Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 19-32).
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III



Cachaprès était un vrai fils de la terre. Comme l’écorce des arbres, sa peau rude s’était durcie au soleil et au gel ; il tenait du chêne par la solidité de ses membres, l’ampleur épanouie de son torse, la large base de ses pieds fortement attachés au sol ; et sa vie au grand air avait fini par composer en lui un être indestructible qui ne connaissait ni la lassitude ni la maladie.

De son vrai nom il s’appelait Hubert. Il était le plus jeune des trois garçons du bûcheron Hornu, et sa mère l’avait mis bas pendant une halte en forêt, au milieu d’un campement. À la gueulée qu’il avait faite en naissant, le père avait reconnu sa race. Les Hornu étaient de larges gaillards, ne craignant ni Dieu ni diables. Et il avait poussé à la vie d’un jet vigoureux, avec une indépendance de jeune fauve.

Des mains calleuses le prenaient bien par moments, lui imprimaient la secousse d’un bercement brusque ; ses yeux sauvages voyaient alors des visages calcinés et durs comme la souche qui sert à faire le feu des pâtres ; mais le plus ordinairement, il demeurait couché l’hiver dans les feuilles sèches et l’été dans les touffes d’herbes, sans autre chanson que le vent féroce, ou assoupi selon les saisons, sa chair nue mordue par les mouches, frôlée par les bousiers, caressée par les pluies d’étamines ; et le soleil descendant sur cette grosse blancheur d’enfant calme, l’avait tannée petit à petit.

Une après-midi, les Hornu le déposèrent sous un arbre, dans une litière de mousse tiède. Ayant à charrier un faix de fagots chez un paysan, ils l’avaient mis là à la garde du Ciel. Ils étaient revenus trois heures après, et n’avaient plus trouvé l’enfant. Lentement, sans inquiétude, sûrs qu’il n’avait pu être dévoré par une bête, ni dérobé par un voleur, dans cette profondeur des bois habitée seulement par les lapins et les geais, ils avaient battu les alentours.

L’enfant s’était traîné sur le ventre et les mains, s’aidant des racines et des branches basses du taillis, jusqu’à un trou creusé dans le talus. Quelque chose en était sorti qui l’avait rendu curieux, un gibier roux pareil à celui que rapportaient quelquefois son père et ses frères. L’animal avait un instant bondi dans l’herbe, puis était rentré ; et Hubert s’était poussé jusqu’au terrier, étonné, ravi, guettant ce joujou sauvage avec un tremblement de tout son petit corps.

Ses parents le retrouvèrent sur la pente du talus, les épaules enfoncées dans la cavité. Il avait quinze mois. Ce fut comme l’annonce de sa passion pour les bêtes.

À deux ans, il s’amusait des araignées qui arpentent le dessous des herbes et des mouches qui s’aplatissent sur les feuilles en ronflant. Une peau de lapin lui faisait tendre les bras avec avidité ; il geignait pour l’avoir, battait l’air de ses poings, était pris de convoitises d’enfant gâté devant cette douceur chaude du poil. Il fallait la lui abandonner. Ses dents aiguës pointaient alors dans un sourire ; il saisissait la peau, en arrachait la toison par touffes, montrant une sorte de gaîté féroce à tourmenter ce morceau inerte d’une ancienne existence.

Le bûcheron Hornu, vieillard sec et maigre, planté sur ses hauts fuseaux qui craquaient aux jointures, riait d’un bon rire muet en voyant ce goût de la destruction, et, par moments, se laissant aller à une confidence, disait que le petit homme ferait, à coups de hache et de couteau, son chemin dans la vie.

Il y avait dans ces mots du père une finesse sombre, avec un fond de satisfaction nullement dissimulée. Pour cet homme, qui avait vécu sa pleine vie dans les solitudes, côte à côte avec sa femelle, prenant le boire et le manger où il les trouvait, sans notion du bien et du mal, mais jugeant vaguement que la terre était à tous comme l’air, les sources, la pluie et le soleil, le fait d’être redouté pour sa force et sa ruse était une supériorité. Lui-même n’aurait pas fait grand cas de la vie d’un homme ; seulement il n’avait pas été dans la nécessité de tuer ; et, son écrasement social l’ayant rendu dissimulé, sans lâcheté toutefois, il vivait d’une vie sournoise, heureux de penser que son fils Hubert n’aurait pas ses scrupules et ferait au besoin le coup de feu contre ceux qui l’empêcheraient lie vivre à sa guise.

