Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 45-50).
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VI



L’enclos où pâturaient les vaches du fermier Hulotte était à dix minutes de la ferme. Les bêtes gagnaient la grand’route, descendaient un sentier à travers bois, et par un pont jeté sur le ruisseau qui longeait l’herbe grasse de la prairie, entraient au pacage. Des piquets reliés par une balustrade en bois formaient une clôture tout autour ; et le pré montait en pente douce vers les vergers de la ferme des Osiers, située à l’extrêmité d’un large plateau cultivé. À droite et à gauche, de hauts talus s’élevaient, couverts de petits arbres, entre d’autres plus grands, hêtres et peupliers, qui mettaient sur ces emmêlements de jeunes branches leur ombre vigoureuse. Une floraison énorme de pâquerettes s’épanouissait entre les clôtures, répandait sur l’herbe une traînée de clartés qui se perdait près de la ferme dans le bleu du ciel. Et sur les berges du ruisseau la bardane, le pissenlit, la valériane, la jacinthe sauvage, la renoncule des bois avaient poussé en larges touffes éclatantes. Régulièrement les vaches quittaient l’étable à cinq heures du matin, les coqs sonnant leur fanfare. Elles demeuraient au vert jusqu’à midi, puis on les menait bouser à l’étable jusqu’à deux heures, et de nouveau elles allaient à la prairie jusqu’à la tombée de la nuit. Aucun sentier ne traversant le pré, les vaches cornant de leurs mufles en l’air faisaient entendre la seule rumeur qui se mêlât au gloussement du ruisseau, sous les arbres balancés par le vent. Et Cachaprès, voyant ce grand silence, avait pensé qu’ils seraient bien là tous les deux pour se causer les yeux dans les yeux. Le bois s’élargissait à droite et à gauche, et un peu plus loin s’escarpait, prenant graduellement une dénudation sévère de forêt. Il se sentait autrement à l’aise dans cette solitude que dans les vergers toujours traversés par quelqu’un ; et il regardait par moments les rouges feuilles sèches qui forment litière sous les hêtres, avec l’idée qu’on pourrait s’y rouler comme sur de l’édredon. La nuit, il s’y couchait, tâtant du plat de ses mains leur douceur tiède. La pluie seule le faisait détaler. Il s’enfonçait alors sous les hêtres et gagnait un abri de planches et de paille, délaissé dans le recoin d’une clairière par les bûcherons. Une grande fainéantise avait pris ce travailleur de la mort.

Une après-midi, il s’était allongé près du ruisseau, à plat ventre dans l’herbe. Une de ses mains pendait à travers l’eau, faisant au flot tranquille un obstacle contre lequel il bouillonnait en clapotant ; et, les yeux noyés de somnolence, il regardait la transparence du fond s’allumer sous lui de clartés de soleil. Des araignées à longues pattes remontaient cette coulée de source, ramant par saccades furieuses. De très petits poissons les croisaient, rapides comme des éclairs. Et le ruisseau s’encavant un peu plus loin dans une mare, toutes les grenouilles à la fois renâclaient, avec un bruit de gargarisme. Une chaleur d’étuve s’était abattue sur la campagne.

Lui se sentait envahi de cette immense torpeur qui saisit la terre au printemps, comme une accouchée. Il se vautrait dans l’herbe avec la jouissance des bœufs cherchant le frais. Il avait besoin d’un calmant à la fermentation sourde de son corps. Et des feuillages glauques de la berge en fleurs, du ruisseau montait une âcreté qui le rendait lascif. Des bâillements convulsaient ses mâchoires. Il se tordait les bras au-dessus de sa tête, ou serrait ses poignets dans ses doigts à les briser. Par moments, il se roulait dans les herbes, collait sa peau chaude contre leur moiteur, passait une feuille sur sa langue ; et des soupirs soulevaient sa poitrine. Un rossignol, caché dans un coudrier, chantait sur cette peine solitaire.

Tout à coup les feuillages furent secoués d’une ondulation. Le coassement des grenouilles s’exaspéra. Et Cachaprès vit le fond de l’eau, doré la minute d’avant, s’ardoiser d’un gris sourd. Puis de grosses bouffées traînèrent à ras du sol, avec ce froissement long des herbes heurtées ; et un grondement roula dans la profondeur de la forêt. Les oiseaux se taisaient.

Au même instant une voix retentit dans le sentier par où descendaient le troupeau et la tache massive des vaches apparut à la barrière.

— Hu ! hia ! criait la voix.

Il se leva d’un bond, traversa la prairie et vit Germaine en train de lever les traverses.

— Salut ! dit-il, y va faire gros temps.

Un éclair déchira le ciel et tout aussitôt de larges gouttes de pluie s’aplatirent sur les feuilles. Le tonnerre gronda ; puis, subitement, la nuée creva, s’écroula dans une formidable averse. L’eau tombait par rayures droites, larges comme des lanières, fouettant le bois d’un crépitement clair qui, par moments, ressemblait à une musique de grêlons sur un bassin de cuivre.

