalogiques, une philosophie delà statistique appliquée désormais par principes à la politique des nationalités. Du fond de notre défaite, nous en appelions à cette indestructible vitalité dont nous avons donné tant de preuves dans l’histoire, et nous aimions à nous redire que, s’il est quelque part une contrée sous le ciel dont tous les fils, au jour du danger, se retrouvent confondus dans le même amour de la patrie commune, c’est la France : nous avions compté sans l’arithmétique et sans l’ethnographie.
Sans doute il reste en France à peu près 36 millions d’habitans, mais, il y a Français et Français. Et d’abord on commencera par déduire 10,000 Bohémiens (Zigeuner), 6,000 Cagots, 200,000 Basques, 1,800,000 Wallons ou Flamands, 1,100,000 Bretons et 400,000 Italiens, en somme, et si l’on y joint quelques milliers de Juifs, 11 pour 100 de la population totale. Les Italiens, on nous avertit que nous devons renoncer à les assimiler ; les Wallons et les Flamands, qui peuplent la zone intermédiaire où s’est accompli le mélange des élémens français et germanique, ressemblent de bien plus près aux Germains qu’aux Français ; les Basques, s’il faut en croire les conclusions de la linguistique et de l’anthropologie, représenteraient, sur les confins de la France et de l’Espagne, comme un îlot préhistorique, seul témoin survivant de la disparition des races primitives de l’Europe, et, pour les Cagots des Pyrénées, on y verra les derniers restes de la race hunnique ou slave des Alains. Quant aux Bretons, héritiers de la pure tradition celtique, étrangers à notre langue, à nos mœurs, à notre histoire, on n’apprendra pas sans quelque étonnement « qu’ils considèrent tout ce qui n’est pas Breton, et le Français lui-même ou Gallo, — c’est ainsi qu’ils l’appellent, — comme leur étant absolument étranger. » À la vérité, vous pourriez vous demander ici comment il se fait que le Français et le Breton soient si manifestement étrangers l’un à l’autre, puisqu’enfin l’un et l’autre sont Celtes, et qu’à l’un comme à l’autre on applique encore les mêmes traits dont César se servait pour les dépeindre ? Ou bien, si les Français sont Romains plus que Celtes, vous pourriez à bon droit témoigner quelque surprise que la France ne pût réussir à s’assimiler 400,000 Italiens quand l’Italie, dans la seule province de Turin, s’assimile à peu près une même proportion de Français, puisque aussi bien ils sont fils de la race détestée, puisqu’ils furent également dans le passé la matière de la gloire impérissable d’Hermann ; c’est que le fin de la doctrine vous échapperait. En effet, ce ne sont là que les chiffres d’une statistique en quelque sorte officielle, ce que révèle un premier coup d’œil jeté de loin et qui s’arrête à jouer à la superficie des choses. Que si l’on pénètre un peu plus avant, on ne tardera pas à s’apercevoir qu’au fond il n’y a guère de véritables Français que ceux de l’Ile-de-France. Je traduis : « Les habitans de la Champagne sont apparentés de très près aux Lorrains orientaux ; leur stature imposante, leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus, tout rappelle que l’Allemagne n’est pas loin. » Reculons donc alors et replions-nous sur le centre ou sur l’ouest, en Normandie, par exemple. « Dans les veines du Normand bat encore, à ne s’y pas méprendre, un sang germanique… De là son aptitude aux affaires, son habileté, son coup d’œil. Il n’est pas seulement le meilleur agriculteur, il est aussi le meilleur matelot de la France… C’est un arrière-souvenir du temps des anciens rois de mer. »
Et voyez un peu ce que c’est que d’avoir étudié. Ce que j’admire le plus chez les Allemands, ce que nous pourrions leur envier, c’est un goût naturel pour la discipline : on sent qu’ils ont été dressés par des rois caporaux. Le professeur Haeckel ayant déclaré quelque part « que pour apprécier la valeur intellectuelle de l’homme, il n’était pas de meilleur étalon que l’aptitude à adopter la théorie évolutive et la philosophie monistique qui en est la conséquence, » tout bon Allemand depuis lors d’évoluer consciencieusement, pour donner une haute idée de son développement intellectuel. Quoi cependant ! ni la Flandre, ni la Picardie, ni la Bretagne, ni la Champagne, ni la Normandie ! car, pour le Roussillon, pour la Savoie, pour la Corse, on a déjà vu qu’il n’en saurait être question. De quel côté nous retournerons-nous ? vers la Bourgogne ? « La Bourgogne est de toute la France la province qui ressemble