Un humoriste espagnol.- Larra

Un humoriste espagnol.- Larra
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 216-249).

UN


HUMORISTE ESPAGNOL.




LARRA
Obras completas de Figaro. — Madrid, 4 vol.




De quoi se compose l’ame d’un humoriste ? quels sont les élémens qui entrent dans cette nature vagabonde, inquiète et vibrante à tous les souffles ? Le mot seul l’indiquerait mieux peut-être qu’aucune définition. Ce mot aimable et nouveau d’humoriste ne laisse-t-il pas entrevoir ce mélange de sensibilité et d’ironie, de grace et de sagacité impitoyable, de frivolité et de profondeur, de délicatesse et de force, qui constitue un des caractères les plus étranges et les plus difficiles à expliquer ? Ce qu’on nomme l’humour n’est autre chose, à vrai dire, que l’ensemble de ces qualités, qui semblent s’exclure au premier abord et qui se retrouvent cependant unies chez quelques privilégiés dont l’originalité consiste à se montrer tels qu’ils sont, dans leur bizarre diversité. C’est la saillie franche et vive d’un esprit doué de la plus exquise aptitude à tout sentir, à tout comprendre et à tout exprimer ; c’est le mouvement libre, irrégulier et hardi d’une pensée toujours en éveil qui aime ces piéges redoutés des rhéteurs, les digressions, et s’y abandonne avec grace, lorsque par hasard elle rencontre quelque mystère du cœur à éclaircir, quelque contradiction de notre nature à mettre à nu, quelque vérité bafouée à exalter ; — d’une pensée que l’inconnu attire par un magnétisme secret, et qui, sous une apparence dégagée et légère, se plaît à pénétrer jusqu’aux plus obscurs détours du monde moral, faisant jouer sous ses pas mille reflets imprévus d’observation, donnant à tout ce qu’elle invente, à tout ce qu’elle reproduit, la couleur du caprice, créant par la puissance de la fantaisie une image mobile de la réalité plus mobile encore. Qu’on suive dans son voyage cette pensée vagabonde. On la voit un instant gaie, souriante, moqueuse ; la raillerie semble son domaine, tant elle s’y trouve à l’aise ! Ne croyez qu’à demi cependant à cette gaieté ; elle n’a qu’un éclair ; le rire cache les larmes ; la mélancolie suit l’élan joyeux. C’est que l’esprit ne conserve pas sa sérénité lorsqu’il se laisse aller à contempler les choses sous ce voile factice qui les couvre le plus souvent et qui n’en impose qu’aux yeux vulgaires. Celui-là ne peut se livrer à un perpétuel sourire qui prend pour cruel passe-temps de remuer toutes les fibres humaines, ou du moins son sourire a un caractère particulier. L’ironie se revêt alors d’une teinte sérieuse ou attendrie, et que faut-il pour déterminer ce brusque changement ? Peu de chose en vérité, un de ces riens imperceptibles pour la gravité prétentieuse. Un oiseau enfermé dans une cage amènera des pages frémissantes sur l’esclavage et la liberté ; un incident trivial de la rue fera éclater le sentiment brûlant des douleurs sociales ; le nuage qui passe provoquera un triste et doux appel aux plus intimes, aux plus touchans souvenirs ; le cerceau d’un enfant qui joue sera un suffisant prétexte pour soulever le problème de la destinée ; on croira entendre un philosophe éloquent ou un poète lyrique inspiré. Attendez un moment encore : ce capricieux génie, qui vient de vous soumettre au joug d’une invincible émotion, a déjà retrouvé son ironie facile, son inépuisable enjouement, sa force supérieure de sarcasme, Cette rapidité d’impressions, ces contrastes toujours nouveaux sont le secret de l’humoriste, qui ne fait que suivre son propre penchant ; doué du merveilleux pouvoir d’embrasser les deux côtés de la vie, de se partager entre la gaieté et les larmes, il va d’un objet à l’autre, plus logique qu’on ne pourrait le penser dans sa course fantasque, et répandant sans lassitude la fécondité variée de son observation.

Sous ce drapeau de la fantaisie humoristique, qui est la forme la plus animée et la plus vivante de la satire, vient se ranger toute une famille d’écrivains, — les Swift, les Sterne, les Quevedo, les Gozzi, — dont le caractère tranche singulièrement avec celui de cette autre race de satiriques plus sobres, — les Boileau, les Pope, les Argensola, poètes laborieux et prudens, qui s’occupent surtout de régler leur marche, se refusent aux accidens de la pensée, aux entraînemens imprévus de l’inspiration, aux hasards de l’image, et pour lesquels, selon l’expression de l’un d’eux, « la lime est le plus noble instrument. » Dans les œuvres de ceux-ci brille la beauté extérieure, le génie de l’ordre ; les œuvres des autres ont pour elles l’intime saveur, le génie de la variété, toutes les bonnes fortunes d’une verve ardente et périlleuse. Le passé le plus lointain lui-même a plus d’un écrivain de ce genre. Horace, le philosophe pratique, le sceptique conseiller de tous les âges, du jeune homme et du vieillard, n’est-il pas un humoriste dans l’antiquité latine ? Voyez, en effet, ce poète « blanchi avant le temps ; jouissant avec délices du soleil, aussi facile à s’enflammer qu’à s’apaiser, » comme il le dit lui-même ; voyez-le sur la Voie Sacrée, poursuivant je ne sais quelle chimère que nul n’aperçoit et pour lui seul visible, songeant peut-être à cette délicieuse et éternelle contradiction de l’amour qu’il sut si bien surprendre, et qu’il a décrite avec tant de charme dans le donec gratus eram, ou répétant tout bas ce chant d’une douce mélancolie sur la fuite des ans : « Hélas ! hélas ! les années rapides s’en vont ;… » ou bien encore cherchant des traits pour peindre sa propre inconstance et l’inconstance des autres : n’est-ce pas le mouvement libre et actif d’une pensée mal contenue par la sévérité de la discipline romaine ? Dans l’antiquité grecque et à un autre point de vue, l’auteur des Oiseaux et des Guêpes, dont la raillerie s’assouplit à tous les tons, depuis le lyrisme jusqu’à la bouffonnerie la plus grotesque, est aussi un de ces talens rares qui aiment à se jouer en mille caprices d’invention, sous lesquels se déguise la connaissance de la nature humaine et des mœurs. On y pourrait joindre Lucien, dont le sarcasme hardi accompagne le convoi des dieux mourans, et qui arrive parfois, dans quelques fragmens tels que le Deuil, à trouver des accens presque éloquens par la vigueur avec laquelle il évoque les tristesses mensongères. Nous ne voulons noter qu’une différence essentielle entre ces écrivains, qu’on peut regarder comme les humoristes d’autrefois, et ceux qui viennent plus tard dans l’histoire littéraire : c’est que plus la civilisation va en avançant, plus l’observation se fait subtile, pénétrante et amère ; plus la sensibilité s’empreint d’énergie, plus le fonds de scepticisme qui s’agite dans la plupart de ces esprits devient douloureux. Le plus grand exemple, celui que rien n’égale, c’est Shakespeare, du haut de son ironie dominatrice jugeant, par la bouche de Hamlet, les révolutions de la mort, pesant dans sa main les restes du pauvre Yorick, cette misérable poussière d’un fou qui ne tient pas moins de place que celle d’Alexandre, et à laquelle va se mêler tout à l’heure, pour dernier contraste, la poussière d’une jeune fille, d’Ophelia morte d’amour. Grace poétique et amertume superbe, éclat et profondeur, tout est là ; c’est le type suprême qui se reproduit avec mille nuances dans la famille des humoristes. L’Espagne contemporaine, au milieu d’une rénovation intellectuelle pleine d’écueils et féconde en pâles essais, a eu, dans Larra, un homme digne de figurer parmi ces penseurs capricieux et ingénus, un de ces satiriques dont l’inspiration souple et ardente fuit les routes vulgaires, poursuit sans cesse la vérité sous le mensonge des apparences, tente tous les hasards d’une création neuve, et sait prêter à une page sur l’art, sur la politique, sur les mœurs, cet intérêt dramatique qui naît d’un mélange naturel d’émotion et de raillerie. Originalité singulière et imprévue, la seule véritable peut-être qui se soit fait jour à travers ce nuage d’imitations amoncelé depuis un siècle et demi sur la Péninsule !

