Un jeune officier pauvre



Ceci n’est qu’un journal intime, nullement écrit pour être publié, dans lequel d’ailleurs manquent beaucoup de pages, détruites par mon père ou égarées depuis longtemps.

S. V.

A L’ÉCOLE NAVALE[1]

Dans le cloître flottant où nos jeunesses venaient d’être soudainement enfermées, la vie était rude et austère. Par plusieurs côtés, elle rappelait celle des matelots que l’on avait voulu copier là pour nous ; comme eux, nous vivions beaucoup dans le vent, dans les embruns, dans la mouillure qui laissait aux lèvres un goût de sel ; comme eux, nous montions sur les vergues pour serrer les voiles où nos mains se déchiraient ; nous manœuvrions les canons à la manière d’autrefois, avec les palans en cordes goudronnées de la vieille marine, et, par tous les temps, dans des canots, le plus souvent tourmentés par les rafales d’Ouest, nous circulions en zigzags sur la rade immense.

Aux heures d’étude, à l’intérieur du cloître, assis à nos bureaux dans les vastes batteries, nous nous absorbions longuement chaque jour dans les spéculations glacées des mathématiques, dans le développement des formules du dx ou de l’astronomie, et cela contribuait également à apporter dans nos existences une sorte d’apaisement ; pour nos imaginations, pour nos sens, c’était aussi calmant que la saine fatigue des muscles.

Autour de nous, sous le ciel nuageux, les brumes changeantes de Bretagne jouaient leurs continuelles fantasmagories, transfigurant sans cesse à nos yeux le profond décor, les granits des côtes et les lames de la mer au remuement éternel.

Nous avions de dix-sept à dix-huit ans, nous tous qui venions de commencer là, avec l’automne, une vie presque monacale. Très dissemblables de goûts, d’éducation et de rêves, nous nous étions, dès les premiers jours, très instinctivement triés par petits groupes, qui demeurèrent à peu près indissolubles jusqu’à la fin de nos deux années d’épreuve ; nous nous disions vous, même entre intimes, et des traditions de courtoisie nous régissaient à tel point que je n’ai souvenance d’aucune provocation, ni d’aucune querelle.

Deux ou trois fois par semaine, une canonnière nous déposait pour quelques heures sur la côte, tantôt dans cette grande ville de Brest qui, sous la pluie fine bretonne, retentissait d’un perpétuel piétinement de sabots, tantôt dans quelque village de pêcheurs d’où nous nous disséminions en pleine brousse, pour nous amuser comme de simples matelots, dont ce jour-là nous portions le costume.

Deux fois par semaine aussi, le matin, c’était l’exercice d’infanterie, qui avait lieu dans la grande cour triste des Pupilles de la Marine, et, pour nous y rendre, nous quittions notre vaisseau en tenue militaire, le fusil à l’épaule, le sabre-baïonnette au ceinturon. Dès que la canonnière nous avait déposés à l’entrée de cette profonde fissure de granit où s’entasse l’Arsenal de Brest, sur le quai, où nous alignait comme des soldats et nous partions au pas cadencé, précédés de clairons et de tambours. L’École des Pupilles était au bout de vieux quartiers désuets où l’herbe poussait entre les pavés gris. Notre musique, en passant à travers le silence de ces rues, faisait paraître aux fenêtres des femmes en coiffe blanche et, dans ces modestes intérieurs qui s’ouvraient, je me rappelle qu’on apercevait toujours des vases ou des magots de la Chine, donnant bien le sentiment que l’on était ici dans une ville très maritime et que les maîtres de ces logis, avant de venir se reposer sous le ciel de la Bretagne brumeuse, avaient jadis couru les mers lointaines.

Cette cour des Pupilles, immense et morose entre ses vieux murs, ne s’égayait qu’un moment, pendant la pause de nos exercices d’infanterie, car la porte alors s’ouvrait pour laisser entrer des groupes de dames brestoises, admises à venir voir ceux d’entre nous dont elles étaient parentes ou amies. Hélas ! Je ne connaissais personne, moi. Personne ne venait me voir, et c’est toujours solitairement que je faisais les cent pas.

Mais, parmi les visiteuses, une jeune fille attirait beaucoup mon attention et j’emportais ensuite, à bord du grand vaisseau austère, son image chaque fois plus vivante. C’était la professionnelle beauté de Brest, adorablement jolie, élégante, insolente ; toujours entourée d’une cour, elle arrivait là, comme une reine.

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[1]Écrit beaucoup plus tard, ce chapitre inachevé devait se placer en tête d’un volume qui aurait fait suite à Prime Jeunesse. À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART

Blidah (Algérie), janvier 1870.

… Le jour baissait déjà quand nous quittâmes l’auberge de M. Paul, au fond des gorges de la Chiffa. L’échappée de ciel que nous apercevions au-dessus de nos têtes était rougie par le soleil couchant, et la vallée, encore humide de neige fondue, avait pris une magnifique teinte vert d’émeraude.

M. Paul nous conduisit jusqu’au tournant du chemin, puis il nous remit nos cravaches, nous souhaita bon voyage et nous recommanda de presser nos chevaux pour sortir des gorges avant la nuit.

Nous nous mîmes alors à galoper vertigineusement, côte à côte, sur le flanc à pic du précipice… Les larges feuilles des palmiers, les branches touffues des chênes verts, déjà confondues dans l’obscurité, passaient comme des ombres au-dessus de nos têtes. De temps en temps, dans les broussailles, se dressait le profil sinistre d’un berger arabe, drapé comme un fantôme dans son burnous blanc…

Et puis, tout à coup, les gorges s’élargirent et la plaine de la Medjerdah s’étendit devant nous dans toute son immensité… Nos chevaux, excités par l’espace, accélérèrent encore leur course et prirent ce galop effréné qui ne se pratique que dans les fantasias indigènes. La nuit était venue ; sur l’horizon encore rouge, où des nuages étaient amoncelés, se détachaient les silhouettes aiguës de quelques montagnes lointaines, et, au-dessous de nous, on distinguait vaguement la Chiffa qui serpentait entre les masses sombres des caroubiers.

Un parfum particulier à l’Algérie emplissait l’air. Égarés dans ce chemin à peine indiqué, enivrés de froid, de vent et de vitesse, nous nous laissions guider par nos chevaux…

Après un court arrêt dans une ferme, chez des colons, nous arrivons l’un après l’autre à Blidah. À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART

Syracuse (Sicile), janvier 1870.

Terre classique, oliviers séculaires, et toujours l’Etna étincelant de neige au milieu des nuages… Cela fait penser aux vieux paysages de l’École italienne ; des ruines antiques dans des campagnes pastorales, des bergers et des chèvres… On sent tout le triste charme de l’hiver ; mais c’est un hiver si doux qu’on n’est pas étonné de voir autour de soi des palmiers, des fleurs et des cactus. Syracuse est lugubre et mystérieuse comme le moyen âge…

Ce soir, nous avons eu sur les eaux du golfe un « coucher de soleil d’Italie », et, là-haut, l’Etna était rouge comme un brasier. Des pifferari chantaient et jouaient de la harpe autour du bord, dans des balancelles couvertes de peintures de sainteté.

Je revenais de terre ; j’étais parti depuis le matin avec une chaloupe pour faire des provisions d’eau douce à l’aiguade du Temple de Jupiter. Je rapportais de larges anémones sauvages d’un violet pâle, cueillies au pied des colonnes du temple. À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART

Smyrne, février 1870.

9 heures du soir.— Je suis descendu ce soir à Smyrne pour la première fois de ma vie. C’était pour une corvée militaire et je n’y suis resté qu’une demi-heure. La pluie tombait par torrents et la nuit était noire. Les chiens errants hurlaient dans ces dédales de rues étroites et sombres. Des gens, costumés comme des personnages de féerie, se croisaient avec des lanternes, des bâtons et des armes ; de longues files de bêtes colossales cheminaient dans l’ombre, en faisant tinter des milliers de clochettes… Je compris que c’étaient les chameaux des grandes caravanes d’Asie… Tout cela m’apparut comme dans un rêve…

4 heures du matin.— Encore effet de nuit noire. Petites rues dans le genre de celles que l’on voit dans les illustrations des Mille et une nuits. Défilé des aspirants du Jean-Bart, en claque et aiguillettes, avec chacun une lanterne à la main.

Le chœur des aspirants chante : Les filles honnêtes qui ont de l’instruction, etc. Les chiens hurlent d’une manière lamentable, et les Turcs, éveillés en sursaut, paraissent à leurs fenêtres, coiffés de leur bonnet de nuit. À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART

En mer, 17 juin 1870.

A l’heure où le soleil se couchait par 85° de longitude Ouest et 2° de latitude Sud, j’étais assis en face de mon sabord, occupé à contempler les splendeurs étourdissantes de ce ciel équatorial. Ma tortue Suleïma se promenait devant moi en pleine lumière dorée et mon singe Zoïo, perché sur un ananas pendu au plafond, faisait des grimaces à un vieux ouistiti, lequel était monté sur une gargoulette.

Un de mes camarades fit cette remarque que cette pauvre Suleïma, si choyée autrefois, était oubliée, que son éducation même se négligeait beaucoup depuis l’intrusion de Zoïo, ce plus important personnage. « Cependant, ajouta-t-il d’un air prophétique, le tour de Suleïma reviendra, ce pauvre Zoïo s’en ira ad patres aux premiers froids, tandis que la tortue, acclimatée dans votre jardin de France, y sera encore dans cent ou cent vingt ans pleine de vie et de santé ! Alors vos petits-neveux raconteront à leurs enfants comme quoi un de leurs grands-oncles, qui était marin, rapporta cette bête d’Algérie… »

Ici, mon camarade fut interrompu par les cris de sa perruche qui venait de subir une agression violente de la part du vieux ouistiti descendu de sa gargoulette. Mais, moi, je repris le fil de mes idées et me mis à les continuer en moi-même.

Ces petits êtres inconnus, évoqués tout à l’heure, qui sont encore incréés et qui vivront dans je ne sais quel coin de France, se représenteront avec des teintes fantastiques ce marin, leur grand-oncle. Ils se le représenteront absolument comme, dans mon enfance, je me représentais l’oncle Pit ou l’oncle Bon… Ils me verront, vêtu ainsi qu’aux temps passés, attrapant Suleïma dans un pays étrange, éclairé par l’indécise lumière des rêves…

Ceci m’amena à penser tristement de l’avenir et me donna l’idée d’écrire, pour ces arrière-petits-neveux, l’histoire détaillée des circonstances qui entraînèrent la capture de la tortue[2].

[2]Cette histoire, écrite par Pierre Loti longtemps plus lard, a été publiée dans Fleurs d’ennui. À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART

Danemark, septembre 1870.

8 heures du soir.— Au mouillage devant une île danoise dont je ne sais pas le nom. Le temps est calme. Des nuages d’un violet foncé voilent en partie un ciel jaune pâle.

L’île paraît entièrement couverte de hautes et épaisses forêts, semblables à celles de la Suède : des chênes du Nord, des sapins et des bouleaux séculaires. Les personnages de la vieille mythologie Scandinave se présentent vivement à mon esprit…

Nous étions hier soir à Copenhague, on y fêtait le succès de Bazaine à Toul. Les jardins de Tivoli, illuminés au milieu des fleurs, ressemblaient à nos Champs-Elysées, les nuits de fête…

Il y avait là concert au profit des blessés de l’armée française ; nous y étions, et nos uniformes attiraient tous les regards.

Nous avons demandé la Marseillaise ; alors nous est apparue, le drapeau français à la main, une femme vraiment belle et imposante, vêtue comme les « libertés » de 93 ; elle s’est tournée vers nous et a chanté cette Marseillaise en grande artiste. Nous l’avons écoutée debout, transportés…

Puis nous avons envoyé des fleurs à la belle cantatrice, et le public nous a applaudis ; on nous avait vus émus, on était satisfait[3]….

[3]Toute la partie du Journal de Pierre Loti relative à sa campagne de guerre dans la mer du Nord, en 1870-1871, a été perdue. À BORD DU VAUDREUIL

En mer (embouchure de l’Amazone), août 1871.

Cette nuit, comme je commençais mon quart, un fragment d’air de musique m’est revenu à la mémoire et j’ai eu grand’peine à démêler dans quel coin du monde et à quelle époque de ma vie j’ai bien pu l’entendre. Il n’est pas un air qui n’éveille en nous des milliers de souvenirs. Celui-là me rappelait confusément des chœurs de voix humaines dans le lointain, quelque chose comme un cortège défilant avec des chants et de la musique. Et, jusqu’à trois heures du matin, je me suis creusé la tête sans résultat, j’ai fouillé dans mes souvenirs (ce qui, du reste, constitue une occupation très agréable pendant un quart de nuit), j’ai passé en revue toute espèce de personnages, de cérémonies dans toute espèce de villes répandues à la surface de la terre… Était-ce quelque chant religieux entendu le soir en passant près d’une mosquée ? — ou bien quelque bande de burnous blancs, défilant dans les rues tortueuses d’une ville arabe ? quelque chant triste de femmes nubiennes, sous le grand soleil de l’équateur ? — ou bien encore un hymne patriotique des peuplades du Nord, du Danemark ou du Canada ? C’était peut-être un air de fête peau-rouge, polynésien ou chinois ? Une sarabande nocturne et fantastique de nègres ?… A moins que ce ne fût simplement qu’un chœur d’opéra ?… Cependant il me revint comme un souvenir vague de guitares et de mandolines, avec un peu de vent tiède de l’Andalousie ou du Portugal…. À BORD DU VAUDREUIL

Magellan, septembre 1871.

Le détroit de Magellan est devenu une voie importante pour la navigation à vapeur ; mais les deux rives sombres de ce grand détroit ne portent nulle part encore les traces de la civilisation et les marins qui, en passant, mettent pied à terre n’ont aucun secours à attendre d’un pays aussi inhospitalier.

Quand, venant de l’Atlantique, on s’engage dans les canaux étroits qui séparent la Patagonie de la Terre-de-Feu, on est frappé d’abord de l’air désolé de toute cette nature. La première partie du trajet s’accomplit entre deux plaines immenses, absolument désertes et nues, surtout à cette époque de l’année, qui est l’hiver austral ; partout des marécages glacés, dont la monotonie n’est rompue çà et là que par de grandes plaques de neige. Ce sont de vastes territoires de chasse exploités de loin en loin par des bandes de Patagons nomades.

Peu à peu, cependant, à mesure que l’on avance vers le Sud, le pays change de physionomie et passe à un autre genre de tristesse. Les côtes s’élèvent et commencent à se couvrir d’une forte végétation aux nuances foncées et froides ; les bouquets d’arbres résineux, au noir feuillage persistant, se multiplient de plus en plus et finissent par former un même tout impénétrable. On est bientôt environné de forêts épaisses au-dessus desquelles des cimes couvertes de neige ou des arêtes de glaciers se détachent sur un ciel sombre.

L’horizon s’élargit et les sites prennent une saisissante grandeur ; le navire continue sa course tranquille au milieu d’un vrai dédale de montagnes, de baies profondes et d’îlots verts ; des nuages, plus obscurs que ceux de notre ciel de France, promènent leurs grandes ombres sur ces paysages, où les bancs de la brume font varier les aspects à l’infini.

Une ruine informe, seul vestige de construction humaine sur cette côte de la Patagonie, sert de point de reconnaissance aux navires qui passent ; c’est ce qui reste aujourd’hui de Port-Famine, un essai d’établissement européen depuis longtemps abandonné et dont le nom d’ailleurs n’était pas attrayant.

Un peu plus au Sud, on rencontre le cap Froward, l’extrémité du continent américain. C’est à l’abri de ce cap, dans la grande baie Saint-Nicolas, que nous sommes venus jeter l’ancre et que nous avons pu, pour la première fois, descendre à terre.

Le pays alentour était entièrement vierge, couvert partout d’un incroyable enchevêtrement de forêts, dont la belle verdure disparaissait à demi sous la neige.

Cependant, au milieu de toute cette solitude, une mince fumée trahissait la présence d’êtres humains, et nous nous sommes dirigés vers elle.

C’étaient de ces bizarres sauvages qui habitent les grandes îles du Sud et diffèrent d’une manière radicale des peuplades indiennes du continent. Ces Fuégiens ichtyophages occupent, à tous les points de vue, un des derniers degrés de l’échelle humaine, et les Patagons, quand ils les rencontrent, les traitent comme des animaux malfaisants.

Nous les trouvâmes assemblés autour de leurs huttes de branches, au bord d’une limpide rivière, dans un site délicieux ; des monceaux de coquilles et de débris de poissons attestaient que la société s’était trouvée bien là et y avait fait un long séjour.

Ces gens eurent une très grande peur de nous. Surpris au gîte, leur premier mouvement fut de chercher à fuir ; le second, de nous demander à manger ; une distribution de biscuits les mit dans une joie folle.

Petits, chétifs, transis de froid et laids tous au delà du possible, ils deviennent promptement familiers et même farceurs.

Notre confiance, cependant, était fort limitée et nous les quittâmes bientôt, emportant, en souvenir d’eux, des couteaux en os humains pour ouvrir les coquillages, seul produit de leur industrie. À BORD DU VAUDREUIL

Terre-de-Feu, septembre 1871.

La grande île montagneuse de la Terre-de-Feu est, dans toute sa partie Ouest, couverte de forêts vierges, pour ainsi dire impénétrables. Son ciel est brumeux, son climat comparable à celui des régions les plus froides de l’Europe.

On circule à grand’peine, en s’accrochant aux branches, au milieu de ces forêts sans âge, encombrées d’arbres morts ; le sol y est chargé de débris de végétation entassés par la suite des siècles, où l’on enfonce jusqu’à disparaître. Les lichens ont acquis, à l’ombre perpétuelle des bois, un prodigieux développement, et tout est confondu sous d’épaisses couches de ces tristes mousses grises.

Cette nature que rien n’anime présente pendant les sombres journées d’hiver des aspects singulièrement sinistres. La solitude et le grand silence, qui règnent partout, serrent le cœur.

Après avoir fait dans ce pays de longues et pénibles chasses, nous rencontrâmes certain jour ce que nous ne cherchions pas, une bande d’indigènes dans un état de sauvagerie qui dépassait encore tout ce que nous avions vu jusqu’ici : un état de sauvagerie idéal. La scène avait lieu sous bois, un matin d’hiver, au fond d’une baie obscure, où sans doute avant nous aucun Européen n’avait pénétré. La présence de ces personnages nous fut révélée par un bruit de voix aux timbres inconnus ; en nous avançant doucement au milieu du branchage épais, nous fûmes bientôt près d’eux, en face d’un spectacle d’une hideuse nouveauté.

Ces sauvages, assis ou perchés, prenaient leur repas matinal avec une voracité de bêtes affamées ; d’affreux chiens, qui mangeaient avec eux, ne nous avaient pas signalés et nous pûmes un instant les examiner sans être aperçus.

La partie résistante de ce déjeuner était composée de moules et de divers coquillages pêchés dans la baie ; mais nous vîmes aussi déchiqueter deux pingouins que ces gens, pressés par la faim, n’avaient pas jugé nécessaire de faire cuire ; des jeunes femmes, au physique repoussant, mordaient à même dans leurs ailes non plumées.

Notre arrivée produisit sur cette famille un effet terrifiant, d’abord manifesté par de grands gestes et de grands cris ; puis tous, en un clin d’œil, avaient glissé et disparu dans les fourrés d’alentour, et l’on n’entendait plus qu’un bruit saccadé de leurs gosiers, assez pareil au bruit que font les singes en fureur.

Nous les apprivoisâmes cependant sans peine, comme nous avions fait de leurs semblables de la baie de Saint-Nicolas, en leur offrant des biscuits et du pain.

Nous fûmes promptement entourés, examinés et palpés avec beaucoup de curiosité ; ces gens nous trouvaient étonnants et ridicules d’être ainsi habillés ; ils se communiquaient leurs remarques avec une intraduisible expression de bouffonnerie. Leurs vilaines têtes carrées et maigres étaient taillées toutes sur le même modèle, comme cela a lieu chez les races inférieures qui ne sont pas mélangées ; leurs cheveux d’un brun rouge, nuance fréquente chez les peuplades indiennes, étaient longs sur le cou, courts et hérissés sur le front et le sommet du crâne. Des manteaux de peaux à longs poils, jetés sur leurs épaules, composaient tout leur costume ; ni le froid très vif, ni aucun sentiment de pudeur ne les poussaient jamais à couvrir leur vilain corps jaune enduit de graisse de poisson.

Les pirogues qui les avaient amenés étaient faites de plusieurs planches grossièrement taillées et ajustées ; nous trouvâmes dedans des filets en jonc tressé, des couteaux en os, modèle de l’âge de pierre, des flèches et des œufs de pingouins.

Un paquet de fourrures, que l’on avait caché, excita notre curiosité, mais, quand nous voulûmes y porter la main, des femmes se jetèrent sur nous avec des menaces et des cris. C’étaient deux tout petits enfants, endormis dans des peaux de renard. Nous vîmes que ces mères possédaient, au même degré que les animaux, l’amour de leurs petits, ce qui les releva beaucoup à nos yeux.

Les côtes Sud de la Terre-de-Feu, balayées par les rafales de neige et les vents terribles du large, sont, elles, partout dénudées ; et les îles les plus australes du groupe, celle entre autres qui renferme le cap Horn, n’offrent guère que des roches nues, abandonnées aux pingouins et aux phoques. Ce sont de dangereux parages, sans cesse battus par une mer énorme et très redoutés des marins.

Au milieu de ces tristes contrées, la Terre de Désolation présente des aspects plus particulièrement navrants et justifie en tous points le nom qu’elle a reçu. La végétation y est frêle et rare et on s’y promène dans de grandes solitudes mornes, couvertes de lichens ; de loin en loin, quelques forêts d’arbres caducs ou même d’arbres morts, dont les squelettes, blanchis et tordus par le vent, affectent des formes étranges ; toujours un froid sombre et humide. Rien de vivant d’ailleurs, et perpétuellement le même terrible silence. À BORD DU VAUDREUIL

Cap Horn, octobre 1871.

Un jeune phoque s’ébattait joyeusement le long du bord et rien cependant ne semblait justifier une telle gaieté. Nous étions au mouillage entre de hautes falaises grises et nues ; le terrible vent du cap Horn sifflait sur nos têtes, chassant très vite, dans le ciel déjà sombre, de gros nuages noirs, et on entendait, derrière les tristes rochers qui nous abritaient du large, les vagues faire leur grand tapage de mauvais temps. La houle nous secouait jusqu’au fond de cette baie lugubre, où la mer, d’un vert foncé et froid, était zébrée de longues traînées d’écume blanchâtre.

Tout était sinistre et sentait l’exil autour de nous, même les familles de pingouins au ventre blanc qui s’alignaient sur chaque îlot.

Mais le jeune phoque faisait force gambades dans l’eau glacée, et sa gaieté était touchante, au milieu d’un tel paysage.

Il avait un joli corps brun, bien dodu et luisant comme une agate polie. Entre deux plongeons, on voyait émerger sa petite tête maligne, ornée de belles moustaches de gros chat ; il soufflait, alors, en s’ébrouant, comme font les enfants qui se baignent, pour débarrasser leur nez des gouttelettes d’eau.

Les matelots s’étaient mis à lui lancer des débris de poisson, qu’il attrapait au vol, avec une adresse de jeune clown. Ensuite, comme pour les remercier, il leur donnait la comédie, en se livrant sur les lames à une quantité de sauts et de gentilles farces : on aurait dit vraiment qu’il faisait cela pour la galerie, pour amuser ses bienfaiteurs.

Il n’avait sûrement jamais vu de navire, le pauvre petit ; il s’approchait de plus en plus, plein de confiance, et les hommes se proposaient déjà de l’apprivoiser, ce qui certes n’aurait pas été difficile. Mais on entendit un coup de fusil, le jeune phoque eut un regard étonné et fit sa dernière pirouette… Nous le vîmes, pendant quelques instants, battre de ses petites nageoires l’eau, que son sang rougissait, puis il ne fut plus qu’une pauvre chose molle, bercée par la houle…

Il y eut dans l’équipage un murmure de colère, vite étouffé, car l’heureux chasseur, qui venait d’abattre une si belle pièce, était un aspirant.

Moi, voulant éviter le scandale, j’attendis d’être seul avec mon camarade pour lui dire ce que je pensais de lui, et nous eûmes alors une explication qui fut bien près de se terminer par des coups de poing. À BORD DU VAUDREUIL

Octobre 1871.

Des canaux importants, mais très peu connus, partent du détroit de Magellan et s’en vont au Nord, entre la côte occidentale de Patagonie et plusieurs îles encore vierges, déboucher dans le golfe de Perlas, à environ 6° en latitude au-dessous de leur point de départ. Dans ces parages, nous fûmes retenus un mois, avec mission de les explorer.

Sur une longueur de cent cinquante lieues, nous traversâmes d’immenses pays déserts ; une seule et même forêt s’étendait sur les deux rives, une forêt dans laquelle rien n’avait dû changer depuis les commencements du monde.

Les premiers canaux dans lesquels s’enfonça notre navire étaient étroits et difficiles ; c’étaient des passages sinueux, encaissés entre de sévères montagnes, si resserrés parfois que la mâture, frôlant les branches des vieux arbres, secouait en passant leur neige sur nos têtes.

Mais l’horizon s’élargit bientôt et nous vîmes défiler chaque jour, au milieu d’un silence de mort, une nouvelle suite de lacs et de montagnes, de glaciers et de hautes cascades, de cours d’eau solitaires et sans nom.

La nature perd son caractère d’âpre tristesse à mesure qu’on s’éloigne de Magellan pour se rapprocher des contrées tempérées du Nord ; la verdure a des teintes moins foncées et moins uniformes, et les bois se remplissent de hautes bruyères dorées. Dans les vallées profondes, sous des voûtes d’arbres antiques, tout ruisselants de pluie, l’ombre est si épaisse que c’est presque la nuit, et, là-dessous ; se déploie un grand luxe de mousses et de fougères inconnues d’une exquise délicatesse.

Quelques petits oiseaux transis commencent à chanter dans les branches et, sur les rivières, abonde un martin-pêcheur vert, huppé, d’une grande beauté.

Le gibier d’eau se montre aussi en quantité prodigieuse ; nous dérangeons en passant des peuplades de guèbres, de plongeons, de canards et d’oies sauvages au plumage très somptueux ; toutes, bêtes au goût détestable, que nous sommes pourtant heureux de rencontrer. Les moules gigantesques, dont se nourrissent les indigènes, nous rendent aussi de grands services ; leurs coquilles renferment toutes des perles, teintées de bleu ou de rose, que sans doute personne n’a songé à utiliser encore pour aucune parure.

Les débarquements et les excursions sont, là-bas, choses très difficiles ; on n’avance toujours, dans ce pays, qu’en se suspendant aux arbres, et on se fatigue vite de ces promenades sombres, de ce silence et de ce complet isolement.

Les matelots passent leurs journées dans les bois, à couper des arbres pour entretenir, à défaut de charbon, les feux de la machine. Ils rentrent le soir, à la tombée des nuits d’hiver, mouillés et gelés, très satisfaits cependant de rapporter pour leur dîner quelques pingouins ou des coquillages.

De loin en loin, nous trouvons les ichtyophages, mauvaise rencontre en général et de laquelle on ne peut tirer aucun parti. Les matelots ont de ces hommes une sorte de frayeur superstitieuse mêlée de dégoût et s’en amusent avec méfiance, comme de bêtes originales, mais nuisibles. Il serait déplaisant, en effet, de tomber sans armes entre leurs mains jaunes ; car, malgré que leurs mœurs ne soient pas encore bien connues, je crois qu’on serait promptement houspillé et mangé, avec grands cris et grand tapage. La fumée de leurs feux de branches les trahit heureusement de fort loin, et les surprises ne sont pas à redouter de leur part.