Cette espérance devait se réaliser.

Hubert fut très jeune un dénicheur de nids terrible. C’était un jeu pour lui de monter aux arbres, de grimper dans les branches, de se hisser au plus haut, et, balancé par les roulis du vent, de guetter sa proie dans l’enfoncement des troncs. Il redescendait, embrassant l’arbre d’une main, l’autre main emplie d’un pépiement d’oisillons, et par une ondulation lente, avec des mouvements de reptile qui se déroule, il se laissait couler jusqu’en bas, retombait sur ses pieds sans avoir dérangé la couvée.

Plein d’astuce, il avait fini par connaître les habitudes des espèces aussi nettement qu’il connaissait les cinq doigts de sa main. Il savait quand les mères vont à la provende, le temps où elles conçoivent, celui où elles ont fini de couver, connaissant à un nid près ce qu’il y avait de plumes dans un large rayon d’arbres.

Sa chasse faite, il l’apportait à sa mère. Elle prenait les oiseaux, leur tordait le cou, les mettait cuire sur un feu de bois. Leur maigreur ne faisait qu’une bouchée sous la dent vorace des Hornu.

Il chassait aussi aux mouches, aux papillons, aux hannetons, les écrasant, leur arrachant les ailes, en faisant de grands carnages, et ce petit avait la volupté de la destruction. Tout ce qui était vie remuait en lui des acharnements sourds. Une aile dans l’air, un rampement dans l’herbe, un passage brusque de gibier le trouvaient prêt à la poursuite. Quand on était proche d’un étang, il allait se poster dans les roseaux, y demeurait des jours entiers, rigide, muet, uniquement occupé de prendre des grenouilles. À chaque éclair de leur dos vert, la gaule s’abattait, faisant jaillir l’eau, et elles s’aplatissaient, les cuisses gigottantes, leurs gros yeux ronds pleins de stupeur.

D’autres jours, pour varier ses plaisirs, il les pêchait avec de petits lambeaux d’étoffe rouge pendillant à une ligne, s’amusait prodigieusement de les voir sauter après la loque et, lorsqu’elles étaient accrochées, de les tirer à lui brusquement. Il les achevait d’un choc sec de leur tête contre une pierre, une souche ou l’angle de son sabot. Et il en tuait ainsi dans les bons jours un cent ou deux. Il avait déjà les ruses du chasseur. Il marchait sur la pointe des pieds, levant haut les jambes de peur du bruit, s’immobilisant des heures à guetter, sans bouger. La proie apparue, sa décision était aussi forte que sa prudence : il frappait d’un coup net qui ne pardonnait pas.

Ce furent ses commencements. Il vivait de la large liberté du plein air, filant matin, rentrant de nuit et quelquefois passant le temps du sommeil à battre les bois, très peu chez ses parents, qui le laissaient vaguer, indifférents. Les Hornu habitaient pendant l’hiver une masure, bâtie en torchis, sur la limite d’un bois ; une lucarne fichée de travers dans le mur, comme un gros œil, laissait pénétrer un jour glauque dans une pièce à plafond bas, coupé de travées demi-pourries, par delà lesquelles s’étendait le grenier, avec ses cadres de bois bourrés de feuilles sèches qui servaient de lits aux garçons. À l’arrière de la maison, un appentis servait à remiser les haches, les cognées et les pics, en l’absence de bétail.