le plus à l’Allemagne… Même dans la grande ville industrielle de Lyon, c’est à peine, comme aussi dans toutes les contrées avoisinantes, si l’on rencontre quelques traces de l’inconsistance et de la frivolité françaises. » C’est un terrible homme que ce M. Hummel, un redoutable ethnographe, un cruel statisticien. Pousserons-nous au Languedoc ? « En Languedoc, la race est forte, sérieuse, de caractère bien autrement ferme et persévérant que la vraie race française. Arndt en a donné la raison : c’est que dans ces contrées, les conquérans visigoths ont détruit l’élément gaulois ou du moins y ont mêlé une forte proportion de sang germanique… Cette origine se trahit dans l’aptitude philosophique de la race… » Pour le coup, nous n’avons plus qu’à nous réfugier en Provence : là du moins, aux environs d’Aix et de Marseille, dans ces plaines fameuses qu’illustra le carnage des Teutons, nous pouvons espérer que les souvenirs du monde romain nous défendront des prétentions germaniques. Apprenez, bonnes gens, que « si selon toute vraisemblance les départemens de la Méditerranée renferment le plus grand nombre des descendans français de race latine, ce n’est pas encore qu’il n’y ait lieu de supposer que le sang y soit croisé dans une forte proportion de sang goth et burgonde. »
Cette élimination faite, je laisse à calculer ce qu’il reste de vrais Français, — Normal-Franzosen, — comme les appelle si bien notre géographe, c’est-à-dire, si je traduis correctement, de Français selon la formule, coulés au moule de la haine et de l’orgueil allemands. Ah ! les Allemands ont la mémoire longue. Il y a quelques années, leurs souvenirs ne remontaient encore que jusqu’à Conraddin de Hohenstaufen, qui fut décapité à Naples par les Français ; ils remontent un peu plus loin aujourd’hui, jusqu’à l’époque des grandes invasions. Voici le portrait du vrai Français, du Français de l’Ile-de-France : « L’Ile-de-France est le cœur de la France, non pas proprement le cœur, mais comme vous diriez la farce du pâté français, Füllsel des französischen Fladens. » Vous reconnaissez ici le goût incorrompu de l’Allemagne. « C’est cette partie du pays qui, comme un ferment de pourriture, a réussi lentement à faire lever et corrompre le reste. C’est elle dont la légèreté, l’inconstance, la folie, s’est étendue, pour les gangrener, aux parties plus nobles de la France. C’est là, dans ce vrai pays gaulois, qu’habite la population la plus malingre, la plus rabougrie, jusqu’au point de ne pouvoir pas atteindre la taille réglementaire du soldat français. » Quant à ce dernier détail, je me fais un vrai plaisir d’apprendre à M. Hummel que la taille moyenne est sensiblement plus élevée dans le département de la Seine que dans les départemens de l’Aude, de la Haute-Loire, du Tarn, de la Lozère et de l’Ardèche, qui font partie cependant de cet ancien Languedoc, si reconnaissable à ses yeux pour terre vraiment germanique[5].
On se tromperait de ne voir là qu’une boutade humoristique ; il y a plus. Quand M. Hummel appelle Chambord « un édifice gothique, » ou quand il fait de Cuvier « un naturaliste wurtembergeois, » sans doute il plaisante, et c’est qu’il veut égayer la monotonie d’une longue nomenclature de départemens et de villes ; mais dans ces artifices d’ethnographie, dans ces insinuations perfides, je crains qu’il ne soit trop aisé de voir toute une théorie naïve d’impudence, tout un système d’ambition qu’on dirait que dès à présent l’Allemagne s’exerce à justifier dans l’avenir. On le reconnaît à l’accent de colère frémissante et contenue que prend le style du géographe quand il parle de la Lorraine. Il cite quelques paroles de Arndt qui datent de 1843, et continue lui-même en ces termes : « On pourrait ajouter que ces Lorrains, race d’ailleurs honnête et laborieuse, ont importé par-delà la frontière la plupart des défauts allemands, sans acquérir par compensation aucune des qualités aimables du Français. Dans l’orgueil de leur passion, ces Lorrains, qui cependant nous ressemblent de si près, s’imaginent que nous devrions nous trouver trop heureux, nous autres Allemands, d’être asservis et pliés sous eux. Rien n’est plus significatif, rien ne saurait mieux caractériser l’attitude qu’ils ont prise en face de leur patrie d’origine que cette protestation contre l’annexion allemande, le premier acte de leur politique dans le Reichstag allemand. » Ne sent-on pas bien dans ces quelques lignes le dépit, la sourde irritation d’être réduit