Leurs campements, encombrés de monceaux de coquilles, d’os et de plusieurs choses mal-propres, répandent une odeur fétide et tout ce qui les entoure est souillé et répugnant. On ne voit d’ailleurs chez eux aucune trace d’industrie, ni d’organisation quelconque ; ils vivent le plus souvent par familles comme les orangs-outangs, se nourrissent de chasse et de pêche, en passant sur l’eau la plus grande partie de leur existence.

Leurs pirogues contiennent en général quatre ou cinq individus, un nombre égal de chiens et un feu qui brûle imprudemment, avec un peu de cendre, sur le fond même de l’embarcation.

A la hauteur de l’île de la Reine-Adélaïde, nous fûmes mis en émoi, certain jour, par une pirogue ainsi montée, qui se dirigeait vers nous en faisant des signes de détresse. Les gens poussaient, ainsi que leurs chiens, des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouches ouvertes et des visages de l’autre monde ; avec une inconscience absolue du danger, ils se jetèrent sur notre navire au risque d’être mis en pièces.

Nous les avions crus fous ou possédés ; ils étaient affamés seulement, et leur pirogue fut en un instant comblée par les matelots de biscuits et de pain qu’ils dévorèrent.

Notre navire fut encore, à plusieurs reprises, une aubaine pour les Fuégiens, qui s’enhardissaient souvent jusqu’à venir à bord mendier des vivres. Il y eut même, une fois, grande panique parmi eux. Ce jour-là, ils étaient toute une bande sur le pont, mangeant avec voracité les restes de la soupe de l’équipage et se doutant fort peu que, pendant ce temps, le scaphandrier visitait la quille de la frégate. Mais, quand ils virent la grosse tête ronde de ce monstre inconnu émerger de l’eau, leur effroi fut indescriptible ; en un clin d’œil, ils se jetèrent tous par-dessus bord, abandonnant leurs pirogues et leurs chiens, et nous les vîmes regagner la rive à grandes brasses.

De tels personnages cadrent bien avec les sites étrangement sauvages qu’ils habitent et l’on peut, au milieu d’eux, se croire transporté à l’époque reculée de l’homme préhistorique. Sous leur ciel noir, dans leurs forêts primitives, d’autres hommes feraient moins bien et l’effet en serait moins saisissant. À BORD DU VAUDREUIL

Octobre 1871.

Les premières belles journées d’octobre, l’avril du printemps austral, apportent maintenant à toute cette nature un charme moins sévère.

Des sites d’une rare splendeur se réfléchissent dans l’eau calme. Tous les oiseaux de mer du Sud, les grands albatros, les damiers et les pétrels gris suivent en masse le navire dans sa course tranquille et décrivent des courbes folles autour de lui.

Notre dernière relâche est au Havre-Eden, une baie ravissante qui précède le golfe de Peñas, — et puis, notre mission terminée, nous reprenons en pleine mer le chemin du Pérou[4].

[4]On trouve ici, dans le journal, le récit d’une escale à l’Ile de Pâques, déjà publié dans _Reflets sur la sombre route_, et ensuite, tout le manuscrit du Mariage de Loti. FRÉGATE LA FLORE

Valparaiso, 23 juillet 1872.

Nous sommes arrivés ce matin de notre cher Tahiti, après une traversée rapide, et j’ai été surpris de retrouver ici une foule d’impressions que j’y avais laissées sans m’en douter… Pourtant, c’est toujours un peu la même chose, on éprouve en tout lieu certaines impressions intraduisibles, elles dépendent beaucoup des circonstances et sont surtout particulières au climat, aux aspects du pays, au parfum de la campagne. En partant, on en emporte quelques-unes avec soi ; mais toujours on en laisse, qu’on ne retrouve que plus tard, quand on revient.

Cette grande baie, ces goélands, ces montagnes rouges, ces pics des Andes couverts de neige, invraisemblablement hauts, qui se détachaient, à l’aube, en rose groseille sur le ciel vert pâle, j’ai salué tout ce monde comme d’anciens amis. Cette vue a fait revivre en moi une quantité de vieux sentiments oubliés, très difficiles à définir, relatifs à notre arrivée dans les mers du Sud…

C’était ici, il y a quelques mois, que j’avais pu déménager du Vaudreuil où j’étais si mal, pour embarquer sur la bonne frégate la Flore et partir enfin pour Tahiti, ce qui réalisait le rêve de toute mon enfance.

La journée est radieuse, le ciel pur et sans nuage ; c’est une de ces claires journées d’hiver, déjà tièdes, qui font sentir le printemps par anticipation, et, après les vents froids et les coups de mer, il fait bon se chauffer au soleil.

Dans l’après-midi, trois lettres de France…

Rochefort, 26 mars 1873.

« Cher petit frère,

» Je ne sais ce que tu es devenu, depuis que nous nous sommes quittés, je ne sais où te prendre, ni où t’écrire.

» Après t’avoir dit adieu à la gare de Juan, la semaine dernière, j’ai repris tristement le chemin du golfe ; il y avait pluie et coups de vent, un temps affreux, une vraie désolation ; les arbres étaient brisés, les chemins jonchés des fleurs et des branches des orangers. Je voyais l’escadre sous les feux, prête à partir.

» J’ai rôdé tout le jour dans la campagne, ne sachant que devenir, trempé jusqu’à la peau. J’ai déjeuné avec des œufs et du pain noir, chez ce vieux pêcheur qui a l’étrange baraque que tu connais, sur la plage.

» A la tombée de la nuit, tous les bateliers du pays ayant refusé de mettre une barque à la mer pour me conduire à bord, je suis monté à Vallauris dîner dans une auberge, et puis j’ai été me coucher à Cannes, toujours avec de la pluie sur le dos, par torrents.

» J’ai su à l’hôtel que sœur Christine, craignant que je me fusse noyé, avait quitté la villa pour aller aux informations.

» Le lendemain seulement il m’a été possible de regagner le bord. Je suis arrivé juste à temps pour prendre le quart de midi à quatre heures et faire les manœuvres suivantes : larguer les voiles en bannières, croiser les perroquets, embarquer et débarquer la chaloupe, canot à vapeur, etc.

» Dès quatre heures, ma permission signée, je suis reparti, par un temps devenu tout à coup magnifique, quittant sans regret la frégate[5] !

» J’ai fait une dernière promenade à Vallauris pour retrouver l’endroit que nous appelions « le coin de l’Ile de Pâques » et celui où nous chantions des airs tahitiens. C’était une soirée radieuse ; les orangers embaumaient, j’en ai cueilli d’énormes bouquets pour les distribuer à Paris.

» Et j’ai passé encore un moment tranquille et heureux à rêver de nos beaux projets, dans ces chemins de Vallauris que nous avions déjà si souvent parcourus ensemble.— Nos six mois de congé, cher petit frère ! Nous soupirions après depuis si longtemps ! Depuis que nous avons commencé à courir le monde, quel bonheur ce sera maintenant de te recevoir à Rochefort !

» Je me suis embarqué à la nuit pour Cannes et pour Toulon.

» Croirais-tu, petit frère, que j’ai quitté avec un vrai regret notre pauvre chambre de Toulon et que, avant de partir, j’ai pris un croquis du chat ?

» Cela se passait vendredi. Samedi soir j’arrivais à Paris et, depuis ce matin, je suis dans ma famille. »

[5]La Flore. DU MÊME AU MÊME

Rochefort, 25 avril 1873.

« Mon cher frère,

» Je m’occupe à arranger convenablement, dans notre petit musée, nos coraux et nos souvenirs de Tahiti, pour que tu trouves tout en bon ordre quand tu viendras ; mais si tu ne dois pas venir, je pense que je n’aurai jamais le courage de continuer et que je laisserai tout en l’air.

» Ma sœur est partie hier. Le semblant d’été que nous avions depuis quelques jours est parti lui aussi ; ce matin, nous sommes retombés en hiver, avec un temps gris et presque froid : tu sais que cela ne contribue pas à me rendre gai et à me faire envisager l’avenir sous des couleurs attrayantes.

» Et puis, surtout, une fois enseigne, je crains d’avoir dit adieu à Tahiti pour toujours. » DU MÊME AU MÊME

Cherbourg, 27 juin 1873.

« Cher frère

» Je t’écris de ta chambre de l’Hôtel du Nord que, dans une heure, je vais quitter avec peine, parce qu’elle est encore toute pleine de ton souvenir. Il n’y a pourtant plus ce désordre qui faisait sentir ta présence, mais j’ai toujours devant moi la rade, et, au premier plan, ton jardin, avec la nymphe au milieu ; je me suis attaché à tout cela à cause de toi. Depuis ton départ, j’ai été très occupé, ce qui a été un bonheur, car je n’ai guère eu le temps de réfléchir.

» A Paris, samedi dernier, j’ai eu des nouvelles de Tahiti par V…, le fils du missionnaire, que j’ai rencontré se promenant devant la Maison Dorée ».

» Tous les Européens que nous avions connus là-bas sont partis.

» La petite Pomaré est morte et cela a été une grande consternation dans tout le pays ; les Tahitiens se sont coupé les cheveux en signe de deuil, les himénés et les cérémonies funèbres ont duré quatre jours, tous les Indiens des îles voisines sont venus y assister. La vieille reine Pomaré s’est fait bâtir une case près du tombeau de sa petite-fille et s’y tient constamment enfermée.

» Hier, j’ai été voir la pauvre Emma que j’ai trouvée seule. Elle m’a chanté la Valse des feuilles et ce morceau à demi-voix des Yeux noirs qu’elle disait n’avoir pas voulu chanter depuis ton départ de Cherbourg ; cela nous a vivement rappelé cette époque de notre vie et peu s’en est fallu qu’elle ne terminât son chant par des larmes… Je ne sais trop que penser d’elle, ni comment la juger, mais je crois que c’est mon devoir de conserver avec elle des relations d’amitié. » DU MÊME AU MÊME

Rochefort, 5 juillet 1873.

« Frère chéri,

» Grâce à M. de Ségur, que j’aime déjà beaucoup, je vais te rejoindre bientôt au Sénégal. J’ai l’ordre officiel d’embarquer sur le Pétrel ; les moyens de transport seront fixés prochainement par une seconde dépêche ministérielle. » LETTRE DE PIERRE LOTI A SA SŒUR MARIE

Dakar, dimanche 3 octobre 1873.

« Bonne petite sœur,

» Il est une heure de l’après-midi et la ville de Dakar est plongée tout entière dans les douceurs de la sieste.

» Je veille seul pour t’écrire, en prévision du paquebot qui peut, d’un moment à l’autre, nous arriver ; je suis d’ailleurs sur mon balcon, dans un siège confortable, et comme je n’ai pas de vis-à-vis qui me gêne, je domine toute cette rade unie comme un miroir.

» Représente-toi cette mise en scène qui m’est déjà familière : au premier plan, le Pétrel immobile, des requins s’ébattent autour, et, là-bas, de l’autre côté de la baie, jusqu’à perte de vue, de grandes plaines de sable désertes ; pas un souffle dans l’air où des vautours passent et repassent sans bruit, une terrible chaleur et un silence complet…

» Tout cela a du charme, mais tout cela est triste, et la perspective de passer deux années en présence de ces mêmes choses est par moments pénible…

» Il faisait beau en Saintonge quand tu m’écrivais ; peut-être avez-vous encore aujourd’hui un de ces doux dimanches d’octobre, au soleil un peu pâli, comme ceux qui me rappelaient toujours tant de chers souvenirs d’enfance.

» Ici, à Dakar, les feuilles jaunissent et commencent à tomber, mais l’hiver est la plus belle saison du Sénégal, et en novembre, quand les grandes chaleurs seront passées, nous irons faire notre tournée annuelle dans les rivières du Sud.

» Je traverse une époque de paresse et de nullité ; je n’ai rien dessiné encore, et pourtant les modèles ne manquent pas. Le Dakar des blancs est grand à peine comme le village de Fontbruant ; en dehors de cette zone, tout est étrange et on voudrait tout peindre ; dans la ville noire, on ne sait où courir. Je m’y mettrai à la belle saison, je suis obligé aussi d’attendre les couleurs que je vous ai demandées, car on ne trouve rien ici.

» L’Illustration m’est tombée sous les yeux ce matin et mon désappointement a été complet. Ils n’ont fait paraître qu’une partie tronquée de mon texte, accompagnée de deux de mes plus mauvais dessins, qui sont du reste on ne peut plus mal gravés ; c’est décourageant. » À BORD DU PÉTREL

Dakar, octobre 1873.

Aujourd’hui 28 octobre, deux lieutenants d’infanterie de marine et moi avons dîné chez notre camarade commun, le sous-lieutenant aux tirailleurs.

Les négresses Célina et Suzanne servaient à table et dansaient dans les entr’actes.

C’était société choisie et l’on chercherait fort loin quatre personnages plus différents, se plaisant davantage. Jamais pourtant dîner ne fut plus triste, ni conversation plus lugubre.

Notre hôte, le sous-lieutenant aux tirailleurs, était un jeune prince, ruiné à vingt ans à la cour d’Autriche ; les deux lieutenants d’infanterie de marine étaient, l’un un garçon pauvre, ancien matelot, officier à trente-deux ans à force d’énergie, l’autre un gommeux parisien.

La maison de notre hôte était isolée dans le nord du quartier noir, près de la mosquée. Sa terrasse dominait la grande plaine, où se dansent les grandes bamboulas, et dominait aussi la mer.

Après le dîner, j’ai dessiné sur l’album du prince son singe, ses négresses, puis je l’ai dessiné lui-même.

Des distractions extravagantes terminèrent la soirée dans les rues. La plus réussie fut de provoquer un bruyant attroupement de chiens nocturnes à la porte du gouverneur.

A minuit, hélé le Pétrel sur le quai désert. À BORD DU PÉTREL

Embouchure de la Mellacorée, Guinée, novembre 1873.

Par une belle soirée des tropiques, nous mettons le pied à terre à Benty et immédiatement on nous conduit chez miss Mary Parker.

Miss Mary, la reine du lieu, se trouve dans une case de chaume, où sont amoncelés les objets les plus divers, — sorte de capharnaüm où l’on vend de tout, — d’ailleurs l’unique magasin de la contrée.

Miss Mary, qui peut avoir vingt ans, est originaire de Sierra-Leone, spécimen très réussi, je l’avoue, de ces races nègres qui parodient là-bas les costumes et les allures britanniques. Miss Mary est noire et crépue ; c’est une sorte de compromis piquant entre la miss exotique et la guenon ; créature comique, mais qui a de l’esprit et même du charme.

Le poste de Benty, à l’entrée de la rivière Mellacorée, ne se compose que de quelques huttes d’indigènes et d’une seule maison, très blanche et entourée de beaucoup de fleurs ; le tout est enfoui dans des arbres des tropiques. Et, quand on sort des tristes sables de la Sénégambie, ce serait charmant si on s’y sentait vivre comme ailleurs ; mais, ici, de même qu’au Gabon, on est saisi dès l’abord par un malaise indéfinissable, la chaleur énerve et la fièvre est dans l’atmosphère.

Les journées se passent pour nous en promenades et en chasses pleines de fatigues et de péripéties, et, chaque soir, on forme club dans le capharnaüm de miss Mary. Il règne dans cet établissement une chaleur concentrée inimaginable et un parfum aromatique sui generis.

Miss Mary reçoit avec un cérémonial anglais qui, en tout autre lieu, serait assommant, mais qui amuse ici, dans cette case perdue de jeune négresse.

Elle profite du reste de ces soirées pour nous vendre une quantité de choses, en nous versant à flots de l’eau tiède et plusieurs décoctions de plantes amères.

On s’enfonce dans ces forêts de Guinée par des chemins à peine tracés, où les serpents abondent… Jamais de bien-être, jamais de fraîcheur dans ces sentiers ; qu’on y passe le soir, la nuit, à l’aube, c’est toujours la même atmosphère suffocante et humide ; on sent que tous les parfums de toutes ces plantes sont malsains et partout on respire la fièvre…

Des marais, encombrés de palétuviers et tout à fait inaccessibles, couvrent une bonne moitié du sol et entretiennent, autour de leurs eaux chaudes et dormantes, des miasmes mortels.

Ce pays restera sans doute indéfiniment un lieu d’exil fermé à toute civilisation, et les Européens n’y viendront jamais qu’en fugitifs chercher fortune au risque de leur santé et de leur vie…

Quand le moment vient pour nous de quitter la Mellacorée, miss Mary est dans une agitation extrême, elle ne peut suffire à emballer tout ce qu’elle nous a vendu et s’embrouille dans ses paquets. Nos achats consistent en nattes, en colliers de graines appelées soumaré, dont l’odeur âcre et pénétrante est un des parfums qui caractérisent la côte de la Guinée, et surtout en gourous, petit fruit au goût de glands de chêne, qui croît ici en abondance et dont les nègres sont très friands au Sénégal.

Dans sa précipitation, miss Mary perd sa résille, ses cheveux courts et crépus, divisés en tresses rigides, se dressent sur sa tête comme une infinité de petites antennes de l’effet le plus comique.

— Toi n’as pas miré mes cornes ?… dit-elle. (Tu n’as pas vu mes cornes ?) Il n’y a plus rien chez elle de la miss, la guenon a pris le dessus ; mais elle est si drôle et si bonne fille qu’on ne serait pas éloigné de la trouver encore charmante. Avant notre départ, elle nous demande de lui rapporter de Saint-Louis, à notre prochain voyage, un chapeau orné de fleurs roses pour le choix duquel elle s’en remet à notre bon goût. À BORD DU PÉTREL

Embouchure de la Miñez (Guinée), novembre 1873.

Hafandi est un village de huttes rondes, coiffées de toits pointus et surmontées d’ornements bizarres qui servent de perchoirs ordinaires à d’énormes vautours. Quelques arbres immenses, sans feuilles, d’une structure anormale et hors de proportion avec tout ce qui les environne, dressent, au-dessus des cases, leur silhouette grise et dénudée.

Autour du village, c’est une plaine couverte de hautes herbes sèches, et puis, de tous côtés, à l’horizon, c’est la forêt équatoriale, intensivement verte, avec son enchevêtrement de palmes contournées comme d’immenses fougères, d’arbres touffus, de lianes et, çà et là, s’élançant hors de tout ce fouillis, de minces et hauts palmiers droits comme des colonnes.

Nous sommes venus là pour traiter d’affaires avec Babou Manguil, chef de l’endroit, et on nous conduit vers ses quartiers qui sont une sorte de fortin entouré d’un mur de torchis percé de meurtrières. Ce personnage a d’ailleurs été prévenu de notre arrivée et nous a préparé une réception quasi officielle.

Nous trouvons la foule noire déjà massée à sa porte et Babou Manguil lui-mème vient à notre rencontre.

La fête, qui a lieu en notre honneur, commence par des chœurs accompagnés du bruit du tam-tam et d’une sorte de claque-bois tirant sa sonorité de plusieurs calebasses fixées au-dessous de son clavier ; les touches de cet instrument rendent une note juste, suivant la gamme nègre, et dont le timbre résonne d’une manière agréable.

Puis, nous voyons arriver une troupe de petits bébés de trois ou quatre ans, tous d’un joli brun rouge, bien ronds et bien luisants ; ils exécutent, au son du tam-tam, une danse de caractère très compliquée, avec des attitudes étudiées et une gravité de grandes personnes.

La réception terminée, il faut nous entretenir avec Babou Manguil de nos achats, qui seront ici de fines nattes du pays et que nous devrons lui payer en bonne monnaie d’argent.

La discussion du marché est longue, mais se fait d’une manière courtoise ; les femmes y prennent part et le public est tout oreilles ; au bout d’une demi-heure, le prix est tombé de moitié et l’affaire est conclue. À BORD DU PÉTREL

Dakar, décembre 1873.

Un matin, nous partîmes pour Dakar N’Bango, dans une barque montée par huit rameurs noirs. Une idée drôle, de faire des parties de campagne dans un tel pays ! Il y avait avec nous trois Françaises de Dakar.

A la hauteur de Pop-N’Kior, nous laissons le grand fleuve aux eaux jaunes pour nous enfoncer dans le dédale des marigots sénégalais.

Dakar N’Bango se trouve perdu au fond des marais insalubres ; il y a une case abandonnée dont on nous a confié la clef pour nous y établir aujourd’hui ; quelques lauriers-roses croissent à l’entour ; mais cette case est située au milieu d’un bois où, chose exceptionnelle pour le Sénégal, le sol est rocailleux.

Nous passons là tout le jour.

Le soir, nous parcourons le bois. Le ciel a des teintes d’automne, le soleil descend derrière de calmes nuages roses ; on dirait presque une belle et fraîche journée d’octobre de France.

UN JEUNE OFFICIER PAUVRE 25

par PIERRE LOTI

Une rue dans N’dar-Toute (Sénégal).

Sur un vieux sol charmant, couvert de graminées et d’herbes sèches, les arbustes espacés, faisant jardin anglais, ont leur feuillage rougi et doré par la saison, et il faut les regarder de bien près pour s’apercevoir qu’ils sont exotiques ; dans les étangs, il y a de grands roseaux qui ressemblent à ceux de notre pays… C’est tout à fait l’aspect d’un bois près de Rochefort…

Les dames qui nous accompagnent, bien que créoles, ont de longues boucles blondes, de petits chapeaux de crêpe et de grandes robes noires.

La nuit tombe et, à mesure que nous avançons, l’illusion de France devient de plus en plus complète et étrange. Une maison de campagne se présente, et cela ne m’étonne même plus ; comme la Limoise[6] autrefois, elle a un air calme et pastoral.

Une vieille fille en robe grise, à peine mulâtresse, nous reçoit ; elle nous fait asseoir dans le jardin, sous un petit berceau bas, couvert de plantes qui meurent, comme chez nous en automne… Je me crois sous l’ancien berceau de la Limoise, garni de chèvrefeuille, que j’ai connu quand j’étais enfant…

Un vieux monsieur arrive ; on lui dit mon nom, et tout de suite il semble ému… Il m’explique qu’il était l’ami d’enfance de mon père ; il me raconte leur jeunesse passée ensemble, une comédie qu’ils avaient faite en collaboration… Puis, quand il me parle de ma mère jeune fille, des larmes brillent dans ses yeux…

Alors l’histoire assez singulière de mon hôte me revient tout à coup à la mémoire ; elle m’avait été contée autrefois par une de mes tantes. Cette histoire remonte à l’époque des fiançailles de mon père et de ma mère.

Dans ce temps-là, vers 1830, le vieux monsieur était un jeune médecin de marine. Il habitait à Rochefort près de chez mon père ; tous deux étaient très liés et ils faisaient ensemble de fréquentes visites à leurs voisins, les parents de ma mère encore jeune fille. Ma mère était jolie et le jeune docteur en devint éperdument amoureux ; mais, quand il se décida à demander sa main, il apprit qu’elle l’avait promise depuis longtemps à mon père…

Le pauvre homme ne s’en consola jamais. Il quitta précipitamment Rochefort et vint s’installer ici, au milieu de cette solitude, où, par un bien grand hasard, ma présence ravive aujourd’hui tous ses souvenirs.

Je comprends maintenant pourquoi, tout à l’heure, en arrivant, j’ai eu cette impression d’entrer dans un lieu déjà connu. Avant le grand désespoir qui détermina son exil, ce vieux colonial avait beaucoup fréquenté la Limoise ; il avait dû être séduit par le charme de cette antique maison de Saintonge et s’en inspirer quand il construisit sa retraite, au fond des marigots sénégalais.

Dans son jardin privilégié pour le pays, il s’attache à faire pousser des vignes et plusieurs plantes de France.

Au dernier crépuscule, quand il nous faut enfin repartir pour Dakar, notre barque vient nous prendre au pied même de la maison du docteur. Je cueille, avant de m’embarquer, des joncs qui me rappellent ceux de la Roche-Courbon.

Pendant notre retour, au clair de lune sur l’eau calme, je pense à la jeunesse du vieux médecin. Ce temps-là n’est pas encore très éloigné et cependant paraît étrange, tellement il diffère du nôtre : c’était l’époque romantique où, pour un amour malheureux, toute une vie était brisée. Aujourd’hui nous avons peine à comprendre de tels sentiments ; ils nous semblent même presque un peu ridicules, parce que nous sommes trop sceptiques et trop blasés.

… Devant Pop N’Kior, un gros poisson saute tout à coup à la figure de l’une de nos trois amies, lui donne un soufflet terrible et retombe dans la barque. Cet incident tragi-comique me sort de mes rêves.

[6]La Limoise était la maison de campagne où Pierre Loti enfant passait presque toutes ses vacances. À BORD DU PÉTREL

En mer, décembre 1873.

… Je découvre à l’instant que nous sommes en pleine nuit de Noël… Au métier de marin que nous faisons, on est forcément brouillé avec les mois et avec les jours…

Mais cette nuit de Noël à bord ne m’émeut pas ; aucun rapport entre elle et les belles nuits de gelée, si claires, de notre pays. Le temps est tiède, le ciel nuageux, avec cependant un mince croissant de lune. Le Pétrel se dirige sur le Cap Verd, sous toutes voiles, et les négresses passagères encombrent le pont, roulées dans leurs pagnes…

L’obscurité est transparente sur la mer calme, on respire une humidité chaude, avec une odeur exotique des négresses parfumées de soumaré…

… Je me rappelle, il y a un an à pareille heure, j’accompagnais maman et tante Claire au temple de Rochefort ; nous allions voir l’arbre de Noël en souvenir de mon enfance. Et, tout à coup, j’entendis dans les rues une voix chanter comme autrefois : les bons gâteaux tout chauds ; elle vivait donc toujours, la vieille marchande de gâteaux qui me paraissait si âgée, déjà, quand je n’étais encore qu’un tout petit garçon ! Oh ! que ce chant inéchangeable reporta alors mes pensées loin en arrière dans ma vie ! Il me sembla retrouver avec lui toutes les veillées d’hiver de mon enfance, autour du feu, dans le grand salon…

… Demain, nous nous réveillerons à Dakar, où nous attendent notre case, nos dunes de sable et nos vieux baobabs sans feuilles, chargés de vautours…

Dakar, janvier 1874.

Je suis dans un endroit où nous nous établissons souvent le soir ; j’écris sur une certaine table du jardin public de Dakar.

Les missionnaires ont planté jadis ce jardin, qui est là comme une oasis au milieu de ce pays de sable. C’est un grand parc plein de vilaines bêtes et où l’on ne voit jamais personne, si ce n’est nous ; mais il domine la mer et ses allées sont bordées de beaux arbustes des tropiques, chargés de fleurs en été. C’est aussi le seul coin du pays qui ait le privilège de l’ombre et de la fraîcheur. Les arbres y poussent d’ailleurs à la diable, et les vautours s’y promènent en troupes, comme des dindons.

Dans quelques coins, on a semé des cocotiers, des lauriers-roses et de grands hibiscus à fleurs rouges, qui ressemblent à ceux de Tahiti… Pendant l’été, cela nous faisait rêver de là-bas…

Mais à présent c’est l’hiver, l’hiver brûlant des tropiques, tout est dénudé.

Ma table rustique, que minent les termites et les fourmis blanches, est enfouie sous d’énormes bouillées de bambous au feuillage léger et de ces frêles palmiers du pays aux longues feuilles épineuses. Jamais une mousse, jamais un brin d’herbe, sur cette terre rouge, desséchée, où bambous et palmiers projettent leur ombre grêle…

… Voici le soleil couché, la nuit tombe et mes idées s’en vont au triste…

Dans le lointain, le tam-tam précipité appelle les nègres à la bamboula…

Un vilain vent d’hiver se lève, courbant sur ma tête les arbustes qui me couvrent de feuilles mortes ; il fait froid et bientôt complètement nuit… À BORD DU PÉTREL

Dakar, janvier 1874.

Je regrette ces premiers mois de mon arrivée au Sénégal où tout me paraissait neuf et où je trouvais encore de l’attrait à mes longues promenades sous le soleil torride, par les sentiers de sable dans lesquels le pied s’enfonçait à chaque pas.