Ils s’étaient réfugiés sous un arbre, l’un près de l’autre, se serrant un peu. D’abord, la pluie ne perça pas l’épaisseur des feuilles. Elle traçait tout autour du tronc un cercle brillant, laissant la terre sèche au pied. Mais les hautes feuilles se mirent bientôt à dégoutter sur les feuilles plus basses ; des filtrées d’eau glissaient à présent de proche en proche jusque sur eux.

Il ôta sa veste.

— Tiens ! prends-la, dit-il. Moi, ça me connaît, la pluie. J’en ai eu sur le dos de quoi remplir des étangs.

Et il la passa au cou de Germaine. Elle se laissait faire, un peu troublée par le contact de ses doigts qui la frôlaient. Il se rapprocha d’elle. Leurs hanches se touchaient, une rougeur chauffait leurs joues, et résolument il prit sa main, la garda dans la sienne. En même temps il cherchait des mots. Il eût voulu dire quelque chose. Mais sa langue demeurait inerte, et à force de chercher, se violentant, il finit par bégayer :

— J’en ai bien six comme ça.

— Quoi !

— Six vestes, dà ! Oui, à la maison. Puis j’ai une veste en velours, avec le pantalon et le gilet pareils.

— Tout ça ?

— Oui, et d’autres encore, ah bien oui !

Puis il y eut un silence. Il chatouillait le creux de sa main, à présent, à petites fois lentes et douces. Alors ce fut elle qui éprouva le besoin de parler. Elle montra une vache noire et blanche, très ballonnée.

— Elle aura son veau ce soir, dit-elle, à moins que ce soit demain. On ne sait pas. Mais, pour sûr, elle l’aura.

Et elle nomma ses vaches l’une après l’autre, raconta des particularités. La blanche avait coûté 700 francs. Les vaches étaient très chères. Elle s’était mise le dos à l’arbre et se donnait des secousses d’arrière en avant, machinalement. Tout à coup, elle sentit une main remonter sous ses aisselles, et cette main cherchait à l’attirer.

— Si tu voulais, dit-il, on serait une bonne paire d’amis.

Il la regardait d’en haut, plongeant ses yeux dans les siens, les laissant descendre ensuite dans son cou. Elle fit un mouvement pour se dégager et vit qu’elle était tenue. Si c’était cela ce qu’il appelait être amis, ah bien non ! elle ne voulait pas, et elle lui cria de la laisser. Il lui reparla de son caractère, de l’argent qu’il gagnait, de sa vie dans le bois, et elle l’écoutait, les yeux vagues.

— Oh ! moi, dit-elle, je ne prendrai jamais qu’un homme à mon goût.

— Faudrait savoir alors quel est ton goût ?

— D’abord, dit-elle, c’est pas que je tienne à l’argent. Pour ça, non. Y a des gens que l’argent ne rend pas plus heureux.

— Comme moi. De l’argent, c’est bon à riboter. Aujourd’hui vingt francs, et demain rien. Y a des fois que mes poches sont remplies comme ça. Eh ben, quoi ? Est-ce que j’ai besoin de rentes, moi ? On mange tout à boire, à danser avec les filles, à faire le diable dans les villages. Et puis, que je dis, y a toujours le bois, après.

La pluie avait cessé. Des trouées d’un bleu lavé et doux s’apercevaient dans le haut du ciel. Tout autour, les nuages pendaient déchiquetés, en masses lourdes qui s’effrangeaient sur les bords. Cette déroute d’orage finissait dans un ruissellement de clartés blondes. Des arcs-en-ciel brillaient à toutes les feuilles. Des égouttées d’eau continuaient à tomber, ressemblaient à des chutes de perles. Il pleuvait à présent de la lumière le long des arbres, dans l’épaisseur des taillis, et les fonds du bois scintillaient dans une large averse de lueurs et de rosées. Dans la prairie, les herbes avaient des ardeurs d’émeraude. Des myriades de paillettes fourmillaient sous les feuilles ; et la vapeur montant resplendissait au soleil comme une coulée de métal en fusion. Au bout de la prairie, le verger des Osiers s’étalait dans une nappe d’or immobile. La terre ressuait le déluge qu’elle avait reçu, Une odeur vireuse monta alors avec un relent de fermentation.

Ils étaient restés sous l’arbre, n’ayant rien vu de la pluie qui cessait, du soleil qui allumait le paysage. Ils continuaient à se sourire, fixés sur place par une sensation indéfinissable. Et subitement, une voix appela dans le sentier :

— Germaine !

Alors elle eut peur d’être vue avec lui.

— Bonsoir, cria-t-elle.

— Psitt, fit-il à demi voix, c’est dimanche kermesse au village. T’y viendras ?

Elle tourna à demi la tête et regarda de ses yeux clairs, sans dire oui ni non.


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