à s’avouer que depuis cinq ou six ans, dans ces nobles provinces, la germanisation n’a point avancé d’un pas, et que le souvenir de la patrie française y survit encore dans tous les cœurs ? Cette ténacité du souvenir, voici dans le manuel même, tout à point pour l’expliquer, un mot bien caractéristique et qui nous venge de toutes railleries, c’est que « tout ce que les Français ont accompli de grand dans le domaine des sciences ou des arts, a toujours eu pour résultat le progrès de l’intelligence en général et non pas seulement celui de l’esprit français en particulier. » Le lecteur n’apprendra pas sans intérêt que la parole tombe de haut, puisqu’elle est de M. de Roon, auteur d’un manuel de géographie classique en Allemagne, et depuis ministre de la guerre[6]. Je fais peut-être erreur et j’interprète certainement à faux, mais il me semble qu’on nous donnerait à choisir la formule d’éloge qui nous flatterait le plus, vraiment nous n’en voudrions pas d’autre, et nous l’estimerions au-dessus de toutes les métaphores usées dont la vanité de nos voisins à son tour est si prodigue et leur langue si libérale, toutes les fois qu’il s’agit de faire un parallèle de nos défauts et de leurs vertus.
Pourquoi n’ajouterais-je pas que, dans l’amertume présente, il y a quelque plaisir à songer que, si les Allemands connaissent si bien nos défauts, c’est que nous avons en tout temps fait gloire et parade, pour ainsi dire, de les avouer et de les railler, quelque joie maligne à considérer que, s’ils connaissent si bien leurs qualités, c’est que nous avons fait jeu, depuis Mme de Staël, de les proclamer et de les honorer jusqu’à satiété des amours-propres germaniques. Aujourd’hui même, ouvrez nos livres de géographie : vous n’y trouverez pas un seul mot d’injure, à peine un témoignage de rancune : on vient de voir ce qu’ils enseignent de nous à la jeunesse de leurs écoles, et je n’ai pas tout cité. Le premier mouvement était de rire, le second est de réfléchir et de comparer. On pardonne d’abord quelque chose à l’enivrement du triomphe : il y a un apprentissage de la gloire, et ce n’est pas une petite affaire que de savoir porter sa fortune. Surtout on rejette bien loin la pensée d’accuser tout un grand peuple de la maladresse ou de la perfidie de quelques-uns. On sait que de tout temps il s’est trouvé de l’autre côté du Rhin des hommes d’esprit et de sens pour moquer l’appétit des mangeurs de Français. On refuse d’admettre que la rancune des vainqueurs puisse durer au-delà des rancunes du vaincu. Pourtant fermerons-nous les yeux à la lumière ? Ce que pense de nous M. Hummel, on l’a vu ; l’ouvrage de Daniel ne nous est guère plus amical, ni sans doute celui de M. Sehlichting ; voilà pour ceux qui sont à notre connaissance. Et ce ne sont pas là des pamphlets, des brochures d’occasion et de circonstance, ce sont des livres d’enseignement et de lecture courante qui représentent plusieurs années de travail et de compilation, je dirais presque une vie consacrée tout entière à la géographie. Daniel était « professeur et inspecteur-adjoint au gymnase royal de Halle, » M. Schlichting est professeur à la Realschule de Kiel, M. Hummel est un professeur de séminaire ; ou voit que c’est bien l’enseignement que reçoit la jeunesse allemande, à tous les degrés indistinctement de l’instruction secondaire. Encore s’ils étaient de bonne foi ! Certes nous ne demanderions pas mieux que de le croire ; le moyen cependant, quand nous découvrons dans leurs livres des rapprochemens de chiffres où nous apprenons que la France ne compte qu’environ 400 ou 500 établissemens d’instruction secondaire, tandis que l’Italie en compterait près de 900[7] ? le moyen quand, après avoir parcouru cette singulière statistique de la population de la France, allant aux provinces baltiques de la Russie, par curiosité bien naturelle, on y trouve à peine mention, çà et là, de l’élément germanique, et pas un mot de ces populations luthériennes dont les souffrances ont permis de dire « que le martyrologe des protestans de la Baltique n’était pas moins lamentable que celui des catholiques de Pologne[8] ? » Que signifie donc alors ce travestissement de la géographie et de l’histoire ? De la géographie, quand sous prétexte de généalogie germanique on ne consent à reconnaître de vertus ou de qualités de caractère et d’esprit dans le monde que celles qu’y ont apportées les Germains :
- Ah ! tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra.
