Un livre sur la situation actuelle, publié en 1800



D’UN LIVRE
SUR
LA SITUATION ACTUELLE
PUBLIÉ EN 1800.

Il y a précisément quarante ans, au mois d’octobre 1800, que parut un écrit très remarquable. C’était l’ouvrage du comte d’Hauterive. Il avait été composé sur des notes données par le premier consul lui-même. Ce livre traitait de la situation de la France à la fin de l’an VIII, c’est-à-dire aux premiers jours de ce siècle où nous vivons. Nous jetterons un coup d’œil sur cet ouvrage important. Ce ne sera pas, nous le croyons, s’occuper de faits et d’évènemens hors de propos.

M. d’Hauterive débutait en traçant la situation politique de l’Europe avant la guerre, et en examinant les causes qui, dès l’origine de la révolution, avaient exalté à un si haut degré la plupart des gouvernemens européens, et attiré à la France une guerre presque générale. C’était à la veille de plus grandes guerres, et long-temps avant la formation d’une nouvelle coalition dont les causes n’existaient pas encore, que M. d’Hauterive se livrait avec sang-froid à son examen, ne considérant les passions que comme les résultats d’une longue suite d’évènemens, et se plaçant à dessein sur le terrain d’une époque antérieure, afin, disait-il, de dégager la discussion de tout ce qui tient à la susceptibilité, aux ressentimens et à l’amour-propre. Il s’agissait d’éclairer la France et l’Europe prêtes à en venir aux mains, de leur faire connaître les avantages réels qui résulteraient de l’état de paix, et l’écrivain ne pouvait le mieux faire, disait-il encore, qu’en prouvant que dans les dernières et récentes guerres, vaincus ou vainqueurs avaient été également dupes de l’ignorance ou de l’oubli de leurs intérêts.

Il faut dire d’abord, avec M. d’Hauterive, qu’avant la révolution, et comme aujourd’hui peut-être, presque tous les états de l’Europe étaient dans une position contrainte et fausse à l’égard les uns des autres, oppressive et ruineuse à l’égard de leurs sujets. Les rapports politiques n’étaient pas moins indécis, pas moins discordans, pas moins précaires qu’ils ne le sont aujourd’hui.

M. d’Hauterive, qui proposait la paix à l’Europe, et lui en vantait les avantages, au nom de la France et de Bonaparte jeune et vainqueur, remonte à l’établissement du droit public des temps modernes, et le fixe avec justesse à l’époque du traité de Westphalie. Actuellement il faudrait reporter cette époque au traité de Vienne. Toutefois, il se hâte de remarquer, en même temps, que dès la conclusion de ce mémorable traité, les puissances européennes travaillèrent à l’enfreindre, tout en l’invoquant, et que l’autorité de ces lois fut souvent plus théorique qu’effective. Le traité de Vienne n’a pas réglé en réalité le droit public, comme a fait le traité de Westphalie ; ses décisions n’auront régné réellement que vingt-cinq ans, au lieu de cent cinquante-deux années que durèrent les actes de 1648, et le monde n’a pas eu, dans cette première et plus courte période, les grandes guerres qui eurent lieu pendant le siècle et demi qui précéda la révolution ; mais les infractions n’ont pas été moins fréquentes, et les cabinets se retrouvent, comme alors, aussi gênés, aussi agités par ceux des actes du traité de Vienne, auxquels ils obéissent, que par les violations de quelques autres de ces actes qu’ils ont commises.

Les violations subies par le traité de Westphalie avaient graduellement détruit, en Europe, le système du droit public, au moment de la révolution française ; les violations du traité de Vienne ont altéré la constitution donnée à l’Europe en 1815. Et maintenant que la France a tiré avantage, avec justice et mesure toutefois, de ces violations des autres puissances, celles-ci se trouvent embarrassées de leur propre marche et voudraient revenir en arrière. Nous verrons bientôt s’il en est encore temps. Remarquons seulement qu’en 1813 l’Europe a fait la guerre à notre politique ambitieuse, et qu’aujourd’hui elle la fera, si elle s’y décide, à notre modération.