L’été, l’habitation se vidait. On descendait au cœur des bois, et l’on y construisait des abris au moyen de paillassons tendus sur des piquets. Puis commençait, loin des villages, dans la solitude des grandes coupes sombres, une vie âpre de travail, détendue par de courts repos au soleil grillant de midi ou des sommeils à poings fermés dans la fraîcheur humide des nuits. Un peu de fumée montait au soir des souches qu’on allumait sur le pas de la porte pour y cuire la soupe aux légumes, et les visages se penchaient sur les écuellées, graves, ayant dans les plis du front l’effort de la journée ; quelques mots étaient échangés, brefs et sans gaîté, mais suffisants pour maintenir le sentiment de la famille. Dans le jour, au contraire, les retombées régulières de la cognée et les coups sourds de la hache retentissaient seuls dans les silences énormes de la forêt. Cela durait jusqu’aux brouillards d’automne.

Le bois devint pour l’enfant une tentation de tous les instants. Il vivait dans les arbres et les buissons, mêlé à l’animalité qui les remplit. Il était lui-même un jeune animal, nourri des sèves de la terre ; le soleil frappait à crû son épaule ; la pluie le transperçait ; la neige le fouettait ; il rôdait dès l’aurore, les pieds meurtris par les ronces, insensible aux déchirures de sa chair, déjà grand à douze ans comme un garçon qui en aurait vingt.

Comme délectations, il avait la rosée du matin qui rafraîchissait sa peau sèche, le bourdonnement du vent qui lui emplissait les oreilles d’une musique éternelle, la tombée de la nuit avec ses apaisements ; et il éprouvait, au milieu de ces choses, une jouissance muette de tout son être. Pareil à l’arbre qui, de toutes ses branches à la fois, plonge dans les gloires du ciel et pompe le vent, la chaleur et l’ombre, insatiablement il absorbait la nature dans la plénitude de sa vie.

Ce vagabond était chez lui dans les bois, sentant vaguement remuer quelque chose dans l’ombre, il ne savait quoi, de la vie, des êtres, de la substance et comme le frisson d’une création farouche et douce. Petit à petit le massacre des oiseaux avait fait place à des massacres plus téméraires. Le gamin, se sentant pousser bec et ongles, s’armait à présent contre une proie moins souple, d’une poursuite virile. Il déserta les hautes feuillées, fouilla la profondeur des dessous de bois, et comme il avait connu les nids, il connut les terriers. Il avait des malices de singe pour déjouer les ruses des bêtes, était extraordinairement patient et contemplatif, se raidissait comme un pieu pendant les silences de l’affût, ses deux yeux sauvages tournant seuls effroyablement ; et une volonté tenace d’être le chasseur de ces rôdeurs de l’ombre entrait en lui.

Chasser, c’était avoir un fusil. Sa cervelle avait gardé le retentissement des coups de feu entendus à l’époque des battues ; et, une fois, il avait vu rouler deux lapins sous une même décharge. Cela lui remuait les moëlles comme une volupté, qu’un canon de fusil contînt l’anéantissement de ce qui est la vie. Et, en attendant, il se servait d’une fronde qu’il avait fabriquée et dont il jouait avec une sûreté implacable ; son bras nerveux imprimait une secousse rude à la machine qui tournait, ronflait, lançait la pierre droit au but ; puis la bête s’abattait ; un spasme tordait son échine et il avait une palpitation d’aise à la voir ruer, baver, mordre l’air de la pointe de ses dents, s’allonger enfin d’un grand étirement qui avait déjà la forme du cadavre. Il tuait ainsi les belettes, les putois, les mulots, les lapins, les lièvres.

Un jour, il avait failli atteindre au front un chevreuil ; mais la bête s’était alertement dérobée en se jetant d’un bond sur le côté ; la pierre était allée frapper un arbre d’un coup terrible, qui avait secoué les feuilles. Et l’enfant était resté pâle, les bras ouverts, sous l’émotion de cette magnifique robe brune et de ce corps bondissant, d’une grâce fuyante.

Son désir d’avoir un fusil se réalisa enfin. Ne pouvant l’acquérir, il le déroba. Un paysan qui leur achetait du bois l’hiver, possédait une carabine, pendue tout le jour à un crochet, dans l’angle de la cheminée. Il se cacha derrière une haie, attendit la sortie de l’homme et s’empara du fusil.

