Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 159-168).
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XXII



Un vendredi, le fermier Hayot arriva à la ferme.

Il était tenancier d’une métairie, à deux lieues des Hulotte, et passait pour un malin. C’était un petit homme court et trapu, de la finesse dans les yeux.

Il descendit de sa carriole, tira son cheval jusque sous la porte charretière et là, l’attacha par la bride à un anneau scellé dans le mur. Comme il pleuvait, il avait pris avec lui un large parapluie indigo, à monture de cuivre, et le tenait déployé sur son épaule. Ses grosses joues couleur brique, rasées de près, se détachaient sur l’étoffe, ayant de chaque côté des mèches de cheveux gris, aplaties. Il s’avança dans la cour, vit d’un coup d’œil les fumiers, les charrettes sous les hangars, l’abondance d’un train de maison bien réglé, et poussa jusqu’à l’étable.

Caïotte, la servante, trayait les vaches, assise sur un trépied bas, la tête à la hauteur des pis, ses mains passées aux tétines, d’où s’épanchait un beau lait lourd. Elle ne l’avait pas entendu venir et demeurait courbée, ses jambes rouges nues jusqu’au-dessus du genou, dans le fumier huileux éclaboussé de bousées immenses.

Hayot regarda les vaches l’une après l’autre du seuil de l’étable, et tout à coup son parapluie s’accrocha au linteau de la porte. Caïotte se retourna au bruit, et le voyant là planté sur ses pieds :

— Tiens ! m’sieu Hayot ! dit-elle, surprise, en descendant sa jupe.

Il fit aller sa tête en signe de bonjour, et continua à observer les bêtes. Leurs masses osseuses se dessinaient par grands plans d’ombre et de lumière dans la demi-obscurité brumeuse de l’étable. Des cornes luisaient sur des frontaux plaqués de clarté ; des croupes noires avaient l’air de se prolonger dans d’autres croupes qui étaient fauves ; et de grosses carcasses ballonnées, couchées à pleins fanons, bosselaient dans les pailles, ou posées debout, montraient la tache rose des mamelles entre l’arc cagneux des jarrets. Et le fermier regardait en connaisseur la largeur des pis, le lustre des robes, la santé des yeux sommeillants et limpides.

— V’là pour boire avec ton galant dimanche, dit-il en tirant trois sous de la poche de sa veste.

Une crevasse détendit les joues de la fille. Elle quitta son trépied et vint prendre l’argent. Alors il lui demanda de faire lever les vaches couchées ; et elle alla de l’une à l’autre, les poussant de son sabot et les appelant toutes par leur nom. Elle s’arrêta devant une vache noire, et la tapota, disant :

— C’est celle-là que j’prendrais, si c’était mon idée d’acheter.

Hayot vit qu’il avait été deviné. Il loucha, en ricanant, du côté de la vachère, et répondit :

— M’est avis que t’as raison.

Et il ajouta deux sous à ceux qu’il lui avait déjà donnés.

— Merci, m’sieu Hayot, merci ! répétait Caïotte, élargissant son sourire un peu plus à chaque remercîment.

Cette magnificence l’étourdissait. Et reconnaissante, elle se mit à louer l’excellence de la vache noire, avec des détails circonstanciés. Ça lui ferait de la peine, pour sûr, de la voir partir, mais elle savait que les bêtes étaient bien chez m’sieu Hayot ; la peine ainsi serait moins grande. Et il l’écoutait distraitement, supputant le prix de la bête par avance.

Il entra dans la maison et cogna les dalles du vestibule, du bout ferré de son parapluie.

— Hé ! fermier !

Hulotte, en bras de chemise, était penché sur un secrétaire dont la face antérieure, en s’abaissant, formait pupitre. À l’intérieur du meuble, de chaque côté d’une cavité où étaient entassés des papiers, cinq tiroirs servaient à remiser l’argent. Hulotte, de lourdes lunettes sur le nez, balançait les comptes du dernier mois. Le haut de son corps disparaissait dans la profondeur du meuble. Un livre était ouvert devant lui, noirci d’une grosse écriture inégale, avec des macules d’encre et des salissures de doigts ; et près du livre, des tas de monnaies enfermées dans des papillotes, encombraient la planchette.