Je rentrais de ces promenades à la nuit étoilée et transparente, au concert étourdissant des cigales et des sauterelles, l’air était chargé des senteurs brûlantes de l’été, les lucioles volaient dans les bambous comme des milliers d’étincelles.

Sur le quai, les noirs Samba Fall et Damba Taco m’attendaient dans le youyou et m’emmenaient à bord ; nous étions suivis dans l’eau d’une longue traînée phosphorescente.

Au carré, à table, on ne mangeait rien, mais la glace et l’eau frappée étaient à discrétion.

A présent, c’est l’hiver : plus de verdure, plus de pluie, plus d’orages, ni une feuille, ni une goutte d’eau, c’est l’aridité absolue pour six mois…

J’aimais mieux les journées accablantes de l’hivernage. Peut-être aussi suis-je fatigué aujourd’hui par ce climat, mais il me semble que tout se décolore ; tout ce pays devient pâle et m’ennuie. À BORD DU PÉTREL

Dakar, février 1874.

Mahomed Diop, roi de Dakar, vient de mourir. Il était depuis longtemps déchu ; mais ce grand vieillard de six pieds avait su garder une singulière et très réelle majesté et le gouverneur lui-même avait quelques égards pour sa personne.

Le fait est qu’il en imposait vraiment, ce roi, avec son air de vieille momie noire ; ses traits ratatinés conservaient une certaine finesse, son regard cependant éteint paraissait encore obstiné et un peu sournois. C’était bien là le chef qu’il fallait à ce triste pays, où le soleil dessèche tout, comme pour tout faire durer éternellement.

Mahomed Diop était coiffé d’une sorte de bonnet phrygien et vêtu, à la façon des sages de l’antiquité, de longues et larges robes. Il était, bien entendu, couvert de gris-gris ; à son cou pendaient une quantité d’objets bizarres, des cornes de girafe et de gazelle, des fragments de différentes bêtes et plusieurs sachets de cuir, renfermant des versets du Coran, écrits sur de petits parchemins roulés ; toutes ces amulettes, racornies par le temps et la chaleur, semblaient aussi vieilles que le vieux Diop.

La case royale ne se composait, comme celle de ses sujets, que de quatre planches surmontées d’un grand dôme de paille ; des citrouilles-calebasses garnissaient cet ensemble de leurs feuilles jaunes. A l’intérieur, une profusion de boucliers, d’armes sauvages et de fétiches étaient accrochés aux parois de chaume, où des lézards bleu ciel à tête orange se promenaient en toute confiance.

Au début de mon séjour au Sénégal, je demandai au roi la permission de faire son portrait : il accepta avec plaisir et posa pour moi, entouré de ses vieilles favorites et de ses petits-enfants. À BORD DU PÉTREL

Mars, 1874.

Elle était originale, notre grande maison de Dakar, que j’avais mis tant de soins à embellir. Nous nous étions attachés à elle, nous nous étions même attachés à mademoiselle Marie-Félicité, la vieille mulâtresse qui nous la louait.

Cette maison était séparée en deux, dans le goût yoloff, par une cloison à mi-hauteur d’édifice. La pièce du fond, modeste, donnait sur le jardin et contenait nos lits de repos. Les murs étaient faits de vieilles planches desséchées par le soleil et badigeonnées à la chaux. Des lézards bleus couraient partout, il y avait aussi de larges araignées plates qui m’inspiraient une profonde horreur.

La pièce de devant était, elle, somptueuse ; elle avait véranda sur la rue déserte et elle était entièrement tapissée de nattes blanches avec un grand luxe indigène. La porte du fond, encadrée de lances à gris-gris, était masquée par une longue draperie yoloff aux couleurs éclatantes ; il y avait des sofas à l’orientale, des panoplies de cornes de gazelle, de défenses d’espadon. Il y avait aussi un crâne d’hippopotame et une peau de girafe que nous avions rapportés de Podor.

Dans cette pièce, il y avait mon piano, objet de tout mon orgueil. C’était un piano qui, par hasard, s’était trouvé à vendre chez des Français de la ville. Il provenait du yacht de l’empereur Napoléon III et, avant de venir échouer au Sénégal, il avait roulé les mers sous tous les climats. D’abord, son prix me sembla trop élevé pour ma bourse d’enseigne, mais, aussitôt que j’eus posé la main sur son clavier, je fus séduit par sa sonorité merveilleuse et je ne pus m’empêcher de l’acheter. Il avait un son profond, très doux et comme lointain, auquel je trouvais un charme infini, aux heures où la nostalgie me gagnait dans cette maison d’exil.

Je me souviens qu’un soir, seul dans noire salon, j’essayais de retrouver sur ce piano un air nègre très mélancolique en ton mineur, lorsque j’entendis, derrière moi, un tout polit glissement semblable à celui d’une chose lisse, mais assez lourde, que l’on aurait traînée avec précaution sur les nattes. Un mouvement instinctif de frayeur me fit brusquement tourner la tête et je pus voir une grosse couleuvre des sables s’enfuir par un trou du plancher.

Ma musique avait attiré ce serpent et, par la suite, je réussis plusieurs fois à le faire revenir ; pour cela, il fallait un calme absolu dans la pièce et jouer longtemps, sans arrêt, des airs plaintifs, sur des notes aiguës.

Sous la véranda du jardin était un vieux banc abrité par deux hauts lauriers-roses, où nichaient des colibris verts qui chantaient de leur petite voix douce, pendant les accablements de midi.

J’avais adopté ce banc pour mes siestes, et autour de moi s’élevait, de toute la nature calme, sous l’énervante chaleur, l’éternel bruissement des sauterelles. De temps en temps m’arrivait aussi un chant de femme nubienne : un chant aigu et triste, qui faisait bien dans ce cadre exotique de soleil et de sable.

Que d’enfantillage nous avions mis à nous composer un intérieur très couleur locale, chez cette vieille Marie-Félicité ! Il nous avait fallu autour de nous des animaux exotiques, comme en ont tous les coloniaux qui se respectent, et ce qui nous avait paru d’abord le plus indiqué avait été de nous procurer un marabout domestique.

Au premier aspect, cet oiseau ne semble pas excessivement décoratif ; cependant, quand on a vécu longtemps au Sénégal, on finit par trouver que son air recueilli et triste de vieille bête hiératique va bien avec ce pays étrange, inéchangeable et désolé.

Les débuts du marabout sous notre toit furent des plus heureux. Nous fûmes pour lui des amis de confiance, nullement taquins comme le sont souvent les jeunes officiers, terreur de ses semblables, qui leur font toutes sortes de vilains tours, pour jouir de leur air comique de dignité offensée…

Il comprit même qu’il nous en imposait, ce gros oiseau fétiche, un peu ridicule, avec sa tête chauve, toujours inclinée en avant, comme en proie à des méditations profondes, et ses ailes noires, qui pendent à ses côtés, ainsi que les longues manches des sages du Moghreb. Sa démarche était mesurée ; il prenait des mines de prêtre officiant pour remplir les moindres actes de sa vie, et jusque dans sa gloutonnerie, il mettait de l’onction.

Mais nous avions beau le gaver de poisson et de viande, les objets les plus hétéroclites n’en disparaissaient pas moins dans son ventre blanc, avec un claquement sonore de son grand bec desséché.

En général, nous le laissions faire, nous ne nous permettions d’intervenir que dans son intérêt, quand il avait avalé quelque chose de vraiment trop indigeste ; par exemple, une bobèche de cuivre, attenant à une bougie, son mets préféré. Son regard, alors, était inquiet, son bec s’entr’ouvrait, sa respiration devenait haletante, et il était urgent de procéder à une opération délicate, mais à laquelle il se prêtait fort bien : l’un de nous prenait l’oiseau par les pattes, le mettait la tête en bas, l’autre lui tapait sur la nuque avec un bâton, jusqu’à ce que l’objet qui n’avait pas voulu passer tombât par terre. Une fois lâché, le marabout reprenait toute sa gravité majestueuse.

Notre seconde acquisition fut une délicieuse perruche. Elle était étonnamment câline, celle-là, et avait tout de suite su nous conquérir. Quand on approchait le doigt pour gratter sa petite tête verte, elle courbait le cou, en nous regardant gentiment de côté, de son joli œil noir, tout rond.

Hélas ! elle resta peu de temps chez nous, elle fut bientôt victime de la voracité du marabout.

Nos deux oiseaux pourtant semblaient faire très bon ménage, et souvent le marabout, avec un air protecteur et empressé de grand frère, accompagnait la perruche dans ses promenades autour du jardin. Nous étions loin d’attendre un tel dénouement.

Un jour, le gros oiseau au crâne chauve se montra particulièrement tendre pour sa compagne. Il se dandinait devant elle, sur ses larges pattes, comme en proie aux transes de ne pouvoir exprimer toute l’immensité de son amour, et nous assistions, émus, à ce spectacle touchant. Mais, tout à coup, avant que nous ayons eu le temps de bondir, le gros bec du marabout s’ouvrit largement et se referma sur la petite perruche, avec son bruit caractéristique de bois sec… Il est inutile de dire que la vilaine bête hypocrite fut rapidement mise les jambes en l’air et que les coups de bâton, que je lui assénais sur la nuque, manquèrent cette fois d’aménité. La pauvre perruche réapparut bientôt ; son cœur battait encore, mais tous ses petits os étaient brisés et nous ne pûmes la sauver.

Le marabout dut se repentir par la suite de son crime, car notre perruche fut remplacée chez nous par un singe des plus malins.

Dès qu’il vit ce nouvel arrivant, le gros oiseau comprit qu’il ne serait plus le maître incontesté du lieu. Il alla pompeusement se retirer sur une branche, dans le jardin.

Et notre foyer perdit, aux heures de la sieste, sa tranquillité monotone. Au lieu de dormir, il nous fallut sans relâche mettre la paix entre nos hôtes.— Tous les torts étaient incontestablement du côté du singe, c’était toujours lui qui commençait.— Après les repas, dès qu’il voyait le marabout repu fermer ses vieilles paupières grises, il s’approchait de lui à pas de loup et lui arrachait brusquement quelques-unes des plumes noires qui ornaient sa queue.

Le singe recevait alors un rude coup de bec et se sauvait souvent le crâne plein de sang. Mais les belles plumes avaient pour lui un attrait si irrésistible qu’il ne pouvait s’empêcher de toujours recommencer son jeu.

Ce manège-là dura plusieurs mois. Le marabout prit un pauvre air de résignation navrée, sa tête ridée s’enfonça plus profondément encore dans sa collerette blanche, son plumage devint râpé et pitoyable. Il ne quitta plus son perchoir que la nuit, quand son ennemi dormait.

Sénégal, avril 1371.

Nos nouveaux amis les Touareg nous ont décidément acceptés dans leur bande, et tout le jour, en leur compagnie, nous avons parcouru d’immenses pays déserts.

Le vent brûlant, qui soufflait avec violence sur les dunes, nous criblait de sable ; nous cheminions dans un nuage d’or éblouissant. Nos chameaux affolés, plus dégingandés encore que de coutume, cabraient leurs longs cous et n’avançaient que d’un trot inégal.

Il y avait du sable partout, dans nos yeux, dans tous les plis de nos vêtements, dans le poil de nos bêtes.

Nous devions faire bien, au milieu de ce paysage, avec nos grands burnous sombres, battant au vent, et nos figures brunies par le soleil d’Afrique, que des voiles cachaient en partie, à la mode touareg. Le fait est que l’on ne nous distinguait guère de nos compagnons du Moghreb.

Le soir, quand notre caravane passa devant le village de Touroukambé, les nègres, qui considèrent les Touareg comme des hommes fétiches, se rangèrent sur notre route avec des airs de frayeur respectueuse. Ils nous embrassèrent les mains et nous demandèrent des amulettes. À BORD DE L’ESPADON

Sénégal, mai 1874.

Le 25 mai, je quittais le Pétrel. On arma pour moi le canot d’honneur, comme c’est d’usage lorsque des officiers partent. Quatre enseignes y montèrent et je fus accompagné par eux à bord de l’Archimède, qui devait m’emmener rejoindre à Dakar mon nouveau navire l’Espadon.

L’Archimède était un vieux bateau de la côte d’Afrique, réarmé à la hâte, après avoir passé plusieurs années à pourrir dans le fleuve du Sénégal. Il était encombré ce jour-là de passagers et de passagères, — de pauvres femmes qui avaient voulu suivre leur mari aux colonies et qui s’en retournaient malades en France. C’était, comme de coutume, un grand tapage de visites et d’adieux.

A cinq heures, le soir, nous partîmes. Le soleil baissait ; nous descendîmes rapidement le fleuve aux eaux jaunes… En passant, je reçus les derniers signes d’adieu de mes amis du Pétrel, le cœur serré de les quitter tous… Et puis derrière nous, la triste ville blanche de Saint-Louis s’éloigna, avec ses maigres palmiers jaunes et ses sables… Je perdis de vue ce coin d’Afrique où j’avais si vivement aimé et si vivement souffert[7]…

La nuit fut dure en mer, sur ce mauvais bateau, — rien à manger, grand roulis. J’étais brisé surtout par tant d’émotions et tant d’événements qui venaient en si peu de jours de se succéder dans ma vie.

Le 26 mai, à une heure, l’Archimède vint mouiller dans la baie de Dakar, que je revis avec bonheur.

Je retrouvai à bord de l’Espadon plusieurs braves amis. Ce navire pourtant me parut triste. Il était, avec son équipage noir, le type accompli des vieux bateaux sénégalais. Au plafond de son carré pendaient des caïmans et toutes sortes de bêtes saugrenues desséchées ou empaillées, souvenirs de beaucoup de voyages en Galam. Le calme était accablant pour moi à bord, après les émotions, si vives des derniers jours de Saint-Louis.

L’aspect de la chambre qui m’était destinée n’était pas réjouissant, surtout comparée à celle du Pétrel que je venais de quitter. C’était une grande vieille chambre nue ; le plancher, que le temps et la chaleur avaient disjoint, était hanté par de nombreuses familles de cancrelas. Contre mon lit, un large sabord s’ouvrait, à deux doigts de l’eau verte, et je voyais, pendant les heures énervantes de la sieste, s’ébattre tout près de moi les poissons, les requins et les petits nègres en pirogues.

Dans les périodes de la vie où le cœur est rempli par quelque passion vive, les moindres détails des objets extérieurs se gravent étrangement, et le temps, qui emporte tout, en laisse persister le souvenir…

Ainsi cette grande chambre de l’Espadon restera longtemps présente à ma mémoire.

[7]Pierre Loti a déchiré une grande partie des notes prises à cette époque de sa vie. À BORD DE L’ESPADON

Dakar, 20 juin 1874.

Ma première visite à Dakar fut pour la vieille mulâtresse Marie-Félicité, qui nous avait loué sa demeure au temps du Pétrel.

Maintenant, elle avait repris possession de cette grande maison et s’y était de nouveau installée, avec toutes ses négresses et toutes ses loques. Mais elle m’apprit qu’elle avait réservé pour moi un petit pavillon au bout du jardin. Ce pavillon était grand à peu près comme une chambre de bord ; il y avait là un lit à moustiquaire très blanche et une étroite couchette de nègre en nattes et bambous, pour la sieste. J’y retrouvai aussi ma tête d’hippopotame et ma peau de girafe rapportées de Podor.

Ce dernier mois passé à Dakar restera une des périodes les plus troublées de ma vie. Ma bien-aimée est partie pour la France, j’ai le cœur rempli d’amour pour elle, de remords, de bouleversements et de contradictions.

Mon service à bord me retient peu et j’emploie mes journées à refaire nos promenades d’autrefois, par les sentiers de sable, dans les âpres solitudes du Cap Verd.

Le soir, je vais rôder dans les villages noirs, vêtu comme les indigènes d’une longue tunique blanche.

C’est juin ; la saison des grands orages approche, l’atmosphère se charge des senteurs du printemps tropical et les daturas commencent à ouvrir partout leurs larges calices blancs.

Mon pavillon est entouré de lauriers-roses et d’acacias exotiques en fleurs. La nuit, l’excès de tous ces parfums m’endort d’un sommeil lourd et plein de rêves étranges.

Dakar, juillet 1874.

Cette nuit, j’ai eu très peur dans mon pavillon isolé, au bout du jardin de la vieille mulâtresse.

Il y avait bamboula chez les femmes lépreuses et j’entendais au loin leur tam-tam et leurs chants.

J’étais couché, j’allais même commencer à m’endormir, quand je me rendis compte que le bruit se rapprochait peu à peu… Une crainte vague me tint alors éveillé, et cette crainte augmenta à mesure que les battements du tambour et les voix éraillées se faisaient plus distincts…

Lorsque la bande ne fut plus qu’à deux pas, je me souvins tout à coup avec terreur que ma porte et mes fenêtres étaient restées grandes ouvertes. Mais il n’était plus temps, les danseuses de cauchemar atteignaient déjà mon seuil et je dus assister à tout leur sabbat.

Au beau clair de lune, pendant quelques instants, je vis se trémousser éperdument devant moi d’ignobles corps boursouflés de lèpre, s’agiter des tronçons de mains couvertes d’affreuses croûtes blanches, des figures sans nez et sans lèvres vinrent me regarder de tout près, comme dans les mauvais rêves, avec une sinistre expression de gaîté…

Et puis le tam-tam entraîna plus loin les lépreuses et je fus délivré ; mais il me sembla sentir longtemps encore comme une odeur de cadavre et tout ce qui m’entourait me parut souillé…

Dakar, juillet 1874.

J’étais venu hier, à cette place, au pied du grand arbre des dunes, voir partir le Pétrel qui emmenait à Saint-Louis mon cher frère Jean.

Ce grand arbre des dunes est un vieil ami— un ami de trois ans et plus. Quand le Vaudreuil s’arrêta au Sénégal en 1871, c’était le but choisi de nos courses ; nous avions adopté ce coin du pays, ce grand ombrage isolé.

Et, lorsque la côte d’Afrique s’éloigna de nous, nous le suivîmes longtemps des yeux… Nous partions alors pour les mers du Sud, plus heureux qu’aujourd’hui, et plus jeunes. A cette époque, tout était neuf et étrange encore pour nos imaginations ; le soleil nous semblait plus brillant et la nature tropicale plus belle… Nous venions le matin, au pied de cet arbre, il était à cette heure plein de lézards bleus, d’oiseaux et d’insectes.

Je me souviens aussi d’une certaine bête singulière qui habitait le voisinage et nous intriguait fort… Nous ne réussîmes pas à la prendre malgré nos embuscades.

Nous étions très enfants encore dans notre premier enthousiasme de voyages et d’aventures, et le centre mystérieux de la triste Afrique nous faisait souvent rêver quand, assis à l’ombre du grand arbre, les yeux tournés vers l’intérieur du pays, nous interrogions l’immense horizon des sables…

Mais c’est moins ton souvenir que je retrouve ici, mon bon frère, que le sien, son souvenir à Elle qui t’est inconnue… C’est à cette place aussi que je suis venu voir passer le navire rapide qui emmenait en France ma bien-aimée… Ce jour-là, un grand vent agitait, au-dessus de ma tête, l’arbre géant et, à mes pieds, soulevait d’énormes lames moutonneuses, sur la mer où fuyait son navire.

C’était pendant l’accablement de midi. Le soleil embrasait mon front et frappait durement mes épaules, mais je ne sentais rien, tant ma tète était perdue…

Ce soir, je viens ici pour la dernière fois, je vais quitter ce pays…

Ce soir, c’est la tristesse des heures crépusculaires, au milieu de cette solitude sans fin…

La grande masse sombre de l’arbre isolé se dresse devant moi. L’obscurité monte de tous les replis des collines de sable ; elle commence à gagner les crêtes, où s’estompent dans le lointain quelques silhouettes rigides de baobabs. Avec l’obscurité, montent aussi les vapeurs malsaines de la nuit et le parfum des daturas blancs, qui alourdit ma tête… L’air devient oppressant comme celui d’une chambre chaude, dans laquelle trop de fleurs auraient été trop longtemps enfermées.

Bientôt va s’élever dans la brume une grosse lune au contour imprécis ; et alors commencera le sabbat nocturne des bêtes fauves, tout près, dans le cimetière des Dghioloff.

Le temps n’a pas de prise sur un tel pays désolé… Il y a dix siècles, le grand arbre des dunes existait déjà, dans dix siècles il n’aura sans doute qu’à peine un peu plus étendu ses branches monstrueuses… Mais ce désert inéchangeable et triste ne m’intéresse plus, ma pensée est entièrement prise par notre amour, ma bien-aimée. Nous, dont l’existence ne se compte que par années, où serons-nous seulement dans dix ans ?…

Peut-être pourrons-nous dérober encore quelques heures au temps qui passe, quelques heures fugitives d’amour, et puis, il faudra mourir… Encore quelques années et nous ne serons plus rien… Mais les daturas d’Afrique continueront à fleurir, avec leur parfum de belladone, et le grand arbre des dunes élèvera toujours sa tête sombre au-dessus des brumes du soir… À BORD DE L’ESPADON

En mer, juillet 1874.

La veille du départ de l’Espadon pour la France, il y eut à Saint-Louis déjeuner d’adieu chez les spahis.

J’en conserve bon souvenir, de ce déjeuner où régnait entre nous tous une franche amitié, avec un regret sincère de nous quitter pour peut-être ne jamais nous revoir… Nous étions assis, y compris le grand singe du lieutenant de spahis Brémont, sur une terrasse blanche.

C’était par une matinée brûlante de juillet ; le ciel était d’un bleu inconnu même à l’Italie. Nous dominions la ville, — des maisons carrées et des terrasses mauresques, tranchant par leur éblouissante blancheur sur ce bleu intense du ciel, et, ça et là, quelques palmiers immobiles, élevant leur tète jaune. Le soleil arrivait au zénith, la chaleur était accablante.

Après le déjeuner, Brémont demande au capitaine de l’Espadon la permission de lui présenter un spahi qui désirait, au dernier moment, obtenir passage pour rentrer en France.

Ce spahi n’était autre que J. Peyral[8] ; il se présenta avec une aisance et une expression de gaîté souriante que je ne lui connaissais plus.

Pour notre dernière nuit sur le fleuve, il y eut une tornade épouvantable et l’Espadon fut inondé.

Le lendemain matin, un dimanche, dès six heures, commencèrent à bord les visites d’adieu. Comme nous étions fort répandus, tous les officiers de la colonie se présentèrent successivement. C’est au milieu de ce tohu-bohu sans précédent que Brémont vint conduire et recommander son protégé, J. Peyral.

Notre départ se fit à neuf heures par un temps radieux. Les noirs étaient rangés en masse le long du grand fleuve pour nous voir passer. Bientôt la vieille ville de Saint-Louis disparut de notre horizon, cette fois pour toujours… Nous ne vîmes plus que l’immense Sahara dont nous devions suivre longtemps encore les plages monotones…

[8]Celui du Roman d’un Spahi.

Annecy, 28 octobre 1874.

… Après de longues contestations avec un vieux monsieur et une vieille dame, je pris possession de ma place dans le coin gauche du coupé. Et la diligence, attelée comme celle du temps jadis d’un cheval en flèche, partit au grand trot.

Devant une maison bien ancienne, habitée par des forgerons, je dis adieu à une vieille Savoyarde à la figure honnête. Assise sur le pas de sa porte, elle guettait mon passage d’un air discret et mystérieux, de l’air de quelqu’un qui devine à moitié ce dont il s’agit et qui veut apprendre aux voisines qu’elle est bien dans la confidence. De l’autre côté de la rue, debout et moins timide, se tenait son fils, mon pauvre ami Ermillet[9], avec sa douce et brave figure.

Il savait bien, lui, que je faisais un triste voyage et que quelque chose de capital pour moi allait se passer…

On était aux derniers jours d’octobre et c’était une saison avancée pour la Savoie ; mais cette journée était tiède et radieuse, les montagnes rousses ou couronnées de sombres sapins se découpaient sur un ciel tout bleu et limpide ; les arbres déjà jaunis avaient jonché la route de leurs feuilles mortes ; c’était tout le charme des derniers beaux jours.

Les voyageurs étaient priés de descendre de voiture dans les montées ardues ; cela se faisait en famille, il se passait de petites scènes qui rappelaient les histoires de M. Töpffer et qui m’auraient paru comiques, si je n’avais pas eu le cœur serré par tant d’angoisse.

Je reconnus peu à peu tous les sites décrits par Ermillet dans son langage primitif, ceux qu’il avait parcourus une fois, en fugitif, dans son enfance.

La nuit arriva, et la vieille diligence avançait toujours, s’enfonçant dans des chemins de montagne, dans des vallées profondes et noires, traversant de loin en loin des villages perdus de contrebandiers qui, à cette heure, prenaient des aspects fantastiques…

Maintenant le froid était vif et la nuit brumeuse ; nous vîmes au-dessous de nous, dans la plaine, les lumières d’une grande ville ; et puis le trot de nos chevaux retentit bientôt sur les pavés d’une rue populeuse, où des passants affairés circulaient dans le brouillard.

… C’était cette ville dans laquelle je venais, seul et étranger, tenter une démarche désespérée ; elle me parut infiniment triste.

J’errai le long des quais inconnus, demandant aux passants le chemin de l’hôtel où des lettres devaient m’attendre.

L’hôtel était encombré de Russes et d’Anglais, de touristes dont la gaîté sonnait faux à mon oreille… On me servit un souper auquel je ne touchai même pas.

A neuf heures, à peu près, je sortais de là, en priant qu’on m’indiquât ma route.

Il faisait nuit noire, avec une brume épaisse, et moi, qui arrivais de la lumineuse Afrique, je me sentais affreusement dépaysé.

Je marchai longtemps par des rues en pente raide, sombres et désertes ; enfin j’arrivai devant la maison que je cherchais ; c’était un vieil hôtel aristocratique à la porte armoriée.

Je tremblais comme un enfant à cette porte… Aucune lumière, aucun mouvement dans cette maison, où j’étais venu jouer ma vie… Je levai la main pour frapper… j’avais comme un vertige, je ne respirais plus[10]….

…………………………………. …………………………………. ………………………………….

… Nous repartîmes paisiblement et la diligence prit, sur la grande route, une allure plus rapide.

Il était environ midi, les montagnes de la Savoie avaient une splendeur inusitée sous ce beau ciel d’automne ; c’était encore, comme hier, une de ces journées pures et tièdes de l’« été de la Saint-Martin », une de ces belles journées qui ont tant de charme parce qu’elles sont les dernières… J’éprouvais ce sentiment de calme qui suit les impressions violentes et qui est une lassitude du cœur…

Annecy apparut, tout baigné de soleil ; j’avais hâte d’y revenir et d’y retrouver l’ami que j’avais laissé…

Mon pauvre ami travaillait à la journée dans une usine de fer, où il gagnait péniblement le pain de sa vieille mère et de sa sœur.

« Tout est fini et me voilà, lui dis-je ; laisse ton ouvrage, viens avec moi, j’ai peur d’être seul… »

Je restai à Annecy cinq jours encore, cinq belles journées que nous avons passées, mon ami et moi, à courir les montagnes, et j’ai bon souvenir de ces quelques jours.

Le soir, nous nous promenions sur le lac, dont la beauté paisible et triste était en harmonie parfaite avec mes pensées d’alors…

[9]Ancien matelot du Pétrel. Pierre Loti était venu voir en grand secret la personne partie avant lui du Sénégal, dont il est question dans la lettre « Dakar, 20 juin 1874. », et ce fut avec elle sa suprême entrevue.

[10]Ici, plusieurs pages manquent dans le journal.

Joinville (école de gymnastique), 25 janvier 1875.

