Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 141-150).
◄  XIX
XXI  ►


XX



Ils se rencontrèrent un peu plus souvent chez la Cougnole.

Des fois Germaine était prise d’un désir de le voir au milieu du jour. Elle inventait alors un prétexte pour s’échapper et courait jusqu’à la maison de la vieille. Il n’était jamais bien loin. Une paresse rendait sa vie monotone ; il passait ses journées à rôder dans le bois, tantôt se couchant dans les mousses, tantôt marchant devant lui, sans but. Quelquefois, il passait le temps à couper des branches sèches pour Cougnole ou lui déchaussait des souches mortes. Il y avait bien un mois qu’il ne braconnait plus.

Ils avaient des sentiers convenus, à travers les taillis. Presque toujours, elle l’apercevait étendu de son long dans la fraîcheur des herbes, sous un hêtre ou dans un fossé. Il dormait. Elle l’appelait par son nom à demi-voix, et il s’éveillait, un ravissement dans les yeux. Il rêvait d’elle justement, et brusquement elle éclairait son réveil de son apparition. Ses mains la palpaient, reconnaissantes, amoureuses, avec des ivresses ; ils se soûlaient de tendresse un bon moment.

D’autres fois, le frôlement des feuillées annonçant l’arrivée de Germaine, il s’avançait au-devant d’elle ; de loin, elle voyait sa figure entre les verdures. Ils se prenaient par la main et s’enfonçaient dans les dessous ombreux, leurs hanches se touchant. Ils s’abîmaient dans de longs silences. Leur amour leur montait à la tête, comme un étourdissement, et ils se taisaient, s’écoutant vivre au fond d’eux-mêmes, glorieux.

Les jours où elle ne le rencontrait pas, Germaine allait l’attendre chez la Cougnole ; il arrivait bientôt et ils demeuraient ensemble, tant qu’ils voulaient, dans l’isolement de la masure, n’étant troublés par rien. Cougnole avait des ruses variées pour les avertir de sa rentrée, toussait, grommelait, traînait ses sabots à terre, cognait à la porte, avec une habitude de ces choses, et son humilité à les servir grandissait avec le besoin qu’ils avaient d’elle.

Cette Cougnole était une étrange créature. Ceux qui prétendaient que Rupin, son homme, n’avait pas connu précisément tous les bonheurs en ménage, étaient dans le vrai. Une histoire avait même couru. Rupin ayant trépassé subitement, on s’était rappelé certains propos de la vieille. Elle s’était plainte souvent que l’homme lui coûtait à nourrir ; il avait des maux qui l’empêchaient de travailler ; des semaines entières, il restait à dormasser dans l’âtre. Mais les rumeurs étaient tombées devant la douleur bruyante qu’elle fit paraître. Elle demeura deux jours auprès du cadavre, sans vouloir toucher à la nourriture, avec de grands gestes sombres de désolation. Il y eut une scène terrible sur le seuil quand, debout, les bras en l’air, elle vit sortir les quatre planches clouées sur feu Rupin : elle s’abattit de tout son corps sur le cercueil, voulant le ravoir, menaçant de ses poings les porteurs. Et tout doucement, à mesure que se haussaient les herbes sur la fosse du mort, les marques de consternation de la femme diminuèrent ; l’histoire s’enterra. La Cougnole mangea un peu mieux, seulement.

Elle avait beaucoup pratiqué un métier dans le temps. Elle veillait les vaches près de vêler, les aidant à mettre bas. Et, à force d’aider les bêtes, elle avait fini par aider les gens. Une expérience lui était venue en matière d’accouchements Des campagnardes la faisaient appeler encore quelquefois. Mais le garde champêtre ayant l’œil sur elle, la Cougnole ne travaillait plus que clandestinement, lorsque les femmes en mal d’enfant habitaient un peu loin.

Puis on avait eu vent d’une chose. Une fille de vingt ans, qui habitait un village à trois lieues de là, avait été soupçonnée d’une grossesse. Et tout à coup, sans transition, elle avait repris son ancienne minceur. Pas pour longtemps, il est vrai, car elle était morte au bout de cinq jours. On accusa Cougnole d’avoir été mêlée à cette affaire. Mais il n’y eut rien de positif, et la fille ayant emporté son secret avec elle, le tapage finit par s’assoupir, comme s’était assoupi l’autre.

Il était certain toutefois que la Cougnole n’était pas intacte. À ce métier louche de sage-femme, elle en joignait un autre, fabriquant des unions, et même, sans qu’il fût question de mariage, s’entremettant entre filles et garçons. En outre, elle avait longtemps possédé un bouc auquel on menait les chèvres des alentours, et cette animalité empuantissait sa maison d’une fétidité permanente. Elle faisait ainsi une sorte de commerce des choses de la nature, vivant de la lubricité des hommes et des bêtes. Un jour, le bouc avait été vendu ; elle avait cessé de se déranger pour les gésines et s’était contentée de courailler les samedis de ferme en ferme, son cabas au bras, se faisant, de ce qu’elle ramenait en un jour, la nourriture d’une semaine. Les villageois la blaguaient bien un peu sur ses pratiques anciennes. Mais elle leur répondait plaisamment et passait son chemin, s’occupant uniquement d’alourdir son panier.