Ce fut une joie pleine de surprise. Il le tourna, le regarda par en haut, par en bas, la gorge battante, émerveillé, et tout à coup, comme il pressait la détente sans le savoir, la charge d’un des canons partit et persilla d’une volée de plombs les feuilles d’un coudrier.

C’était donc ça ! Il garda jalousement son second coup pour une bonne occasion. Elle se présenta le soir du même jour sous la forme d’une chevrette finement découplée.

La bête traversait un ravin par petits bonds, la tête haute, avec des rythmes légers de danse ; dans l’ombre verte, plus loin, une troupe de chevreuils s’espaçait, proche d’une mare ; et une quiétude les tenait là dans le frisson murmurant du bois.

Il visa.

Un fracas déchira l’air. À travers la fumée bleuâtre il vit alors une galopée affolée, toute la bande se ruant droit devant elle, et il resta l’arme contre la joue, ne voyant plus, n’entendant plus, comme effrayé de sa puissance. Le trouble dissipé, il courut à l’endroit où il avait tiré. La chevrette avait détalé : il avait manqué son coup.

Il raisonna, se dit qu’il avait tiré trop bas, réfléchit longuement au moyen de faire mieux ; et brusquement, un vacarme de voix s’éleva dans le fond du bois. Il entrevit des hommes se démenant, coupant à grandes enjambées par les taillis, et l’un d’eux, qui avait une carnassière à l’épaule et le fusil à la main, vint à lui, demandant s’il n’avait vu personne. C’était un garde.

— Non, fit le petit, qui sifflotait entre ses dents, très calme.

Leste comme la ruse, il avait caché son fusil sous les ronces. Et les hommes passèrent, ne se doutant pas que ce gamin était déjà un tueur.

Il savait à présent bien des choses : d’abord, comment on se sert d’un fusil, le bruit que ça fait, les gens que ça attire ; et l’aventure remua cette cervelle énormément. Les gardes partis, il eut un rire en dedans : il serait plus malin dorénavant.

Il se procura de la poudre. Il tiraillait après les oiseaux : mais la poudre partait avec un bruit mousseux de fusée, sans blesser. Il y ajouta de la pierraille menue, et des morts tombèrent, mais rares, tandis que les suivants filaient, secouant leurs plumes par dérision. Ce n’était donc pas suffisant encore. Et comme il s’abîmait dans des recherches, son père arriva et le vit couché, son fusil près de lui.

— Biesse ! dit-il, c’est pas avec la pierre qu’on charge. Faut du plomb.

Et l’enfant qui s’attendait à une colère, vit un attendrissement sur la face boucanée du vieux.

Le père partit un dimanche pour la ville, un peu avant qu’il fît jour ; et tout en cheminant, il s’émerveillait de ce vaurien précoce, sa chair et son sang. Même le bois l’entendit rire, farouchement gai, d’une gaîté de solitaire. Et à midi il rentra, ayant dans sa poche de la poudre et des chevrotines.

— Tiens, fieu, dit-il à Hubert ; c’est pour t’amuser. Les chevreuils, ça va jusqu’à des trente francs ; et les lièvres, on en donne des deux et même des trois. Mais y a les gardes, les gendarmes, des canailles ! Faut voir à voir.

Dès ce jour-là, l’enfant fut braconnier. Il tua pour de l’argent après avoir tué pour son plaisir, faisant du massacre à tant la tête, et son adresse de tueur augmentant d’année en année, il devint bientôt un ennemi redoutable qui enserrait dans le réseau de ses ruses les tanières, les terriers et les clapiers, à plusieurs lieues à la ronde.

Puis, trouvant que cela se dépeuplait, traqué par les gardes, il déserta le bois, gagna les villages, y colporta son état.

Pour son coup d’essai, il avait franchi une haie de clôture, courte, ventrue, et le lendemain il franchissait une palissade en planches, énorme, qui faisait le tour d’un bois de seigneur ; la belle chasse gardée qu’il trouva le mit en goût. Alors il ne regarda plus à rien, entra dans la propriété des gens, fit son butin de ce qu’il pouvait attraper. C’était à présent un garçon bâti en hercule, avec des jambes taillées pour la course, des poumons de cheval, un poing à assommer les bœufs ; les jours de chômage, par défi ou passe-temps, il s’amusait à soulever des charrettes, d’un mouvement lent de ses reins de fer, et, dans les bagarres, fracassait tout sous la volée de ses coups. La liberté, la vie sauvage, l’exercice de sa volonté à toute heure du jour lui avaient composé une beauté faite d’audace, de rudesse mâle, d’accord parfait de toutes les parties de son corps.