Ce soir, à la fin d’un triste jour d’hiver, après le piètre dîner d’usage, au milieu du bruit et des voix indifférentes, dans l’atmosphère épaisse et enfumée du mess, j’ai été tout à coup transporté, par le souvenir, sur la grande mer agitée, dans l’air pur des tropiques ; j’ai revu, comme dans un rêve, le vieil Espadon battu par les lames des alizés, et toutes mes impressions d’alors, déjà lointaines et oubliées, se sont représentées à moi, avec toute la netteté frappante de la réalité.

C’était ce soir d’aout, où je descendais quatre à quatre de la passerelle, annonçant au commandant : « Le pic de Ténériffe en vue, par le travers de bâbord. » J’étais alors second de l’Espadon, un vieux petit bateau à moitié démoli qui revenait du Sénégal ; mais nous nous aimions tous à bord, — tous mes hommes m’aimaient et je les ai tous regrettés, quand il a fallu les quitter.

Berny, le grand timonier François Berny, qui était un peu mon préféré, écarquillait ses yeux et ne voyait rien encore…

« C’est vrai, dit notre brave capitaine, quand il eut constaté le fait avec sa longue vue, mais, lieutenant, vous avez de bons yeux… »

Et la nouvelle joyeuse courut vite jusqu’au fond de la cale : « Le lieutenant a vu la terre, le pic de Ténériffe, par le travers de bâbord ! »

Depuis quinze jours, tout était question pour nous, le mauvais temps nous chargeait sans relâche, et notre vieille barque était pleine d’eau. Mouillés tous et un peu découragés, nous étions épuisés de fatigue.

C’était bizarre d’être comme cela une bande d’amis exposés en mer sur quelque chose d’aussi petit et d’aussi vacillant, mais les impressions qu’on éprouve en pareille circonstance, les marins seuls peuvent les comprendre…

Ce soir-là, l’alizé humide chassait sur nos têtes les petits nuages rapides des mauvais temps des tropiques, le soleil venait de disparaître, la soirée était froide et la mer grosse ; nous étions couverts d’embruns… Il y avait longtemps que mes yeux cherchaient la terre, dans cette direction indiquée par mes calculs du jour… Au-dessus d’une bande lointaine de vapeurs vagues, se dessinait à peine, sur le ciel encore clair, une forme haute qu’il fallait des yeux de marin pour saisir… J’avais reconnu cette silhouette indécise du pic de Ténériffe, cette silhouette qui m’avait déjà frappé, trois ans plus tôt, lorsque je faisais mon premier voyage à travers le monde.

Le grand vent qui nous couvrait de son humidité salée était de plus en plus froid, et la mer grossissait encore à l’approche de la nuit, mais la joie était revenue à bord et les matelots chantaient… Nous avions la terre, là, tout près, la terre de Ténériffe ; ce point si problématique de la traversée était atteint et nous étions au bout de nos peines…

Nous entrâmes transis, le capitaine et moi, dans le kiosque des cartes, porter, malgré le roulis, la position exacte de notre navire.

Ces souvenirs que l’Espadon m’a laissés occupent parmi tant d’autres une place à part… Le danger toujours, le grand vent, la mer agitée, l’incertitude du lendemain et, avec cela, la conscience du devoir accompli… la responsabilité de toutes les heures, de tous les instants, la nécessité absolue d’employer au salut commun toutes les ressources de mon intelligence et de mes connaissances. Je remplissais là mes devoirs pénibles de marin, le cœur plein de passion et pendant que ma vie intime traversait des circonstances inouïes…

Je me sentais revivre aussi, après l’énervement du Sénégal, en respirant cet air vif de la grande mer, à l’approche des régions tempérées. Il y avait la France au bout du voyage, il y avait Elle, ma bien-aimée, et tous mes parents chéris que j’allais revoir.

Mais le charme de ce rêve a passé bien vite et je suis retombé lourdement sur moi-même, retrouvant le mess enfumé, l’engourdissement de l’hiver et le tapage des conversations abruties… Mes souvenirs sont redevenus confus, à peine ai-je pu en ressaisir la suite…

Je me rappelai cependant qu’en sortant du kiosque des cartes, j’étais descendu dans le faux-pont obscur, jusqu’à ma chambre, le seul coin du bateau où brûlait encore une lampe. Au milieu du désarroi général, cette chambre avait été épargnée… son bien-être était insolent parmi cette misère…

La portière soulevée, on y était comme dans une sorte de sanctuaire exotique aux riches couleurs ; il y avait partout des armes, des colliers, des panoplies brillantes, des rosaces faites de nacre et d’ailes d’oiseaux des tropiques… J’avais mis là tout ce luxe parce qu’Elle devait la voir…

Sur mon lit bas, couvert d’une grande draperie yoloff, je trouvai un homme assis, l’homme en veste rouge, le spahi de Cora[11]…

Quand j’entrai, il leva tristement sa belle tête : « C’est vrai, lieutenant, dit-il, que vous avez vu la terre ?… Tant pis, je voudrais que nous n’arrivions jamais… »

[11]Jean Peyral, du Roman d’un Spahi.

Joinville, 1er février 1875.

Il y a cinq mois aujourd’hui, je rentrais en France… C’était une belle et chaude journée, un dimanche d’été. L’Espadon remontait le cours de la Charente après quarante jours de traversée qui comptent terriblement dans ma vie… C’était le 20 juillet que nous avions quitté Saint-Louis du Sénégal…

Cinq mois déjà ! comme le temps vole, il éloigne tous les souvenirs et les efface… Mon amère douleur peut-être aussi s’effacera-t-elle avec les années, malgré moi qui voudrais au moins la garder ; car j’aime mieux cette douleur qui est encore quelque chose d’Elle, qui est tout ce qui reste de vivant en moi, j’aime mieux cette douleur que l’oubli que le temps peut m’apporter.

Tout est pâle et décoloré dans ma vie ; le drame est fini, je reste seul, épuisé par l’action, attendant, avec le calme d’un mort, le terrible châtiment final.

Cette année 1874 a passé comme un ouragan dans ma vie, elle a tout dévasté et tout emporté sur son passage, tellement qu’il me semble que je n’aie pas vécu jusqu’alors et qu’à présent je ne vive plus…

Et maintenant, dans le calme, dans le vide de ma vie, c’est comme un rêve de penser à cette époque troublée où j’ai tant aimé… Qu’il y avait de passion alors en moi et autour de moi, que de contradictions et d’amour… Je marchais englobé dans un tourbillon de fièvre et d’ivresse ; c’était tout un imbroglio criminel, où le grand soleil d’Afrique jouait son rôle, avec les brises tropicales, avec notre jeunesse, avec le décor triste et grandiose des solitudes et des sables…

Mais c’était vivre, tandis qu’à présent je suis mort… Je me souviens seulement comme un mort qui se souviendrait de la vie ; c’est le sentiment que j’éprouve quand je regarde en arrière.

Hélas ! le 1er septembre, la date de mon retour, cinq mois déjà, mon Dieu !… Et trois mois bientôt que j’ai touché, pour la dernière fois, la main bien-aimée de celle qui a brisé ma vie ; — en Savoie, une nuit d’octobre, une nuit froide et brumeuse, où notre entrevue fut courte, sombre et mystérieuse comme une entrevue de malfaiteurs… et puis ce fut fini à tout jamais…

C’est d’Elle, je pense, que vient ce charme qui s’attache encore dans mon souvenir à toute l’année passée, à tout ce triste pays d’Afrique et à mon vieux bateau de là-bas…

… Mon Dieu, mes souvenirs s’en vont déjà, je le sens, tout s’efface ; chaque jour je cherche à en fixer les bribes sur mon papier : effort inutile, je ne puis les traduire par des mots, et quand je relis, après, je ne les retrouve plus ; les phrases écrites, froides et impuissantes, ne me rappellent plus rien… Hélas ! quand des années, quand l’inexorable temps aura fait de moi un vieillard, qu’on m’aura couché dans la tombe, il ne restera donc plus rien, plus un vestige, plus un souvenir de ce que j’ai si vivement senti, de ce qui a fait si fortement vibrer mon cœur à vingt-cinq ans ?…

Il y a cinq mois aujourd’hui, c’était par une belle journée de dimanche, l’Espadon remontait doucement le cours de la vieille Charente et nous nous abandonnions tous à la joie paisible du retour…

La veille au soir, pendant le « remplacement au quart », j’avais mis en panne pour une grande barque montée par des pêcheurs qui nous avaient crié en passant ; « Vous êtes trop au Nord, laissez porter ou vous allez atterrir en Bretagne… »

La mer était grosse ; ces lames vertes, courtes et rapides, propres à notre golfe de Gascogne, nous secouaient terriblement.

Bellegarde et moi, nous avions dit après le dîner : « Botz, mon cher Botz, la nuit s’annonce très mauvaise et notre pauvre vieux bateau ne tient plus ; ce Malvoisie de Palmas qui nous reste, il serait très prudent de le boire… » Et nous avions bu ce Malvoisie.

J’avais ensuite joué à Botz, contre ma tunique yoloff, en cinq points d’écarté, le grand manteau blanc qu’il venait d’acheter au spahi de Cora. Je nous vois là encore, nous tous qui avions souffert ensemble comme des pauvres naufragés, suivant avec anxiété la marche de ces cartes, comme s’il se fut agi d’une affaire d’importance. Bellegarde, derrière moi, m’embrouillait de ses conseils ; le matelot Delarue marquait les points pour Botz avec les fiches à roulis. Le spahi les marquait pour moi de la même manière, ses yeux sombres obstinément fixés sur les miens…

J’avais 5 du roi et je gagnais le manteau quand la vigie signala le feu de Rochebonne, le premier feu de France, et nous courûmes tous sur le pont…

Joinville, 11 mars 1875.

… Je viens d’être malade pendant un mois et je suis faible encore… J’ai été malade de chagrin, je ne croyais pas que cela fût possible… Le médecin ne s’y est pas trompé, d’ailleurs, quoique toujours je lui aie nié la chose… J’avais subi bien des angoisses en silence, j’avais dévoré mon désespoir sans verser une larme, et puis la réaction a eu lieu, le chagrin a brisé mon corps et m’a couché sur mon lit, où j’ai appris à connaître la souffrance physique… Ma tête me faisait grand mal, j’avais la fièvre constamment avec un peu de délire… Mes souvenirs du pays du soleil avaient pris une vivacité et une netteté frappantes, c’était comme une double vue ; je revoyais sans cesse en rêves les dunes de Dakar, les déserts de sable et le pays de Bobdiarah. Ce long hiver de Joinville avait contribué, lui aussi, à m’abattre si bas, avec cet isolement, ce froid sombre et cette neige, toutes ces tristesses auxquelles je n’étais plus habitué…

Mes camarades, quelques sous-lieutenants, me veillaient et me visitaient à tour de rôle. Mon soldat passait ses journées, par ordre du médecin, mais sans résultat, à me frotter tout le corps avec de l’eau de mélisse pour me ranimer, et tout le monde pensait que je m’en allais… on ne savait pas pourquoi, ni comment…

Cependant, un jour de soleil, je me suis levé et habillé avec soin, mes jambes ne me supportaient presque plus, j’ai pu malgré tout me traîner jusque dans la campagne et, à partir de ce jour-là, j’ai été sauvé…

A présent, je commence à aller mieux et à sortir chaque fois que reparaît le soleil…

J’étais peu habitué à souffrir, j’ignorais encore la maladie, et cette excessive faiblesse ; ces sensations nouvelles m’ont causé comme un étonnement douloureux.

Joinville, 13 mars 1873.

Après une nuit d’angoisse et d’insomnie, une pénible torpeur m’a abattu tout le jour, me laissant en proie à d’étranges cauchemars…

………………..

… L’air lourd est chargé de senteurs de l’âcre soumaré, la chaleur est énervante, le silence accablant, la mer immobile comme un miroir bleu pâle sous le soleil torride, l’intensité de la lumière fait pâlir le ciel…

La ligne bleuâtre, là-bas, c’est la côte de Guinée, — à perte de vue, c’est la ligne monotone des vertes forêts vierges, baignant dans l’eau tiède…

… Où est-elle, ma bien-aimée ?…

Je suis retourné seul dans ce pays, où j’étais venu pour te suivre, tu m’as abandonné, je t’ai perdue… Entre le passé et le présent, il y a un abîme…

La question a été décidée, je suis resté marin et je suis reparti… Mais pourquoi suis-je seul, pourquoi m’as-tu abandonné ?…

………………..

… L’air lourd est chargé d’orage, de senteur de soumaré… Dans les forêts profondes on respire des miasmes de fièvre ; c’est cette côte maudite, le pays des forêts silencieuses qui ne finissent pas.

Les serpents dorment sur des plantes chaudes et empoisonnées, les caïmans dorment sur une vase chaude et malsaine. L’immensité de la mer est immobile sous le ciel torride…

………………..

Les nègres frappent des coups sourds sur les tam-tam de bois ; on entend aussi le mugissement des trompes en coquillage des sorciers ; ils passent en pirogue ; les rameurs, luisants de sueur, enfoncent leurs pagayes dans l’eau chaude qui se ride mollement comme de l’huile…

………………..

… J’entends le chant plaintif des jeunes femmes noires… Ensuite, je vois des nègres mandingues endormis au soleil dans les racines des grands arbres sacrés…

………………..

… Et puis je m’éveille tout à fait et mes yeux s’arrêtent sur un bouquet de roses de Noël, posé près de moi… Je suis couché sur un lit de repos, dans ma chambre de Joinville… Il est quatre heures du soir ; un sombre crépuscule d’hiver passe à travers les rideaux ; mon ordonnance est assis au coin du feu.

C’est l’heure de la visite du médecin ; il trouve que je n’ai plus de fièvre, que je suis seulement très faible encore…

Joinville, 20 mars 1875.

J’ai eu, ce matin, cette nouvelle que mon ami Brémont, le sous-lieutenant de spahis, vient de mourir à Saint-Louis du Sénégal, des suites de blessures reçues dans l’expédition contre le roi Lal Dior. Et cette nouvelle a été pour moi un accablement de plus…

Je me suis promené tout le jour, seul, dans les bois, par un terrible vent glacé. En rentrant, je me suis endormi épuisé dans mon fauteuil, auprès du feu…

Je me suis réveillé longtemps après, à la tombée d’une lugubre nuit de mars, transi de froid sous mon manteau, les pieds devant le feu éteint.

Ce triste souvenir m’attendait au réveil : « Brémont est mort. » Et ma pensée s’en est allée une fois de plus, du ciel terne de Joinville au pays du soleil, où j’ai tant vécu, — au milieu de mes amis de là-bas.

Brémont mort, couché lui aussi au cimetière de Sorr, lui que j’avais connu si plein de vie, si admirablement beau, et qui un soir, à un diner de spahis, buvait gaiement : « A ceux qui sont tombés à Bobdiarah et à Mecké ! »

C’est ainsi cependant qu’il devait mourir ; il était de cette race d’hommes à part qui ont fait, dans leur existence bizarre, leur pays du Sénégal, leur patrie des déserts de sable.

Mon ami Brémont avait quelques dettes à Saint-Louis, on a dû vendre à des mulâtresses ses effets, ses armes, son singe et son chien… C’est ainsi que finissent les spahis…

Joinville, 21 mars 1875.

Le journal le XIXe siècle annonce que l’expédition dirigée par mon ancien camarade de l’École navale Brazza, enseigne de vaisseau et prince romain, partira le 1er septembre pour Dakar, où l’attend le transport le Loiret. L’expédition doit remonter le grand fleuve Ogooué et explorer par là le centre Afrique.

Il y a un an, à Dakar, Brazza m’exposait son projet téméraire et j’étais fort ébranlé pour le suivre ; je lui avais même promis ma grande chienne Coura-gaï, à laquelle nous avions reconnu des aptitudes spéciales comme bête de garde pour les campements.

Aujourd’hui, à Joinville, neige et givre… Pourquoi ne suis-je pas parti avec mon ami Brazza ! Qui me rendra le grand soleil d’Afrique, même celui de l’Ogooué !

Joinville, 26 mars 1875.

J’essaie de reprendre goût à la vie et je n’y réussis pas… On se lasse de tout, même de la douleur, et la mienne s’en va, mais rien ne la remplace, rien que le sentiment du vide et l’immense ennui de vivre…

L’image chérie de celle qui m’a abandonné s’efface ; je prends mon parti de l’étrange situation qui m’est faite dans ce monde et le sinistre Mané, Thecel, Pharès ! ne m’effraie plus…

D’ailleurs la santé m’est revenue, mes muscles se développent terriblement, par excès de gymnastique, et la vie déborde.

J’ai dit adieu à mon existence sombre, à mon existence de cénobite, j’ai ouvert ma porte à deux battants à la jeunesse et à la vie. Et ma chambre, d’abord solitaire et close comme une cellule de moine, retentit chaque soir d’éclats de rire de jeunes femmes. J’étais pour mes camarades un point obscur dans leur monde, et comme une énigme ; à présent, j’ai pris le rôle opposé et la tête du mouvement…

La gaie vie de bohème… Quand j’avais dix-sept ans, on la menait autour de moi, au Quartier Latin, où j’étais venu préparer l’École navale, et moi seul je n’y prenais pas ma part ; une tristesse vague, un besoin de luxe et de raffinement m’en éloignait alors, et j’allais chercher, sur la rive droite, l’amour d’une jeune fille triste, très richement entretenue.

A quoi bon un masque d’austérité ! Maintenant, j’ai besoin de ce bruit et de cette fantasmagorie, je ne supporte plus d’être seul…

Ceux à qui j’ai ouvert ma porte ne demandent qu’à rentrer. J’ai été entouré et fêté ; parce que j’avais été sombre, mystérieux et mourant, on a célébré mon retour à la jeunesse et à la vie. Mon métier de marin et mes longs voyages exercent aussi, sur tout ce monde, leur prestige ; c’est à qui sera mon ami, à qui sera ma maîtresse.

J’ai vu que mon cher frère Jean était étonné de cet entourage et de ce train de vie insolite ; mais il a compris et n’a rien dit ; il sait d’ailleurs que tout cela n’est qu’apparence et que le respect exagéré que j’ai pour moi-même m’empêchera toujours de rouler au plus bas, jusqu’à la débauche vulgaire.

Non, pourtant, je ne l’oublie pas encore, ma bien-aimée… je n’ai pas encore cette insouciance que je désire… Je veux le plaisir et, au fond, j’ai la mort dans le cœur. Le remords, l’inexorable remords m’obsède la nuit ; je tords mes mains de désespoir quand je pense à celle que j’ai perdue sans retour ; j’ai des nuits terribles, suivies de réveils affreux.

… Oh ! cette angoisse du réveil… Pourquoi toujours cette lucidité étrange qui fait de ce moment une épouvante ?

Je loge dans une grande maison laide, en face de la gare ; cette maison est réservée aux officiers qui, comme moi, suivent les cours de l’École de gymnastique.

Au-dessus de chez moi habite un sous-lieutenant du 57e de ligne. Sa maîtresse, Henriette, vient deux fois par semaine— très belle, spirituelle, d’allure dévergondée et tapageuse, mais toujours resplendissante et ne produisant jamais deux fois la même toilette ; elle amène souvent, comme repoussoir, une certaine amie Berthe, très nippée aussi, mais laide…

A ma droite habite un officier d’artillerie, mais celui-là n’est pas de notre bande ; sa maîtresse est invisible et taciturne, comme lui-même. On se borne à des saluts…

A ma gauche, c’est chez la mère Julie, notre propriétaire ; un chat et trois chiens : Toutou, Toutoute et Titine.

Au deuxième, porte à gauche, demeure Delguet, du 30e de ligne, l’un des « Golos » (ce mot, qui signifie « singe » en yoloff, nous sert ici à désigner ceux qui sont bien de notre bande). Delguet est même, après moi, le premier « Golo ». D’Annecy, où son régiment tient garnison, il a amené sa maîtresse savoyarde, une petite ouvrière honnête et gentille ; c’est la Fratine ; nous lui avons donné le nom d’une vieille revendeuse d’Annecy dont elle nous avait, une fois, conté l’histoire. Elle a dix-sept ans, elle est gracieuse, fine et naïve comme une enfant.

Le groupe Delguet-Fratine est le plus pauvre de la bande, mais aussi le plus charmant.

La Fratine, très sauvage et effarouchée d’abord, en est venue à me considérer comme son meilleur ami et ma chambre comme la sienne. Devenu son grand confident, je suis à même d’apprécier les qualités de son cœur.

Elle travaille tous les jours à Paris, chez des gens fort laids pour lesquels j’ai cru devoir plusieurs fois, à cause d’elle, me montrer affable. (Ils tiennent un atelier de confection de cravates pour les magasins du Louvre.)

La Fratine arrive chaque soir par le train de sept heures comme une petite affamée, apportant un tas d’ouvrage à faire pour la nuit, — ouvrage auquel nous l’empêchons toujours de toucher. Nous la guettons venir de mon balcon, Delguet et moi. Nous connaissons du reste tous les voyageurs qui arrivent par ce train de sept heures, car nous leur avons fait souvent diverses niches.

Notre petite amie monte chez elle ou chez moi et mange, par économie, le dîner de Delguet qui s’en passe.

La Fratine n’a qu’une toilette, comme autrefois Mimi Pinson ; elle la met le dimanche pour venir avec nous se promener au bois de Vincennes ; mais comme la robe est en toile, quand il pleut on ne sort pas. Je suis consulté pour les chapeaux et pour les tenues de voyage et de travail, qui se confectionnent toujours chez moi, tandis que notre amie nous raconte, avec une innocence étourdissante, les cancans de l’atelier.

Au même étage que Delguet, à la porte de droite, un quatrième sous-lieutenant au 30e, sorte de grand tambour-major, est en ménage avec sa « femme du monde », la pyramidale Liline, qui vient toujours très mystérieusement. Liline est pourtant descendue, certain jour, déjeuner chez moi ; mais nous la tenons à distance.

La maison de la mère Julie possède un autre escalier. Là, au premier, porte à gauche, on trouve Rayer, un enseigne de vaisseau, mon grand ami (ce terrible qui a tué un homme en duel au sabre). Nous faisons domestique commun et porte-monnaie aussi.

Puis viennent les chambres des deux officiers de cavalerie. Le premier, d’un caractère déplorable par instant, a pour maîtresse la petite Maria, demoiselle de magasin au Louvre (section des nouveautés, rayon des grisailles)— jolie, toute jeune, avec une apparence de naïveté, un peu exagérée peut-être, mais mignonne.

Le second, d’un caractère encore plus insupportable que le premier, mais bon comme la vie ; il vous demande pardon après s’être mis en colère et vous embrasse en pleurant. Sa maîtresse, Louise, est une brave fille, modiste, rue Molière à Paris. (Elle fait une certaine grimace assez drôle qu’elle appelle : « Golo content ». C’est du reste tout ce qu’elle sait faire…)

Dans la maison en face demeure un officier au 3e d’infanterie de marine, vieux Sénégalais et charmant garçon. Il a commandé quatre ans au Grand Bassam, à la côte de Guinée, et c’est lui qui a introduit le yoloff comme argot dans la bande. Sa maîtresse, la grande Victoria, modiste également rue Molière, se produit peu ; sa figure serait assez jolie si elle n’avait pas tant de taches de rousseur.

La chambre de la grande Victoria, à Paris, est à ma disposition pour mes travestissements.

Le dernier « Golo » habite plus loin, à la brasserie. C’est un sous-lieutenant au 19e chasseurs ; bien élevé, bien gentil, mais accaparé par Armandine, demoiselle de magasin aux faux-cols, qui nous déplaît fort.

UN JEUNE OFFICIER PAUVRE

rx PIERRE LOTI

De tous mes voisins, ceux qui me gênent le plus, c’est assurément Henriette et son ami, Henriette qui me poursuit de ses bouquets et de son amour, et son ami qui ne s’en aperçoit pas. Je reçois des bouquets sur la tête dès que je parais au balcon, des bouquets de roses, des bouquets de muguet, et elle-même aussi quelquefois, car elle imagine de m’arriver par là à l’aide de ses draps. Quand je ferme ma porte, elle entre par les fenêtres… Elle et Berthe sont entrées dans ma chambre, une belle nuit, par cette voie, à ma grande frayeur ; reçues à coups de poing, elles ne m’en ont nullement voulu.

Inutile de chercher à s’endormir avant deux heures du matin les nuits qu’Henriette passe à Joinville…

Joinville, 10 avril 1875.

Avril est revenu et le printemps avec lui ; le temps est tiède, les prés sont pleins de fleurs et la bande des « Golos » mène vie joyeuse. Aucune fête de banlieue, aucun bal champêtre ne se passe sans nous : partout nous promenons notre grand sang-froid, notre effronterie et nos extravagances.

Cette campagne si peignée des environs de Paris finit par être insupportable à force de gaîté et de fleurs. Les beaux jours nous amènent à Joinville un vrai tourbillon de Parisiens en partie fine ; des canotiers, des canotières, des grisettes et des boutiquiers, — tout ce monde chante, saute, ramasse des fleurs.

Deux fois par heure, le chemin de fer de Vincennes en déverse un flot sous mes fenêtres.

Nous restons tard sur mon balcon, par ces belles soirées de printemps ; Delguet, son amie et moi toujours les derniers. C’est alors que la Fratine, avec son air espiègle et profond, m’accable de questions étourdissantes sur le ciel, sur les mondes, sur les pays exotiques, avide d’apprendre et saisissant tout avec promptitude.

Joinville, 30 avril 1875.

« La bande à Golo » fait cause commune avec les moniteurs de gymnastique, sergents ou quartiers-maîtres, braves garçons, au cœur loyal, à la figure ouverte et intelligente, qui ont toute l’insouciante gaîté de la santé et de la jeunesse.

Chaque soir, rendez-vous au « Lapin sauté », gargote de soldats, au fond d’un jardin qui sent bon les seringas et les roses. Chez moi, la bande s’organise ; on mêle et on change les costumes, il en sort de nouveaux sergents, de faux matelots, il y a des chiffonniers aussi, des « gommeux » ridicules, des « Gugusses » de cirque et des « Alphonses » de barrière, des bandes impossibles de personnages invraisemblables…

Avec ces excellents principes de boxe que nous possédons tous et la force d’Hercule de nos moniteurs, nous faisons la loi partout, — partout redoutés, partout les maîtres.

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Le chant de ralliement est un air gai, qui fait bien le soir, quand les moniteurs le chantent en traversant les prés fleuris qui mènent au fort…

Je regretterai ce temps de jeunesse et de vigueur, et tout ce train de gaîté qui m’étourdit, — même nos parties de paume et nos parties de cache-cache dans les bois de Vincennes, où les Parisiens s’ébaudissent de voir réunion de gens si lestes et si dégourdis. Je regretterai aussi nos moniteurs, qui sont toujours dans le mouvement, quand j’imagine quelque chose de saugrenu, et savent s’amuser, dans mon genre, comme de vrais enfants.

Le « jeu des quatre coins », dû à mon imagination, est particulièrement réussi. Le dimanche, de vastes parties s’organisent, de douze coins au moins. Mais il faut, pour cela, savoir choisir un terrain déjà occupé par de nombreuses familles de boutiquiers pour leur déjeuner champêtre ; ces parties dégénèrent alors en bousculades de l’effet le plus comique.

Tous les dimanches soir se renouvelle le spectacle ridicule des Parisiens en partie fine qui courent pour ne pas manquer le dernier train et être obligés de coucher à Joinville ; de notre balcon, en face de la gare, nous sommes merveilleusement placés pour nous moquer d’eux. Nous nous amusons même à bombarder les voyageurs les plus en retard avec tous les restes de notre diner (queues d’asperges, coquilles d’œufs, etc.). Ces gens se fâchent souvent et, partagés entre le désir de se venger et la crainte de laisser partir le train, ils se retournent pour nous montrer le poing ; puis se mettent à courir de plus belle, ce qui redouble notre joie. LETTRE DE PIERRE LOTI A SON AMI DELGUET

Annecy, 23 juin 1875.

« Cher ami,

» Pardonnez-moi d’abord la nuance grise de mon papier, c’est le papier de l’hôtel, et d’ailleurs il est teinté à peu près comme mes idées.