C’était devenu une habitude de lui donner. Elle se béquillait sur un bâton, courbée, geignant, traînant la jambe, très proprement vêtue toujours, avec des biglements d’yeux qui amusaient. On ne savait pas au juste si elle était pauvre ou à l’aise ; mais on donnait ; et à travers bois, quand personne n’était plus là pour la regarder, sa longue échine se redressait, sa jambe s’allongeait, elle gagnait sa masure, brusquement agaillardie.

L’accord s’était fait très naturellement entre elle et Germaine. Elle avait vu dans la cession de sa maison une manière de se montrer reconnaissante envers la fille des Hulotte, pour tout le bien que celle-ci lui avait fait. Puis, c’était un retour à une période lucrative de sa vie. Elle se rendait service en servant autrui.

Germaine n’eut besoin que de rencontrer Cachaprès chez elle une première fois, comme par hasard. Comme il pleuvait et qu’elle était arrivée trempée, la vieille lui avait allumé du feu, bavardant à son ordinaire et lui demandant des nouvelles de l’autre ; et tout à coup, ayant relevé la tête, elle avait aperçu derrière le carreau une haute silhouette :

— Entre, m’fils !

Puis, tandis qu’il passait le seuil, elle avait tassé du pied une charge de brindilles dans l’âtre, et l’instant d’après, avait tiré la porte sur eux.

Elle était revenue, au bout d’une couple d’heures, avec un flux de paroles doucereuses. La pauvre chère fille était sèche, enfin ! Voyez un peu : courir les bois par les gros temps, alors qu’à un pas on a une vieille commère, qui a toujours aimé servir les gens, les jeunes gens surtout. Et ne pas entrer ! Ne pas la mettre à la porte en lui disant : Va-t’en, vieille bête de Cougnole, tant que mon homme et moi serons à nous dire des choses ! C’était-il fierté à la chère fille ?

Toute la litanie était débitée avec la plus grande expansion, tandis que sa tête hochait sur ses épaules, que ses yeux rutilaient et que ses mains tour à tour claquaient l’une dans l’autre ou se tendaient au ciel, accompagnant les éjaculations de Pater et d’Ave Maria. Elle partait de là pour signaler les nécessités de son existence, intercalant une demande de secours dans une bénédiction et associant à son industrie le bon Dieu et la vie future, étroitement.

Dans les commencements, Germaine éprouvait une bonté à la voir s’en aller ; ses manières silencieuses de ranger la chambre avant de la quitter, lui faisaient monter des rougeurs derrière les oreilles et elle demeurait un moment perdue dans ses idées, ayant dans les yeux et l’attitude le remords vague d’en être arrivée là.

C’étaient de brusques rappels de conscience, pendant lesquels la vertu ferme de sa mère semblait lui revenir et mettre un temps d’arrêt dans ses faiblesses Mais un baiser du gars refoulait ses protestations au fond de sa chair lâche. Alors cet autre sang, celui de son aïeule, reprenait le dessus, et sa fierté s’en allait dans des besoins d’amour.

Petit à petit, l’habitude s’en mêla : elle s’accoutuma aux départs complaisants de la Cougnole. L’évidence de ses gestes, alors qu’elle disposait la chambre, la faisait sourire, simplement, comme une préparation au bonheur qu’elle finissait par accepter, trouvant tout très bien, pourvu qu’il fût là, lui, avec ses emportements de tendresse sauvage et ses grandes caresses brutales, qui la secouaient des pieds à la tête.

Cougnole, pour prix de sa docilité, eut une abondance de choses. Germaine lui apportait de la nourriture et des vêtements, en quantité. Elle mentait chez elle, pour obtenir davantage, la disait très souffrante, insinuait que la fin de ses misères était prochaine ; et quelquefois même, elle prenait sans demander. Un jour, elle mit dans son panier des chemises qui avaient servi à sa mère ; une autre fois, elle y glissa une paire de draps de lit de belle toile, dépareillant ses armoires dans son zèle à la payer. Et un peu de crainte s’alliait à cette fureur de lui être agréable. Si elle allait parler ! Un obscurcissement de plus en plus grand s’appesantissait ainsi sur elle.