Il ferma son pupitre, se montra sur le seuil de la porte.

— C’est-y ben m’sieu Hayot que voilà ? dit-il ; sûrement, c’est lui. N’restez donc pas dans le mitan de la porte.

— Dérangez pas, fit l’autre. J’passais. Alors je m’suis dit comme ça : faut voir tout de même comment va le fermier. Et j’suis entré, là, pour entrer.

Hulotte insista.

— Ben sûrement, vous allez prendre un verre de bière. Fermez donc vot’ parapluie

— Non, là, ce sera pour une aut’fois. J’ai ma carriole avec moi. J’m’en vas, maintenant que je suis venu.

Hulotte lui prit son parapluie des mains et le mit égoutter dans l’escalier de la cave, disant que ça n’était pas poli et qu’à présent qu’il était entré, il allait demeurer une minute. Alors Hayot céda.

— Une minute ! une seule minute ! Pour vous faire honneur. Ça ne s’refuse pas.

Il secoua ses chaussures sur les dalles, grondant après la pluie qui lui faisait salir la maison, puis, trouvant un paillasson sur le seuil de la chambre, il se remit à frotter ses semelles, à petites fois, longuement.

Il entra enfin, vit Germaine qui achevait de nettoyer la chambre et pinçant un sourire :

— Dire qu’on a fait sauter ça sur ses genoux, fermier, fit-il. Et maintenant c’est des grandes jeunesses donc ! Son admiration grandissant, il la détaillait complaisamment.

— Et des bras ! une poitrine ! des yeux ! C’est ça qui s’appelle une vraie créature. Ah ! si c’était de notre temps ! si nous avions le bel âge !

Et il ajouta en secouant la tête :

— J’sais bien ce que nous ferions. Mais, à présent, nous sommes comme qui dirait des Mathieusalem. C’est le tour de nos garçons.

— Bah ! dit Hulotte. Tant qu’on a de ça…

Et il se frappa le côté du cœur.

— Non, ce n’est plus la même chose, acheva Hayot, avec une moue.

Il s’était assis, ses jambes allongées devant lui.

Germaine lui offrit de la bière, du vin, des liqueurs, au choix ; il hochait la tête, disant non, et à la fin il accepta de déjeuner.

— Pour ça, oui, j’veux bien, là, sans façon. Il y a un petit temps que mon café a passé.

Il était parti à six heures du matin. Il s’était arrêté dans les fermes, à causer d’affaires. On avait bu de l’eau-de-vie et tout cela l’avait un peu affamé. Il racontait son histoire en riant à chacun de ses mots, l’œil pétillant. Et Hulotte flairant une affaire, riait avec lui.

— J’suis bien malhonnête, dit-il quand l’autre eut fini. J’vous demande pas des nouvelles de mame Hayot. Elle va bien ?

— Sur son ordinaire. Oui, Dieu merci. À part les rhumatisses.

— C’est une personne d’âge ! Elle n’a pas aut’chose que c’qu’ont les autres. L’un a ça, l’aut’ a aut’chose. Moi, c’est dans les reins.

Et le dialogue traînait dans des politesses mutuelles, chacun pensant à la possibilité d’un gros gain.

Germaine étendit un coin de nappe sur laquelle elle rangea un pain de froment, une pleine assiette de beurre, la cafetière, le sucrier et une belle tasse à fleurs, claire comme du cristal.

Hayot déjeuna, se défendant encore et ne voulant accepter qu’une tranche de pain ; ça suffisait bien ; il n’avait pas grand appétit, du reste ; et tout en protestant, il entama une seconde tranche, qu’il beurra largement ; et celle-là engloutie, il planta ses dents dans une troisième. Tout de même, le pain était fameux ; et il complimentait Germaine, en mâchonnant ses bouchées. Il mangea le tiers du pain, râfla tout le beurre et but trois jattes de café, coup sur coup. Après quoi, il passa le bout de la nappe sur sa bouche, avec satisfaction, et se donna de petites tapes dans l’estomac.

— C’est une idée d’être entré, dit-il. Là, je suis fameusement content d’vous avoir vu. On est de bons amis.

Il alluma sa pipe et demanda à voir les bêtes. Hulotte pensa qu’il avait besoin d’un cheval et le mena à l’écurie. Hayot trouva les chevaux magnifiques.