Toutes les littératures ont ainsi leurs écrivains dont les œuvres sont marquées à divers degrés du sceau de cette fantaisie indépendante. Le Midi, on le voit, a ses humoristes comme le Nord, et il n’y aurait pas de plus séduisante étude que de rechercher, de montrer ce génie du caprice humain dans la variété infinie de ses aspects, de ses nuances fugitives, de ses formes qui changent selon le temps et le lieu, de suivre ses traces, qu’un regard délicat peut seul distinguer, dans chaque époque et dans chaque pays, en Allemagne, en Angleterre ou en Italie, en France même, où la rectitude de l’esprit national n’empêche pas parfois les échappées inattendues et fécondes, et en Espagne, où le contemporain Larra n’a fait que renouer une tradition interrompue, recueillir un héritage resté vacant depuis Cervantès, Quevedo et ces auteurs moins connus qui ont animé d’une verve ingénieuse et libre la série entière des romans picaresques. La fantaisie humoristique, en effet, se retrouve aussi dans le passé, au-delà des Pyrénées, et apparaît sous un jour qui lui est propre. Elle n’a point cette curiosité analytique développée ailleurs par l’influence protestante ; elle ne se perd pas dans la métaphysique de l’esprit et du cœur où l’inspiration audacieuse de Jean-Paul aime à s’égarer ; elle ne va pas se plonger dans les rêveries mystérieuses et surnaturelles d’Hoffmann pas plus qu’elle ne se cache sous la mythologie féerique et enfantine de Gozzi. Sa qualité essentielle, c’est un chaud et puissant instinct de la vie pratique, de toutes ses conditions, de tous ses contrastes. Mélange d’imagination et de raison positive, de passion et de bon sens naïf, elle excelle à peindre la réalité, à la faire étinceler, suivant une expression de De Maistre. Aussi ses fictions les plus hardies, celles-là même que colore une teinte de merveilleux, ont-elles un cachet inimitable d’observation tout ensemble lumineuse et exacte. Ses inventions les plus étranges ont quelque chose de vivant et de fortement accusé qui rappelle l’art énergique de quelques maîtres de la peinture espagnole. Ce qu’il y a de capricieuse humeur, c’est dans le mouvement rapide des scènes qu’il faut le chercher, dans la succession variée et dramatique des tableaux, dans la manière de combiner les élémens réels, de personnifier, en les faisant agir, les passions, les vices, les ridicules, qui passent sous vos yeux dans l’éclat de leur misère et de leur orgueil.

Supposez ces qualités poussées au degré le plus éminent ; vous aurez pour résultat don Quichotte, œuvre unique, épopée humaine qui marque la maturité de l’ironie en Espagne, au moment où le génie national descend de sa sphère d’idéalisme chevaleresque pour se rattacher à la terre. Tel est aussi, dans un rang inférieur, le caractère de toute la littérature picaresque, cette suite d’études satiriques de mœurs, iliade populaire et charmante de tous les vagabondages, de toutes les pauvretés insouciantes, de toutes les industries hasardeuses : Lazarille de Tormès, Guzman de Alfarache, le gran Tacaño, les nouvelles de Cervantès, Rinconette et Cortadillo, la Gitanilla de Madrid, et jusqu’à ce dialogue si fin et si spirituellement moqueur entre les chiens Cipion et Berganza. Tous ces écrits, trop peu lus, trop jugés sur parole, si substantiels dans leur frivolité, sont les divers épisodes de cette iliade humoristique qui a une singulière unité, quoiqu’elle soit l’œuvre de bien des auteurs, et où on aurait tort de ne voir qu’une amusante et peu scrupuleuse apologie des héros des présides. C’est, au contraire, un cadre mouvant et libre où toutes les physionomies sociales peuvent trouver place, depuis le bohémien errant sans foyer et sans lois, qui ne cherche sa règle que dans la nature et se contente du ciel pour abri, jusqu’au gentilhomme fier et nécessiteux, depuis le moine sensuel et ignorant jusqu’au juge cupide et vénal. N’est-ce point le vaste ensemble d’une société tout entière qui se révèle au regard étonné de l’étudiant don Cléofas dans le Diable boiteux ? Un souffle inépuisable de gaieté facile et d’enjouement railleur circule dans ces créations picaresques. Il ne faut pas croire, du reste, que cette ironie recule, par momens, devant les questions les plus vives, les plus sérieuses. Qu’on relise attentivement cette page forte et touchante de Guzman de Alfarache sur le riche et le pauvre, qui commence ainsi : « Le pauvre est comme une monnaie qui n’a point cours… » et continue sur un ton d’amertume résignée : « … S’il veut parler, on ne l’écoute pas ; celui qui le rencontre le fuit ; s’il donne un conseil, il excite les murmures ; s’il fait des miracles, c’est un sorcier ; sa vertu est hypocrisie, son moindre péché est un blasphème ; sa pensée est châtiée comme un crime ; de justice, il n’en est point pour lui, et il faut qu’il en appelle à l’autre vie des injures qu’il reçoit. Ses besoins, il n’est personne qui songe à y pourvoir. Qui le console dans ses épreuves ? qui lui fait compagnie dans sa solitude ? Nul ne vient à son aide ; chacun lui fait obstacle au contraire… Combien il en est autrement du riche !… » Ne sent-on pas comme une secrète éloquence qui fermente intérieurement et vient animer par intervalles cette surface légère sous laquelle elle se cache ? Bien peu de détails personnels sont restés sur Mateo Aleman, l’auteur de Guzman de Alfarache, comme sur la plupart de ceux qui ont créé avec lui le genre picaresque. Un biographe dit seulement que le désir d’écrire son ingénieuse histoire l’emporta chez Aleman sur la convenance des honnêtes fonctions qu’il occupait et où ses goûts avaient cruellement à souffrir. C’est un trait jeté au hasard qu’il faut saisir, un pli du caractère de l’homme qu’on ne doit point laisser passer inaperçu en Espagne, où les révélations individuelles sont rares. On peut voir, là comme ailleurs, si nous ne nous trompons, la fantaisie ironique prenant sa source dans un instinct naturel d’indépendance que les obstacles ne font que rendre plus saillant, et qui communique à l’esprit son ardeur mobile.

Au milieu de ces écrivains qui ressemblent un peu à de Foë par la popularité de leurs œuvres et l’obscurité de leur vie et de leur nom, Quevedo suffirait seul à représenter l’humour en Espagne. Jeté dans la vie la plus semée d’accidens avec le génie le plus prodigieusement actif, le plus pénétrant et le plus fécond en ressources, poète lyrique, auteur de livres d’histoire, de politique, d’ascétisme, qu’il écrivait comme Sterne faisait des sermons entre deux chapitres de Tristram Shandy, Quevedo ne laisse éclater toute la force originale de son talent que dans ceux de ses ouvrages les plus méprisés des historiens littéraires et qui rentrent dans ce genre du caprice et de la fantaisie. Ce sont surtout ces fragmens réunis sous des titres bizarres, le Monde vu en dedans, le Songe, la Maison des Fous d’amour, les Étables de Pluton, qui ont quelque chose de la verve âcre et mordante de Lucien. Là il apparaît dans sa vraie nature, satirique abondant, penseur plein de mouvement et de feu, créateur de sa langue, d’une langue subtile et colorée, étincelante et nerveuse, qui peint d’un mot, brille et tranche comme un glaive, et prodigue toutes les formes du sarcasme, tous les éclairs de l’ironie. Quevedo n’a-t-il pas dévoilé tout le secret de l’humour lorsqu’il commence un de ses morceaux en analysant le désir, qu’il n’est pas si aisé d’arracher du cœur de l’homme, quoi qu’en disent les vers de Lucile, et qui s’y agite sans cesse, au contraire, comme une flamme inextinguible ? C’est le désir, suivant l’auteur, qui entretient et renouvelle nos illusions, en nous plaçant toujours en face de l’inconnu. « Le monde, ajoute-t-il, comme pour mieux flatter cette intime aspiration, s’offre à nous variable et changeant, car la variété et la nouveauté sont les plus forts attraits qui nous puissent séduire. » C’est le charme qui nous subjugue et nous entraîne, jusqu’à ce que, parvenu au but souhaité, on tombe dans le dégoût de ce qu’on enviait naguère le plus ardemment, et dans le repentir d’avoir tant fait pour obtenir si peu. Le désir alors, bien loin de s’éteindre dans le cœur, renaît, en quelque sorte, de ses cendres, pour s’éprendre d’autres objets plus lointains, pour poursuivre quelque autre jouissance qui lui est disputée, et il erre ainsi de toutes parts, trouvant une défaite dans chacun de ses triomphes, mais toujours excité et continuant sa course sans arriver jamais à se fixer, à rencontrer ni patrie ni repos. Quevedo, pour en parler avec une éloquence si amère, avait connu sans doute ce sentiment impérieux ; il avait épuisé le désir, et semble avoir atteint, quant à lui, le terme où les illusions ne se renouvellent plus. Aussi, remarquez quel singulier guide il prend lorsqu’il veut étudier les ressorts intérieurs et secrets du monde dans ce fragment qui a pour titre el Mundo por dedentro. C’est le Désenchantement, — el Desengaño, — qui lui apparaît sous la figure d’un vieillard caustique et morose. Ce vieillard l’entraîne, le conduit dans la grande rue du monde, qui est l’hypocrisie, « rue, selon l’auteur, où chaque homme a une maison, un logement ou au moins un lieu de halte. Les uns y vivent ; heureux ceux qui ne font qu’y passer ! » Quevedo assiste ainsi au long défilé de toutes les hypocrisies humaines, imprimant à chacune d’elles un stigmate ineffaçable par la bouche de l’implacable vieillard. Le Désenchantement lui montre à chaque pas le vice et la mollesse de la conscience se voilant d’austérité, l’égoïsme audacieux et rusé prenant le masque de l’humanité et de la philanthropie, l’inconstance volage du cœur se cachant sous une fidélité trompeuse, la cupidité prenant le nom d’amour, et jusqu’à la difformité physique elle-même s’évertuant à se dissimuler sous une beauté artificielle. C’est une véritable procession de vices, de ridicules bariolés, fantasques, se faisant place dans le monde par le mensonge. Rien, on peut le dire, ne manque à cet étrange tourbillon où tout vit, tout s’agite, tout se personnifie sous la plume inventive et ardente de Quevedo.