Je reviens au livre de M. d’Hauterive. Il fait ressortir trois évènemens qui lui semblent propres à jeter le plus grand jour sur l’affaissement général du système politique de l’Europe à l’époque où il se place : la formation d’un nouvel empire au nord de l’Europe, l’élévation de la Prusse au rang des grandes puissances, et l’accroissement général du système maritime et commercial des nations.

Pour la Russie, M. d’Hauterive fait d’abord remarquer que tous les degrés de l’ascendant qu’elle a su prendre en Europe ont été successivement marqués par des atteintes plus ou moins graves portées à la sûreté ou à la puissance d’une grande partie des états qui la composent. Ce n’est que pour indiquer la position que la France aurait pu prendre, seulement depuis dix ans, par l’effet même de cette marche toujours plus marquée de la Russie, que je suivrai M. d’Hauterive dans les développemens qu’il donne à sa pensée.

La Turquie s’est laissé enlever tout, on peut dire, par l’empire russe : la Tartarie, la Crimée, les forteresses de ses provinces méridionales, le domaine maritime de la mer Noire, le commerce de la Perse, la suprématie dans les principautés, et puissions-nous ne pas ajouter bientôt, elle s’est laissé enlever tout, même Constantinople. Pendant ce temps, la Turquie abandonnait la Pologne, la Suède, la France elle-même, qui réclamaient une diversion. D’un autre côté, la Pologne se laissait vaincre, la Suède se voyait enlever la Finlande, une partie de la Poméranie ; la Livonie, la Courlande, l’Ingrie, augmentaient le territoire déjà si grand de l’empire. Et qu’a fait la France ? Toujours généreuse et désintéressée dans sa conduite, au lieu d’imiter cette politique qui consiste à anéantir les états voisins et de moindre importance, elle a favorisé, dans ces derniers temps, l’établissement du royaume de Grèce, le développement de la vie politique et de l’indépendance en Espagne, appuyé toutes les nationalités souffrantes autant que le permettaient les traités qui la liaient, traités de bonne foi et d’honneur que nous étions destinés à voir enfreindre par les cabinets que ces traités avaient le plus favorisés. Une seule fois la France, obéissant au sentiment de sa sûreté territoriale, a été politique en favorisant la séparation de la Belgique et de la Hollande. Encore, obéissant, comme malgré elle, à ses instincts d’abnégation, elle a refusé l’adjonction volontaire des provinces belges aux siennes, quand, au milieu des ressources de cet agrandissement, elle eût trouvé Anvers, ce port que Napoléon nommait « une bouche de pistolet sur la gorge de l’Angleterre, » et où flotterait à cette heure notre pavillon !

Passons maintenant avec M. d’Hauterive, à la Prusse.

« La paix de Westphalie, dit-il, avait eu pour objet d’accorder deux intérêts qui, bien qu’ils soient connus sous les dénominations d’intérêt protestant et d’intérêt catholique, ne furent pas moins combinés sur des vues d’indépendance pour les états faibles, et de prépondérance pour les états forts. » — Et sous ce rapport, M. de Hauterive examine les effets de la création d’une puissance nouvelle dans l’empire germanique, puissance protestante, dont l’influence fit bientôt moins rechercher l’intervention de la France dans les démêlés entre les chefs de l’empire et ses membres, ce qui a rendu la France presque étrangère aux affaires intérieures de l’Allemagne, où, on doit le dire, elle ne se mêlait que pour apaiser les différends.