» Je suis à Annecy depuis ce matin, par une pluie qui ne cesse pas, et je n’ai plus trouvé de charme à ce pays, qui m’avait paru si joli l’année dernière, par un temps sans nuage… et puis il me rappelle de trop poignants souvenirs.

» Quand j’étais ici, l’année dernière, je venais d’être durement frappé, mais je restais encore plein de vie— au moral s’entend— tandis qu’aujourd’hui je suis mort.

» Vous qui connaissez Annecy par la pluie, vous savez comme c’est lugubre. Je suis allé surprendre mon ami Ermillet dans son usine de fer ; je l’ai trouvé si misérable, si changé par la maladie, que je ne l’ai presque pas reconnu : j’avoue que j’ai eu même quelque déception à le revoir ainsi, lui qui était autrefois si beau matelot. Mais, au fond, il est toujours le même, et je l’aime de tout mon cœur.

» Je vous remercie de votre intention de faire sa connaissance à cause de moi ; mais je crois la chose impossible, car l’écorce est bien rude chez mon pauvre ami, et vous en seriez embarrassé bientôt.

» On m’a remis, ici, votre petite lettre si triste ; mes affaires, à moi, vont bien tristement aussi. Je vais être obligé de retourner à X…[12] où m’attend, sans doute, la plus cruelle des déceptions… Je n’ai plus un sou vaillant, mais vous savez que je ne m’arrête pas pour si peu et, une fois là-bas, il faudra bien revenir et je me débrouillerai toujours… »

[12]Pour essayer de revoir la personne dont il est question dans la lettre « A bord de l’Espadon— Dakar, 20 juin 1874 » (toujours celle du Sénégal).

Annecy, 30 juin 1875.

Un matin délicieux d’été, nous suivions à trois le chemin au bord du lac d’Annecy ; l’eau était calme et bleue à nos pieds, et les hautes montagnes s’y réfléchissaient profondément. Cette rive était celle dont Töpffer a écrit : « C’est une région solitaire, calme, ombreuse, enchanteresse… »

Mes deux compagnons de route étaient mon fidèle ami Ermillet et la petite Fratine, depuis peu revenue au pays ; elle avait toujours sa même toilette et son petit chapeau fabriqué à Joinville, sur mes conseils ; elle trottinait, moitié joyeuse, moitié prête à pleurer, un peu confuse aussi d’être seule avec nous deux.

Il y avait longtemps, paraît-il, qu’elle avait rêvé cette promenade, et le temps semblait choisi pour elle ; des insectes bourdonnaient gaîment et des masses de fleurs, de campanules et de liserons roses tapissaient la montagne… Mais je devinais ce qui se passait dans le cœur de ma petite camarade et j’étais inquiet ; j’essayais de lui parler de Delguet, pour détourner le cours de ses idées, de Delguet qui l’adorait et allait bientôt revenir… Mais son esprit était ailleurs, elle ne m’entendait plus…

La veille au soir, ne voulant pas quitter Annecy sans avoir dit adieu à la pauvre petite, je priais Ermillet de m’aider à trouver sa demeure. Et toute la soirée, de porte en porte, nous avions cherché… Un cabaret borgne, dans le vieux quartier, près des casernes, était la résidence de la mère de la Fratine, — un bouge inénarrable de soldats ivres, une cour des miracles, pleine de gens suspects. Au fond d’une pièce enfumée, tapie dans un coin, honteuse, écœurée, se tenait la pauvre Fratine ; sa distinction, son air modeste, sa toilette parisienne contrastaient étrangement avec ce lieu misérable ; dans le bouge maternel, elle avait tout l’air d’une marguerite sur un tas de fumier.

Nous étions vêtus comme deux ouvriers. Elle devint de toutes les couleurs en me reconnaissant, elle n’osa plus s’avancer, ni lever les yeux…

— Voulez-vous venir passer la journée de demain, avec nous, à Sévrier ? lui dis-je, Delguet l’a permis, et mon ami, que voici, viendra vous prendre…

Le soleil était chaud, malgré les ombrages de chênes et de châtaigniers, quand nous arrivâmes à Sévrier ; nous y passâmes une bonne journée, avec toutes les apparences d’une gaîté parfaite. Nous y prîmes notre repas dans un chalet, chez de braves paysans savoyards ; et puis nous courûmes la montagne…

Le retour fut plus triste, la Fratine se serrait contre mon bras, elle tremblait par instant et ses larmes étaient proches…

— Vous reverrai-je jamais, Loti ? me demanda-t-elle.

— Je ne le pense pas.

Nous continuâmes à marcher jusqu’au tournant du chemin qu’elle devait prendre pour rentrer inaperçue dans son bouge.

— C’est ici que je vais vous faire mes adieux, Fratine…

Je vis alors qu’elle se laissait tomber doucement… Nous l’assîmes sur une pierre, je l’embrassai et nous partîmes…

En nous éloignant, mon ami et moi, nous la regardâmes longtemps ; elle restait assise à la même place, sa poitrine se soulevait par intervalles comme pour des sanglots… Et puis un rideau d’arbres passa entre elle et nous…

Rochefort, janvier 1876.

Je mérite bien un peu le reproche que l’on me fait pour « tapage nocturne », mais j’ai tant besoin de m’étourdir ! A Joinville, mon existence était trop remplie pour que j’aie le temps de penser, j’en arrivais à oublier même ma douleur ; mais, ici, dans ma vieille maison, où chaque objet me rappelle le passé, l’effrayante réalité s’est dressée devant moi tout entière, une mortelle angoisse m’a saisi, et j’ai compris que ma vie était irrémédiablement brisée.

Ma vieille maison de Rochefort, j’avais tant soupiré après elle, quand j’étais au loin ! Son calme m’oppresse maintenant et, sans ma mère chérie, je me serais déjà exilé pour ne plus revenir.

Je ne fais plus de peinture, ni de musique ; si, à une certaine époque de ma vie, je me suis cru artiste, si j’ai eu autrefois quelques éclairs, tout cela s’est fort obscurci, et je sens plus que jamais aujourd’hui mon impuissance à saisir cet idéal que parfois j’entrevois encore… Je me suis donc mis à trainer mes soirées dans les bouges…

Le mal est moins grand qu’on ne se figure ; les compagnons que je me suis choisis ont, il est vrai, fait tous les métiers et navigué sous tous les pavillons, mais ils n’ont jamais volé, ni assassiné personne ; ce sont même de braves marins ayant au fond une bonne dose d’honnêteté et de cœur. C’est une poignée d’hommes que je tiens dans ma main et prêts à me suivre jusque dans le feu.

Avec eux, il y a quelquefois du tapage, je l’avoue, même du dégât et des coups de poing, mais nos coups ne tombent jamais que sur des gens qui les méritent.

Depuis que Jean n’est plus mon ami, chaque nuit revient le même rêve sinistre ; je rêve qu’il est mort. C’est toujours à Magellan que se passe ce rêve ; sans doute parce que c’est l’endroit du monde où nous avons été le plus malheureux et où nous nous sommes le plus fraternellement aimés…

Je rêve qu’on le trouve mort par terre, dans les lichens, là-bas, au fond de ces forêts lugubres et silencieuses que nous avions si souvent parcourues ensemble…

Et cela revient toutes les nuits, aux mêmes heures, avec une régularité fatale…

Toulon, mars 1876.

Mon ordre d’embarquement est arrivé à Rochefort un dimanche de janvier ; je l’ai trouvé à la maison, le soir, en rentrant de Royan, où j’avais été faire mes adieux à mon oncle Gustave. Maman et tante Claire, qui m’attendaient dans le salon, me le remirent.

A Royan, je m’étais promené sur la Conche, avec mon pauvre vieil oncle ; le beau soleil d’hiver, la mer bleue, le ciel pur m’avaient donné courage, je commençais déjà à comprendre que tout n’était pas fini pour moi, je reprenais goût à la vie.

Je me souviendrai longtemps de ces derniers jours de janvier ; ma douleur s’effaçait de plus en plus, j’éprouvais seulement encore l’impression d’un étrange réveil, une impression de vide et de vertige.

Il faisait de belles journées d’hiver. Un temps sec et froid. Ma sœur était à la maison, chacun me gâtait de son mieux, on m’apportait des fleurs, — des roses de Noël de Fontbruant. C’était le charme de l’hiver, le charme de la famille, le charme du foyer. Ma bonne voisine, madame Besnard, ne m’avait jamais témoigné autant d’amitié ; elle me comblait d’excellent vin et même de bonbons. On trouvait drôle quelquefois de me voir tant manger et tant boire, et j’en riais moi-même ; il me semblait que je sortais d’une longue maladie.

Il fallait activer mes préparatifs de départ, car mon ordre d’embarquement pressait.

Mes camarades me visitaient beaucoup ; mes amis matelots aussi ; tous, comme moi, devaient bientôt s’embarquer et ma bande allait se disperser par les mers.

Le jour des malles arriva enfin et, un beau soir, je partis pour Toulon…

J’ai retrouvé, ici, avec l’air vif de la Méditerranée et le ciel radieux du Midi, une quantité d’amis qui ont pris à tâche de me distraire. Je recommence vraiment à vivre…

Je me suis même laissé englober dans une certaine bande qui s’intitule « bande lyrique », sous la présidence d’une vieille dame maritime. Nous allons donner des concerts pour les pauvres dans les villes voisines et, quelquefois, les municipalités reconnaissantes nous offrent un souper au champagne.

La bande très gaie se déplace généralement dans deux omnibus, en jouant aux petits jeux, la vieille dame et sa fille en tête.

Mais je me suis lié d’amitié avec des clowns et c’est surtout le cirque qui occupe mes loisirs. LETTRE DE PIERRE LOTI A SON AMI PLUMKETT À BORD DE LA COURONNE

Toulon, 24 avril 1876.

« Cher ami,

» J’aurais voulu pouvoir, moi aussi, me jeter aux pieds du Christ ; maintenant encore, je donnerais tout au monde pour posséder, seulement une heure, cette erreur admirable des croyants, et mourir aussitôt, dans leur paix délicieuse… Mais cela m’est refusé et voilà pourquoi je fais de la gymnastique. Le remède est très bon, je vous l’assure ; essayez un peu de l’employer. Je suis tout le jour au cirque, en compagnie de clowns et de belles demoiselles qui passent au travers de ronds de papier ; j’apprends à faire des facéties, à me tenir debout à cheval et à sauter dans des cerceaux…

» A bord, j’ai meublé ma chambre dans le goût du commencement du siècle dernier. Les murs sont tapissés d’une étoffe de soie rouge « à grands ramages », le lit recouvert d’une lourde broderie du XVIIe siècle ; il y a de vieilles glaces aux frontons de dorures extraordinaires, des armes et des vases de faïence ancienne, toujours pleins de roses.

» Cette chambre, tout au fond de la Couronne, près de la soute aux poudres, est un réduit sans air ; mais son obscurité ne me déplaît pas, elle donne un aspect riche et mystérieux aux objets qui m’entourent ; le décor me semble bien trouvé.

» Un jour, que je n’avais pas dix francs dans ma poche, je suis allé jouer ; tout ce luxe est le résultat d’une nuit de chance. » DU MÊME AU MÊME

Sans date.

« Mon cher Plumkett,

» Les établissements dont vous parlez, Bicêtre ou Charenton, n’offrent à leurs pensionnaires qu’un bien-être relatif et des distractions insuffisantes. Au contraire, The Lunatic Asylum d’Halifax (Nouvelle-Écosse), placé dans un site agréable, au milieu de riantes et vertes collines, est en mesure de fournir à ses pensionnaires un confort tout britannique et un incomparable régime. C’est au Lunatic Asylum que j’ai pris, il y a six ans, rendez-vous solennel pour mes vieilles années avec mon collègue A… J… Allez nous y attendre, cher ami ; je prends la liberté de vous indiquer cet établissement et de vous le recommander d’une manière toute spéciale. » LETTRE DE PIERRE LOTI A MADAME D’A… À BORD DE LA COURONNE

Toulon, avril 1876.

« Madame,

» Je paraîtrai demain au Cirque Étrusque en clown masqué, revêtu d’un maillot jaune et vert. Je pense ne faire absolument rien de remarquable et me trouver fort intimidé dans mon nouveau rôle. Mais j’avais promis à mademoiselle votre fille de la prévenir et vous avez bien voulu m’autoriser à vous prendre comme intermédiaire.

» Soyez assez bonne, madame, pour me garder le secret de cette équipée, et veuillez agréer mes hommages très respectueux.

» PIERRE LOTI.

» La représentation commence à sept heures et demie. Les meilleures places sont les loges de gauche, faisant face à l’entrée des « artistes ». À BORD DE LA COURONNE

Toulon, avril 1870.

Ma chambre est encombrée cette nuit d’énormes bouquets montés, aussi larges que des gâteaux bretons, et qui répandent des parfums exquis. Ce sont ceux qu’on m’a jetés hier au soir, avec des oranges et une foule de petits chats en carton, au cirque où je figurais en clown, exécutant, devant un public enthousiaste, des équilibres et plusieurs genres de sauts périlleux.

Quelques amis dans la confidence assistaient à la représentation pour me faire un succès. Quelques femmes du monde aussi, venues pour m’applaudir, ont été fort attrapées de se trouver assises à côté d’autres qui n’en étaient pas (du monde) et me jetaient des fleurs ; c’étaient des rapprochements drôles et nous en avons beaucoup ri, dans la coulisse, avec les écuyères, — avec mon amie Pasqualine, dite « l’Étoile du Nord, qui n’a pas sa pareille pour faire à cheval le saut à rebours ».

C’était une curieuse émotion que celle d’un pareil début. A sept heures, j’arrive pour allumer les quinquets.

— Monsieur le régisseur, dis-je, je me sens défaillir.

— Mais monsieur est sur l’affiche, répond ce personnage qui me considère depuis deux mois comme de la famille.

La représentation commence par un travail de sauvage, exécuté sur un cheval nu, par madame Hortensia. Les bancs se garnissent terriblement ; voici mes invités, voici la « bande lyrique » et des amis de la marine avec leurs femmes et toute leur smalah, voici aussi des dames du demi-monde, en grande toilette. On cache des bouquets sous les manteaux, une masse d’objets très volumineux, j’aperçois aussi des sifflets, des casseroles, tous les ustensiles nécessaires pour exécuter au besoin un charivari affreux.

En arrivant, la vieille directrice de la « bande lyrique » fait une légère grimace, puis prend son parti et rit de bon cœur ; sa fille est la seule personne qui, dans le public, me cause quelque embarras, parce qu’elle est charmante et que nous sommes fort camarades. Si je suis médiocre, ce sera un abîme de ridicule…

La coulisse du cirque est établie dans un vaste capharnaüm, qui fut jadis la scène à trucs d’un théâtre de barrière, — petits couloirs obscurs, échelles, trappes et échafaudages. Ce qui se passe de choses drôles dans ce local est indescriptible ; les clowns de la troupe sont clowns même derrière le rideau, et comiques au delà du possible…

La belle Pasqualine (seize ans), fiancée à l’écuyer Massi, est accusée par une vieille comparse d’être avec moi dans les meilleurs termes. Scène de jalousie, nerfs et pâmoison… Réconciliation, attendrissement, tasse de thé.

Fort troublée, la jeune première, en faisant le « saut à rebours », tombe les quatre fers en l’air devant le public. Plusieurs catastrophes s’ensuivent, etc.

C’est l’heure de m’habiller, émotion très vive. Voici mon maillot, il est jaune et vert et vient en droite ligne de Milan, de chez Carolo Lorenzi, le coupeur de tous les acrobates fashionables, — je ne sais pas entrer dans ces choses-là, — deux clowns me le passent gravement. Il est collant à craquer, ce qui est la suprême élégance des pitres. Puis un caleçon de bain de velours noir, si simplifié que j’en frémis, grandes manchettes de dentelles, grande fraise, une perruque verte à houppette, un loup et une poignée de farine, c’est complet.

Les cousins (car entre gens de cirque on s’appelle cousin) disent que je suis magnifique.

— Un peu mince, peut-être, cousin ? demandai-je inquiet.

— Oh ! monsieur, mais si bien fait, la poitrine bombée et les épaules droites ; quel dommage que monsieur ne soit point des nôtres…

Avec une certaine complaisance, je contemple ce corps que j’ai façonné moi-même et transformé par l’exercice ; les muscles font saillie partout, dessinés en relief sur l’étroit maillot. Un vieux saltimbanque, consommé dans les coquetteries du métier, augmente cet effet en estompant légèrement les ombres de mes muscles au fusain ; cette étrange toilette anatomique dure vingt minutes.

Le régisseur vient nous chercher :

— C’est à ces messieurs, dit-il.

Je ne suis pas timide, mais ce rôle nouveau me cause une terrible appréhension…

La musique commence : un prélude vif et entraînant. J’entre en scène. Applaudissements frénétiques. Trois saluts. Huit cousins se précipitent sur mes pas. Mes pieds touchent à peine le sol élastique ; mes muscles se détendent comme des ressorts : le succès est tout de suite assuré…

Voltige, sauts périlleux à l’endroit et à l’envers, pyramide humaine, équilibre vertigineux, représentation combinée pour faire briller mes talents de leur plus vif éclat…

Le vrai public, inquiet un instant de cette cabale et de ce masque, est enlevé à son tour et applaudit à tout rompre. C’est un vrai succès, les bouquets pleuvent avec des oranges et des jouets d’enfant. Trois rappels, trépignements, triomphe d’un quart d’heure. Les écuyères sortent elles aussi de leur loge pour m’acclamer ; la situation est enlevée d’assaut…

Discours de M. le régisseur pendant qu’on me déshabille, allocution tragique déclamée comme les imprécations de Camille.

— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur l’officier, qu’êtes-vous venu chercher parmi nous ? Vous voilà notre égal, à nous qui n’avons que cela. Mais la représentation terminée, nous resterons de pauvres pitres et nous allons coucher dans nos voitures. Quel rêve, monsieur, si je pouvais rentrer ce soir, à votre place, dans votre frégate, dans la petite chambre tapissée de soie, où vous m’avez fait l’honneur de me recevoir, et me réveiller demain officier de marine !…

Un de mes camarades du bord et son amie Rose m’attendent à minuit, à la sortie des artistes. Un commissionnaire, derrière nous, trame mes bouquets.

— Ma chère Rose, lui dis-je, vous êtes faite pour votre vilain métier, comme moi pour la magistrature assise ou pour le trône pontifical.

La conversation prend alors un tour lugubre et nous voilà tous trois avec des gaîtés d’enterrement de première classe.

— Amen, conclut Rose.

— Ainsi soit-il, ajoute le commissionnaire.

Toulon, 10 avril 1876.

Mon pauvre ami d’Annecy, apprenant mon départ pour l’Orient[13], me dit dans une lettre découragée qu’il veut me suivre à tout prix et se faire prendre à bord comme chauffeur. Par le même courrier, une lettre illisible de sa mère me demande de lui laisser son fils, et j’ai écrit à Ermillet de ne pas venir. Il m’en a coûté, d’autant plus que la vieille Savoyarde me recommandait de ne point parler de sa lettre à son fils, et peut-être pensera-t-il que je l’abandonne. Mais la reconnaissance et les bénédictions d’une pauvre vieille femme sont une récompense suffisante, même pour un grand sacrifice.

[13]La _Couronne_ était envoyée à Salonique après l’assassinat des consuls de France et d’Allemagne. À BORD DE LA COURONNE

Le Pirée, mai 1876.

Athènes est une ville d’Orient que je désirais connaître. J’ai réussi à pousser jusque-là, en compagnie de mon camarade l’ingénieur ; nous n’avons pu y passer qu’une heure, et de nuit. Deux chevaux nous ont promenés ventre à terre dans Athènes, pendant une de ces belles nuits claires de la Grèce ; nous avons rappelé à la hâte tous nos souvenirs classiques et, durant une heure, les vieux monuments ont défilé sous nos yeux, comme en rêve : les vieux temples de marbre pentélique, l’Acropole, les Propylées, le Parthénon. Les jardins embaumaient le myrte et les lauriers-roses…

Cette course au clocher nous a laissé une impression vive et délicieuse que nous n’aurions point connue si nous avions vu Athènes tranquillement et en plein jour, comme des touristes anglais… LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI

Rochefort, lundi 1er mai 1876.

« Pourquoi, cher enfant (j’aime pourtant à te voir compter), pourquoi as-tu pris la peine de m’envoyer la note de tes dépenses ? Je n’en critique aucune, je t’assure ; je pense même qu’il est peu de jeunes gens lancés dans le monde qui en fassent aussi peu que toi, et je ne cesse de déplorer les si lourdes charges que tu as à supporter !

» Je ne puis me défendre d’un peu d’inquiétude quand tu me caches quelque chose ; mais d’un autre côté j’aime tant à te voir t’épancher avec ta sœur, il me semble de si bon augure que tu lui redonnes toute ta confiance, que je suis loin, je t’assure, de me plaindre de ces lettres particulières. Seulement si tu as de nouveaux ennuis, ou quelque secret à confier à ta sœur, je ne saurais trop te recommander de serrer avec soin ta correspondance. Tu es payé, il est vrai, pour te méfier des indiscrets. Et pour ton pauvre argent, es-tu plus soigneux aussi ?… Garde-toi bien de le laisser traîner comme tu le faisais ici.

» Il m’est impossible, mon pauvre chéri, de me réjouir des succès que tu as obtenus au cirque… Ce ne sont pas ceux, je l’avoue, que je rêvais pour toi…

» Notre mois d’avril a été détestable et mai ne s’annonce pas bien ; il pleut encore et il fait froid aujourd’hui ; rien ne pousse vite, tout est en retard. Ce que nous n’avions jamais vu, c’est que de pauvres moineaux affamés ont dévoré tous les boutons à fleurs de nos glycines, lesquelles sont même encore dépourvues de feuilles, mais il leur en viendra, j’espère ; ces vilains petits gourmands ont même mangé une grande partie de nos boutons de roses et tout y aurait passé aussi, si nous n’y avions mis ordre avec un grand drapeau blanc qui flotte au-dessus, — un drapeau qui n’a rien de séditieux.

» Claire et moi te prions de nous dire ce qu’il faut enfin faire de ces peaux de girafe que tu avais rapportées du Sénégal ; elles sont presque pourries et ne sont point du tout un ornement pour la cour.

»… Adieu, mon bien-aimé, toutes tes pauvres vieilles t’embrassent bien tendrement.

» NADINE[14]. »

[14]Nadine est le diminutif de Renaudine, prénom porté dans la famille de Pierre Loti en souvenir des Renaudin, les aïeux qui furent obligés d’émigrer en Hollande, au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes. Le nom de Renaudin était aussi celui du commandant du Vengeur (combat du 13 Prairial, an 11), membre de la même famille. À BORD DE LA COURONNE

Salonique, mai 1870.

A Salonique, on nous attendait pour assister à plusieurs pendaisons réclamées par les puissances occidentales, à la suite des assassinats des consuls de France et d’Allemagne.

Cette nuit, promenade dans un canot, par grosse mer, en compagnie d’un mort cousu dans un sac. Ordre d’aller le jeter au large, sans être vu des Turcs, et de rentrer avant le jour. Je suis de retour à quatre heures du matin, mon canot plein d’eau, trempé moi-même et fort écœuré de cette promenade et de ce tête-à-tête. À BORD DE LA COURONNE

Rade de Salonique, mai 1876.

Les trois journées qui suivent les exécutions des assassins des consuls de France et d’Allemagne sont des journées d’attente. Il se fait grand tapage en rade, les pavillons, toujours en berne ; les amiraux et commandants continuent à se visiter : les coups de canon se tirent à raison de plusieurs centaines par jour, et l’arrivée du grand-duc Alexis de Russie vient compliquer encore ce bruyant cérémonial.

Les officiers et équipages ne mettent pied à terre qu’en service et en armes ; il règne dans Salonique une grande effervescence et le nouveau pacha est dans un fort embarras. Dans des chapelles de la ville, on conserve, au moyen de glace, les corps des consuls assassinés, et on ne sait comment s’y prendre pour les funérailles qui menacent d’amener un soulèvement général.

Enfin, le 19 au soir, toutes les mesures étant prises par le gouvernement turc, les états-majors des bâtiments présents sont conviés pour le lendemain matin à la cérémonie funèbre.

Le 20, à six heures, des canots nombreux amènent à terre les officiers en grande tenue ; des détachements de matelots français, prussiens, anglais, russes, italiens et autrichiens descendent en armes ; une population immense encombre les quais, les rues, les fenêtres et les toits. Une haie de soldats turcs marque le parcours du cortège et ferme par prudence toutes les rues transversales. La foule silencieuse, qui paraît peu satisfaite, est contenue par la force ; mais il suffirait d’un rien pour détruire cet équilibre factice et amener un incalculable gâchis.

On se rend d’abord, pour une messe mortuaire, à la chapelle des Sœurs françaises, où repose le corps de notre consul. Les prêtres grecs occupent la gauche du chœur ; les aumôniers de la marine, la droite. Au premier rang des auditeurs, les amiraux, le pacha et les dignitaires musulmans ; à gauche du cercueil, un détachement de matelots prussiens ; à droite, en face, un détachement de matelots français ; tous, la baïonnette au fusil, amis pour l’instant et s’observant avec une curiosité qui manque de bienveillance.

Puis le corps est enlevé par les hommes de la frégate cuirassée la Gauloise et porté à bras, sur un long parcours, jusqu’au quai, devant lequel l’attendent les canots de l’escadre. Les clergés, les états-majors et une grande foule de fonctionnaires assistent à son embarquement, que les bâtiments de la rade saluent de plusieurs coups de canon. Il est conduit à bord de la Gauloise, où il doit rester jusqu’au départ du paquebot pour Marseille.

Et le cortège se remet en marche à travers les petites rues tortueuses du quartier juif. Les officiers français, qui avaient occupé jusque-là la tête de la ligne, cèdent cette fois le pas aux officiers allemands ; les matelots aussi intervertissent les rôles— les Français passent à gauche, les Allemands à droite— et tout le monde s’achemine vers la chapelle grecque des frères Lazaristes.

Le fond de cette chapelle est occupé par une antique boiserie sculptée et dorée, couverte de peintures byzantines sur fond or ; au plafond, sont suspendus des saints ailés et des girandoles.

Le corps du consul d’Allemagne est exposé sur des fleurs, dans une bière ouverte ; il est couronné de lauriers-roses ; son visage est déchiré et meurtri.

Les popes l’entourent, leurs têtes sont ornées de longues barbes à l’aspect un peu sale, mais leurs manteaux, très somptueux, sont brodés de soie et d’or ; en particulier le « despote » (l’archevêque) a un costume éblouissant. Tous ces graves personnages tiennent des lanternes ou des faisceaux de bougies allumées, au bout de hampes ornées de rubans ; ils chantent des litanies fort longues, sur un air vif, d’une gaîté nasillarde.

Le corps est, après le service, enlevé par les hommes de la Médusa (la corvette prussienne) et commence une interminable promenade par la ville, popes et bannières en tête. C’est un usage grec de promener ainsi les cadavres à découvert par les rues, et les femmes doivent pleurer sur leur passage.

Le long cortège marche une heure environ, dans des quartiers impossibles, des rues parfois si étroites qu’on y passe à peine deux de front. Partout d’étranges constructions, des terrasses branlantes, des fenêtres grillées, des balcons avancés, remplis par une foule orientale, bigarrée de couleurs vives. Les toits, les arbres, tous les angles des maisons sont chargés à rompre de curieux turcs, juifs ou grecs, de vieux bonshommes à turban sont perchés jusque sur les branches des platanes. Il suffirait à cette foule de se laisser choir sur nos têtes, ou seulement de se refermer sur nous, pour nous anéantir. Il y a panique à deux reprises ; la queue du cortège est serrée par les curieux ; il s’ensuit des coups de poing et des bousculades ; les matelots croisent la baïonnette, et l’on pense que c’est là l’étincelle, pour allumer l’incendie général. Mais, grâce à la police du sultan, le danger est conjuré.