Faut-il un autre tableau ? Qu’on prenne ce songe ironique et funèbre, el Sueño de las calaveras. C’est le réveil général des morts appelés au jugement suprême et rassemblant leurs membres dispersés qui ne peuvent se rejoindre. Ici ce sont les luxurieux « qui ne veulent pas reprendre leurs yeux pour ne point porter témoignage contre eux-mêmes devant le tribunal ; là, les médisans qui ne veulent point retrouver leur langue. » Plus loin, ce sont des marchands « qui mettent leur ame au rebours et portent leurs cinq sens dans le creux de la main droite… » Peut-on oublier ce procureur, Prométhée d’un nouveau genre, dont un vautour ronge sans cesse les ongles toujours renaissans, et ce juge, qui lave éternellement ses mains dans un ruisseau, ne pouvant en arracher la graisse que les solliciteurs y ont mise ? Il est un autre personnage qui n’est pas moins curieux et vrai, c’est un mort d’humeur mélancolique et fâcheuse, maigre et décharné, qui s’avance le premier de tous dans cette phalange. Veut-on savoir son nom proverbial et populaire ? C’est l’autre, ce mythe singulier, cet être anonyme qui joue un si grand rôle dans la vie. Les propagateurs de mauvais bruits lui attribuent leurs calomnies, les ignorans leurs sottises, les pédans leurs citations équivoques, les grands politiques leurs nouvelles du matin. Les Latins l’appelaient quidam. Qu’on le nomme aujourd’hui un certain auteur, un ancien écrivain, ou bien encore je ne sais qui, une personne bien informée, c’est toujours l’autre, qui n’a jamais réclamé, mais qui conserve, même après sa mort, au dire du satirique espagnol, son vêtement blanc, en signe de son innocence de tout ce qu’on lui impute. Merveilleux type qu’on aurait bien tort de négliger dans une nomenclature comique des êtres humains ! Il faudrait suivre l’auteur pas à pas dans chacun des chapitres de cette œuvre d’inimitable raillerie, dans la Maison des Fous d’amour, dans les Etables de Pluton, pour avoir une idée de tout ce qu’il a dépensé d’observation, de finesse, d’imagination, d’amertume et de verve bouffonne.

Il a manqué, il est vrai, quelque chose à Quevedo pour être un humoriste complet, réunissant toutes les qualités que ce mot embrasse : c’est cette tendresse sympathique, cette chaleur d’émotion que l’influence moderne a développée de plus en plus, que Larra, de nos jours, en Espagne, laisse bien mieux apercevoir en lui. Quevedo semble trop se complaire à mettre en saillie la face grotesque de l’humanité, et n’en saisit pas assez les côtés plus doux, plus généreux : mais à la place de cette sensibilité de cœur, il a parfois l’éloquence sérieuse de l’esprit, à laquelle il sait donner un tour animé et pittoresque. Quelques-unes de ses peintures ont une réelle grandeur. Telle est celle de la mort, qu’il représente « chargée de couronnes, de sceptres, de mitres, de velours, de broderies, de toile et de bure, vêtue de toutes couleurs, ayant un œil ouvert et l’autre fermé, paraissant jeune d’un côté et vieille de l’autre, poursuivant toujours sa marche irrégulière et se trouvant déjà là tout près lorsqu’on la croit encore loin de soi. » Peut-être, au surplus, est-ce au fond trop de sévérité que de refuser à l’auteur des Visions le don de l’émotion. Ce morceau sur le désir, que nous indiquions, ne décèle-t-il pas un germe que l’atmosphère de l’époque a pu seule empêcher de s’épanouir entièrement ? Quelque différence qu’il y ait entre Quevedo et les humoristes plus récens chez lesquels l’ironie se voile d’une mélancolie plus douce, on est étonné de trouver certains points de ressemblance, certains traits irrécusables de parenté, certaines pensées dans lesquelles ils se rejoignent pour ainsi dire. Dans le Romance où il peint son mauvais sort, où il dit : « Il n’est point de pauvre qui ne me demande l’aumône, point de riche qui ne me blesse,… point d’ami qui ne me trompe, point d’ennemi que je ne possède, » l’écrivain espagnol ne fait qu’écrire presque littéralement d’avance une des pages les plus charmantes du Pot d’or d’Hoffmann, où l’étudiant Anselmus raconte aussi tous les contre-temps de sa vie. C’est l’éternelle histoire du penseur insouciant que la fortune s’amuse à tourmenter. Voyez cependant où conduisent la liberté de l’esprit, l’audace incorrigible de la raillerie ! Après avoir joué un rôle éminent, après avoir été le secrétaire du duc d’Ossuna dans sa vice-royauté de Naples et s’être distingué dans plus d’une négociation politique, Quevedo tombe dans la disgrace ; il est promené de cachots en cachots, et on le voit accablé par le dénûment, fatigué par la solitude, mais ne laissant point s’éteindre la flamme de son génie satirique. C’est dans la captivité, retenu au couvent de San-Marcos de Leon, que, peu avant sa mort, il écrivait, avec une tristesse calme et fière encore dans sa résignation, à Olivarès : « Il ne me manque pour être mort qu’un tombeau, lieu de repos de ceux qui ne sont plus. J’ai tout perdu ; ma fortune, qui jamais ne fut grande, aujourd’hui est nulle et a servi à payer les frais de ma prison. Mes amis ! l’adversité les intimide ; il ne me reste que la confiance en votre excellence. La clémence, au reste, ne saurait me donner beaucoup d’années, pas plus que la rigueur ne pourrait m’en retirer maintenant… » Ajoutons comme un dernier trait cette parole que la lassitude inspirait à Quevedo à la fin de ses jours : « Je ne trouve en cette vie aucune chose où poser les yeux sans me souvenir aussitôt de la mort. » Ce personnage, dont la destinée fut le jouet de tant d’épreuves, qui résume dans ses écrits la fantaisie humoristique espagnole et qui n’a point eu d’héritier jusqu’à notre temps au-delà des Pyrénées, — Larra, poussé par un instinct naturel, avait songé à le faire revivre dans un drame dont il n’est resté que des fragmens inédits. Le satirique nouveau s’était laissé séduire par une erreur commune à tous ceux qui ont l’idée malheureuse de prendre pour héros des écrivains fameux, des hommes tels que Shakespeare, Molière. A quelle alternative s’expose-t-on en effet ? Replacera-t-on ces grands poètes au sein de leur siècle, au milieu du monde dont leurs ouvrages sont le glorieux reflet, en présence des spectacles de tout genre qui ont frappé leur ame et qu’ils ont reproduits ? Ce sera tenter de refaire artificiellement ce qu’ils ont fait avec la naïve spontanéité de leur génie ; on calquera inutilement les tours de leur pensée et les formes de leur langage. Ne prendra-t-on que leur nom, au contraire, en changeant les conditions dans lesquelles ils ont vécu, en bouleversant les perspectives morales, en cherchant à donner à leur figure l’originalité d’un point de vue plus nouveau, en suppléant à la vérité par l’invention poétique ? On créera ces choquantes dissonances qui passent quelquefois sous nos yeux. Nous verrons Molière et Bossuet dansant la sarabande dans un drame et récitant des élégies ou des satires modernes. Quant à Larra, il avait mieux à faire qu’à se livrer à ce passe-temps prétentieux ou puéril à l’égard de son devancier ; il avait à être lui-même le Quevedo de son temps en Espagne.