— Je m’suis trompé, pensa Hulotte, y’m’les aurait ravalés.

Il le conduisit à l’étable. Là, le bonhomme montra de la circonspection, examina les vaches l’une après l’autre, sans rien dire, et finalement déclara qu’il en avait vu de plus belles.

— C’est une vache pour sûr qu’il lui faut, pensa Hulotte.

Et les mains dans les poches, d’un air indifférent, il lui répondit qu’il y en avait peut-être de plus belles, mais pas de meilleures.

Hayot entrait dans les fumiers jusqu’à la cheville, tâtant les bêtes l’une après l’autre.

La blanche était soufflée, la rousse avait de la langueur dans l’œil, l’isabelle était épuisée par son veau ; et quand il arriva à la noire, il haussa les épaules en soufflant dans ses joues. Il regardait le fermier du coin de l’œil.

Ils visitèrent ensuite les porcs. Hulotte ayant ouvert la porte des huttes, les bêtes se mirent à trotter du côté des fumiers, roulant des yeux ahuris, avec des tirebouchonnements de queue ; et ils demeurèrent un instant à les regarder s’ébattre en grognant, leur groin rose fouillant sous les pailles activement. Par moments, le pied leur manquant sur le pavé suintant, les porcs s’abattaient dans les bouses, faisaient rejaillir les purins, puis, relevés, continuaient à galoper, leurs fesses charnues secouées de petits tremblements. Hayot s’extasia sur leur belle mine.

— C’est bien d’une vache qu’y retourne, repensa Hulotte, suivant son idée.

Et il mena Hayot successivement au poulailler, au bûcher, au potager, au verger, et de là aux champs.

Le petit homme trouvait tout admirable. Pour un verger, c’était un « fameux » verger. Quant aux pommes de terre, bien, là, vrai ! il fallait aller loin pour en trouver d’aussi bien montées. Et comme ils étaient à regarder les luzernes, à un gros quart d’heure de la ferme, il reparla tout à coup des vaches, de la blanche qui était soufflée, de l’isabelle qui était creusée, de la noire qui ne valait pas lourd.

— Chacun son idée, répliqua Hulotte, parfaitement calme.

Une petite pluie fine, qui ne finissait pas, rayait la campagne devant eux, étendant sur les verdures un réseau gris, très léger. Des bubelettes d’eau diamantaient leurs habits, mal protégés par le parapluie que Hulotte tenait au-dessus d’eux. La terre détrempée collait à leurs souliers une boue jaune, épaisse. Et de temps à autre, Hayot passait ses semelles dans les herbes, repris par ses instincts de propreté.

— Fichu temps !

C’est égal. Il ne se repentait pas d’être entré. Loin de là, et il répétait sa phrase, avec componction :

— J’suis ben content de vous avoir vu en bonne santé.

Ils reprirent le chemin de la ferme.

Hayot éprouva le besoin de revoir l’étable. Il alla à la vache noire directement et passa la main sur ses côtes, son ventre, ses jarrets ; il regarda ses cornes, ses sabots, son pis ; il lui releva le mufle, lui desserra les dents. Puis, se décidant :

— J’la prendrais p’t-être ben, si elle n’était pas trop chère, dit-il.

Hulotte se balançait d’avant en arrière, régulièrement. Il avait gardé son air indifférent. Il demanda :

— T’en as envie ?

— Envie et pas envie. Ça dépend. Faut voir le prix.

Tous deux se tutoyaient à présent.

Hulotte eut l’air de réfléchir longuement.

— Ben, pour toi, là, parce que c’est toi et rien que pour ça, ben, ça sera sept cents.

Hayot secoua la tête.

— Cinq cents, dit-il après un instant.

— Sept cents, reprit Hulotte.

Le compère frappa son poing droit dans la paume de sa main gauche, de toute sa force :

— Nom de Dio ! dit-il, j’veux pas marchander, moi, j’t’en donne cinq cent cinquante.

— Ben, moi non plus, j’marchande pas, nom de Dio ! Ça ne sera pas sept cents, ça ne sera pas six cent soixante-cinq ; ça sera six cent cinquante tout net, J’suis comme ça, moi.

Mais l’autre ne voulait rien mettre au delà de son prix.