Sur les murailles est placardée une ordonnance du pacha, dont voici la traduction :

« Article premier.— Toute maison d’où tomberait, même par hasard, un objet quelconque sur le cortège sera rasée séance tenante, et ses habitants pendus.

» Art. 2.— Tout individu qui sera trouvé dans la foule porteur d’une arme sera pendu sur-le-champ. »

Dans la cour de la métropole grecque, le corps est mis en terre. On entend de loin une salve des canons de tous les bâtiments de la rade et les pavillons en berne sont remis à poste.

Puis le cortège, à la débandade, rejoint ses canots, et le pacha respire : la grande représentation était jouée, elle avait fini sans encombre. À BORD DE LA COURONNE

Salonique, mai 1876.

Le sultan Mourad V vient de monter sur le trône et Salonique est en grande liesse depuis trois jours. Tous les bâtiments de la rade ont arboré le grand pavois et s’illuminent chaque soir. Dès que la nuit tombe, les navires turcs brûlent des feux de Bengale ; ils se distinguent entre tous par un grand luxe de fanaux et de salves d’artillerie.

A terre, tous les minarets sont couronnés de feux, et de longs cordons de lumières s’étendent sur les quais, où dernièrement étaient plantées des potences.

En ville, il se fait beaucoup de bruit ; on chante éperdument dans toutes les mosquées en l’honneur d’Allah. Les quartiers turcs surtout sont très animés ; les gens se promènent vêtus de leur costume le plus brillant et le plus chamarré de dorures, et les rues sont, comme dans nos fêtes de campagne, ornées de guirlandes de feuillage, de lampions et d’une profusion de girandoles de toutes les couleurs.

Aujourd’hui, troisième jour de réjouissances, le feu prend dès l’aube à un coin du bazar ; les vieilles petites rues sombres, couvertes de planches, les vieilles petites maisons de bois flambent comme de la paille, et les marchands turcs, chassés par l’incendie, déballent pêle-mêle sur les pavés leurs beaux tapis, leurs narguilés, toute leur précieuse marchandise orientale. Au lever du jour, tout un grand quartier brûle, avec une flamme rouge et d’immenses colonnes de fumée.

Les bâtiments français et étrangers débarquent en hâte leurs hommes et leurs pompes ; une bande de Grecs, accourus pour voler dans la bagarre, ont maille à partir avec les matelots qui les battent comme plâtre. Ces derniers grimpent sur les toits et commencent à démolir ; ils parviennent vite à circonscrire le feu et à s’en rendre maîtres.

A dix heures, il ne reste plus que des brasiers éteints et de la fumée.

Demain, messe pour le consul de France ; après-demain, service à l’église grecque pour le consul d’Allemagne. Des affiches, bordées de noir, placardées à tous les coins de la ville, annoncent la cérémonie[15].

[15]La plus grande partie des années 1876-1877 de ce journal a déjà été publiée dans Aziyadé. LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, 26 août 1876.

« Cher frère aimé,

» J’espère que tu t’habitueras peu à peu à ton Gladiateur, comme tu t’es habitué à ton caveau de la Couronne ; tu sais que c’est presque toujours chose vite faite. Mais, pour les gens à imagination, les objets extérieurs ont tant d’influence ! Ton humour platonicienne contre la laideur de tes compagnons m’a fait rire tout d’abord, puis m’a fait penser une foule de réflexions pratiques ; j’ai toujours été, moi aussi, très impressionnée par la laideur physique qui me fascine d’une façon étrange, et je considère comme un bienfait de n’avoir autour de moi que de jolis visages ; parmi tous nos bien-aimés, les uns ont encore une vraie beauté, les autres ont la profondeur intelligente du front et des yeux, de beaux regards dans lesquels on aime à plonger…

» Mais aussi quelle revanche prend la laideur physique quand la beauté morale l’anime ! Quels n’ont pas été les portraits des grands peintres, quand ils ont représenté la laideur animée du feu du génie, de l’inspiration, de la bonté ; il semble qu’ils l’aient cherchée souvent de préférence, surtout le Titien, si j’ai bonne mémoire ; et alors, quelle grandeur et quelle noblesse !

» Il y a, avec cela, la beauté céleste ; les serviteurs de Dieu répandent je ne sais quelle illumination intérieure et divine qui resplendit sur leurs visages ; témoin tante Adèle et autres de son espèce. Vois-tu tante Adèle transformée en vieille incrédule bavarde et perverse ?

» Je demande donc grâce pour les pauvres gens dont tu me parles « à la laideur blafarde et aux yeux de caïma »… S’ils t’aiment un jour, ils deviendront charmants, et j’enfonce, je pense, des portes ouvertes, avec mon discours en trois points comme on disait dans le bon vieux temps…

» MARIE. » LETTRE DE LA MÈRE DE PIERRE LOTI

Rochefort, mercredi 20 octobre 1876.

« Mon cher fils,

» J’ai sous les yeux ta lettre tachée d’encre par le chat d’un de tes voisins, me dis-tu, et cela me fait penser à te parler du tien, de ta pauvre Moumoute que tu aimes toujours un peu, je pense, malgré ton apparente indifférence. Tu sauras donc que cette Moumoute, qui est vraiment une très belle et jolie chatte, est devenue d’une sagesse exemplaire ; il y a plus de six mois qu’elle ne nous a donné l’embarras d’avoir des petits, et elle ne fait pas du tout mine d’en désirer ; aussi gagne-t-elle de plus en plus l’affection de ses bons maîtres et la voit-on souvent sur les genoux de notre pauvre vieille tante qui, pleine de faiblesse pour elle, n’a pas toujours le courage de la renvoyer, malgré la fatigue qu’elle lui cause par son poids et son sans-gêne. Par exemple, elle est toujours un peu maligne et fort peu patiente pour ses semblables ; surtout elle ne peut pas en souffrir dans la cour et va battre jusque chez elle la pauvre petite chatte de madame Besnard, qui la renvoie honteusement en lui faisant de gros reproches…

» On s’informe de toi beaucoup, et presque toujours on me demande ce que tu dis des affaires d’Orient, ce qu’on en pense dans le pays… et je n’ai rien à répondre ; ne pourrais-tu pas nous en dire quelques mots sans te compromettre ?

» Parle-nous donc aussi un peu de ton capitaine, des officiers du Gladiateur. Vis-tu donc si peu en dehors du bord que tu n’aies rien à nous en dire ?

» Ma fille chérie ne viendra pas de sitôt, et cette année, le beau jour de Noël se passera pour moi sans aucun de vous… Mais que vous soyez, mes enfants bien-aimés, présents ou absents, je puis prier pour vous, c’est là ma consolation.

» Je t’embrasse, mon cher petit, avec mon cœur de mère.

» NADINE. » LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, 27 mars 1877.

« Cher petit frère,

» Je pense à toi à chaque instant du jour. Je prends part à toutes tes peines ; je sais et je comprends que tu dois souffrir ; j’ai plusieurs fois versé des larmes sur l’histoire d’Aziyadé, car j’imagine qu’elle est vraie dans tous ses détails ; la pauvre enfant n’est pas responsable des fautes qu’elle commet, mais toi tu l’es, et la force te manque… C’est ainsi qu’arrive tout naturellement à ton imagination la grande idée turque de la fatalité… Il y a bien quelque chose de fatal dans les faits ; mais nous devons être capables de les modifier et de repousser les tentations… Le modèle de pureté, le principe chrétien incontestable plane toujours au-dessus de tout cela… La grâce de Dieu éclaire et purifie tout ; elle empêche aussi de désespérer de quoi que ce soit de bon et de noble et de grand… Que notre bon Dieu te conduise, cher petit frère ; tu as quelquefois tourné tes regards vers lui, depuis quelque temps. Tu le regarderas plus encore… Adieu et mille baisers.

» MARIE. »

Rochefort, novembre 1877.

… C’était un soir de février 1877, dans la rue Sultan-Sélim, sur la hauteur de Stamboul…

Un vent glacial passait par rafales sur la terre d’Othman ; il faisait grincer les ferrures des turbés, trembler les vieilles maisons vermoulues, plier, au-dessus des marbres des tombes, les branchages dépouillés.

La rue était étroite et déserte, bordée d’antiques colonnades mauresques d’une architecture oubliée, longue suite d’arcades déformées et rongées par les siècles, sous lesquelles s’ouvraient de petites portes basses et mystérieuses. Toutes ces cases n’avaient qu’un rez-de-chaussée, ce qui donnait à cette grande rue triste un aspect de l’antique Bagdad.

Deux hommes achevaient leurs narguilés, accroupis sur des nattes, derrière la vitre plombée d’un café turc, sorte de souterrain où fréquentaient surtout les derviches. Les deux jeunes hommes, après avoir donné à rassemblée le bonsoir, qui leur fut rendu avec gravité, se levèrent et sortirent dans la rue déserte. Saisis par le froid, ils boutonnèrent leur veste de bure bariolée d’ornements noirs.

Ils étaient vêtus de la même manière : pantalons bruns soutachés, retenus aux genoux par des tresses de soie éclatante ; ceintures rouges brodées, chemise de soie orange ; autour de leurs tarbouches étaient enroulés de légers turbans blancs.

Ils étaient tout ce qu’il y avait de jeune dans ce quartier caduc et mystérieux. La nuit tombait, le froid était sec et piquant, le vent sifflait d’une manière lugubre et la lueur crépusculaire jaune pâle s’éteignait dans le ciel.

Ces deux jeunes hommes parlaient ensemble dans la langue de Tchengiz-Khan. Ils se mirent à rire tout à coup, d’un rire si bruyant, si immodéré que trois vieux turcs qui passaient, emmaillotés dans leurs pelisses de drap vert, tout voûtés sous leur turban et leurs grosses lunettes d’un autre âge, se retournèrent scandalisés.

Le fait est qu’un tel rire était une note étrange, au milieu de ce décor funèbre. Mais, comme la tenue de ces garçons était celle de deux musulmans de bonne souche, les vieillards se contentèrent de leur jeter un regard de compassion bienveillante et de marmotter dans leurs barbes grises : Tchoudjouk ! (Ce sont des enfants !) »

Après quoi, ils entrèrent dans le turbé d’un vizir de Sélim-le-Tigre, et les deux jeunes gens se mirent à rire de plus belle.

Ces deux jeunes gens étaient Achmet et moi… Et Achmet riait tant, de son bon rire frais, qu’il alla par prudence s’adosser contre un mur ; il riait à ne plus pouvoir marcher…

Tous deux, nous étions mis en joie par un jeu de mots que je venais de faire très involontairement en turc et que je n’avais même compris qu’après coup. Cette facétie était, je l’avoue, bien innocente, mais il ne nous en fallait pas beaucoup, alors, pour nous amuser, et Achmet alla le soir même en faire part à Eriknaz, sa sœur…

Nous en avons bien ri encore depuis, et la petite Alemshah ne me saluait plus qu’en me rappelant mon jeu de mots.

Et, à l’heure qu’il est, s’il y pense, Achmet doit en rire toujours, au pied des Balkans, sous le feu des Russes.

Rochefort, novembre 1877.

Je suis à Rochefort, où il fait un temps triste ; mais les affections de mon enfance sont heureusement encore très vivaces dans mon cœur. J’adore ma mère, à laquelle j’ai fait le sacrifice de ma vie orientale et qui, probablement, ne s’en doutera jamais.

J’ai meublé ma chambre d’une manière à peu près turque, avec des coussins de soie d’Asie et les bibelots que l’incendie de ma maison d’Eyoub et les usuriers juifs m’ont laissés, et cela rappelle de loin ce petit salon tendu de satin bleu et parfumé d’eau de rose que j’avais là-bas, au fond delà Corne d’Or.

Je vis beaucoup chez moi, ce sont des heures de calme dans ma vie ; en fumant mon narguilé, je rêve de Stamboul et des beaux yeux verts limpides de ma chère petite Aziyadé.

Je n’ai plus personne à qui parler la langue de l’Islam et, tout doucement, je commence à l’oublier…

Lorient, novembre 1877.

Il y a dans la vie de ces périodes d’ennui que l’on traverse clopin-clopant, en compagnie de dame Réalité. Je traverse une de ces périodes-là. Depuis mon arrivée en France, je vis au milieu des difficultés et des déboires.

J’avais projeté d’aller à Paris et mon voyage est remis aux calendes grecques ; je comptais jouir en paix de la vie de famille, de ma vieille maison, de mes souvenirs d’enfance, et, à Rochefort, je n’ai eu qu’une suite de corvées militaires, d’embarquements et de promenades forcées en rade de l’île d’Aix. Je n’ai pu qu’à peine revoir mes chers bois de Fontbruant et de la Limoise, dont je suis privé aujourd’hui sans doute pour bien longtemps. J’ai perdu deux de mes bons camarades de l’École Navale, qui laissent chacun leur petit vide dans mon existence. J’ai aussi perdu et enterré dans un coin de ma cour une chatte noire et blanche, compagne de mes voyages, que j’adorais.

Voilà le résumé des événements de cet automne. Enfin toutes mes démarches pour retourner en Turquie ont abouti à me faire expédier à Lorient, où je perche dans un garni de hasard.

Rien à faire ici. Du matin au soir, mes journées se passent au fond des bois ; j’y reste allongé dans la bruyère, jusqu’à ce que la nuit vienne m’y surprendre.

J’ai su que mon pauvre ami d’Annecy s’était fait, il y a quelque temps, écraser une main au travail. J’ai appris aussi, par voie indirecte, que le résultat de cet accident était, pour lui et sa vieille mère, la misère complète. J’ai essayé de lui faire obtenir l’indemnité à laquelle il avait droit, mais en vain. A quoi bon se donner la peine d’habiter dans un pays aussi réglementé et policé que le nôtre, puisqu’on ne peut même pas s’y faire rendre justice !

De tous côtés et partout je ne vois que des images sombres… LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT À BORD DU TONNERRE

Lorient, 5 janvier 1878.

« Mon cher Plumkett,

» Vous tombez bien mal : j’allais justement vous écrire pour vous prier de m’adresser une de ces longues lettres, comme j’en ai quelquefois reçu de vous, lettres qui avaient le don de me distraire et que je relisais si volontiers. Le service que vous me demandez, de vous tirer pour quelques minutes seulement de vos préoccupations tristes, je suis incapable de vous le rendre, pour cette raison que je suis dans des dispositions d’esprit pareilles aux vôtres.

» Si j’entreprenais de vous parler de l’Orient et de Stamboul, où j’ai laissé la moitié de ma vie, de ce qui se passe là-bas concernant celle que j’aime, je barbouillerais bien des pages, mais cela me fatiguerait terriblement.

» Je mène ici l’existence sotte que vous pouvez supposer. Je suis seul, isolé, et pour tout un long hiver. Plus moyen même de passer sa vie dans les bois, de s’allonger dans les bruyères fleuries, au pâle soleil de Bretagne, comme je le faisais aux derniers beaux jours d’automne…

» C’est fini, voici la pluie, la brume, les arbres sans feuilles, tout le triste hiver breton, et la « chambre garnie » froide et maussade, où doucement se traînent de longues heures de spleen…

» Je me suis trouvé heureusement deux bons camarades. L’un est Yves Kermadec[16], un quartier-maître de mon âge (ce qui en fait déjà un assez vieux marin), avec lequel j’ai autrefois navigué. L’autre, une vieille fille, riche et bossue, intelligente et distinguée, d’un âge indéfinissable, avec de grandes prétentions à la jeunesse ; romanesque, mais bien posée, franche et bonne, sa petite bosse disparaissant sous de longues boucles flottantes— en résumé, un très singulier personnage.

» J’ai présenté mes deux amis l’un à l’autre ; tous deux trouvent fort drôle de se connaître et m’aident, chacun dans son genre, à passer le temps de la vie.

» Bien entendu, des deux, c’est Yves mon préféré. J’aime mieux les gens qui ont poussé tout seuls que les demi-éducations de mes collègues ; je vous ai déjà exposé mes théories là-dessus. Et puis, c’est amusant d’avoir un camarade qui accepte avec admiration toutes vos idées et vous prend pour un homme de génie, opinion que vous ne partagez pas.

» Les premiers jours du mois, en compagnie d’Yves, je fais de grands frais : nous mangeons des bonbons et des chocolats à la crème. Vers le 15, nous entamons les distractions plus économiques : sonner aux portes ou, aux coins des rues, faire courir des rats en carton dans les jambes des passants.

» Je vous griffonne ce papier pendant une garde à bord du Tonnerre, dans le bassin, avec le bruit des calfats, perceurs, riveurs, etc.

» Tous ces petits coups sur la tôle font tressauter mon papier et me communiquent, pour l’instant, une certaine gaîté.

» Dites-moi si vous avez une solution sur ce qui vous tourmente, si vous êtes plus malheureux ou moins, sans me donner de détails, puisque nous sommes convenus de ne point nous faire de confidences. Votre société et la Damnation de Faust, que vous m’invitez à aller entendre avec vous, me tenteraient beaucoup ; mais je n’ai pas les sous nécessaires pour entreprendre un voyage à Paris.

» Je vous serre la main en toute sincérité ; malgré mes théories, j’ai pour vous une grande sympathie, un embryon d’affection. »

[16]Celui dont il est question dans Mon frère Yves. À BORD DU TONNERRE

Lorient, 15 janvier 1878.

… Chaque soir, dans l’obscurité des nuits d’hiver, traverser la rade de Lorient, emporté par la chaloupe à vapeur que mène Yves ; entre les deux jetées tristes, descendre toute la longueur du port ; mettre pied à terre sur le quai désert et rejoindre ma chambre vide ; monter l’escalier enfumé ; jeter le bonsoir en passant à ma propriétaire et à sa fille, tapies dans la cheminée bretonne, et me voilà seul chez moi.

Le vent siffle, sous la porte, et le feu ne prend pas.

Chère petite Aziyadé, c’est moins périlleux que de rejoindre, comme autrefois, dans les nuits de Stamboul, notre logis d’Eyoub, que personne ne nous rendra plus… Mais mon cœur se serre d’angoisse quand je pense à toi…

Mes soirées heureuses, ici, c’est quand Yves est libre et les passe avec moi. Alors, nous faisons flamber un feu joyeux et nous causons d’autrefois. Son intelligence s’ouvre, au contact de la mienne, à une foule de choses, de notions, d’idées jusqu’alors inconnues pour lui.

Je lui apprends aussi Stamboul et il m’écoute avec complaisance.

Heureusement, au moins, mon logement n’est pas misérable ; j’ai horreur des aspects de la misère— surtout de la misère en « garni ». Le petit salon, où je n’admets plus guère qu’ Yves, est en velours rouge, frais et confortable, et ma vieille bonne femme de propriétaire remplit mes vases de camélias blancs et roses, fleurs communes en Bretagne, mais qui, ailleurs, sont rares et précieuses.

C’est chez moi que, pour la première fois, Yves s’assit dans un fauteuil et il s’y trouva fort bien. LETTRE DE V. L…

Paris, 30 janvier 1878.

« Cher Loti,

» Je viens de finir la lecture de votre roman[17]. J’éprouve une singulière émotion, après avoir lu ces pages, où je vous ai si bien retrouvé tout entier ; je vous plains de toute mon âme, et, vous connaissant mieux, je vous aime davantage, si c’est possible.

» Je sais que vous vous souciez peu de l’amitié qu’on vous porte et je ne saurais guère m’en étonner, après vous avoir suivi si longtemps. Vous vous placez à un point de vue trop élevé, votre âme, qui se complaît dans la souffrance, trouve une étrange jouissance dans son isolement.

» Ceux qui, comme moi, vous ont voué une affection sans bornes, continuent à vivre dans la sphère étroite et bourgeoise pour laquelle ils sont nés. Leurs joies sont moins vives et leurs douleurs sont effacées chaque jour par le soin des devoirs sociaux dont la banalité ne les révolte pas. Ils sont nés avec une nature moins sensible, et leur esprit plus malléable n’a jamais cherché à se dégager de ces mille liens qui obsèdent leur pensée et empêchent leur âme d’avoir les sensations que vous avez su rendre avec une énergie si navrante. Que vous avez dû souffrir, mon cher ami, pour en arriver à toutes les inconséquences que l’on ne peut s’empêcher de signaler en vous ! Que vous avez dû souffrir pour voir en vous le contraire de ce que les autres y trouvent chaque jour ! Votre âme, que vous croyez vieillie et incapable de ressentir des émotions fortes, est restée jeune, ardente et capable encore de grands enthousiasmes. Vous désespérez de la vie, et vous avez trouvé le seul moyen de vivre : avoir des émotions, et savoir les faire partager. Nous qui traînons une existence stupide, où chaque heure amène un devoir que la société nous trace, nous qui remplissons sans hésiter ce devoir nouveau à chaque heure de la vie, sans songer à donner un instant à ce qu’il y a de meilleur en nous, notre cœur ou notre imagination, nous finirons notre existence abâtardie sans avoir vécu un instant. Notre cœur, notre imagination, notre sensibilité, tout se sera rouillé, racorni, usé sans avoir servi.

» Croyez-moi, cher Loti, vous avez fait en Turquie un beau rêve comme vous en aviez, je crois, fait d’autres auparavant ; ne vous arrêtez pas. Ne croyez pas à la durée de votre douleur. Cherchez de nouvelles émotions, et, lorsque vous aurez apaisé votre soif d’inconnu, vous en arriverez à accepter le joug de la civilisation et à vivre paisiblement de cette existence d’huître qui est celle de vos compatriotes.

» Pardonnez-moi, Loti, cette lettre qui vous paraîtra stupide, je ferais mieux de ne pas vous l’envoyer, mais je ne garde aucun amour-propre avec vous, et je vous permets de sourire en me lisant. J’ai toujours accepté votre supériorité sans faire de réserves et je n’ai jamais eu que de la reconnaissance pour l’affection que vous m’avez montrée depuis dix ans.

» Dans votre roman, j’étais presque jaloux du rôle d’Achmet près de vous. Vous souvient-il de la première soirée où je vous parlai abord du Borda ?… Je vous avais adressé la parole et, préoccupé d’autre chose, vous n’aviez pas fait attention à moi. Je dis à de Jonquières l’impression pénible que j’avais reçue, et il alla vous trouver pour me présenter à vous. Je ne sais quelle force m’attirait ce jour-là vers vous, mais je fus heureux de la façon dont vous me receviez et, depuis, je vous ai voué le dévouement le plus absolu.

» Vous avez souvent rencontré de pareilles affections, vous portez un charme en vous qui les attire. Je ne sais que vous remercier de n’avoir pas dédaigné mon affection qui s’offrait, et, à chaque lettre que je reçois de vous, je sens que je m’attache à vous de plus en plus.

» J’ai cru pouvoir communiquer à Delguet votre manuscrit. Il a pensé comme moi que votre œuvre était destinée à obtenir un grand succès si elle était bien lancée.

Votre ami,

» V. L. »

[17]Le manuscript d’Aziyadé.

Lorient, 1878.

………………..

Un rêve de cette nuit, tandis que le vent glacé faisait rage dehors : j’étais dans la cour de ma maison de Rochefort. Mais c’était une cour triste et abandonnée, envahie d’herbes comme un cimetière. J’avais confusément l’impression que cela devait se passer dans des temps à venir encore très lointains…

C’était au crépuscule, avec des vignes jaunies d’automne, de l’herbe, de l’herbe entre les pierres. Deux personnes étaient assises sur le banc : ma grand’mère, ma grand’tante Lalie— toutes deux mortes, fantômes— et je le savais. Elles disaient : « Nous allons remonter dans nos chambres, là-haut, pour attendre tante Claire qui va revenir de l’île d’Oléron. »

Je voulais déjà me coucher, pendant ce triste crépuscule, et j’avais accroché mon hamac, comme ceux des matelots à bord, dans le chai de ma vieille maison délabrée, devant l’escalier du grenier. Et je leur disais : « J’ai frayeur d’être là, parce que c’est un passage et on me frôlera en passant. » Elles répondirent : « En passant ? Et qui passera, mon petit, puisqu’il n’y a que nous dans la maison ? Personne ne peut venir par le grenier, tu le penses bien. » Mais je savais que les fantômes peuvent venir de n’importe où, et ce passage me faisait peur.

Je me couchai tout de même dans ce hamac et je les regardai s’éloigner toutes les deux dans la cour, au crépuscule désolé, sur les feuilles mortes et sur les herbes poussées entre les pierres. Sitôt après, j’entendis au-dessus de moi, dans le grenier, la voix de tante Claire parlant à sa chatte Moumoute.— Je la savais morte, elle aussi comme les deux autres.— Bientôt elle descendit, me frôla, me sourit, très douce, et, pour me rassurer, pour m’expliquer : « Oh ! je suis entrée d’abord par la porte, en revenant de l’île d’Oléron, mais j’avais besoin de voir ma chatte, c’est pour ça que je suis montée ici tout droit ; je m’en vais retrouver ces dames à présent. » Je ne répondis rien, sachant parfaitement qu’elle était morte et que, par conséquent, elle n’avait pas besoin de passer par les portes pour errer où bon lui semblait. Et je la regardai, à travers le crépuscule toujours plus sombre, s’éloigner dans la direction des deux autres, sur les herbes de cimetière et les feuilles qui avaient envahi notre cour… À BORD DU TONNERRE

Lorient, 3 février 1878.

Je revenais du cimetière, de l’enterrement d’un jeune officier d’artillerie, qui, sous les fenêtres de sa belle, s’était tué, par désespoir d’amour.

Mon ami d’Esguiyen, enseigne de vaisseau, avec qui j’avais causé une heure, me laissa brusquement pour rentrer au plus court, par un chemin de traverse. « C’est que, m’avait-il dit, on m’attend à la maison. »

« On », c’était sa jeune femme et sa petite fille blonde, d’un an, qui l’attendaient au coin du feu… Et moi je m’acheminais tristement vers ma chambre vide ; la nuit d’hiver tombait, une vapeur crépusculaire grise enveloppait la ville et les flammes jaunes des becs de gaz, une à une, s’allumaient dans cette brume froide. Les ouvriers du port rentraient du travail, fatigués et joyeux— eux aussi « on » les attendait au logis…

Pauvre chère petite Aziyadé, Stamboul est loin, mais la nuit de février descend pareillement, sombre et mystérieuse, sur les harems de là-bas, sur les grands temples de l’Islam, qui sans doute bientôt n’existeront plus. Chère petite Aziyadé, je t’aime encore de toute mon âme, de tout mon cœur, comme au moment où je t’ai quittée.

Un jour viendra peut-être où « on » m’attendra aussi au logis— une autre, une inconnue dont je ne soupçonne pas l’existence, et qui ne m’est rien encore… Peut-être de petits enfants aussi… et ils ne seront pas les tiens…

Pourrais-je aimer, crois-tu, des petits enfants, quand, dans leurs veines, ton sang ne coulera pas avec le mien ?…

Février 1878.

Première visite à la Trappe. J’éprouvais une émotion singulière en frappant, pour la première fois, à cette petite porte des Trappistes, en franchissant ce seuil sombre comme le seuil de la mort…

Depuis longtemps, j’avais songé à cet asile des désespérés, à ce calme suprême des monastères ; j’étais comme fasciné par la paix froide et morne de ce lieu, dans lequel s’éteignent tous les bruits du monde…

Un silence éternel, — jamais une parole échangée entre les moines mystérieux, les longs cloîtres où les tourments de l’enfer sont peints en fresques fantastiques ; les tombes qui, chaque jour, se creusent tout doucement sous les cyprès, derrière les hautes murailles grises ; et partout la phrase de Salomon écrite sous les voûtes :

« Vanité des vanités, tout est vanité… Tout est vanité et rongement d’esprit… »

A vingt kilomètres du plus proche village, dans un lieu solitaire entouré de collines boisées, est situé ce couvent mélancolique, où sans doute l’on me verra revenir… LETTRE DE LA SŒUR DE PIERRE LOTI

Fontbruant, février 1878.