Il avait des marchands et se piquait d’honnêteté en affaires. On l’estimait pour sa manière large de traiter les marchés. Quelquefois, par bravade, il allait lui-même porter son gibier à la ville, trinquant, en chemin, avec les gardes, auxquels il disait ses ruses, et leur offrant de leur procurer du gibier pour la table de leurs maîtres.

— Des battues, disait-il, y font des battues, et y sont dix, vingt ! Moi, j’fais ma battue à moi tout seul ! Et j’connais les bêtes par leur petit nom, je les appelle ; y viennent comme à leur mère !

Il raillait les chasseurs, les gardes, les gendarmes, leur promettait du plomb en riant, si jamais ils le serraient de trop près, finissait par leur montrer ses bras nus, avec leurs biceps roulant comme des boules.

Il était très surveillé pourtant. Des gardes s’étaient mis un jour à quatre pour le pincer. Il était monté sur un arbre, avait épié leurs mouvements, entendu leurs projets, et tout à coup leur avait crié d’en haut :

— Cache après !

C’est-à-dire « cherche après, » dans la langue du pays.

Le nom lui était resté, prenant graduellement une consistance de renommée : on le prononçait dans les récits de chasse, aux tablées de cabarets, aux veillées de fermes, avec des pointes contre les gendarmes si c’étaient des parlotes de paysans, des invectives contre le braconnage si c’étaient des causeries de chasseurs ; et cette célébrité se grossissait de l’impossibilité de le prendre, de l’impénétrabilité de ses retraites quand il était traqué, d’une queue d’histoires dont il était le héros.

Les gens de la campagne l’aimaient, le sentant avec eux dans leur révolte basse, leur rancune inavouée contre l’autorité. Et Cachaprès avait la chaude paille de l’écurie, les jours où il venait demander la nuitée aux fermes, et en tout temps de larges chanteaux de pain, de la bière et du café à discrétion. Du reste, il gagnait de l’argent, et les villageois voyaient avec émotion des monnaies blanches reluire dans ses mains.

Il avait gardé pour les bois son vieil amour d’enfant ; mais depuis qu’il connaissait les gaietés de la bière, le désir de la noce l’attardait dans les bouchons, jouant aux quilles, lampant, s’éjoyant à faire des paris. Il avait l’humeur haute en gueule du Wallon ; son rire grêle de gamin s’était changé en une hilarité sonore qui avait l’éclat du cuivre. Et ce rire sortait de sa poitrine, fréquent, puissant, fait pour dominer la rumeur des buveurs sous les tonnelles où on lance la boule.

Toute cette expansion de vie semblait se renfoncer au plus profond de son être lorsqu’il était dans la forêt, faisant le guet, tendant ses piéges, posant ses cols, mêlant son immobilité à celle des arbres, et de son oreille en cornet, pareille à celle des satyres, recueillant les significations de l’énorme bruissement confus qui traîne dans les crépuscules.

Le père Hornu, devenu très vieux, habitait toujours sa masure aux limites du bois. Sa longue carcasse droite se dessinait maintenant en creux, avec des hauts-reliefs d’os, et il traînait des jambes engourdies par les rhumatismes. Ne pouvant plus monter aux arbres, il fendait à coups de hache le bois coupé par ses garçons, le taillait en bûches, en faisait des tas ; et petit à petit, la force lui manquant pour cette besogne, il ne s’occupa plus qu’à brouetter les ramées, de son pas lent qui chancelait sous la tension de la courroie.