C’est là le mérite essentiel de Larra et le vrai signe de son génie, d’être l’humoriste de son siècle et de son pays, de réunir cette ardeur d’inspiration, cette puissance d’analyse, cette souplesse ingénieuse et féconde, cette insouciance des formes ordinaires de l’art qui sont les qualités générales de l’humour et cet instinct de la réalité qui est particulièrement propre à l’ironie espagnole. Véritable penseur moderne, il prend plaisir à dévoiler les nuances les plus insaisissables de son être, les secrets d’une ame impressionnable et avide de mouvement, d’une intelligence pleine d’éclairs, curieuse de nouveauté et enivrée d’indépendance. Celles-là mêmes de ses œuvres où se fait sentir la préoccupation des règles, des conditions d’un genre littéraire consacré, et où il semble qu’il y ait le moins de place pour les saillies imprévues de la personnalité, laissent percer quelque chose de cette nature libre et originale, ne fût-ce que par le choix des sujets. On l’a vu déjà dans ce projet de comédie sur Quevedo ; il en est de même d’un roman et d’un drame historiques, — el Doncel de don Enrique et doliente et Macias. Macias est le héros des deux ouvrages, et ce n’était point par un hasard vulgaire ou par pénurie d’imagination que Larra revenait ainsi, à plusieurs reprises, vers l’antique poète galicien qui eut la gloire de bégayer les premiers accens de la poésie castillane et le malheur de payer de sa vie une passion exaltée de son cœur : c’était le pressentiment vague d’une destinée semblable qui lui dictait cette préférence. Larra cherchait et apercevait un peu de lui-même dans Macias, en déroulant le tissu des aventures à demi réelles, à demi imaginaires du vieux poète, en invoquant tour à tour pour les reproduire la muse de Scott et celle de Calderon. Cependant le roman, le drame, sont encore des formes littéraires trop détournées, trop indirectes pour une pensée si vive, et ce n’est point par ces œuvres qu’on pourrait connaître l’humoriste espagnol ; c’est par cet ensemble d’écrits, — essais, physiologies politiques, études de mœurs, morceaux littéraires, fantaisies satiriques, fragmens d’ironique philosophie, — qu’il laissait chaque jour tomber de sa plume, selon les sollicitations du moment, et dont le recueil compose un de ces livres brillans et variés dans le genre des Essais d’Élia de Lamb ou des Conversations de table d’Hazlitt. Larra se trouve à l’aise dans ce cadre familier qui se prête à tous les caprices ; là il se peint tout entier avec une naïveté fidèle. L’œil peut saisir, pour ainsi dire, chaque linéament de ce caractère qui a conservé quelque chose de mystérieux pour bien des Espagnols. Dans l’écrivain, on voit à nu l’homme variable, changeant, passionné, sceptique, plein de désirs et d’inconstance et toujours cruellement clairvoyant. Une telle étude n’offre-t-elle pas un intérêt psychologique autant que littéraire ?

Larra n’est pas d’ailleurs seulement son propre historien ; il est l’historien de l’Espagne contemporaine, non dans ce que la vie publique au-delà des Pyrénées a de simplement apparent et d’artificiel, mais dans ce qu’elle a de plus caché et de plus dramatique. Son génie scrutateur ne s’arrête pas aux événemens, aux changemens de ministères, aux révolutions de palais ou de corps-de-garde, — vain et trompeur mirage ! Il pénètre plus profondément : c’est aux mobiles inavoués des partis et des hommes qu’il s’attaque, aux contradictions des opinions, à la fausseté des situations. Chacune de ses pages qui vous semble le fruit d’un esprit léger et paradoxal est un commentaire plus vrai que la réalité qui est sous vos yeux. Une locution familière, — nadie pase sin hablar al portero (personne ne passe sans parler au portier), Dios nos asista ! (Dieu nous assiste),-suffira pour provoquer sa railleuse méditation, pour qu’il résume dans une fiction amusante tous les vices du passé, pour qu’il peigne en se jouant cet enfantillage d’un peuple inhabile à se conduire, sans cesse occupé à défaire l’œuvre de la veille, flottant entre toutes les directions, dégoûté de lui-même enfin et invinciblement tourné vers l’imitation. Il créera une association bizarre de mots, — el Hombre-Globo (l’homme-ballon), — pour représenter ces ambitions illégitimes qui prospèrent par le hasard dans un temps de désordre, sans qu’on sache sur quoi elles s’appuient. Quel publiciste a mieux fait apparaître l’incurable corruption d’une nation long-temps stationnaire et engourdie dans sa misère oisive ? Quel politique a mieux vu et caractérisé ce mélange sur le même sol de générations et de classes diverses entre lesquelles il n’y a nulle cohésion, qui, jetées tout à coup dans une voie nouvelle, semblent ne se plus comprendre, se divisent, s’isolent, et par leurs divisions et leur isolement paralysent l’essor général du pays ? Qui a plus hardiment mis à nu cette plaie immense de la décomposition d’un grand peuple ? Larra n’a pas exprimé avec moins de puissance cet affaiblissement des croyances morales qui signale toute époque livrée à l’orage des révolutions ; il a fait plus d’ailleurs qu’en offrir l’expression dans ses ouvrages, il en a été par lui-même l’exemple le plus éclatant, la personnification la plus tragique, puisqu’il a succombé à ce mal inguérissable : observateur pénétrant et implacable, dont le bon sens n’a point d’égal tant qu’il ne se laisse point altérer par l’excès du dédain, dont la fantaisie a mille vivacités charmantes tant qu’elle ne se perd pas dans l’amertume et le dégoût, mais qu’on voit bientôt passer insensiblement de la gaieté heureuse à l’éloquence injuste d’un cœur ulcéré ! Quelques années ont suffi pour flétrir ainsi la maturité précoce et forte de cet esprit plein de sève. Larra était presque un enfant en 1832 ; il est mort vieux en 1837, — vieux par l’ame et par l’intelligence, après avoir acquis en courant, sous le nom deux fois illustre de Figaro, une popularité qui n’échappait pas elle-même à la violence de son sarcasme. La vie tout entière de ce glorieux railleur est dans l’éclat de ce contraste ; l’intérêt qui s’attache à l’homme comme à ses œuvres est dans cette transformation graduelle, dans la différence de l’observation, de l’ironie et des peintures, selon les progrès de ce désenchantement dont Larra portait le germe en lui.

Il y a dans une révolution qui s’annonce, dans cet horizon nouveau qui s’ouvre, quelque chose de salubre et de vivifiant qui éveille la confiance dans les esprits, favorise les illusions, communique à toutes les pensées un besoin naïf de mouvement, un élan sincère, et ne laisse à la satire elle-même que cet aiguillon généreux nécessaire pour activer la marche commune ; la déception n’a pas eu le temps de s’amasser encore. Tel était l’état de l’Espagne vers 1832 ; l’ironie naissante de Larra y puise son caractère. Le Pobrecito Hablador, qui date de cette époque, dans ses détails, dans cet échange de correspondances imaginaires entre le bachelier Munguia et Andrès Niporesas, dans ce mélange de fictions ingénieuses, qu’est-ce autre chose qu’un drame fin, enjoué, mordant sans amertume, qui rappelle la raillerie facile et heureuse d’Addison avec plus d’animation ? Il semble que, sous l’œil ombrageux de la censure encore toute puissante, l’esprit de l’auteur redouble de souplesse et de vivacité déliée pour se frayer une issue et regagner, par une stratégie savante de réticences et de concessions, la liberté de la satire. Il n’épargne ni la manie des emplois, ni la vénalité, ni la paresse nationale si bien résumée dans un mot, — revenez demain (vuelva ! usted mañana ! — ni la vanité fastueuse, ni l’amour de l’immobilité si profondément passé dans les mœurs, aucun de ces vices enfin que la force de l’habitude a rendus inhérens à la nature espagnole. Pour être plus à l’aise, la fantaisie du Pobrecito Hablador donne à l’Espagne un ironique symbole : ce sont les Batuecas qui la représentent, — les Batuecas, pauvre pays tellement enfoncé dans une vallée, entre deux sierras, qu’il a eu la réputation de n’avoir été découvert qu’après l’Amérique ! Entre tous les vices qui règnent aux Batuecas, comment oublier l’ignorance, cette ignorance opaque, naïve, contente d’elle-même, qu’on ne retrouve que dans la vieille Espagne ? Laissez-vous aller au persiflage de Larra, vous verrez combien, dans ce fortuné pays, on se repose doucement sur cette idée qu’on n’est jamais mort de n’avoir rien su. Le Pobrecito Hablador fait des Batuecas une contrée bénie où on ne lit pas, où on n’écrit pas, où on ne parle pas même, car l’espionnage est là, partout présent et partout redouté. « Il y a des hommes, écrit le bachelier Munguia à son ami Niporesas, qui vivent ici de ce que les autres disent : aussi sommes-nous réduits à ne point parler. Vois-nous un instant enveloppés dans nos manteaux, parlant à voix basse, nous défiant de nos pères et de nos frères… Il semble que tous nous avons commis ou que nous allons commettre quelque crime. Est-il chose plus rare ? un homme qui vit de la parole des autres ! Qu’on dise ensuite que les Batuecos ne sont point industrieux pour vivre ! » Il est cependant un instant où ce silence universel est rompu : Larra recueille le premier murmure et le note avec une ironie sous laquelle perce l’espérance. « A mon dernier départ des Batuecos, dit le bachelier quelque part, le bruit courait qu’on commençait à parler. Pauvres Batuecos ! » Si l’on cherche le sens de ces pages capricieusement graves, pleines d’une observation aisée et forte, qui composent le Pobrecito Hablador, n’y voit-on pas une peinture originale de ce moment d’attente qui précède une révolution, où tous les abus d’une société sont encore debout, mais où un souffle nouveau commence à s’élever ? Il serait curieux peut-être de rapprocher de ce tableau dérisoire d’un pays voué au régime du silence un autre morceau de Larra, las Palabras, écrit plus tard, pendant que s’agitaient des discussions oiseuses et stériles, et où éclate déjà l’amertume de la déception, la rigoureuse ironie d’une expérience trompée. Là, l’humoriste espagnol montre le mutisme érigé en loi ; ici, il s’attache à représenter le règne ambitieux de la parole bruyante, vide et boursoufflée, à frapper la crédulité servile de l’homme qui se courbe sous ce nouveau joug comme la veille il acceptait la dégradation du silence. L’homme croit à tout, dit-il ; c’est avec des mots qu’on le gouverne.