« Frère chéri,

» Voilà bien des jours que je me demande si je dois t’écrire pour te verser le trop plein de mon cœur ; je commence des lettres et je les déchire ; j’ai peur de toi, j’ai peur de tout. Mais, aujourd’hui, oh ! non, je n’y tiendrai pas ! Que vas-tu faire ? Si tu entres dans ce couvent, tu n’en sortiras plus. Avec ta tête exaltée, ils te persuaderont et tu retourneras là-bas fasciné !

» Réfléchis, je t’en prie, je te le demande à deux genoux, non pour moi, mais pour ta mère. Attends au moins qu’elle n’y soit plus ; ce ne sera peut-être pas très long maintenant, car je la trouve affaiblie et les émotions la tuent. Elle devine vaguement où tu veux en venir, sans savoir tout ce que je sais, et sa foi en est déchirée ; son cœur de huguenote, son amour-propre de chrétienne, tout en souffre horriblement, — tu ne t’en rends donc pas compte ? Tu n’entends donc pas battre d’angoisse ce pauvre cher cœur de mère ?

» Au milieu de mes bien-aimés, dans ma vie paisible, moi qui pourrais être heureuse d’un bonheur vrai, je suis torturée continuellement et, comme je vois la peine que tu fais à ta pauvre vieille mère, je souffre dix fois plus à cause d’elle.

» Oh ! aie pitié de nous, je t’en prie ! Tu as le cœur humain, au fond, tu sais être bon pour tout le monde ; ne feras-tu donc rien pour nous ôter notre chagrin ?

» Qu’importerait, cependant, que nous ne soyons plus que si peu de chose pour toi, qu’importerait, si tout cela devait te conduire à la vérité, au bonheur ! Mais non, tu es dans la tourmente, dans l’angoisse… J’ai peur, tu le sens bien, et, pour me consoler, tu me jettes sans pitié tout ton cynisme à la tête ! Reviens à toi, frère chéri, tu t’agites dans un abîme de misères morales !

» Que vas-tu chercher dans ce couvent ? Tu sais bien que ce n’est pas la vérité ; tu n’y mortifieras ta chair que pour sortir de là avec des passions plus déchaînées, plus bouillonnantes que jamais.

» Ne le sais-tu pas, que dans la vie tranquille, paisible et honnête, il y a autant de joie, d’intelligence et d’élévation que dans ton existence agitée et libertine, romanesque et tourmentée ?

» Pauvre chéri, toujours bercé par un mirage, une fantasmagorie, un piège des ténèbres !… Va, je t’y ai suivi quelquefois, dans le commencement, — c’était encore un idéal ; j’ai même compris Aziyadé et j’ai pleuré sur elle. Mais maintenant, je ne te comprends plus, je ne vois en toi rien qu’écœurements et parjures, que folles terreurs du néant qui s’emparent de toi.

» Je passe des nuits sans dormir ; je me dis : « Je ne l’aimerai plus, c’est fait ! » mais c’est à ces moments-là surtout que je voudrais te serrer sur mon cœur.

» Viendras-tu à Fontbruant avant d’entrer au monastère ? Surtout n’y viens pas uniquement par devoir ; dans ce cas, je ne voudrais pas de toi. Mais si tu viens de bon cœur voir tes frères, tes pauvres frères pour lesquels, dans le temps, tu savais trouver des noms tendres qui leur étaient si doux, oh ! alors, viens, ils seront les mêmes pour l’enfant chéri qu’ils attendaient autrefois avec tant de joie !…

» MARIE. »

LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE

Lorient, février 1878.

« Mère chérie,

» J’ai reçu une lettre de ma sœur où elle me dit que cette histoire de la Trappe t’a beaucoup tourmentée. S’il en était ainsi, cela me désolerait. Je pensais que tu n’y aurais vu que ce qu’il fallait y voir : une fantaisie passagère sans conséquence.

» Je reste attaché, au moins par le cœur, à la religion huguenote ; tu peux être absolument tranquille là-dessus.

» Je vous embrasse bien. »

UN JEUNE OFFICIER PAUVRE par PIERRE LOTI

La Trappe, février 1878.

… Une après-midi d’hiver, je suis venu demander l’hospitalité dans cet étrange asile…

Il y avait un rayon de soleil sur les bois, sur la campagne, sur le vieux monastère ; la nature souriait tristement, c’était silencieux et paisible…

J’ai reçu un accueil fraternel de la part de ces hommes singuliers, qui prétendent ne plus souffrir et qui ont cependant assez souffert pour me comprendre…

Le supérieur du couvent, — homme jeune encore, en robe blanche, avec la croix et le cordon violet des évêques sur la poitrine, — vint lui-même me conduire dans la cellule qui m’était destinée. Il ouvrit la fenêtre et me montra la campagne triste, des collines, des arbres et un vieux donjon noir. Puis il s’assit près de moi et se mit à causer longuement, avec un charme et une douceur extrêmes…

Mais je vis tout de suite, trop clairement, l’inanité de leurs moyens, même pour endormir un instant la douleur…

…Et puis, c’est trop sombre aussi, cette vie, même en passant, pour moi qui n’ai pas les croyances qui soutiennent à peine les Trappistes eux-mêmes. Tout le jour, toute la nuit, des chants funèbres à faire frémir ; des figures de l’autre monde ; de vraies processions de revenants.

On n’a même pas ici le sommeil, qui est partout la consolation des malheureux… Et ce froid humide et glacial, ce ciel noir des hivers de la Manche, ce vent qui gémit tristement et ces toux creuses qui se répercutent le long des lugubres couloirs.

Dans le réfectoire du couvent je partage les repas des prêtres fautifs, envoyés à la Trappe pour un stage de pénitence. Debout près de notre table, un moine à la voix caverneuse nous lit le Mépris de soi-même, de saint Bonaventure :

J’ai dit à la pourriture : vous êtes ma mère ; et aux vers : vous êtes mon père et mes frères…

………………..

Qu’étiez-vous, qu’une semence impure ? Que seriez-vous, pour la pâture des vers ? Quel motif pourrait avoir la cendre de s’enorgueillir ?

………………..

Les plantes, les arbres donnent des parfums, des fleurs, des fruits ; le corps de l’homme ne produit que puanteur et ordure…

La Trappe, février 1878.

C’était pendant l’office de nuit. Les moines prosternés chantaient à l’unisson leurs éternelles litanies… J’étais plongé dans une sorte d’état neutre qui n’était ni la veille, ni le sommeil ; je suivais machinalement leur chant triste… L’étrange envoûtement des monastères s’abattait déjà sur mon être, comme un froid linceul ; un détachement complet de la vie me gagnait et la perspective de finir mes jours sous la robe de bure ne m’effrayait presque plus…

Lorsqu’un souvenir, qui semblait très lointain, vint me mettre tout à coup une angoisse au cœur : ma chambre si gaie de Fontbruant, que je ne reverrais peut-être plus, et la voix des rossignols que l’on entendait là-bas, au printemps.

Ensuite, pendant de longues heures, de ma cellule, j’ai promené sur le passé un regard long et sombre. Seuls mes souvenirs d’enfance rayonnèrent dans le lointain, — ce sont les seuls vraiment heureux de ma vie…

Avant de mourir, je voudrais les écrire, ces souvenirs de mon enfance… Il me semble qu’en les écrivant, je fixerais un peu l’existence fugitive, je lutterais contre la force aveugle qui nous emporte vers le néant… LETTRE DE PIERRE LOTI A SA SŒUR

La Trappe, février 1878.

« Chère sœur,

» Ce lieu triste, contre lequel tu as une antipathie si grande, a au moins cela de bon, on peut profondément s’y recueillir.

» Je ne suis pas entré au couvent, comme tu le crois, par pure fantaisie, je désirais quelques jours de paix. J’ai beaucoup réfléchi, j’ai même un peu pleuré, ce qui, ailleurs qu’à la Trappe, aurait paru stupide, mais qui m’a fait du bien.

» Je me suis dit que ma jeunesse s’en va, que le temps de la vie passe pour nous tous et que les moments où il nous sera donné d’être ensemble sont plus que jamais comptés ; il ne faudra donc pas les laisser perdre, si nous les trouvons précieux.

» Chère petite sœur, veux-tu que nous ayons la paix complète, la paix d’autrefois ?

» Je mérite l’indulgence, parce que j’ai eu plus de tentations qu’un autre et que je souffre étrangement ; la situation qui m’est faite sur la terre, tu le sais, n’est pas comparable à la tienne, ni à celle des gens qui t’entourent.

» Veux-tu que tout soit fini ? Veux-tu m’écrire une bonne lettre sans arrière-pensée ? Il y a bien longtemps que je n’en ai pas reçu.

» Je t’embrasse. »

Lorient, février 1878.

Je suis sorti du couvent avec un singulier besoin de bruit, de mouvement et de liberté.

Il faisait presque beau dans les bois ; j’ai couru comme un enfant le long des chemins, chantant et sautant les fossés. Je me suis livré au bonheur, enfin retrouvé, de fumer des cigarettes et de boire du bon cidre dans les auberges de campagne… À BORD DU TONNERRE

Lorient, 8 février 1878.

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Mon ami Hassan m’écrit : « En souvenir de notre connaissance faite, il y a un an, sur les rochers du cap Sigri… »

Je m’en souviens, en effet, de ce singulier séjour, dernière étape turque de notre voyage.

Nous avions été conviés, Hassan et moi, aux noces du fils du Cheik, qui durèrent trois jours. Noces qu’un incident imprévu avait failli faire tourner au tragique la dernière nuit (un Grec étant venu dire, au milieu de la fête, que les Français, alliés aux Russes, voulaient s’emparer de Sigri).

C’était une nuit splendide du printemps oriental, cette dernière nuit si mouvementée ; la lune éclairait de sa pleine lumière les grands rochers de Mytilène et, à perte de vue, la Méditerranée bleue.

Je me vois encore, au milieu de cette nuit, courant, comme un fou, de toute la vitesse de mes jarrets, sautant de pierre en pierre, perdant mon turban, déchirant mes ceintures à tous les buissons de la campagne, et, derrière moi, Hassan, qui ne pouvait pas me suivre, soufflant et criant… C’eût été très comique, s’il ne se fût pas agi de la vie de plusieurs hommes…

Après vingt minutes de course échevelée, je rejoignis un groupe de montagnards, la population entière de Sigri, qui courait aussi, portant des fusils, des yatagans, des bâtons, des fourches, toutes les armes que, dans leur précipitation, le hasard avait fait tomber sous leurs mains.

Et je haranguais tout ce monde en turc— il était temps : devant nous, sur les rochers, on voyait une masse noire qui s’avançait, c’étaient les matelots français du Gladiateur.

L’histoire expliquée, le malentendu compris, tout se termina en plaisanterie et nous rentrâmes au village au son des cornemuses, tandis que les matelots s’embarquaient, sans coup férir, dans la baie de l’Aiguade. À BORD DU TONNERRE

Lorient, 2 mars 1878.

Voilà ma situation : je suis parti de Turquie après avoir juré de revenir, et toutes les démarches que je fais pour exécuter ce serment n’aboutissent pas. Pendant ce temps-là, on démolit mon pauvre Stamboul ; les nouvelles se succèdent toujours plus terribles ; je vois que les Turcs, malgré tant de courage, ont décidément perdu la guerre et je ne sais ce qu’il adviendra d’eux tous.

Je suis retombé à plat dans la vie d’Occident, plus grise et plus maussade que jamais, après avoir rêvé que j’étais bey ou pacha. Mon existence se complique de plus en plus d’impossibilités et de contradictions, et je suis bien las de tout ce qui m’entoure.

J’ai manqué, au début de cette guerre, une occasion que je ne retrouverai sûrement jamais de me faire en Turquie une position en rapport avec moi-même, en rapport avec mes goûts, que l’Orient seul aurait pu satisfaire. L’occasion est passée, et sans doute elle ne reviendra plus, je l’ai laissée s’enfuir au lieu de l’arrêter par les cheveux. Maintenant, ce sera du réchauffé ; les grands pachas, qui m’auraient poussé, ne se souviendront plus du jeune « giaour » qui les avait un instant intéressés. Et puis, si les Slaves sont vainqueurs, si le vieil Islam s’écroule, mes projets d’avenir feront comme l’Islam, et, pour la seconde fois de ma vie, je verrai tout s’évanouir, espérances, rêves de fortune et d’affection— le tout lié aux destinées de Stamboul et du Prophète…

Je reçois de temps en temps des nouvelles d’Aziyadé, de petits grimoires en langue turque, de petites lettres désespérées et de plus en plus pressantes, où elle me supplie de ne pas l’abandonner. Le dernier mois de mon séjour à Stamboul l’a beaucoup compromise et sa situation, à elle aussi, est devenue intolérable.

Achmet doit être mort à la guerre. C’est là, pour moi, un nouveau sujet d’inquiétude et de tristesse.

A présent que je n’ai plus à Stamboul cet ami dévoué comme intermédiaire, je ne puis répondre à Aziyadé, et, si j’attends encore, je vais perdre sa trace, ne plus trouver aucun moyen de la revoir.

Samuel est parti pour Salonique, où il est redevenu ce qu’il était autrefois, un pauvre diable de batelier, sans sou ni maille.

Kédi bey, mon chat d’Eyoub, le plus fortuné de nous cinq, est à présent l’un des chats de la mosquée, favori des derviches ; il est revêtu d’un certain caractère sacré qui lui assure des souris et du pain pour le reste de ses jours.

Et la maison, qui avait abrité là-bas tout notre bonheur, est brûlée depuis longtemps.

Puisqu’il m’est impossible de retourner en Turquie comme officier français, je me ferai Turc. Je ne tiens guère à l’Europe occidentale, où je n’ai trouvé que des déceptions ; même avant d’être conquis à tout jamais par l’Islam, j’avais déjà envie de la quitter et je pensais alors à la Polynésie, qui m’avait si vivement charmé autrefois. J’ai horreur de tout ce qu’on est convenu d’appeler la civilisation et les théories égalitaires. Le vieil Orient est donc le pays où j’irai me réfugier, loin des machines à vapeur, des mesquineries sociales et des rengaines de progrès. Si là-bas je ne puis plus être un seigneur, tant pis, je serai un homme du peuplé, un « banabak » ; mais j’aurai ma place au soleil et ma part de cette liberté qui est le lot des plus énergiques, dans les pays où les lois ne sont pas faites pour tout le monde…

Ici, je m’ennuie d’une manière profonde et incurable ; en toute sincérité, je ne crois à rien. Ma vie est fort mal emmanchée et, par quelque bout que je la prenne, je me trouve en présence de difficultés insurmontables.

Rien ne m’amuse plus ; je ne vois guère ce que ce monde pourrait m’offrir de bien neuf ou de bien drôle.

Je sens amèrement surtout le malheur d’être sans aucune foi, et je paierais cher, maintenant, pour avoir celle de l’Islam. LETTRE DE PIERRE LOTI A UN AMI DE CONSTANTINOPLE À BORD DU TONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

« Mon cher Pogarritz,

» Vous prétendez que je vous ai une fois sauvé la vie et qu’à présent vous m’appartenez un peu. Vous prétendez aussi que vous la donneriez avec bonheur, cette existence à laquelle vous ne tenez plus… Aujourd’hui, j’ai besoin de vous, — êtes-vous prêt ?… Ce dont il s’agit est grave et j’ai besoin de vous dans mon extrême détresse. Vous êtes un bon et brave cœur, je viens à vous comme à un frère…

» Surtout n’hésitez pas, par intérêt pour moi, ne me faites pas de sermons, ni de remontrances, tout cela serait banal, inutile, indigne de vous et de moi. Vous savez que ce que je veux, je le veux bien et on n’y peut rien changer. Si vous êtes prêt à vous dévouer pour moi, faites-le sans hésitation, allez sans arrière-pensée— et après, ce sera à la vie et à la mort entre vous et moi. Le voulez-vous ?

» Il s’agit de cette jeune femme musulmane que vous appelez « mon odalisque » en souriant de ma folie… Mais, aujourd’hui, ne souriez plus ; ce n’est pas une simple aventure d’amour, c’est pour elle et pour moi une question suprême et terrible.

» Hier, 7 mars, j’ai reçu, par je ne sais quelle voie, une lettre d’elle, de ma chère bien-aimée Aziyadé— je vous avais dit son nom ; une lettre de désespoir, un appel solennel à tous mes serments passés, à ma pitié, à mon amour pour elle.

» Les Russes sont autour de Constantinople, on organise à la hâte la défense de Stamboul, la levée en masse, la guerre sainte ; tous les vieillards prennent les armes et son vieux maître Abeddin, encore brave et fanatique, sera au premier rang ; un des premiers il se fera tuer… Et elle sera veuve…

» Vous savez ce qu’est la situation d’une femme musulmane qui est veuve, quand elle est belle et jeune : déjà mariée d’avance à quelque ami du mort, qui la convoite.

» Pour Aziyadé, l’inévitable qui se présente, c’est Osman Effendi, de Ghédik-Pacha, que vous avez vu, un jour avec moi, à la réception des magyares, au Séraskérat. Celui-là est jeune, audacieux et jaloux, celui-là ne sera pas tué, parce qu’il est dans l’intendance et ne se battra pas. Quand Aziyadé sera sa femme, elle sera aussi perdue pour moi que si elle était morte…

» Alors elle veut fuir à tout prix ; elle sait que le désordre de Stamboul favorisera cette fuite et que, dans un pareil moment, on peut tout oser. Seulement, il faut quitter au plus vite le territoire turc et la pauvre petite ne parle aucune langue chrétienne, même pas le grec ; elle n’a aucune idée de nos usages, aucune idée de voyages, de paquebots, ni même de géographie… Alors il lui faut quelqu’un.

» Mon ami Achmet, que vous avez connu si dévoué, si entreprenant, ne peut plus en rien lui servir ; il a quitté Stamboul, il est sans doute mort à l’heure qu’il est.

» Plusieurs fois, cet hiver, Achmet m’a fait écrire par un Grec, qui écorche le français et n’a aucune idée du nom de nos mois, non plus que de nos dates. Je sais qu’il est parti pour la guerre vers décembre ou janvier, qu’il assistait aux grandes tueries des Balkans, et qu’il en est promptement revenu dans un convoi des ambulances du Croissant rouge, — blessé et malade. Il a passé une partie de l’hiver à Stamboul, couché sur son lit et dans une profonde misère… Des deux chevaux qui constituaient sa fortune, vous vous en souvenez, l’un a été réquisitionné pour la guerre, l’autre est mort.

» Le 5 février dernier, j’ai reçu une lettre de lui (datée du 22 du même mois) dans laquelle il me demandait un peu d’argent. Je lui ai envoyé ce que j’ai pu, il fallait qu’il fût bien misérable pour en venir à me demander des secours.

» Le 2 mars, j’ai reçu une dernière lettre, écrite en turc, celle-là, par son ami, un certain Ali-Agha, maréchal des logis de cavalerie, et datée d’Andrinople. Il avait été de nouveau levé d’office pour la guerre, pouvant à peine se tenir debout ; il était blessé et mourant et me faisait ses adieux.

» Voilà l’histoire de ce pauvre Achmet…

» J’aurais pu partir, moi, et aller chercher Aziyadé. Je l’avais décidé hier ; mais, aujourd’hui, j’ai réfléchi. Je n’ai aucun moyen d’obtenir sur l’heure, ni maintenant, ni plus tard, une permission pour Constantinople ; je n’ai plus d’argent pour partir… Vous me direz qu’on peut toujours déserter, et qu’on peut voyager sans argent, par mille moyens ; je sais tout cela et, hier, j’avais résolu de le faire. Mais j’ai mon honneur d’officier français, auquel je tiens plus que je ne l’aurais cru d’abord.

» Ce quelqu’un qu’il faut, là-bas, pour me remplacer et venir en aide à Aziyadé, voulez-vous, mon ami, que ce soit vous-même ? Je vous le demande avec supplications, avec angoisse… il me semble que vous ne me le refuserez pas… Et après, frère, je serai corps et âme à votre service, je ferai pour vous tout au monde…

» Pendant le moment de crise actuel, ce que je vous demande est peut-être moins périlleux que vous ne le croyez. J’écrirai aux attachés d’ambassade, je vous ferai obtenir des appuis, des papiers, je vous ferai même recommander à notre ambassadeur. Dites, le voulez-vous ? Si vous refusez, alors passez-moi une dépêche sur l’heure et c’est moi qui partirai…

» Mais si vous acceptez, mon ami, ne perdez pas un jour, ni une heure, ni une minute… Voilà ce qu’il vous faudra faire. Mettez un fez et allez à Stamboul par le pont de Kara-Keui. Vous vous trouverez en face de la grande rue d’Onu Capou. Vous monterez cette rue jusqu’à ce que vous aperceviez la petite mosquée d’At-Bazar-Bachi. Peu avant d’y arriver, vous trouverez une impasse. Vous entrerez dedans et, tout au fond, vous verrez une vieille maison peinte en rouge (les autres maisons sont jaunes). Près de la porte d’entrée, au rez-de-chaussée, il y a une fenêtre en saillie, grillée de fer. Vous frapperez au volet de cette fenêtre ; c’est là que demeure la négresse Kadidja. Je vous ai autrefois parlé d’elle ; c’est une vieille créature intelligente et rusée qui est dévouée jusqu’à la mort à Aziyadé, son ancienne maîtresse. Vous frapperez six coups précipités ; elle croira que c’est moi. Ces six coups étaient autrefois le signal convenu entre nous. Si la vieille femme n’est pas chez elle, il faudra revenir. Des voisins ou des voisines vous questionneront ; vous savez assez de turc pour dire que vous êtes Circassien musulman (vous en avez la figure). Vous direz que vous vouliez une amulette de « hodja » ; la vieille en vend et cela ne surprendra personne.

» Quand vous aurez trouvé Kadidja, vous lui remettrez cette lettre pour Aziyadé. Vous lui direz que vous venez de ma part et que vous ferez pour sa maîtresse tout ce que j’aurais fait moi-même. (Rappelez-vous qu’elle me connaît sous le nom de Loti ou d’Arif Ussam.)

» Donnez-lui votre adresse. Expliquez-lui que vous favoriserez la fuite d’Aziyadé, si elle a décidé de partir ; que c’est vous qui la recevrez à Galata, dans votre propre maison, et qui l’y garderez cachée. Il faudra ensuite, autant que possible, ne plus retourner à Stamboul, pour ne pas éveiller les soupçons ; la vieille est peut-être surveillée. Je vous confie Aziyadé comme si vous étiez mon frère. Vous verrez si la pauvre petite mérite affection et dévouement, vous verrez combien elle est délicieuse et vous comprendrez alors ce que je fais.

» Kadidja sera pour vous un auxiliaire utile ; c’est la vieille créature la plus rusée que je connaisse ; suivez toujours ses avis. N’hésitez pas à me prévenir si vous avez besoin de quelque chose. Et d’ailleurs tout ce que vous ferez sera bien fait.

» Il vous faudra de l’argent : allez à Péra, chez Villier, le secrétaire d’ambassade ; il a, à moi, cinq cents francs que je viens de lui envoyer pour payer Abdullah Effendi (un prêteur, lors de l’incendie de ma maison d’Eyoub). Il vous remettra cet argent, que je lui ai écrit de garder pour vous et qui sera providentiel. Villier est un brave garçon, lui aussi, pas assez dévoué, ni assez audacieux pour faire ce que je vous demande, à vous, mon cher Pogarritz, et que je ne demanderais à aucun autre. Mais il se mettra résolument en campagne pour vous venir en aide.

« Je préférerais qu’Aziyadé partît par les paquebots de la Compagnie Fraissinet, dirigée sur Marseille. Vous trouverez bien quelqu’un de sûr à qui la recommander, parmi les émigrants, et puis je connais presque tous les commandants de ces paquebots et vous pourrez vous servir de mon nom.

» A Marseille, ce sera moi-même qui viendrai l’attendre.

» Ne craignez pas, mon cher ami, de tremper dans une aventure de roman ; celle-là n’en est pas une. Sur mon honneur, je vous jure qu’une fois en France Aziyadé sera ma femme. » LETTRE DE PIERRE LOTI A M. VILLIER, SECRÉTAIRE D’AMBASSADE A CONSTANTINOPLE À BORD DU TONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

« Mon cher ami

» S’il est temps encore, retenez mon argent, les cinq cents francs qu’a dû vous porter le second du Simoïs, gardez-les. M. Pogarritz viendra vous les demander de ma part, vous les lui remettrez et Abdullah Effendi attendra…

» Vous n’aimez pas beaucoup ce Pogarritz, je le sais, mais s’il a besoin de vous, pour les difficiles commissions dont je l’ai chargé, employez-vous pour lui, mettez un peu de votre crédit à sa disposition ; en l’obligeant, c’est moi que vous obligerez. Défendez-le au besoin auprès de notre ambassadeur ; la commission que je lui ai donnée est bien périlleuse. Au nom de l’amitié que vous m’avez souvent montrée, prêtez-lui votre appui.

» Il aura besoin peut-être de faire acheter sans bruit des vêtements de femme « franque » ; que votre maîtresse fasse cette emplette en souvenir de moi.

» Ne me demandez pas d’explications pour aujourd’hui, je n’ai ni le temps, ni le courage de vous en donner. Faites ce que je vous demande, mon cher ami, et ma reconnaissance sera bien vive et profonde… Vous devez comprendre à demi-mot de quelle dangereuse chose il s’agit. » LETTRE DE PIERRE LOTI A AZIYADÉ À BORD DU TONNERRE

Lorient, 8 mars 1878.

« O ma bien-aimée Aziyadé[18],

» J’ai reçu ta lettre désolée. Je réponds à ton appel.

» Non, je n’ai rien oublié, ni toi, que j’aime plus que la vie et plus que la lumière du soleil, ni Stamboul, ni mon serment sacré…

» Ce que j’ai juré, je le jure de nouveau, par le Dieu des chrétiens et le Dieu des musulmans, par mon âme, par l’âme de mes parents morts ; ce que j’ai juré, je le tiendrai. Tu n’as qu’à parler et je suis prêt à t’obéir…

» Mais l’instant est grave et terrible pour nous deux ; dans cet instant suprême, où tu vas décider de notre sort, avant de parler, avant de m’appeler, écoute le conseil d’amour que je te donne :

» Tant que ce vieillard, qui t’a beaucoup aimée et que tu respectes à présent, demeurera sur terre, ô toi, reste avec lui et attends ce que l’avenir mystérieux prépare pour nous. Nous sommes jeunes et la vie est longue devant nos yeux…

»… Mais s’il meurt, s’il est tué… Alors, s’il est tué, écoute encore, ma bien-aimée, ce que je te dis avec angoisse, parce que cela m’enlève la moitié de ma vie… s’il est tué, ô ma bien-aimée, épouse Osman Effendi !…

» Lui aussi est jeune, il est riche et il t’aime ; avec lui tu seras heureuse. Oublie Loti, qui porte malheur à ceux qui l’approchent. Avec Osman Effendi, tu auras des esclaves, des jardins, un rang parmi les femmes de ton pays et ta place d’épouse dans le monde invisible des harems.