Un des fils s’était marié : la sombre hutte avait pris alors des airs de nichée, et le grand’père, un peu plus délabré à chaque saison, gardait à présent les enfants, abritant de son lambeau de vie leur grosse petite existence. La forêt se vengeait des outrages qu’il lui avait fait subir en le desséchant comme une vieille souche déchaussée, et, par étapes, il s’acheminait à la mort, ayant déjà dans les membres la raideur des trépassés.

Un jour Cachaprès, rentrant au logis, trouva le vieux sur un matelas de feuilles, l’œil démesurément ouvert, glacé.

Ce fut un lourd ennui pour ces hommes des bois de se conformer aux prescriptions de la loi. D’instinct, ils auraient creusé une fosse dans le hallier, auraient mis le corps dedans, au lieu de courir à la mairie, passer par des tas de formalités, finalement le mener au cimetière commun.

Les frères fabriquèrent une bière avec de la volige, étendirent le mort au fond, sur une couche de feuilles, puis, tous ensemble s’y mettant, y compris Cachaprès et la vieille Hornu, on porta le cercueil.

Elle n’avait pas pleuré, la mère : son dur visage en bois s’était seulement étiré comme une planche détraquée au soleil. Et elle allait, sa haute taille sèche pliant un peu sous le poids du cadavre. Cette petite troupe se perdit dans le matin bleu du bois, tous les merles sifflant à la fois, comme pour saluer celui qui s’en allait.

À la sortie du cimetière, le cadet paya à boire. Jamais il n’avait songé à faire aux siens une distribution de l’argent qu’il gagnait largement. Il était généreux pourtant. Mais les pauvres gens ayant besoin de peu, ne demandaient rien, et il ne pensait pas à leur donner. Ce jour-là, il soûla ses frères. Les femmes burent aussi. Il eût voulu soûler tout le village, dans son désir de faire quelque chose pour le mort.

Seule, la vieille Hornu ne toucha pas à son verre. Elle demeura tout le temps immobile, les mains posées sur ses genoux, regardant vaguement le trou noir que faisait l’absent auprès d’elle, sans penser à rien. Le soir venu, comme les garçons ronflaient à terre, ivres-morts, Cachaprès prit l’un et la vieille prit l’autre. Elle le hissa sur son dos, comme elle eût fait d’un sac, et le porta jusque chez elle, courbée en deux, les mains robustement posées sur ses hanches. Elle rentrait, son fils sur le dos, dans la maison d’où elle était sortie le matin, son mari sur les épaules. Et, à quelques jours de là, elle mourut à son tour, sans maladie, comme meurent les femelles quand les mâles n’y sont plus.

Cachaprès reprit sa vie.

On ne hante pas les cabarets sans connaître les filles. La fermentation des printemps mettait une flambée d’étincelles dans ses veines. Il se rapprochait alors des étables, des seuils sur lesquels bavardent le soir des garces aux bras rouges. Cette chair mafflue satisfaisait ses appétits d’homme pour qui l’amour est une hôtellerie. Il ne voyait rien au-delà de la grosse sensation d’être à deux un instant. La tendresse lui échappait.

Le temps des kermesses était surtout pour lui une occasion de s’amuser avec les commères. Il leur payait bouteille, les lançait dans les entrechats des contredanses, les entraînait derrière les haies. Il lui suffisait qu’elles fussent amples et dodues, avec des dents propres. Et il n’avait pas connu les fréquentations durables.

C’est alors qu’il vit s’épanouir le sourire de Germaine dans un sourire de mai. La fleur des pommiers seule était aussi abondante que la floraison qui, brusquement, poussa en lui ; cela germa comme une graine, monta comme une sève, le remplit des pieds à la tête comme un débordement.

Il l’aima, sans s’en rendre compte, à travers la neige des étamines, l’aile des papillons, la blancheur du matin, comme l’incarnation de tout ce qu’il y avait pour lui de désirable sur la terre, l’ombre des bois, la tiédeur de la plaine, les vergers pleins de fruits, le meurtre, le vol, la liberté.

Il l’aima comme un gibier rare et difficile, comme une proie inaccoutumée, sentant s’accroître son goût pour elle de la supposer vierge, c’est-à-dire gardée, à l’égal des chasses dont il avait dû escalader les clôtures.


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