« Voulez-vous le conduire à la mort ? Changez quelques syllabes, et dites-lui : Je te mène à la gloire ! Il ira aussitôt. — Voulez-vous le soumettre à votre empire ? Dites-lui hardiment : C’est moi qui dois te commander. Il obéira sans contestation. — Voilà cependant tout l’art de manier les hommes !… Assemblez des phrases, rédigez des manifestes, faites retentir ces mots : l’aurore de la justice, l’horizon de la paix, le bienfait de l’ordre et de la liberté, l’hydre de la discorde, le droit commun, la légalité, etc., etc. ; vous verrez les peuples sauter de joie, faire des vers, dresser des arcs de triomphe, placer des inscriptions. Merveilleux don de la parole ! facile bonheur’. Avec un dictionnaire abrégé des mots d’une époque, vous pouvez prendre le temps comme il vient ; il n’y a qu’à savoir s’en servir à propos pour fasciner le cerbère, et vous pourrez ensuite vous endormir sur vos lauriers… »

Rien n’est plus propre à faire connaître Larra que de le suivre dans la diversité de ses inspirations, de démêler dans le mouvement contemporain le jet rapide de son esprit, de se laisser guider par les éclairs de son imagination railleuse. A peine la guerre civile a-t-elle éclaté sur les frontières de Portugal et en Navarre, c’est là qu’il dirige ce glaive étincelant dont parle Juvénal. Il traîne sur la scène, dans le pêle-mêle de ses passions, de ses vices, de ses abus, ce fantôme du passé qui revient en armes livrer un dernier combat. Est-il esquisse satirique plus bouillonnement vraie que la Junte de Castel-o-Branco ? Là, dans cette assemblée imposante, d’où doit dater l’ère des prospérités nouvelles de l’absolutisme espagnol, se réunissent ministres qui se donnent eux-mêmes l’investiture, trésoriers sans trésor, généraux sans soldats, conseillers suprêmes attendant de meilleurs jours pour avoir le prix de leur dévouement, et même le notaire mayor du royaume, maigre, sec, « vivante image de la contradiction, » - le tout composant la junte suprême de gouvernement de toutes les Espagnes et des Indes. Que manque-t-il à un gouvernement si bien organisé ? Bien peu de chose en vérité, — le moindre partisan, le plus petit sujet reconnaissant son empire, l’ombre d’un vassal à qui parler. Aussi n’est-ce point une médiocre joie lorsqu’on a pu recruter un brave Castillan allant à ses affaires, fort peu soucieux de qui lui commande et très naïvement étonné de son importance, qu’il ne soupçonnait pas. Aussitôt les cloches éclatent en volées, et la junte suprême, trouvant matière à délibération dans cet événement providentiel, décrète l’enthousiasme universel et spontané. « Chacun, dit-elle, devra, sous peine de mort, se remplir d’une sincère et volontaire allégresse, depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir. » Suit la liste des bienfaits accordés à cette occasion par sa majesté l’empereur Charles V à ses peuples, tels que défense de prononcer le mot séditieux de lumière ou d’amélioration, fermeture des écoles avec prescription aux bons Espagnols d’oublier le peu qu’ils savent sous trois jours, amnistie générale en réservant le droit de châtier « chacun en particulier, comme il convient. » La junte suprême de Castel-o-Branco, en un mot, est en train de sauver l’Espagne, lorsque quelques robustes contrebandiers viennent souffler sur son rêve glorieux, qu’elle va bientôt recommencer dans les gorges plus sûres de la Biscaye. Là le sarcasme de Larra retrouve encore le même ennemi sous des faces différentes. Le pillage, la barbarie famélique, l’ignorance monacale, sont représentés tenant les clés de l’Espagne dans les Voyageurs à Vittoria, ou personne ne passe sans parler au portier. Ce sont d’honnêtes et corpulens religieux qui font sentinelle et, pour dire le mot, détroussent au passage deux voyageurs étonnés, « l’un Français faisant des châteaux en Espagne, l’autre Espagnol les faisant en l’air. » A celui-ci on prend son argent, à celui-là ses livres, objet de contrebande qui n’est bon, hélas ! qu’à livrer aux flammes, ou bien encore sa montre qui est bonne à garder et dont, suivant le malin satirique, un digne moine pousse l’aiguille afin que l’heure du dîner arrive plus vite. Quand ils sont ainsi tous deux purifiés, le père Vaca, dans un élan de clémence et de respect pour la liberté individuelle, leur délivre des passeports, « datés de l’an premier de la chrétienté, pour la ville révolutionnaire de Madrid soulevée contre l’Alava. » L’auteur de la Junte de Castel-o-Branco veut-il saisir plus au vif la nature du factieux et en retracer la physiologie distincte, il le transforme en une plante nouvelle « qui croît sans culture, pousse surtout dans les bruyères désertes, s’acclimate dans la plaine et dans la montagne, se transplante avec facilité, est d’autant plus vigoureuse qu’elle est loin des populations et redoute l’atmosphère de l’ordre, de la régularité, surtout l’odeur de la poudre, qui lui est mortelle… Le factieux, ajoute-t-il, participe des propriétés de beaucoup de plantes ; il fuit, par exemple, comme la sensitive lorsqu’on la touche ; il se referme et se cache comme la capucine à la lumière du soleil et ne s’étale que la nuit- il ronge et détruit, comme le lierre ingrat l’arbre auquel il s’attache et tend ses bras de tous côtés comme les plantes parasites pour chercher un appui. Il se plaît surtout sous les murs des couvens ;… il produit une pluie de sang comme cette poussière de quelques arbustes, quand le vent qui se lève la mêle à une pluie d’automne ; il naît et se fortifie comme le cèdre dans la tempête et a l’habitude de se tenir caché sous le sol comme la pomme de terre… » Combien de propriétés le factieux n’aurait-il pas encore, si on poursuivait ! Le talent moqueur de Larra est fécond en traits nouveaux et justes dans leur bizarrerie imprévue pour caractériser la confusion de tout ce passé, qui vient une dernière fois montrer ses plaies morales et son incurable misère. Voyez cependant : tandis que l’ironie frappe d’impuissance cette résurrection d’un autre temps, en lui infligeant le ridicule, qui est le plus mortel des stigmates, et gagne ses victoires dans l’esprit public qui s’éclaire, la faction armée grandit, se propage, s’organise et étend de jour en jour son domaine. C’est que tout ce qui reste de vitalité à une cause vaincue peut se résumer parfois dans un homme héroïque, tel que Zumalacarrégui, habile à discipliner l’indiscipline elle-même et à faire illusion par le prestige de son génie. Si c’est dans un pays où le déploiement de l’énergie individuelle exerce sur les ames une mystérieuse fascination, où fermentent encore tous ces instincts hasardeux et guerriers nourris par des habitudes séculaires, cet homme n’aura qu’à paraître ; il trouvera des élémens pour prolonger la lutte, pour tenir des armées en échec. Son héroïsme, tant qu’on ne lui opposera que la force, pourra balancer par l’audace le nombre des bataillons et se montrer victorieux. Préservez sa vie des hasards d’une balle aveugle, et il réparera les désastres de son drapeau : il l’ira planter, s’il faut, de rocher en rocher ; mais les défaites, bien autrement irrémédiables et sûres, qu’il sera hors de son pouvoir d’épargner à sa cause, ce sont celles que fait subir à cette cause même toute pensée, toute éloquence, toute ironie qui met à nu les vices, les corruptions, les discordances qu’elle contient.