Le traité de Vienne, fait sous l’empire d’autres circonstances, avait un autre but, celui d’accorder des intérêts qui venaient de se former, et qui devaient se trouver en présence bien fréquemment dans la période pacifique qui s’ouvrait alors. Je parle du système constitutionnel et du système absolu. La France s’était déclarée jadis patronne du parti protestant en Allemagne ; il était bien naturel et bien plus légitime de se porter comme protectrice des états constitutionnels dans le Nord, et elle avait tout à gagner à faire entrer la Prusse au nombre de ces états. Ces efforts ont-ils été tentés ? Je l’ignore ; mais de fait, la Prusse s’est placée à la tête d’un parti bien puissant en Allemagne, le parti matériel et commercial. Son association de douanes l’a faite, comme on sait, le point central d’un cercle où sont entrés tous les partis mécontens ou non du déni de garanties politiques de ce gouvernement, vaste cercle où il croit pouvoir braver toutes les influences du dehors, qu’elles s’appuient sur les principes religieux ou sur les idées politiques. M. d’Hauterive peint le grand-électeur, ce prince qui fonda la grandeur de la Prusse, et la prépara à devenir réellement digne du nom de royaume, comme un homme qui affectait de ne songer qu’aux affaires financières et à des théories de tactique militaire assez futiles, tandis que sa maxime était de s’agrandir sans cesse et sans relâche aux dépens des peuples voisins. N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans la politique actuelle de la Prusse, qui semble ne s’occuper que de droits d’entrée et de sortie et d’améliorations de routes, tandis que, surmontant les justes appréhensions que doit lui donner sa situation géographique, elle donne les mains à un traité qui peut tôt ou tard, dans un sens ou dans un autre, selon la chance des batailles, amener un nouveau remaniement de l’Europe.

En se disposant à montrer les conséquences du troisième évènement qu’il a indiqué, l’habile confident des pensées de Napoléon pose un principe qui ne sied qu’à un homme certain de la résolution et du courage de son pays. C’est, à savoir, que le mal produit par des évènemens de la nature de ceux qu’il cite, ne peut être imputé aux gouvernemens qui les ont fait servir aux progrès de leur puissance, et qu’il faut en accuser bien plus la politique des cabinets qui n’ont su ni les apprécier ni les prévoir. Ajoutons toutefois à ce que dit M. d’Hauterive, qu’il ne faut pas se hâter de juger les cabinets, et qu’avant de les accuser, on doit attendre que des circonstances formelles aient donné la clé de leur conduite.

Au moment où une coalition se forma de nouveau contre la France, Bonaparte adressait, par la bouche de M. d’Hauterive, ces paroles aux gouvernemens européens : « La source du mal est dans l’indiscernement des hommes d’état qui ont cru que la force valait mieux que la politique, qui ont pensé qu’il était au-dessous d’eux de réfléchir avant de se décider pour les partis extrêmes, et que la guerre était un plus noble moyen d’agir que les négociations. Ils n’ont écouté que la voix de la défiance, de la jalousie, de la vanité ; ils se sont fait une idée monstrueuse de la prééminence de la France ; ils ont écouté avec défiance ses conseils, ils ont dédaigné son appui, et quand ils ont vu que, par l’effet de leurs imprudentes combinaisons, des états dont leur imprévoyance avait favorisé l’accroissement, étaient devenus dangereux, ils s’en sont pris à la France… » — Eh bien ! ne peut-on pas dire aujourd’hui que les successeurs de ces hommes d’état ont également recouru sans discernement à la force matérielle, dont les effets sont toujours incertains, et qu’ils sont arrivés à la même détermination que leurs prédécesseurs par des motifs tout contraires ? Ils ont peut-être aussi écouté la voix de la défiance et de la jalousie ; mais en même temps ils ont été mus par l’idée fausse qu’ils se sont faite de la faiblesse de la France, dont leurs agens ont exagéré les divisions intérieures et mal apprécié la conduite prudente et sage.