— Vrai, Hulotte, en camarade, ça ne vaut pas plus.

Hulotte fit un geste, en homme qui a pris son parti :

— N’en parlons plus. J’garde ma vache. Tu gardes ton argent. Buvons une bouteille.

Ils entrèrent à la cuisine.

La table venait d’être quittée par les domestiques. Des mies de pain traînaient dans les égouttements des verres. Une débandade d’assiettes s’égarait à travers le pêle-mêle des couverts d’étain. Trois chats, hissés sur les chaises, attiraient à eux, du bout de la patte, les morceaux de lard échappés aux fourchettes.

— À not’tour maintenant, fit Hulotte.

Germaine débarrassa la table, mit une nappe blanche raide d’empois et servit un rôti de bœuf superbement doré. Il y avait deux couverts.

— J’vas vous laisser dîner, dit Hayot.

Mais le fermier ne voulait pas : le second couvert avait été mis pour lui ; il ne partirait pas, etc. Hayot regardait la belle viande, eut une convoitise et se mit à table, disant :

— Une bouchée, ça n’est tout de même pas de refus.

Tout le rôti y passa. Et régulièrement, il répétait sa phrase, avec une nuance d’attendrissement :

— J’suis content, là, fameusement content.

À la seconde bouteille de vin, il reparla de la vache.

— Pour être un homme, ben ! j’donnerai six cents. Mais faut pas m’demander un liard de plus. Ça va-t-il ?

Hulotte tenait bon.

— Non. J’nai qu’une parole.

Alors il haussa les épaules, et clignant des yeux du côté de Germaine, s’écria qu’il n’y avait pas moyen de faire des affaires avec un homme aussi exigeant que le fermier.

Cela traîna jusqu’à la tombée du jour. Le cheval avait été remis à la carriole et piétinait devant la porte, dans la pluie qui continuait. Le bonhomme prit son parapluie, l’ouvrit, se carra sur le banc de la voiture. Hulotte se tenait debout à la tête du cheval, souriant de son sourire tranquille. Et du seuil, Germaine regardait Hayot s’installer, regardant en même temps au-dessus de sa tête, au loin, les bois où l’attendait peut-être Cachaprès.

Hayot prenait ses aises, sans se presser. Il retourna la banquette sur laquelle il était assis, se mit à droite, recula à gauche, rajusta les brides, gagnant ainsi du temps. Hulotte se raviserait peut-être, descendrait à six cents, et il dardait sur lui son œil malin, sans tourner la tête. Mais le fermier parlait de la pluie, continuant à maintenir le cheval qui s’impatientait.

Le bonhomme prit une décision, subitement. Il jeta les brides sur le collier du cheval, ferma son parapluie et descendit de la carriole.

— Là, dit-il, j’la prends pour six cent vingt-cinq.

Et il rentra.

Cette fois, Hulotte céda. Il fut convenu que le Cron, un des domestiques de la ferme, ainsi nommé à cause de la circonflexion de ses jambes, conduirait la vache au Trieu. Il passerait la nuit chez Hayot et repartirait au petit jour.

Hulotte déboucha une dernière bouteille, tandis que Hayot tirait d’un portefeuille graisseux six billets de banque et les alignait sur la table. Le reste du compte s’acheva en pièces de cinq francs et en menue monnaie. Hayot comptait à voix haute, lentement. Le fermier donna un reçu.

Alors Hayot se laissa aller à sa joie d’avoir gagné vingt-cinq francs sur le prix de la vache. Il invita Hulotte, ses garçons, sa demoiselle à venir dîner à la ferme le dimanche suivant.

— Tous, faut venir tous ! répétait-il.

Hulotte ne promettait pas, mais un de ses fils et Germaine iraient certainement.

Hayot eut une grimace plaisante :

— Mam’zelle Germaine verra mes garçons, dit-il. On n’sais pas ce qu’y s’diront. Mais apparemment y n’s’mangeront pas.

Il se tassa dans sa carriole, fouetta son cheval et alla rejoindre sur la chaussée le Cron, qui avait pris les devants avec la vache.

Germaine suivit quelque temps la voiture des yeux, pensant à cette partie qui allait mettre un peu d’imprévu dans la monotonie de sa vie.


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