» Tandis qu’avec moi !… Si même toutes les impossibilités étaient vaincues, as-tu songé à ce que ce serait d’être ma femme ? Venir seule, en fugitive, dans un pays lointain, où personne ne comprendrait ton langage… Aller sans voile, comme une femme « franque » ; partager ma misère, prendre ta part des durs travaux de la maison, comme le font tes servantes, et, pendant les années où je serai au loin, à voyager sur les mers, rester seule. Durant de longs hivers, plus longs que ceux de Stamboul, dans ce pays plus rapproché de l’étoile froide, ne plus voir ni le ciel bleu, ni ta patrie, ni tes semblables, ne plus même entendre une voix amie…

» Mais si tu acceptes tout cela, ma bien-aimée, si tu m’aimes tant que tu veuilles tout supporter, si tu veux fuir… alors viens, je t’adore et je t’attends…

» Confie-toi à Kadidja et à mon ami Pogarritz qui aura soin de ton honneur et de ta vie. Appelle-moi, si tu me veux auprès de toi. J’ai pris toutes les dispositions pour ta fuite et mes amis sont sûrs…

» Viens, ma bien-aimée, par ton Dieu et le Dieu des chrétiens, je te le jure, en France, tu seras ma femme, tu seras à moi devant les hommes et devant les lois de mon pays… »

La journée du 8 mars, à Lorient, fut une journée d’hiver bien sombre. La pluie, qui avait pris la veille, dura sans interruption jusqu’au soir.

J’écrivais depuis six heures du matin. A onze heures, le ciel était si couvert que c’était presque la nuit ; je fermai les volets de ma chambre, j’allumai les bougies et je me rassis à mon bureau pour continuer d’écrire.

Quand j’eus terminé mes trois lettres, il était cinq heures du soir. (La lettre pour Aziyadé, écrite en turc, m’avait pris, à elle seule, plus de la moitié de la journée.)

Alors j’ouvris mes fenêtres ; un jour crépusculaire terne et triste pénétra dans ma chambre ; la pluie tombait toujours dans la rue grise et déserte. Je restai longtemps à cette fenêtre, à respirer l’air humide du dehors.

Je venais de prendre une décision et d’agir comme je croyais devoir agir ; un apaisement se faisait en moi-même, je n’avais plus qu’à attendre.

Lorsque mes lettres furent jetées à la poste et que tout fut irrévocable, j’allai chercher Yves pour passer la soirée avec lui.

[18]Lettre écrite en turc. LETTRE DE PIERRE LOTI A SA MÈRE

Lorient, 22 mars 1878.

« Mère aimée,

» Je suis depuis ce matin de retour à Lorient où m’attendait ta lettre. Tu seras surprise d’apprendre que je ne viens point de Paris, mais bien de Plounès-en-Goëlan, qui est un hameau breton situé à quarante lieues d’ici, aux environs de Paimpol.

» J’étais « paré » dimanche à partir pour Paris, quand arriva une lettre de V. L., m’annonçant l’affaire bâclée (la publication d’Aziyadé). Il me parut dès lors inutile d’aller là-bas, puisque j’y passerai bientôt en frais de route pour me rendre à Rochefort. Restait ma permission à employer. Mon matelot Yves, qui partait justement pour voir sa vieille mère, insista pour m’emmener. Ton tricot bleu venait d’arriver à point : une ceinture rouge et un béret complétèrent un costume de circonstance…

»… Nous sommes donc partis tous deux dimanche pour Plounès, où le retour de Yves a été fêté comme celui de l’enfant prodigue. Présenté comme un « frère de la côte », j’ai passé quatre jours là-bas, en pêches et en promenades dans un pays pittoresque. De classiques chaumières bretonnes, de bonnes vieilles d’autrefois avec leurs rouets et leurs fuseaux, des crêpes, du cidre et un temps de printemps.

» Nous sommes rentrés ce matin ensemble, après vingt-quatre heures de voyage. Pour tout le monde, je reviens de Paris, excepté pour ma vieille bossue qui connaît l’aventure… »

Paris, mars 1878.

Deux journées à Paris, appelé par dépêche chez Michel Lévy, l’éditeur. Deux journées très agitées, qui ont eu au moins l’avantage de me sortir un peu de mes sombres pensées.

V. L. et Delguet se disputèrent mes courts instants de liberté et me firent fête.

Chez Delguet, j’ai retrouvé un personnage auquel plusieurs pages de mes notes ont été autrefois consacrées : la « Fratine ».

La petite Fratine transformée, transfigurée, devenue une dame, une petite personne élégante, finement gantée, pleine de charme jeune et naïf, qui me fit les honneurs de sa maison.

Ce soir, elle présida un dîner offert à V. L. et à moi, pendant lequel nous avons réveillé tous nos souvenirs passés. Et quand il a été question d’Annecy, la Fratine s’est troublée ; comme si son amour pour moi n’était pas éteint dans son cœur, elle baissa la tète et embrassa son petit enfant assis près d’elle… LETTRE DE PIERRE LOTI A MADAME X… A PARIS

Lorient, avril 1878.

« … Si j’ai pu te faire de la peine, pardonne-moi. Tu sais que j’ai mes mauvais jours pendant lesquels mon cœur reste fermé et glacial pour tous…

» A ce dernier voyage, je t’ai vue sous un autre aspect, c’est vrai, mais plus sympathique, au contraire… Jusqu’à cette époque, je t’avais considérée comme une personne heureuse, possédant une certaine philosophie positiviste qui te semblait suffisante ; je te croyais relativement calme et satisfaite dans ces régions froides, je t’en voulais un peu d’avoir trouvé une sorte de paix en dehors de ces idées de rédemption et de vie éternelle auxquelles je suis resté attaché par le cœur, malgré mon incrédulité profonde…

» Au contraire, en causant dernièrement avec toi, j’ai pressenti tout ce que tu viens d’écrire d’une si navrante manière ; j’ai vu que ton cœur était aussi troublé, aussi tourmenté, aussi désespéré que le mien ; que c’était au fond le même chaos, la même angoisse, rien de plus, rien de mieux, le même horrible vide. Nous n’avons sans doute rien à nous envier l’un à l’autre ; mais nous sentons trop de la même manière pour ne pas rester très amis…

» Vois-tu, moi, je suis encore très jeune, et je m’aperçois avec terreur que, là où tu en es, j’arriverai bientôt… Se coucher pour attendre la fin, c’est déjà mon désir…

» Et pourtant il y a une chose qui est tout dans la vie : l’amour… J’ai eu de ravissantes maîtresses et j’en aurai sans doute encore. Il y a des femmes que j’ai bien adorées ; j’éprouvais une terrible douleur en songeant qu’un jour la mort nous séparerait, que tout finirait dans la sombre poussière… Je rêvais qu’au moins on nous coucherait dans une même fosse, pour que nos cendres fussent mêlées…

» Et puis, celles-là, je les ai oubliées. J’en ai aimé d’autres et j’ai fait les mêmes rêves avec elles… Et le temps passe toujours, qui m’emporte, et bientôt la vieillesse viendra…

» Les amis, je n’y crois guère. Et pourtant, plus que personne au monde, j’en ai eu… J’ai rencontré bien des affections, bien des dévouements. J’ai ramassé des forbans dans les rues, je les ai mis contre mon cœur ; chez eux, j’ai trouvé plus de jeunesse et de vie, des sentiments plus puissants et moins banals que chez mes égaux… Mais tout passe et passera…

» Quand les années seront venues, avec la souffrance peut-être, et les rides et les cheveux gris, quand il n’y aura plus d’amour possible que celui que j’achèterai, qu’on m’abandonnera comme un objet usé qui a trop servi, — alors quelle ressource aurai-je, mon Dieu ! autre que le suicide ?

» Ceux que toi et moi nous regardons comme les simples, les naïfs, ceux qui sont encore prosternés aux pieds du Christ, ceux-là, je t’assure, sont les heureux de ce monde. L’angoisse du temps qui passe, l’angoisse de la solitude, la terreur du néant qui arrive, tout cela leur est inconnu. Ils s’en vont, confiants et calmes. Je donnerais ma vie pour posséder leur illusion radieuse ; devrais-je être aussi insensé que ces pauvres pensionnaires des maisons de fous qui se figurent être des riches et des puissants de la terre !

» A défaut de cette foi, si au moins nous pouvions nous rattacher à quelque chose, à une espérance, à une immortalité… Mais rien !… En dehors de cette personnalité encore rayonnante du Christ, tout est terreur et obscurité… » LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT

Lorient, avril 1878.

« Je passe des jours bien tristes, mon cher ami, des jours mornes, interminables, des soirées sombres et mortelles…

» J’ai encore cependant mon frère Yves auprès de moi, mais c’est un Yves transformé, rangé, ne se grisant plus. Nos amis, les « frères de la côte », sont tous dispersés, tous embarqués ; le Lamotte-Picquet a emmené les derniers dans les mers du Sud.

» Donc, plus de « bande de forbans », ni de tapage nocturne, et la mère Hollichon n’a plus l’honneur de nous traiter dans son auberge, comme elle le faisait cet hiver.

» Bien des fois, le soir, dans la brume encore froide d’avril, en marins tous deux, on nous a vus, Yves et moi, descendre la rue maussade que j’habite, tourner le quai, passer le pont du canal. Nous allions chez lui nous installer devant le feu, pour la veillée, tandis que Marie, sa femme, s’occupait à repasser ses grandes collerettes blanches ou à préparer les petits bonnets du premier-né, le « petit goéland ».

» Depuis la lettre tragique reçue le 7 mars, je suis sans nouvelle d’Aziyadé, et maintenant qu’Achmet est mort, toutes mes communications avec elle sont coupées.

» J’ai essayé d’une foule de moyens, j’ai écrit en turc et en français une foule de lettres à une foule de gens et je n’ai obtenu aucun renseignement.

» J’avais mis mon dernier espoir en un nommé Pogarritz, un brave garçon, un ami fidèle de là-bas. Mais j’ai appris qu’il s’était engagé dans un bataillon de volontaires hongrois et qu’il a été tué, lui aussi, par les Russes.

» Le temps passe, je ne sais plus que faire. Je rêve de retourner en Orient et les pieds me brûlent ici…

» Une angoisse me prend au cœur quand je songe à Elle. Je l’aime bien, je vous le jure, — je l’aime autrement qu’aux premiers jours… Je donnerais des années de ma vie pour recevoir encore une de ses petites lettres si difficiles à déchiffrer, si illisibles. Je pleurerais de joie s’il m’en arrivait une… » À BORD DU TONNERRE

Cherbourg, mai 1878.

… Un mois passé à Cherbourg. J’aurais mieux aimé ne pas revoir ce pays, rempli pour moi de poignants souvenirs. Souvenirs de Jean, souvenirs de notre vie à deux, souvenirs de la guerre, des huit mois passés ici, pendant ce terrible hiver de 70, huit mois d’une existence tourmentée, huit mois pendant lesquels nous avions bien souffert. Et puis, souvenirs du départ de Jean, à bord du Pétrel, en juin 1873.

Je m’étais promis de ne pas mettre les pieds à terre dans ce pays ; Yves, d’ailleurs, était encore consigné à bord— suite de l’histoire des trois maîtres de la Médée[19]— et ne pouvait m’accompagner.

Pendant trois semaines, je m’étais tenu parole et j’avais gardé le bord, quand, ce matin, on me demande au chemin de fer pour un colis que je suis forcé d’aller chercher moi-même.

Je prends passage dans la chaloupe à vapeur d’Yves et je débarque sur cette jetée où, il y a cinq ans, j’étais venu si tristement, un matin de juin, conduire et embrasser Jean qui partait pour le Sénégal et y partait sans moi.

Aujourd’hui encore, c’est une belle journée de printemps, une des premières chaudes journées de l’année. Les jardins sont pleins de lilas en fleurs, mais, malgré le ciel, bleu, cet insipide petit trou de Cherbourg est triste et maussade.

Je traverse la ville en courant, ne voulant rien voir et rentrer au plus vite. Pourtant chaque quartier, chaque coin de rue, chaque boutique m’envoient au passage un monde de souvenirs. Notre pension, notre chambre, la maison d’Emma, le bureau où chaque soir nous achetions les dépêches de la guerre et, à la gare, le chêne-vert, unique dans le pays, devant lequel nous venions nous asseoir en souvenir de Fontbruant et de la Limoise.

Maintenant, entre Jean et moi, tout est fini et je cherche encore le mot de la sombre énigme qui l’a irrémédiablement éloigné de moi.

Hélas ! on n’arrache pas de son cœur une affection comme celle que j’ai eue pour ce frère perdu, sans qu’il reste des déchirures profondes et cruelles. Les années qui passent les ferment à la longue, l’oubli descend tout doucement sur toutes choses et bientôt sans doute le souvenir de Jean sera mort dans mon cœur. Mais, ce soir, sa douce figure est là, présente, et je lui pardonne tout ce qu’il m’a fait.

[19]Histoire racontée dans Mon frère Yves. LETTRE DE PIERRE LOTI A YVES À BORD DU TONNERRE

Brest, 9 juin 1878.

« Mon cher Yves,

» Il faut absolument que tu descendes à terre ce soir, va-t’en trouver l’officier de garde et dis-lui que je te veux pour six heures. Débrouille-toi. J’ai de grands projets et nous chavirerons la rue « des Coups de triques » et celle des « Sept Saints ». Tu auras le droit de boire un peu, par exception. Je suis terriblement triste et j’ai besoin de tapage ; tu m’en feras faire.

» Tu n’auras qu’à montrer ma lettre à l’officier de garde, quel qu’il soit. Si tu manques le canot de cinq heures et demie, je t’en enverrai un autre.

» En arrivant à terre, cours vite chez nous te changer en bourgeois et viens me rejoindre à six heures et demie au Cabaret de l’Ancre verte.

» Nous serons quatre ; il y aura le grand Barada qui est de tes amis et un nouveau, un capitaine au long cours du baleinier américain, lequel est tout à fait de notre trempe et te plaira, j’en suis sûr.

» Adieu, frère. Débrouille-toi. » LETTRE DE PIERRE LOTI A PLUMKETT À BORD DU TONNERRE

Brest, 20 juin 1878.

« Mon cher Plumkett,

» Depuis que je suis sorti de ce triste Lorient, cela va mieux ; le printemps est arrivé, les objets qui m’entourent sont moins sombres et je retrouve moi-même beaucoup de vie.

» J’ai eu deux maîtresses. La première était la femme d’un capitaine au cabotage ; elle m’a quitté pour retourner dans son pays. Elle avait vingt et un ans, elle était aimante et passionnée, le type de la belle race bretonne du Nord. Elle pleurait en me disant adieu et pourtant, chose étrange, celui qu’elle n’avait pas cessé d’aimer, et qu’elle aimait le plus au monde, était son mari, le capitaine au cabotage.

» La seconde fut la petite Yvonne que vous connaissez. Elle a quelque temps partagé ses faveurs entre Allain, quartier-maître canonnier, et moi, Loti, votre serviteur ; et puis, avant-hier, elle s’est décidée, elle m’a laissé pour Allain qui l’épouse. Elle aussi, c’était une vraie Bretonne, blonde, rose, au regard sérieux et grave ; elle sortait de l’ordinaire— des grisettes, ses pareilles— et quand elle passait dans la rue, la tête baissée sous les ailes de sa coiffe blanche, on se retournait pour la voir.

» « Yves le forban » est devenu très raisonnable, je vous l’ai déjà dit, et ne se grise presque plus. J’habite, en sa compagnie, un logis propre et blanc du faubourg de Recouvrance, chez une brave vieille Bretonne. Ils disent à bord que j’ai trouvé l’Eyoub de Brest. (Mais hélas ! qu’il est différent du vrai, de l’Eyoub de Stamboul !)

» Nous employons nos loisirs à jouer à l’écarté, gravement assis dans un café honnête— ayant, cependant encore, un peu l’air de deux forbans au repos. Ou bien, nous allons courir les pardons et les foires du Finistère.

» Aux longues soirées de juin, sur le ciel breton voilé de vapeurs grises, nous traversons les hauts foins verts, les grandes herbes remplies de belles fleurs roses qui ne poussent que dans ce pays, pour nous rendre aux fêtes des villages. L’air est tiède et embaumé.

» Les courses, les jeux de boules et les saltimbanques nous amusent encore, comme des enfants du peuple. Quand onze heures sonnent, nous rejoignons notre modeste maison de Recouvrance. Et le sommeil réparateur nous attend au logis, — le sommeil sain et tranquille qui, sans rêves, tout d’une traite, nous mène au lendemain.

» En dix ans, j’ai bien changé ; quelle différence entre le moi d’aujourd’hui et ce frêle garçon de dix-huit ans, rêveur et sentimental, qui fuyait les plaisirs, le bruit de la jeunesse et traînait sa « très poétique tristesse » sur ces mêmes pavés de Brest où je promène maintenant la gaîté et la vie !

» Le printemps est une saison délicieuse, en Bretagne surtout. Ces printemps du Nord, tardifs à paraître, un peu voilés d’abord et incertains et qui, tout à coup, en trois jours de soleil, vous jettent à profusion les fleurs, les feuilles ombreuses, les soirées tièdes et les chants d’oiseaux.

» C’est une surprise et un enchantement ; on en jouit d’autant plus que l’hiver a été plus long et plus sombre ; on est pénétré de bien-être, de charme printanier, de fraîches senteurs de foin, de parfum d’aubépine.

» Depuis mon enfance, jamais mois de juin ne m’avait enivré comme celui-ci ; jamais je n’avais senti si vive la sensation physique du printemps, le renouveau de tout ce qui vit, la montée de la sève et le puissant retour des éternelles forces de la nature.

» Croyez-moi, mon cher ami, à toutes les douleurs morales, il n’y a pas de meilleur remède que l’exercice physique ; à toutes les rêveries malsaines de l’esprit, il n’y a pas de calmants plus souverains que la vigueur et la santé. De plaisirs, il n’y en a pas de plus sains que ceux des gens du peuple ; d’affections, d’amitiés, il n’y en a pas de plus sûres que celles d’un homme inculte qui vous aime sans contrôle et sans réserve.

» « L’amitié intellectuelle » n’existe pas ; c’est là une fiction de notre cerveau malade. L’amitié, c’est l’amitié, — quelque chose qui vous tient au cœur comme l’amour, et qui ne s’analyse pas.

» Vous et moi, nous ne serons jamais que des amis imparfaits, variables, sans consistance et sans conviction. Ne comptons pas trop l’un sur l’autre ; nous sommes trop enfants du siècle, trop raffinés, trop sceptiques, — et puis, nous nous connaissons trop, nous voyons trop clair et trop loin. Nous trouvons quelque plaisir à échanger nos idées intimes, voilà tout ; encore sommes-nous un peu comme ces augures qui ne pouvaient se regarder sans rire. Que nous est-il possible de nous raconter l’un à l’autre, mon cher, je vous le demande, qui ne nous paraisse absolument connu, usé, frelaté ?

» Mais la vie est belle encore, et la santé et la jeunesse sont les seuls biens de ce monde. »

Brest (Recouvrance), juin 1878.

Il était deux heures, un beau jour de printemps. Dans mon logis blanc de Recouvrance, je sommeillais à demi sur un fauteuil en attendant l’heure à laquelle Yves reviendrait du bord.

Une voix de la rue, tout à coup, me fit tressaillir. C’était un mendiant qui chantait à voix basse deux ou trois notes tristes, tellement tristes qu’elles fendaient l’âme. Ce qu’il y avait d’étrange surtout, c’est que ce chant m’en rappelait un autre, un autre que j’avais oublié…

Là-bas, en Orient, en été, quand j’habitais le quartier de Péra, pendant les heures chaudes du jour, j’entendais passer sous mes fenêtres un mendiant qui chantait comme celui-là ; la voix avait le même timbre, les notes tristes étaient presque les mêmes. Seulement celui qui chantait, là-bas, était un jeune homme de race asiatique, un jeune homme aveugle, dont la figure maigre était régulière et mélancolique, figure où s’ouvraient deux grands yeux blancs qui n’avaient pas de prunelles et ne voyaient plus…

Sur tous les points du Bosphore, à Beïcos, à Scutari, à Thérapia, j’entendis plus tard cette même voix ; je revis ce même homme enveloppé dans son burnous blanc, qui marchait devant lui, nuit et jour, d’un pas régulier et fatal, sondant le sol de son bâton et chantant sa chanson plaintive.

Plus tard encore, quand vint l’hiver et qu’Aziyadé fut auprès de moi, sous nos fenêtres d’Eyoub, nous entendions passer le mendiant aveugle ; il passait le soir, à la tombée de la nuit, et sa voix nous faisait frissonner dans notre logis mystérieux.

« Loti, avait dit Aziyadé, promets-moi que tu lui donneras toujours, partout où tu le trouveras ; cela nous porterait malheur si nous le laissions passer sans lui faire l’aumône. »

Et elle-même me portait souvent, pour lui, son offrande : de petites pièces blanches, qu’elle lui destinait. Et je descendais sur la porte pour les lui remettre dans la main. (En Orient on ne jette pas l’aumône, on la donne.)

Un matin, elle eut très grand’peur. C’était un matin de février, un peu avant le jour, à l’heure du chant du muezzin, elle s’en allait seule, enveloppée dans son féredjé gris. La terre était couverte d’une blanche couche de neige, qui faisait comme un suaire au quartier d’Eyoub.

Sur la planche étroite du débarcadère de la mosquée, elle vit une ombre humaine qui se tenait debout, à cette heure silencieuse, où jamais cependant on ne voyait personne.

Dans le demi-jour blême qui précède les matins d’hiver, elle reconnut le mendiant, immobile et la tête levée au ciel, comme un homme qui prie.

Pour embarquer dans son caïque, elle fut obligée de frôler le burnous de l’aveugle et de passer sous le regard vide de ses deux grands yeux blancs.

………………..

Celui qui chantait sous mes fenêtres de Recouvrance était un vieux Breton, en costume des gens de Plougastel… Par hasard, il s’était trouvé que ces deux hommes, l’un Breton, l’autre Tartare, avaient composé aux deux bouts de l’Europe le même refrain de misère…

Brest, 16 juin 1878.

Sur le grand pont de Brest, ce matin, je faisais un long sermon à Gildas Kermadec, le frère d’Yves, pour m’avoir renvoyé hier mon ami ivre-mort. J’étais fort en colère contre ce grand forban et même je le malmenais un peu.

Mais il fit tant et si bien qu’au bout d’un moment je perdis contenance, je me mis à rire et lui tendis la main qu’il serra de bon cœur.

Pour celui-là encore, la pauvre vieille Bretonne avait raison ; il avait très mauvaise tête, son fils Gildas, mais il était bon et franc comme l’or.

Le soir de ce jour, le 16 juin, à neuf heures, nous marchions, trois, aux bougies, dans un chemin couvert de la campagne de Brest. Trois amis : de R…, Yves et moi.

De R…, enseigne de vaisseau, nous a servi pendant huit mois d’ami dévoué, et il mérite bien que, sur ce papier, il soit fait mention de lui : un noble Breton, un peu trop porté sur le trône et l’autel, un peu fier pour ses semblables, pour nous excepté, — d’ailleurs le confident et le complice de toutes nos entreprises et le meilleur garçon du monde.

Au moment de partir pour le Japon, il nous avait offert un dîner d’adieu.

Cela venait de se passer dans un restaurant de campagne— restaurant à parties fines dans un recoin délicieux, au bord de l’eau, sous une voûte de grands arbres où chantaient des pinsons et des rossignols. Et nous en revenions tous trois par des sentiers de printemps. Nos bougies éclairaient par en dessous ces voûtes d’aubépine, toutes blanches de fleurs odorantes, toutes remplies de hannetons et de petits oiseaux.

La nuit était tiède, noire et sans lune ; pas un souffle n’agitait l’atmosphère. Rarement la vie m’était apparue sous des couleurs aussi douces que par ce beau soir de juin.

La nature avait un charme que les mots sont impuissants à rendre. Nous chantions en marchant. A toutes les buvettes de la campagne, nous nous arrêtions pour nous reposer.

Qu’il faisait bon vivre ! Qu’on était bien, encore très jeunes et déjà de vieux amis, dans ces sentiers fleuris de Bretagne, ou assis en compagnie de bonnes cigarettes, devant de bons verres de cidre !

Au diable toutes les rêveries mélancoliques, tous les songes creux des tristes poètes ! Il y a encore de beaux jours dans la vie, de belles heures de jeunesse et d’oubli, il y a encore de braves cœurs sous le soleil, de braves amis dans le monde.

Brest, juin 1878.

Certains airs sont unis, dans mon souvenir, à certaines situations, à certaines périodes de ma vie ; ils ont le singulier privilège de faire revivre ensuite des impressions passées, — souvent même les plus lointaines et les plus oubliées.

Ainsi la période tourmentée du printemps 1876, en rade de Salonique, revient, tout entière, quand j’entends le chant d’Ophélie :

Pâle et blonde, Dort sous l’onde La Willis au regard de feu Que Dieu garde, Qui s’attarde Sur la rive, au bord du lac bleu.

L’hiver à Eyoub, c’était le chant du muezzin :

Allah illah Allah ! ve Mohammed reçoul Allah !

La chanson bretonne des Trois marins de Groix caractérise pour moi le triste séjour à Lorient.

Ce printemps de Brest, ce sera cette chanson chantée dans les hauts foins verts :

Sous le beau ciel d’Espagne, Sans boire ni manger, Voyager, N’avoir pour compagne Que la soif et la faim, C’est malsai n ! Etc…

Recouvrance, 19 juin 1878.

Nuit de tempête. Il vente à décorner les bœufs. Je suis un peu en bordée et fort inquiet de ce qui se passe à bord, où l’on pourrait s’apercevoir de mon absence.

Toute la nuit, le vent secoue terriblement notre vieille maison de Recouvrance, les tuiles dégringolent et s’aplatissent sur les pavés de la rue.

Le chat de la propriétaire miaule à notre porte jusqu’au jour… Musique et situation lamentables.

Yves me quitte à quatre heures du matin. Je suis inquiet de son retour à bord. La pluie tombe par torrents, le vent souffle de plus belle.

A sept heures, j’arrive au grand pont de Recouvrance. La tempête est en pleine furie. Mais Yves est là ; il a pu venir me prendre avec sa chaloupe. Il y a foule sur le pont et sur les quais, — des marins, des femmes, qui regardent avec inquiétude la rade toute blanche d’écume.

En m’apercevant, Yves court à moi, très agité :

— On désarme le Tonnerre ! dit-il. La dépêche vient d’arriver de Paris et nous entrerons dans le port dès demain.

20 juin.— Le Tonnerre est rentré dans le port de Brest. Encore une campagne terminée. Je suis de garde à bord tout le matin. La pluie ne cesse pas.

L’après-midi, j’attends Yves dans ce logis de Recouvrance que nous devrons bientôt quitter pour toujours. Il n’arrive qu’à cinq heures et demie. « Retard pour décharger la cale », déclare-t-il.

Comme je veux son portrait, je l’emmène chez Bernier, le photographe. Yves fait beaucoup de cérémonie pour poser ; il prétend qu’il a la figure trop noire et se tient fort mal.

Nous rentrons le soir à bord par une pluie battante. Yves est en bourgeois, chose tout à fait prohibée…

21 juin.— Journée agitée ; belle et heureuse journée pour Yves. Je descends à terre à huit heures du matin, je vais trouver le commandant de la division et j’obtiens pour Yves son changement de quartier.

A deux heures, le conseil d’avancement se réunit à bord du Tonnerre. Conseil très discuté et très orageux. Yves a pour lui naturellement tous les officiers, moi en tête, — contre lui le commandant en second, travaillé en sous-main par les trois maîtres de la Médèe.

Le commandant en chef ne dit mot, laisse la discussion continuer, très passionnée et très violente ; puis se tourne vers moi en souriant :

— Kermadec aura cinq voix tout de même, dit-il avec son grand calme, puisque je lui donne la mienne.

La partie est gagnée. Yves est porté à la première classe de son grade.

Une heure plus tard, j’obtiens encore, pour mon ami, contre tout espoir, son débarquement immédiat du Tonnerre. Il n’a plus rien à désirer ; il pourra partir demain pour Toulven, ou l’attend le petit goéland, son fils.

Nous quittons le bord à cinq heures, Yves heureux comme un roi, emportant son sac.

Rendez-vous après le dîner à la foire de Brest ; pour la dernière fois, jeu de massacre des innocents, chevaux de bois, etc. Yves, qui est ordinairement si grave, est gai, ce soir, comme un enfant ; il fait un tas de sottises très comiques et triche à tous les jeux.