Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 189-196).
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XXV



Il y avait deux jours qu’il l’attendait éperdument, allant de la ferme à la maison de Cougnole, avec un désespoir sombre de sentir se relâcher le grand amour d’autrefois ; et, comme une bête blessée, il s’était couché sur le bord de la route, saignant sous la paix profonde de la lune. Entendant rouler une voiture, il avait avancé la tête ; et, subitement, comme une vision, elle avait passé.

Sa chair à lui, Cachaprès ! Sa Germaine ! Elle venait de passer là, sa face presque collée à celle d’un homme ! Elle ! Elle !

Il s’était levé d’un bond, étourdi d’abord, pris d’une stupeur, sentant tout tourner autour de lui, ne sachant plus s’il existait, si cette apparition brusque de Germaine n’était pas une illusion de ses yeux, s’il fallait demeurer là ou bien frapper. Puis, le fait s’était précisé dans son cerveau, et une certitude l’avait envahi, nette, foudroyante. Germaine le trompait avec cet homme : la voiture qui roulait là-bas emportait leurs tendresses ; peut-être leur chair remuait-elle encore du frisson des baisers.

Et lui, bête, l’attendait les jours et les nuits ! Alors, dans un large éclair de mémoire, il se revit avec elle, dans la petite maison du bois ! et tout d’une fois les longues heures qu’ils passaient ensemble au commencement, puis petit à petit les rendez-vous plus courts, auxquels elle arrivait, ennuyée, bâillant, défaillante, tandis qu’il serait demeuré des éternités à la caresser, lui revinrent à la pensée.

Une colère, mêlée de détresse, tordait ses traits, avec la grimace furieuse d’un masque. Sa cervelle dansait dans son crâne, martelé comme par un pilon ; et ses larges dents enfoncées dans sa lèvre dégouttante de sang, il sauta sur le chemin, rêvant de lui arracher la gorge à coups de dents.

La voiture n’était plus qu’un roulement confus dans l’éloignement ; mais ses jarrets, ressorts merveilleux, avaient l’élasticité des bêtes faites pour la course, et il bondissait du train forcené des meurtriers. La tenir dans ses mains, la broyer sur le pavé, la rouler dans la poussière, ses poings dans ses cheveux, passaient en rouges frissons dans ses moelles comme des jouissances éperdues, et il allait au massacre par une pente irrémédiable, comme l’eau va aux citernes et la créature à la mort.

Tout à coup, l’immensité de sa haine l’épouvanta : près d’atteindre sa proie, il recula, eut peur du fauve qui grondait en lui ; et aussitôt sa force croula, comme un homme à qui on a coupé les jarrets d’un coup de faux.

Alors, devenu faible et tremblant, il se mit à suivre de loin cette voiture qui venait de passer à travers sa vie, faisant un immense écrasement de tout le passé vivant dans ses entrailles ! Que n’avait-elle broyé ses os et répandu, comme une boue morne, sa cervelle sous ses roues inapitoyées ! Il aurait eu la mort heureuse des chiens, des ivrognes, de ce qui crève à ras des pavés !

La tache sombre que faisait l’attelage dans la profondeur eut l’air de s’immobiliser ; une gaieté bruyante de gens heureux monta sous bois, dans le silence du soir, puis s’étouffa, traînant dans les adieux. La voiture avait stopé. Et ses oreilles, résonnantes comme des puits, avec un brouhaha sourd au fond, croyaient percevoir des mots tendres, sortis brûlants des poitrines, les mêmes qu’elle lui disait à lui, au temps des joies.

Brusquement, la voiture continua de rouler, s’enfonçant dans les lointains de la chaussée, et sur ce grondement diminué se détachait le galop d’un cheval battant la route de la retombée rhythmée de ses sabots.

Le galop grandit. Bientôt, dans la nuit grise, une silhouette massive apparut, étoilée du brasillement d’un cigare, dans un tourbillon d’haleines.

D’un bond, Cachaprès fut à la bride du cheval.

À bas ! hurla Hubert Hayot en levant sa cravache.

Le cheval se cabra, la bouche et les dents broyées par cette main de fer pendue au mors, et il essayait de se dégager par des coups de tête saccadés, en reculant du côté du taillis. Cachaprès, obéissant à ses mouvements, reculait avec lui, sans opposer de résistance, toute son attention concentrée sur cette face blême, penchée pardessus sa tête. Et de ses immobiles prunelles dilatées, faites aux guets nocturnes, le cou tendu, horriblement calme, il le regardait, sentant monter dans sa mémoire des souvenirs confus.

En ce moment, un coup de pommeau lancé à tour de bras rebondit sur son crâne. Un second coup lui brûla les yeux comme un tison, et il para le troisième qui lui eût fendu le nez. En un instant, le sang lui péta du front, des oreilles et de la mâchoire, ruisselant jusque dans ses dents. Dressé sur ses étriers, avec un geste d’assommeur, le fils du fermier Hayot frappait de sa cravache à grandes volées.

L’autre, une minute oscillant, d’un élan se haussa jusqu’à lui.