La masure était bien placée, du reste, pour le mystère de leurs rendez-vous. Cachée par le bois à l’arrière, elle alignait sa façade à front de route ; mais peu de monde fréquentait la chaussée, qui s’allongeait, grise, sombre, avec sa monotonie de grands arbres, dans un délaissement de vieille route royale. Par moments, un piétinement lent de chevaux entrecoupait le bruit sourd des roues cahotant sur les pavés ; des fouets claquaient, et des équipages de rouliers charriant de la houille, du bois ou des fourrages passaient, se perdaient dans la sourdeur de l’éloignement.

Ils demeuraient là bien seuls, en réalité : la porte close et le verrou tiré, ils pouvaient se croire séparés du reste des hommes. Le silence des forêts semblait se continuer dans le silence de la petite pièce, où seule sonnait la pendule, une vieille pendule rechignée, dont les rouages avaient l’air de renâcler, et ils avaient des enchantements à la pensée de mener une vie pareille le reste de leurs jours.

Il lui parlait des bois ; c’était la vraie vie de courir librement dans la sauvagerie de la terre ; il y en avait pas d’autre. Lui n’aurait pas troqué pour une ferme. Il n’aimait pas la régularité du travail, les occupations graves du paysan vivant de ses arpents de culture, et il le comparait au bœuf dans son sillon. Puis il s’étendait sur les plaisirs de son métier ; rien ne valait une belle prise, un bon tour aux gardes, le qui-vive permanent du braconnier aux aguets. Il aimait les coups de fusil, l’odeur de la poudre, le petit claquement sec de la détente. Sûrement il se serait fait soldat, s’il y avait eu une guerre. Se battre, à la bonne heure !

Elle l’écoutait, admirant ses gasconnades ; et une envie de lui ressembler la gagnait. Elle regrettait presque sa richesse de fermière ; pauvre, elle aurait couru dans les bois avec lui, et ils auraient vécu des métiers farouches de la terre, à deux. Il la regardait longuement alors, disant :

— T’as pas de cœur, vois-tu, sans ça…

Une fois, il lui parla de la P’tite aux Duc. Bien pour celle-là de rouler avec lui ! mais il ne l’aimait pas ; elle était pour lui comme une sœur plus jeune. Oh ! si ç’avait été Germaine ! Et celle-ci fronçait les sourcils, un peu jalouse de cette enfant que rien ne retenait. Elle finissait par secouer la tête ou hausser les épaules, devant ce rêve de partager sa vie qui ne se réaliserait jamais.

Elle en caressait un autre alors, c’est qu’il renonçât à ses trafics ; une barrière après tout pour tous deux ; et elle substituait à son existence vagabonde une existence de fermier, sérieuse et posée. Il aurait un cheval ; il braconnerait tout de même. Bien des fermiers sont braconniers.

— Comme ça, je ne dis pas, faisait-il, rêveur.

Mais le tout était d’y arriver. Et ils spéculaient sur l’avenir. Germaine allant même jusqu’à escompter les chances de succession. Elle aurait le bien de sa mère, d’ailleurs.

— La maison du garde, tu sais bien…

Il trouvait cela drôle que lui, Cachaprès, irait un jour habiter la demeure d’un garde ; ça ne se serait jamais vu, et il en riait de son large rire bon enfant.

Un peu de chimère se glissait ainsi dans leurs entretiens, leur faisant les heures plus belles. Et le moment de se quitter les surprenait comme un accablement. Ces deux natures rudes se fondaient alors dans une effusion d’adieux tendres, de longs et interminables baisers.

Elle partie, Cachaprès s’évadait du côté des taillis, évitant d’être vu ; et de loin elle voyait sa haute stature s’amincir dans une fuite rapide.

Il attendait quelquefois, sous les feuilles, la tombée du jour. Lentement la braise rouge du couchant s’éteignait, fumante, dans le crépuscule froid ; et, songeur, l’âme et les sens caressés par l’odeur de la chair aimée, il se rabattait vers la hutte des Duc, pour y dormir son grand sommeil.

La bûcheronne ne le questionnait jamais ; elle semblait l’accepter comme elle acceptait la tempête, le manque de pain, l’occasion, sans raisonner, avec une fatalité inconsciente. Pourtant, au fond, elle était un peu troublée par le détraquement survenu dans les habitudes du gaillard ; il n’était plus le même. Mais elle se serait laissé couper le pouce sur le billot plutôt que de desserrer les mâchoires : il avait un secret, sûrement.

Un jour, il l’envoya à la ville demander une avance d’argent à Bayole. Le marchand fit l’avance, avec des plaintes infinies qu’on ne pût pas mieux compter sur le gibier. Elle noua les ronds dans un angle de son mouchoir de cou, et la route décrut rapidement sous ses arpentées longues comme celles d’une bête au trot.

— V’là ce qu’il a donné et v’là ce qu’il a dit, rapporta-t-elle.

Il secoua la tête, en riant.

— J’suis pas en train. Faut croire qu’on m’a jeté un sort.

Joyeusement, il partagea l’argent avec les Duc, qui lui donnaient le pain et le logis, en frères.


Séparateur