Jadis, au moins, la France, placée par ses alliances dans une inattaquable position, n’était pas tout-à-fait intéressée, comme le remarque M. d’Hauterive, à l’équilibre, au maintien des rapports existans, et elle agissait en conséquence. Maintenant, au contraire, c’est la France qui s’est montrée le plus sincèrement préoccupée du maintien de l’équilibre européen, et si elle a recherché l’alliance des gouvernemens qui adoptaient ses principes, elle n’a rien fait pour inquiéter l’existence des autres. Sous certains rapports, on peut dire qu’elle a sacrifié à la paix des ambitions presque légitimes, ou qui l’étaient autant que celle qui pousse la Russie vers Constantinople et l’Angleterre contre l’Égypte. Il est vrai, et je me hâte de le dire, que, dans les derniers temps, la France attendait son avenir de la paix, et un grand, un sûr avenir. Les puissances le savent sans doute ; et ce n’est en effet qu’en leur attribuant cette conviction qu’on peut expliquer plausiblement l’espèce d’insouciance et de légèreté qui les porte à livrer leur propre avenir aux chances hasardeuses de la guerre. N’est-ce pas toutefois donner encore, dans ce jeu-là même, quelques chances à la France, que de la laisser mettre de son côté, aux yeux des peuples déjà si agités, la modération, la loyauté et le respect inviolable des engagemens ?

Je viens enfin au troisième évènement indiqué par M. d’Hauterive : l’accroissement général des forces maritimes (commerciales ou autres) en Europe.

Le véritable fondateur du système maritime, le véritable auteur des guerres maritimes de l’Europe, on le sait, et M. d’Hauterive le rappelle très bien, ce fut Cromwell. « Considérant, dit-il, la position isolée de l’Angleterre et le caractère à la fois actif et tenace des hommes qui l’habitent, Cromwell conçut l’idée de constituer leur industrie dans un état permanent de contradiction et de guerre avec toutes les industries, et de séparer à jamais leurs intérêts des intérêts de l’Europe. » — Cette idée fut mise en œuvre par le fameux acte de navigation, qui fut un coup d’usurpation décisif et hardi sur les droits et les intérêts commerciaux de toutes les nations. Dès-lors, l’Angleterre se trouva en fait, et se crut en droit, maîtresse de la législation générale de la mer ; elle y frappa tous les navires de ses injonctions impérieuses, et nous avons vu les prétentions établies par cet acte, maintenues jusqu’à l’issue de la dernière guerre maritime soutenue par la France et quelques autres nations du continent contre l’Angleterre, donner lieu à des actes d’hostilité et à des représailles de la part des nations neutres. Les principes politiques professés par l’Angleterre à l’égard des autres peuples changent même si peu, que, si pareille guerre éclatait de nouveau, nous verrions ces doctrines reparaître, et des difficultés s’élever avec les états alliés à elle ou avec les états neutres, sur la question du pavillon, question tant controversée, mais toujours inébranlablement maintenue par l’Angleterre dans le sens que lui donnent la situation et les nécessités particulières de ce pays. Les États-Unis de l’Amérique septentrionale surtout, malgré tous les efforts que fait depuis vingt ans leur gouvernement pour isoler sa politique, ne pourraient assister long-temps, sans y prendre part, à une lutte où l’Angleterre voudrait faire dominer ses principes en matière maritime, et l’Angleterre n’y manquera pas. L’acte de navigation eut un second résultat, que M. d’Hauterive signalait, il y a quarante ans, avec sa sagacité habituelle : l’alliance indissoluble de la puissance de l’état et de l’intérêt commercial de la nation anglaise. De là cette application du gouvernement anglais, cette nécessité qu’il éprouve de découvrir, de favoriser tout ce qui peut étendre les relations de l’industrie anglaise ; cette habitude violente de se ruer contre tout ce qui les entrave ou les menace pour l’avenir, et ce besoin constant de s’ouvrir de nouveaux débouchés, de nouvelles routes commerciales. Rien n’a changé depuis le temps où M. d’Hauterive signalait ces résultats du grand acte de Cromwell ; cette tendance, ces vues, cette ardeur commandée par la nécessité, sont restées les mêmes. En jetant ses regards en arrière de lui et sur les évènemens de son temps. M. d’Hauterive voyait l’Angleterre luttant à l’extrémité méridionale de l’Asie pour donner un débouché grand comme l’Europe à son négoce, combattant la France du temps de M. de la Bourdonnaye et de Dupleix, chassant les Portugais de l’Inde pour écarter tous les concurrens, explorant déjà la partie orientale de l’Asie, dépouillant au sud de l’Afrique les Hollandais de leur plus belle colonie, soulevant au nord de cette partie du monde les puissances barbaresques contre nous, s’avançant avec hardiesse en Amérique, et se présentant partout en Europe un traité de commerce dans une main, en montrant de l’autre les batteries de ses vaisseaux de guerre ! Depuis, l’Angleterre s’est encore affermie dans toutes ses possessions ; mais plus elle les a étendues, plus les besoins de son commerce lui ont commandé d’élargir le cercle, et nous la voyons aujourd’hui faire remonter l’Indus par ses flottes, assiéger toutes les places des côtes du golfe Persique, se préparer à couvrir l’Euphrate de ses bateaux à vapeur, convoiter Bassorah, courir jusqu’à la Chine, et remettre tout en question pour s’assurer la libre domination de la mer Rouge, Sans doute c’est là une grande et magnifique suite d’efforts, et on ne peut refuser son admiration à l’enchaînement d’idées patriotiques, à la ténacité qui se perpétue de la sorte ; mais tout en appréciant la grandeur des résultats qui découlent de ces causes, on ne peut s’empêcher de penser que cette fois l’Angleterre pourrait bien avoir dépassé le but. À moins toutefois que, fidèle à ses principes et décidée à ne renoncer en rien aux traditions successionnelles de sa politique, elle ne soit déjà résolue, l’Égypte une fois conquise, de soutenir dans peu d’années une lutte terrible avec la Russie pour la suprématie dans l’Asie centrale et la possession de Constantinople ! Je ne parle pas de la France, qui aurait certes un rôle important à jouer dans ces débats, où l’Angleterre nous aurait fait entrer bien malgré nous, et dans des vues bien différentes de celles que nous avaient fait adopter depuis dix ans notre politique et nos penchans.