Hubert, alors, se cramponna à la crinière de sa bête, qui, râlante, les naseaux déchirés, fit quelques pas, et tout à coup se mit à tourner, prise d’un tremblement qui lui abattait ses jambes sous elle.

Il vociférait :

— Canaille ! Lâche-moi, ou je…

Il n’acheva pas : un poing à déraciner un roc s’était abattu sur son menton qui pantela, fracassé, tandis qu’une voix sourde grondait :

— Tais ta gueule !

Cachaprès s’était accroché à ses reins et lui donnait des secousses furieuses, comme un bûcheron acharné à une souche et qui la fait osciller pour l’arracher de la terre. Puis, brusquement, se ramassant, il lui agrafa le cou de ses deux mains et l’entraîna sous le poids de son corps. Ils roulèrent dans la poussière.

De minute en minute les pouces du terrible vainqueur se rapprochaient, entrant un peu plus dans la chair, et Hubert se sentait étranglé sans hâte, avec une lenteur calme, la gorge déjà sibillante et les stupeurs de la mort dans l’œil. Alors, maté, il eut un aboiement rauque, qui suppliait ; et rappelé à lui par ce cri étouffé d’agonie, Cachaprès desserra ses doigts d’un geste machinal. Puis, les genoux sur son estomac, collant à ce visage crispé son grand visage douloureux, il examina l’homme comme il l’avait étranglé, d’un effort lent, continu, qui, petit à petit, débrouillait ses souvenirs.

— Je t’remets, dit-il à la fin ; t’es le fils au fermier du « Trieu ! »

Piteusement, le garçon remua la mâchoire, pendant que, ruminant des songeries, son ennemi semblait oublier sa présence. Et de nouveau, le silence recommença, d’autant plus écrasant dans la sérénité du soir, avec leur souffle pareil à celui de deux bœufs haletants. De la poitrine de Cachaprès, comme d’une forge, s’élevèrent soudain des gémissements inarticulés : une question montait à ses lèvres, et il la retenait, comme si sa vie y avait été attachée. Cela éclata :

— T’es son galant, dis ?

Les yeux de Hubert s’élargirent ; il ne comprenait pas :

— À qui ? râla-t-il.

Les redoutables mains, dont il avait éprouvé la rudesse, retombèrent comme des masses sur ses épaules, et il s’entendit répondre :

— À la grande brune, donc !

Un étonnement profond lui fit hausser les sourcils ; et il demeurait sans parler, sentant poindre au bout de ses conjectures une possibilité vague que cette Germaine Maucord ne fût pas étrangère au motif de l’agression.

Lui, s’impatientant, répétait :

— Voyons… sans coïonner… l’es-tu ?

Et, comme des crampons enfoncés par le marteau, ses doigts s’étaient replantés dans les chairs du cou.

— Lâche-moi, gémissait Hubert.

— Dis… L’es-tu !

Un « non » siffla.

— Jure un coup, commanda Cachaprès.

— Bien, oui !

— Sur le bon Dieu.

— Oui !

— Sur t’père.

— Sur mon père !

— Sur t’mère.

— Sur ma mère !

— D’abord que c’est ainsi, lève-toi.

Moulu, les reins brisés, éprouvant une peine insurmontable à remuer la tête, Hubert Hayot se releva lentement, d’abord sur un genou, puis sur l’autre, et ses mouvements avaient une gaucherie honteuse, mal déguisée sous une indifférence apparente. À présent qu’il avait échappé à son étreinte, il aurait voulu trouver un couteau, une fourche, une arme quelconque pour tuer cet homme, dont il n’aurait pu venir à bout autrement. Des idées de vengeance traversaient sa cervelle. Et il ramassa son chapeau écrasé, évitant de montrer son visage bouleversé par la haine.

Cachaprès, au contraire, rasséréné, éprouvait une envie d’être généreux et bon. C’était plus que de la joie qu’il éprouvait. Germaine n’avait de galant que lui ; cet homme avait juré sur la vie de sa mère et de son père qu’elle ne lui appartenait pas.

Et devant cette certitude, il eut regret de sa violence :

— J’ai p’t-être été un peu vif, se dit-il.

Penaud, il tourna la tête et chercha le fils des Hayot, pour tenter une réconciliation.

Il avait disparu.

Le gars demeura un instant à songer. Après tout, c’était de sa faute, à ce grand losse ; s’il s’était contenté de galoper près de la voiture, rien ne serait arrivé. Et il remua les épaules comme pour se débarrasser d’une pensée obsédante ; mais elle revint l’assaillir. Qu’est-ce qu’il adviendrait ? C’est que le rossé chercherait à se venger ; il ferait retomber la faute sur Germaine et raconterait qu’elle avait une liaison. Cela les perdrait tous les deux.

Alors il se mit à courir.

Il était décidé à tout : il le supplierait, lui ferait croire à un acte de démence, s’abaisserait à des platitudes.

Peine perdue : il le pourchassa pendant vingt minutes et ne le revit pas. Comme il s’arrêtait, il entendit au loin le galop d’un cheval.

Hubert Hayot avait retrouvé sa bête broutant l’herbe à l’entrée d’un taillis, et il l’avait enfourchée, ayant hâte d’arriver et de divulguer le guet-apens dont il avait été victime.


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