C’est-à-dire, ouvrez vos annuaires et daignez y compter une bonne fois, depuis M. Dubois-Reymond jusqu’à M. de Talleyrand-Périgord, ce que vous y rencontrerez de noms d’origine française. Et quant à l’histoire, abandonnez donc une bonne fois ce sophisme suranné du barbare d’outre-Rhin régénérant le monde romain, tandis qu’il est plus clair que le jour que les grandes invasions des premiers siècles de l’ère chrétienne n’ont eu pour résultat que de dessécher dans son germe cette civilisation gallo-romaine qui se dégageait des débris de la civilisation romaine expirée. Au moins, rendez-nous la justice que nous vous rendons. Quoi ! nos savans, estimant que la science n’a pas de patrie, l’autre jour encore ouvraient à M. Borchardt les portes de cette académie qu’un patriotisme, respectable sans doute, mais étroit à leur sens, avait essayé vainement de lui fermer, et quelques jours plus tard M. Mommsen, à Rome, jetait publiquement l’injure à la science française. C’est un grand érudit que M. Mommsen, c’est un érudit utile et qui décide comme pas un, entre César et Pompée, le point de droit litigieux en faveur de César, mais il manque de tact. Il aurait pu se souvenir qu’il y avait là, près de lui, des Français ; le directeur par exemple de notre École française de Rome, des travaux de laquelle il n’a pas dédaigné quelquefois de profiter ; mieux que cela, l’un des rares érudits dont l’impartialité scientifique ait persisté chez nous à soutenir l’influence heureuse des races germaniques dans l’histoire.
Peut-être encore aurait-il pu se souvenir que dans cet opuscule d’un Latin dont les Allemands ont fait leur évangile, je veux dire la Germanie de Tacite, il était quelque part écrit que les Germains n’ont pas de rancune, apud eos inimicitiæ non implacabiles durant, luitur enim etiam homicidium certo armentorum numero. Cinq milliards ! comme disaient nos pères, c’est pourtant un joli denier. Comme s’il n’était pas ridicule autant qu’odieux de vouloir à toute force, en pleine civilisation, transformer une guerre politique en une guerre de races, une nouvelle lutte inexpiable. Heureusement que c’est le rôle de M. Geffroy d’avoir raison contre les incartades et les déclamations de M. Mommsen ; il lui a répondu, comme ici même il avait en 1870 répondu au pamphlet célèbre, Agli Iialiani, comme il avait pris, soin de répondre par avance à ces revendications de l’orgueil allemand, quand il écrivait ces nobles et impartiales paroles : « Quiconque voudrait nier dans l’histoire générale les influences de races, risquerait de nier l’initiative des différera génies, et, pour tout dire, la liberté et la solidarité humaines. Quiconque ne verrait dans cette diversité qu’un motif d’antagonisme, de division et de haine, fermerait les yeux aux progrès des plus grands peuples, et en particulier à tout le patient et bienfaisant travail de la civilisation française. »
FERDINAND BRUNETIERE.
- ↑ Le quart à peu près de l’ouvrage, non compris l’Autriche-Hongrie.
- ↑ E. de Hartmann, Gesammelte Sutdien und Aufsütze, 1876, p. 103.
- ↑ Marcus Schlichting, Erd-und Völkerkunde, Leipzig 1874.
- ↑ Marcus Schlichting, Erd-und Völkerkunde.
- ↑ On trouvera les chiffres dans les Mémoires d’anthropologie de M. Paul Broca,. t. Ier, p. 445, 446.
- ↑ C’est ici un curieux exemple des préoccupations pratiques de la science allemande. On y traite l’Ethnographie comme Introduction à la géographie politique. Voyez Peschel, Völkerkunde. 1876.
- ↑ L’Italie répond d’ailleurs comme il convient à ces provocations gracieuses. Une revue s’est fondée tout récemment à Florence sous la titre de Revue internationale ; internationale, c’est-a-dire, d’après le sous-titre, britannica, germanica, slava. De la France, pas un mot, si ce n’est pour constater que le temps est venue de se soustraire à l’influence quelle prétendait exercer sur la science et la littérature italiennes.
- ↑ Saint-René Taillandier, Revue du 15 août 1854.