N’allons pas trop loin nous-mêmes toutefois. On dit aujourd’hui : Lord Palmerston a voulu insulter la France. Nullement : il n’a pas plus voulu nous insulter que le gouvernement de son pays ne voulait insulter le nôtre quand il se jeta, au commencement de ce siècle, dans les aventures d’une guerre qui eût peut-être amené des chances bien différentes sans le goût immodéré de Napoléon pour les conquêtes. En matière de commerce, on rivalise, on nuit de son mieux à son concurrent, mais il n’y a jamais insulte ; et les affaires politiques de l’Angleterre ne sont en tout temps que des actes mercantiles, que des questions d’argent. Qui sait si de mauvais vouloirs, encore indécis et flottans, n’ont pas pris librement leur cours le jour où la banque de Londres s’est vue dans sa détresse forcée de venir à la banque de France, qui a accueilli sa demande si fraternellement ?

En 1800, quand M. d’Hauterive cherchait à s’expliquer les causes et la nature de la guerre, il avait reconnu les unes dans un état de choses à peu près semblable à celui où nous nous trouvons ; et quant à la nature de la guerre, il en expliquait ainsi les motifs : — « La guerre a été irréfléchie, parce qu’elle était un résultat forcé de la position incertaine et fausse des états de l’Europe ; elle a été générale, parce que les mêmes causes agissaient de la même manière ; elle a été violente, parce que tous les gouvernemens étaient, sous les rapports administratifs, militaires et politiques, dans une attitude également contrainte ; elle n’a eu aucune uniformité de direction, parce qu’elle ne pouvait avoir d’objet commun (et en effet, dirai-je ici en appliquant à ce qui se passe la pensée de M. d’Hauterive, en effet, la crainte des idées constitutionnelles et le désir de les étouffer pour les remplacer par le despotisme, ne peuvent être à la fois la pensée et le but de l’Angleterre comme de la Russie) ; enfin, la guerre devait être difficile à terminer, ajoutait M. d’Hauterive, parce que nul motif tiré d’un intérêt général, nul principe de droit public n’avait présidé à son entreprise. » — Et que serait la guerre en 1840 ? Aurait-elle un autre caractère ? Supposant même que les peuples restassent passifs, et se fissent une loi de n’entraver en rien les projets des trônes et des cabinets, quel but atteindrait-on ? La guerre, si elle a lieu, la guerre sera l’effet répété de ces causes nées, comme jadis, de l’imprévoyance des gouvernemens, des embarras intérieurs auxquels ils ne savaient comment porter remède ; incurie, ignorance, irréflexion, qui, il faut bien le dire, se manifestent hautement à l’égard de la question d’Orient dans les deux cabinets de qui l’Europe a reçu l’impulsion fatale qu’elle éprouve en ce moment.