Qu’on ne s’étonne pas de cette influence attribuée à la fantaisie d’un satirique. Dans une révolution comme la révolution espagnole, pleine de contradictions singulières, compliquée d’élémens hostiles, livrée au souffle intérieur de passions rebelles et violentes qui éclatent parfois en éruptions soudaines, et dont l’insurrection carliste n’est qu’un des épisodes, le plus difficile, c’est de se reconnaître, de remonter à la source de ces agitations qu’on accepte souvent sans les expliquer, de ressaisir la vérité des perspectives de ce tableau mobile obscurcie par les intérêts qui sont en lutte, d’apercevoir la réalité face à face sous les déguisemens trompeurs qu’elle va demander à tous les temps et à tous les pays. Larra excelle dans ce système d’observation incisive qu’il applique à toute l’Espagne moderne. Les tendances secrètes des hommes et des partis ne peuvent échapper à son regard pénétrant. Les excentricités de sa verve ont quelque chose de grave, parce qu’elles touchent toujours à quelque côté délicat et saignant de ce grand corps malade qu’on nomme la Péninsule, parce qu’elles procèdent d’une vue juste et profonde des fréquens contre-sens de la politique, du développement factice et déréglé des opinions, des infirmités morales qui se dissimulent sous l’appareil de l’activité extérieure, des instincts rétrogrades qui se cachent encore sous les prétentions à la nouveauté. Quand Larra dit dans la glorieuse histoire des hauts faits de la junte de Castel-o-Branco : « Il n’est rien comme une junte… il se peut qu’on n’y fasse rien et qu’on n’ait rien à y faire, rien n’est plus nécessaire pourtant. Aussitôt que naît un parti, on le met en junte comme on le mettrait en nourrice, et il n’a pas ouvert les yeux à la lumière qu’il y est déjà, ce qui n’est pas un médiocre avantage. Les juntes sont les précurseurs des partis ordinairement, et elles sont toujours en chemin interceptant ou interceptées, quand elles ne sont pas hors du royaume prenant l’air… car il faut qu’elles prennent un peu de tout… ; » - lorsque l’écrivain espagnol, disons-nous, trace cette satirique esquisse, ce n’est pas seulement l’absolutisme qu’il atteint, c’est toute la révolution qui a si souvent offert le spectacle de ces imprudens appels aux sentimens du passé, à l’ombre des antiques juntes ; c’est ce vieil et aveugle esprit d’indépendance locale, de révolte individuelle, qui n’est plus aujourd’hui qu’un symptôme de décomposition, une des formes de l’anarchie. Quand les partis prennent des noms arbitraires que démentent leurs actions et s’amusent à créer une Espagne imaginaire où les systèmes politiques sont en présence, où toutes les idées constitutionnelles pourraient se produire dans un cercle de régulières évolutions, c’est là une vérité superficielle qui ne saurait satisfaire Larra. Il voit autre chose autour de lui ; il distingue trois peuples divers : « une multitude indifférente, abrutie, morte pour long-temps, qui, n’ayant point de nécessités, manque de stimulans, parce que, accoutumée à plier sous des influences supérieures, elle ne se meut pas par elle-même, mais se laisse mouvoir ; — une classe moyenne qui s’éclaire lentement… qui voit la lumière, l’aime, mais, comme un enfant, ne sait pas calculer la distance qui l’en sépare, qui croit les objets plus rapprochés parce qu’elle les désire, étend la main pour s’en emparer, mais ne sait ni se rendre maîtresse de ce rayon qui l’a frappée, ni même en quoi consiste ce phénomène ; — enfin une classe privilégiée, peu nombreuse, victime ou fille des émigrations, qui se croit seule en Espagne et s’étonne à chaque pas de se voir en avant des autres, beau cheval normand qui se figure être attelé à une voiture légère, et qui, ayant à traîner un char pesant, s’élance, rompt les traits et part seul… » De cette radicale différence de caractère et d’état entre des populations qui vivent côte à côte plutôt qu’elles ne composent une masse nationale soumise à une même impulsion, de ce défaut absolu d’harmonie ne voit-on pas naître cette indécision des esprits, cette fragilité des combinaisons, cette absence de maturité et d’à-propos, cette impuissance des hommes, ces demi-mesures, ces réactions que l’auteur du Pobrecito Hablador poursuit sous toutes les formes avec une gaieté cruelle et instructive, et qui ont prolongé pour l’Espagne la série des violences hasardeuses et des incidens vulgaires ?

Sous le voile de ses caprices toujours renaissans et toujours divers, de ses spirituelles et libres inventions, Larra aborde ainsi les points les plus vifs de la politique. Sa verve suffit aux accidens, aux anomalies, aux excès de chaque jour qu’il rend saisissans pour tous les yeux en les marquant d’un trait ineffaçable. La révolution espagnole a son histoire dans cette polémique satirique, dans ces fragmens sérieux sous des titres frivoles, — la Junte de Castel-o-Branco, les Circonstances, Dans quel monde vivons-nous ! l’Avantage de faire les choses à moitié, les Lettres d’un libéral, Figaro de retour ; elle s’y révèle à chacune de ses périodes, dans ses faiblesses, dans ses incohérences, dans ses vices les plus actuels. Peut-on cependant ranger Larra parmi les pamphlétaires ? Ce serait, sans doute, donner une idée d’un certain côté de ce rare talent ; mais n’est-il pas aussi bien d’autres points par lesquels il échappe à cette désignation un peu trop précise ? Un pamphlétaire, dans le sens rigoureux du mot, n’est-il point en effet la sentinelle avancée d’une opinion, l’organe aventureux des griefs et des espérances d’un parti ? Homme d’une situation le plus souvent, promoteur de quelque idée momentanément en souffrance, vengeur d’un sentiment public offensé, il va droit à son but, laissant derrière lui les politiques prudens se livrer à leurs calculs, dissimuler leurs prétentions, le renier parfois en profitant de ses victoires. L’impartialité n’est point le mérite de cet esprit plus vif que large, plus perçant qu’étendu, qui n’aperçoit d’habitude qu’un côté des questions et ne s’occupe qu’à rechercher le point vulnérable de son ennemi pour y enfoncer l’aiguillon de sa colère ou de son sarcasme. La justice retarderait l’élan de sa parole acérée. Il est dans la nature du pamphlétaire de remplacer l’ampleur et la supériorité des vues par la hardiesse agressive, par l’intensité de la raillerie ou de la passion, sous quelque forme littéraire qu’elle se déguise. Il n’en est pas ainsi de Larra, qui est moins un pamphlétaire qu’un penseur, moins l’homme d’une situation, d’une idée, d’une vengeance, que l’observateur sincère et inépuisable de tous les phénomènes d’une révolution, moins l’auxiliaire d’un parti que le peintre plein de nouveauté du mouvement de toutes les opinions, et en un mot le libre humoriste d’un pays dont il compare lui-même les agitations à « un de ces jeux de mains mystérieux et surprenans pour qui en ignore l’artifice secret. » Au sein de ce tourbillon, la justesse de son bon sens triomphe sans effort. Échappant par l’indépendance de son ironie à l’influence périlleuse de passions factices, aux faux jours de systèmes sans rapport avec l’état de l’Espagne, il se contente d’être le spectateur clairvoyant de toutes les folies qu’engendre la domination de ces passions et de ces systèmes ; il raconte, raisonne, médite, raille, multiplie les points de vue, et parfois son imagination vient donner aux vérités qu’il observe un relief particulier, une couleur poétique inattendue qui indique mieux ce qu’il y a de variété dans son génie. Tel est le fragment où il veut décrire ce malaise qui naît pour un peuple d’un demi-savoir, du pressentiment vague d’une vie meilleure à laquelle il aspire, mais dont il ne sait pas encore les conditions. « Quand un pays, dit-il, approche du moment critique d’une transition, et que, sortant des ténèbres, il commence à voir briller une légère lumière, il n’a pas eu le temps de connaître le bien, mais il sent le mal dont il prétend se délivrer, aimant mieux courir les chances d’un état nouveau pour lui. Il lui arrive alors ce qui arrive à une belle jeune fille sortant de l’adolescence : elle ne connaît ni l’amour ni ses joies ; son cœur cependant ou la nature, pour mieux dire, commence à lui révéler des besoins qui vont devenir plus pressans, dont elle a en elle-même le germe et qu’elle a les moyens de satisfaire, bien qu’elle ne le sache pas. La vague inquiétude de son ame qui cherche et désire, sans deviner quoi, la tourmente et la dégoûte de son état actuel comme de celui où elle vivait naguère ; on la voit alors mépriser et rejeter tous ces jouets qui faisaient peu avant l’enchantement de son existence ignorante. » Ne semble-t-il pas que ce soit un poète lyrique qui parle ? A côté cependant vous retrouverez la veine aristophanesque, la fantaisie incisive et hardie. Vous pourrez voir dans l’Hombre-Globo cette étrange classification politique et sociale, empruntée à la physique, de l’homme-solide, l’homme-liquide et l’homme-gaz ; les analogies imprévues jailliront sous la plume de l’auteur.