Qu’on vienne maintenant nous dire que les dispositions hostiles des cabinets tiennent à l’avénement et à l’existence de tel ou tel ministère ! Le mouvement hostile actuel éclate des choses elles-mêmes, aucun ministère ne l’a provoqué ; il vient de l’Angleterre, de ses inquiétudes commerciales, de son peu de confiance dans sa situation intérieure. Or, il n’est pas de ministère français, à quelque parti qu’il appartînt, qui voulût, je le suppose du moins, apaiser ces inquiétudes en abandonnant les intérêts les plus impérieux de la France.

Là gît surtout le principe de la discorde, et il ne reste au gouvernement, à qui se trouve confié le soin de ces intérêts, qu’à se préparer à les soutenir. S’il peut éviter honorablement de les défendre par les armes, il n’aura pas dévié de son devoir, car la France n’a pas encore été mise dans la nécessité absolue d’y recourir. Elle n’a pu faire dominer son opinion dans les conseils européens, mais ce n’est pas là subir une insulte. Elle se trouve exclue de la participation d’un traité qui touche des questions dont la solution ne peut, ne doit avoir lieu sans elle ; qu’elle proteste, et, si les choses vont plus loin, qu’elle agisse. Nous serons les premiers à le demander, et à proclamer cette vérité politique que Napoléon, alors chef d’un peuple libre, dictait, il y a quarante ans, à M. d’Hauterive : « Tout peuple qui tolère une injure, mérite de plus grands reproches que celui même qui serait coupable d’une injuste agression. »

La situation du gouvernement est au moins singulière. On l’accuse de réprimer l’émeute au moment où il devrait, dit-on, s’occuper uniquement des grandes affaires qu’il a dans nos ports et à nos frontières, comme si l’ordre intérieur n’était pas la première condition de la force. On l’accuse en même temps d’inertie, parce qu’il assiste au drame qui commence seulement, en spectateur actif et intéressé à en prévoir la marche, tout en s’occupant d’augmenter nos forces de terre, de doubler le nombre de nos vaisseaux, de fondre des canons, de compléter notre cavalerie, de remplir nos arsenaux et de fortifier nos villes. Si le ministère faisait plus, ne dirait-on pas avec raison qu’il va au-devant de la guerre, ou qu’il obéit à sa destinée, à sa nature, qui sont de l’amener ?

Que faire donc ? Courir en Orient ? Mais nos vaisseaux croisent dans la Méditerranée et protègent nos intérêts. Y guerroyer ? Mais pourquoi si loin ? L’Océan, au besoin, serait plus près de nous, et les côtes de l’Irlande, où souffrent, la rage dans le cœur, cinq millions de catholiques, sont moins éloignées que les eaux de l’Égypte. En se réservant pour des actes plus décisifs, on aurait en même temps les avantages de la circonspection et de la prudence, et, le cas échéant malgré elle, malgré ses efforts pour réparer le mal qu’elle n’a pas fait, la France n’aurait pas besoin de lancer bien loin sa flotte et ses soldats pour rencontrer ceux qui se seraient fait un jeu de quitter le rôle d’amis pour prendre celui de ses plus actifs adversaires. Quant à l’Autriche et à la Prusse, la Russie se chargerait bientôt de nous venger ; le repentir les attendrait, l’une dans les principautés et l’autre dans ses provinces du nord, comme aussi l’Angleterre, qui trouvera à Constantinople, occupée par les troupes russes, la récompense de sa fidélité aux alliances et de son respect pour les engagemens !