« L’homme-solide, dit Larra, est cet homme compacte, ramassé, obtus, qui séjourne dans les régions inférieures de l’atmosphère humaine. Il ne peut vivre qu’au contact de la terre. C’est l’Antée moderne, l’homme-racine, le solide des solides. Une absence presque totale de calorique le maintient dans un tel état de condensation, qu’il occupe le moins de place possible dans l’espace. Vous le reconnaîtrez d’une lieue : son front est incliné, son corps se courbe, ses yeux ne fixent aucun objet, il voit sans regarder, et c’est pourquoi il ne voit rien clairement. Lorsque quelque cause qui lui est étrangère le met en mouvement, il rend un son confus, barbare, profond comme celui de ces masses énormes qui se détachent au moment du dégel dans les contrées polaires… L’homme-solide couvre la face du globe. C’est la base de l’humanité, de l’édifice social. Comme la terre soutient tous les corps et les empêche de se précipiter vers le centre, l’homme-solide est le point d’appui de tous les autres hommes. C’est de cette espèce qu’est tout être abject, le valet, l’esclave, celui-là, en un mot, qui ne lira et ne saura jamais ce qu’on dit de lui. Il ne raisonne pas, il ne se livre pas à un travail intelligent, il sert et voilà tout. Sans hommes-solides il n’y aurait pas de tyrans, et, comme ceux-là sont éternels, il n’est pas probable que ceux-ci aient une fin. C’est la multitude immense qu’on appelle peuple, qu’on trompe, qu’on foule aux pieds, et sur laquelle on s’élève. Elle vit à la peine, elle sue, elle souffre. Quelquefois elle s’agite d’une façon terrible, comme le sol quand il tremble. On dit alors qu’elle ouvre les yeux, et il n’en est rien. Autant il vaudrait appeler les yeux de la terre ces crevasses monstrueuses que produit un volcan… - L’homme-liquide fuit, court, change de position, se précipite pour remplir tous les vides. Il a déjà un degré plus élevé de calorique. Il serpente continuellement autour de l’homme-solide, l’entoure ; le pénètre, l’enveloppe, le noie… Dans les momens de révolution, s’il est un instant repoussé, il s’élance bientôt hors de son cours et accroît sa propre force de celle des masses aveugles qu’il entraîne avec lui… Plein de prétentions, il fait du bruit, défie le ciel, a quelque chose comme une voix et trouve un écho. C’est là une différence essentielle entre le solide et le liquide, à notre sens. La pierre ne produit une rumeur sourde que lorsqu’on la fait rouler ; l’eau murmure par cela seul qu’elle existe et qu’elle coule. Il en est de même de la classe moyenne de l’humanité, d’où s’élève un bruissement continuel. Le coup qu’on donne sur un corps solide enlève un morceau ; si on frappe le liquide, il en résulte des ondulations et un mouvement qui se prolonge. Ajoutez encore cette observation : le coup qui atteint le peuple n’est préjudiciable qu’à lui ; le coup qui atteint la classe moyenne éclabousse d’habitude celui qui le donne… »


On peut discerner ce qu’il y a de vrai et de paradoxal dans ces développemens bizarres dont la saveur originale se perd, nous le sentons, dans une traduction imparfaite. Quant à l’homme-gaz, c’est celui qui se fraie un chemin dans l’air, qui met un pied sur l’homme-solide, un autre sur l’homme-liquide, et, prenant son essor, dit à tous : Je commande et je n’obéis pas ! Enfermez ce gaz dans une enveloppe qui en contienne une quantité suffisante, vous aurez l’homme-ballon. Quelquefois c’est le génie dominateur et glorieux qui voyage au-dessus de la face du monde étonné. En Espagne, Larra n’y peut voir que le symbole de l’individualisme effréné et ambitieux qui s’élève par le hasard, en vertu d’un effort violent et mal réglé, flotte sans direction et retombe bientôt, au moindre vent, forcé de recourir au vulgaire parachute. Dans les contrastes de cette pensée, qui se colore tantôt de poésie et tantôt s’abandonne aux plus fières audaces du caprice ironique, il est aisé de remarquer ce qui met surtout l’auteur de l’Hombre-Globo à part des pamphlétaires. La politique, à vrai dire, n’est point un but pour lui, et ce ne serait pas trop même de se demander s’il a un but quelconque, autre que le plaisir amer de l’observation. La politique n a qu’un intérêt à ses yeux, celui d’être une des manifestations de l’activité humaine, un champ nouveau où il peut plus à l’aise embrasser tous les côtés, étudier tous les replis de la nature espagnole, en étendant parfois sa vue jusqu’à la nature universelle, dont il sonde les secrets avec une hautaine sagacité. Le pamphlétaire s’efface ; c’est le penseur qui reste, — le penseur profond, imagé, pittoresque, qui dépouille l’actualité de ce qu’elle a d’éphémère pour aller rechercher l’invariable essence des penchans de l’homme, pour éclairer le mouvement intérieur de la vie sociale. L’écrivain polémique disparaît ; c’est le moraliste brûlant qui dévoilera cette plaie hideuse que les révolutions entretiennent : l’intrigue, moyen toujours nouveau de parvenir, — l’intrigue, qui consiste à se bien emparenter, à faire briller le mérite qu’on n’a pas, à dire plus qu’on ne sait, à calomnier celui qui ne peut répondre, à spéculer sur la bonne foi des autres, à écrire en faveur de celui qui commande et rarement contre, à avoir une opinion tranchée, — bien qu’au fond on n’en estime aucune, — pourvu que ce soit celle qui triomphe, à connaître les hommes. en les considérant comme des instrumens, sauf à les traiter comme des amis, à cultiver l’amitié des femmes comme un terrain productif, à se marier à temps, mais non par honneur, reconnaissance ou autres illusions. Ces mille aperçus, ces portraits vigoureux tracés avec un art négligent et hardi, abondent dans les compositions de Larra, et en font un tissu plein de force et d’éclat varié. Le malheur est qu’en arrachant son masque à l’intrigue, l’auteur croyait trop à l’infaillible puissance de cette reine du monde.

L’imagination de Larra, guidée par une curiosité ardente, est sans cesse à la recherche de tous les contrastes de la vie. Ce qui l’inspire, c’est la réalité que ces contrastes mêmes rendent si dramatique ; c’est l’homme dans toutes ses conditions, sur tous les théâtres où sa nature se déploie. Les mœurs, à ce titre, ne sont pas un objet d’étude moins attrayant pour l’humoriste espagnol que la politique ; elles sont le reflet de ce qu’il y a de plus intime en nous. L’auteur de l’Hombre-Globo promène son regard sur les coutumes qui s’effacent, qui se transforment, qui se renouvellent ; il reproduit tous les types, même ceux qu’une observation microscopique peut seule entrevoir. Il faut le remarquer : pour un tel génie, qui ne suit point d’autre règle que le caprice, il n’est pas de petites choses, pas un détail de mœurs indifférent, point d’existence sociale, si infime qu’elle soit, qui n’ait sa poésie et son côté sérieux. De même que Lamb disserte sur la mélancolie des tailleurs, Larra, avec un talent plus énergique, s’il a moins de douce et naïve délicatesse, emploie sa poétique ironie à écrire l’histoire de la Chiffonnière dans son essai sur les Menues professions, ou les moyens de vivre qui ne donnent pas de quoi vivre. Il peint sa grandeur et sa décadence ; il la prend jeune fille insouciante et livrée au plaisir, pour la suivre dans sa maturité déjà flétrie, dans sa vieillesse avilie et méprisée, qu’il transfigure tout à coup, relevant la gloire railleuse de ses fonctions. « La nuit, à la clarté de la lune, dit Larra, la chiffonnière est imposante à voir, lorsqu’elle étend son crochet pour retirer son butin et s’arrête alternativement sur chaque seuil. Il semble qu’elle va frapper à toutes les portes, annonçant le passage prochain de la Parque. Sous ce rapport, elle fait, dans la rue, l’office du crâne décharné dans la cellule du religieux. Elle invite à la méditation, à la contemplation de la mort, dont elle est l’image… La chiffonnière se peut bien comparer à la mort ; elle aussi, elle nivelle toutes les hiérarchies. Dans son panier comme dans le sépulcre, Cervantès et Avellaneda sont égaux. Là comme dans un cimetière tombent pêle-mêle les décrets des rois, les plaintes des malheureux, les soupirs de l’amour, les caprices de la mode. Là se coudoient Calderon et tel poète inconnu. La chiffonnière, comme la mort, heurte d’un pied égal le taudis du pauvre et la demeure royale. Toutes deux elles jettent de la terre sur l’homme obscur et ne peuvent rien contre celui qui est illustre. De combien de proclamations pompeuses la première n’a-t-elle pas fait justice, tandis que la seconde en enlevait les auteurs !… » L’ironie devient ailleurs plus poignante et plus bizarre au milieu de la trivialité du sujet. Voyez cet amoureux qui veille et espère jusqu’au matin sous les fenêtres de sa maîtresse. Que ne donnerait-il pas pour avoir un seul de ses cheveux, un lambeau de papier où sa main aurait tracé un seul mot, un seul caractère ? Il n’obtiendra rien. Voilà la chiffonnière qui passe et interrompt son attente : il la maudit, la méprise, et elle cependant, jetant son crochet dans les débris de chaque jour balayés par les valets, elle trouvera ces cheveux, dépouille d’une tête adorée, cette écriture que l’amant cacherait avec jalousie sur son cœur, qu’il paierait au poids de l’or ; puis elle reprendra son chemin, tournant un œil moqueur vers celui qu’elle a troublé un moment de sa présence. « Ce que c’est que de ne pas s’entendre ! ajoute l’auteur ; combien de fois le bonheur ne passe-t-il pas ainsi à nos côtés sans que nous l’apercevions ! » Il y a, ce nous semble, dans ces fragmens, quelque chose du sarcasme amer de Hamlet dans le cimetière où le place Shakespeare. Le caprice ironique a sa source dans le plus puissant instinct de la réalité humaine et dans l’observation profonde de tous les sentimens, de toutes les impressions qu’elle peut faire naître dans l’ame. C’est là, au reste, ce qui distingue ces vrais rois de la fantaisie des profanateurs vulgaires qui usurpent ce titre, croient être de parfaits humoristes parce qu’ils n’ont pas le sens commun, et s’efforcent de remplacer l’animation intérieure par la bizarrerie extravagante des formes, sans songer que l’imitation la plus impossible est celle qui s’attache à ce qu’il y a de plus fugitif et de plus insaisissable dans le génie humain.