À ceux qui voudraient voir le gouvernement prendre l’initiative, et se jeter avec brutalité au milieu des évènemens, on peut demander s’ils se sont bien rendu compte de la situation de la France et des désirs qu’elle doit avoir. Que veut-elle ? Ne pas être isolée ; mais on ne se donne pas des alliés à coups de canon. Ce que la France peut se proposer dans ses desseins, c’est qu’on ne remanie pas l’Europe sans elle, et ce serait la remanier en effet que d’ajouter à la force de deux puissances européennes la force que leur donnerait la possession de l’Égypte et de l’Asie mineure. Ce qu’elle peut vouloir, c’est que le statu quo soit respecté, que nulle intervention n’ait lieu, fût-elle déguisée par le pavillon ottoman, avant que les cinq grandes puissances soient parvenues à s’entendre. Eh quoi ! après deux guerres funestes, après les désastres de la campagne de Russie, après l’envahissement de notre territoire, il ne s’est pas trouvé un seul homme d’état, même parmi les plus acharnés contre nous, qui osât nous exclure des conseils de l’Europe qui s’ouvraient à Vienne, et en 1840 on voudrait en écarter la France, quand on y traite d’intérêts brûlans pour elle, ou passer outre sans l’écouter, si on l’y admet ? La France s’est-elle donc, par hasard, plus affaiblie, aux yeux des puissances, en vingt-cinq ans de paix, qu’elle n’avait fait en vingt-cinq années de sanglantes guerres ? S’il en est ainsi, le cas n’est plus douteux : il faut se réhabiliter.

Quelques puissances disent, il est vrai : Nous avons assisté paisiblement au siége d’Anvers et à l’expédition d’Ancône. — Mais Ancône fut occupé du consentement de l’Europe, ou du moins en vertu du principe de non-intervention, qu’elle ne contestait pas ouvertement. Et qu’est Anvers, d’ailleurs, près de Constantinople et d’Alexandrie ? Anvers ne concernait que l’Angleterre, et l’Angleterre coopérait avec nous. La Belgique n’était-elle pas reconnue par les puissances, son territoire délimité d’un commun accord ? La France n’avait-elle pas donné des garanties de son désintéressement en refusant la souveraineté de ce pays pour elle d’abord, puis pour un des fils de son roi ? Et cette modération, la France en donnait l’exemple à des puissances qui avaient presque toutes des envahissemens à se reprocher depuis l’époque des arrangemens de Vienne !

Après tout, il est superflu de tant discourir. La liberté s’acquiert par le sang, les conquêtes aussi. La France a payé généreusement et avec héroïsme ces deux dettes. Il paraît que la prospérité intérieure, le développement progressif de la civilisation, les améliorations de la vie sociale doivent s’acheter non moins chèrement. Eh bien ! si on nous y force, acquittons-nous de cette dernière obligation ; conduisons encore, s’il le faut, si l’Europe le veut, notre belle génération sur les champs de bataille ; semons-y nos trésors. Il y a cinquante ans, l’Europe nous a vendu bien cher la liberté ; elle nous a fait payer à plus haut prix encore les conquêtes de Napoléon ; si elle veut nous imposer une autre rançon, ne marchandons pas avec elle. Depuis huit cents ans que la France se montre dans les combats, elle ne s’y sera jamais avancée pour une cause plus juste et qui intéresse autant tous les peuples, car notre prospérité n’est pas incompatible avec la prospérité de nos voisins et de nos alliés, comme est celle de l’Angleterre. Ajoutons que notre liberté, entourée de garanties d’ordre, est un bien commun à l’Europe. Nous en avons seulement le dépôt, et ce n’est peut-être que pour porter la main sur ce dépôt que quelques cabinets ont signé le traité de Londres, où les intérêts mal compris de deux ou trois trônes ont été préférés au bonheur des nations.


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