La critique littéraire tentait aussi parfois ce charmant et vigoureux esprit, et il y portait ses qualités et ses défauts : une science peu étendue, une inexpérience assez visible lorsqu’il touche à des noms historiques ou même à des talens contemporains dont les nuances lui échappent, une érudition suspecte, si c’est un défaut dans ce genre de critique libre et agile dont la variété est l’essence, et en même temps une rare justesse de vue à l’aide de laquelle il devine ce qu’il ne sait pas, une fécondité de bon sens qui alimente le feu de l’imagination et de la verve, et ce don singulier d’animer d’un souffle créateur les moindres sujets. Larra effleure toutes les questions littéraires, sachant toujours trouver le point où elles se lient aux questions morales, aimant surtout à les rattacher au développement de la civilisation dans son pays. Plus d’une de ses critiques n’est qu’une énergique et délicate analyse du cœur ou de la société espagnole. Au milieu de ses fragmens sur le théâtre, sur la satire et les satiriques, sur la polémique littéraire, sur les œuvres qui se succèdent, il n’est pas sans intérêt de prendre celui où il soumet à la rigueur de son appréciation un ouvrage renommé en France, qui eut l’immortalité de cent représentations et est déjà passé de mode, — Antony. C’est notre littérature jugée au-delà des Pyrénées par un esprit droit et supérieur. Larra ne méconnaît pas la virilité et l’ardeur du talent dans Antony ; mais il y voit le résumé de tous les instincts anti-sociaux et un véritable chaos moral. Il suit pas à pas, dans toutes ses péripéties, cette lutte furieuse de la passion aveugle et brutale contre la société ; il étudie chacun des personnages, saisissant merveilleusement les vrais mobiles de leur caractère, la frénésie des sens, l’orgueil de l’égoïsme. Sans doute il se peut que l’honneur et la pureté se retrouvent chez une femme qui a faibli, « mais, dit l’auteur, de semblables cas doivent être jugés dans le for intérieur ; qu’ils restent le secret du cœur et de la famille ! Dès que vous érigerez ce cas possible, seulement possible et non ordinaire, en dogme, dès que vous le généraliserez en présentant une femme qui se prévaut de la loi impérieuse de la nature pour couvrir sa faute, vous vous exposerez à ce que toute femme, sans ressentir une passion réelle, sans avoir d’excuse, se croie une Adèle et pense avoir un Antony pour amant. Dès ce moment, la femme la plus vile se trouvera autorisée à secouer les liens sociaux, à rompre les nœuds de la famille, et alors adieu les dernières illusions qui nous restent, adieu l’amour, adieu la résistance, adieu la lutte entre le plaisir et le devoir, adieu la différence entre la femme vertueuse et la femme méprisable, et, ce qui est pire, adieu la société, parce que, si toute femme se croit une Adèle, tout homme se croira un Antony, considérera comme une vexation sociale tout ce qui s’opposera à son brutal appétit. S’il prend goût à une femme, il dira : C’est une passion irrésistible qui est plus forte que moi ! et convaincu d’avance qu’il ne peut la vaincre, il ne la vaincra pas, car il n’en prendra pas les moyens… » Et Antony lui-même, quel est-il aux yeux du critique moraliste ? Quel motif peut légitimer sa révolte ? C’est la venimeuse inquiétude d’un égoïsme exalté qui s’étonne que le monde ne traduise pas aussitôt en lois ses caprices. « Antony, ajoute ironiquement Larra, est l’exemple de ce que devraient être tous les hommes, l’être le plus parfait qu’on puisse imaginer. Commencez par remarquer qu’Antony n’a ni père ni mère. Il est facile, ce semble, d’arriver à ce degré de perfection ! Fils de ses œuvres, vulgaire bâtard, il est la personnification de l’homme dans la société telle que nous la devons arranger quelque jour. Nous autres qui avons eu le malheur de connaître notre père et notre mère, nous ne servons qu’à la transition, nous sommes des élémens vieillis dont on ne peut rien attendre pour l’avenir. Celui qui voudra être à la hauteur de l’ère nouvelle verra à faire en sorte de ne naître de personne… » Antony n’a d’ailleurs aucune de ces difformités physiques qui font parfois germer la haine dans le cœur ; il n’est point resté dans cette sphère inférieure où l’envie est concevable, si elle n’est pas plus juste. Il a reçu de ses parens inconnus une figure privilégiée, une éducation soignée, un talent peu commun. Il a tout appris, il sait tout. Avec ces qualités, fût-il bâtard, ne marche-t-il pas l’égal de tous ? Qui lui demandera compte de sa naissance, s’il est vrai qu’il possède tous ces talens ? S’il invoque le préjugé qui frappe l’obscurité de l’origine, le cours du siècle entier lui répond ; combien de fortunes nouvelles, fondées sur l’intelligence et le courage, sont là pour rabaisser les prétentions de sa vanité égoïste et superbe ! Le monde ne lui interdit pas les joies du cœur ; mais, s’il veut assurer un triomphe au libertinage de ses sens, et, pour premier exploit, afficher le déshonneur d’une femme, il fera de cette femme une victime et se réveillera lui-même au pied d’un échafaud : ce n’est point la société, apparemment, qu’il faut en accuser. Antony se plaindrait-il, par hasard, de ne pas avoir la richesse matérielle ? Comment vit-il dans le luxe alors ? Comment peut-il tuer des chevaux à la poursuite de la femme qui lui échappe ? « Nous conclurons toujours, dit Larra, que ces passions magnifiques ne sont point un mets de pauvre. Si cette société si mal organisée n’eût point procuré à Antony assez d’argent pour prendre la poste, louer une auberge tout entière, il serait resté à Paris à faire des vers classiques. Le romantisme et les passions sublimes sont bouchés de gens riches et oisifs, et c’est bien ici qu’on peut s’écrier : Pauvres classiques !… » Ce tableau d’auberge arrive bien à point pour résumer tout le drame. Le critique espagnol le définit par un mot : c’est une vue intérieure d’une passion prise de l’alcôve. Il est rare de trouver une semblable puissance d’analyse, de bon sens, de raillerie, appliquée à une œuvre littéraire. Les vices, les contradictions morales de ce personnage apparaissent. Sa place n’est point parmi ces types glorieux de notre siècle, Werther, René, Obermann, qui, à des points de vue différens, expriment tout ce qu’il y a de vague poésie, de poignante incertitude, de douloureux effroi, d’aspirations et de regrets dans un temps de transition. Restituez-lui son vrai caractère : c’est un des premiers héros de cette littérature de l’exception qui a fait de l’antithèse le ressort unique de son art nouveau, qui s’est mise à vanter la probité méconnue des voleurs, à déifier la pureté des courtisanes, à relever toute abjection, à entourer de ses préférences tout être portant au front le signe de la rébellion, et qui a fini par se mettre en dehors de la nature comme de la société.

Que cette littérature âcre et fébrile réponde à quelques instincts qui fermentent au sein de la société française, ce n’est point là, au surplus, la première des préoccupations de Larra ; ce qui est certain pour lui, c’est qu’elle n’est point vraie en Espagne, et il peint l’influence contagieuse qu’elle exerce avec une énergie familière et pittoresque. « La vie, dit-il, est un voyage ; celui qui l’entreprend ne sait point où il va, mais il croit aller au bonheur. Un autre, qui est parti avant lui et qui revient déjà, le rencontre sur le chemin et lui dit : Où vas-tu ? pourquoi tant d’empressement ? Je suis allé jusqu’où on peut atteindre. On nous a trompés : on nous a dit qu’au terme de ce voyage on trouvait la paix et le repos ; sais-tu ce qu’il y a au bout ? Il n’y a rien. — Que répondra l’homme qui s’acheminait péniblement ? Il dira : S’il n’y a rien, il ne vaut pas la peine d’aller plus avant. Et cependant il faut marcher, parce que, si le bonheur n’est nulle part, il est cependant indubitable que le plus grand bien-être, pour l’humanité, est le plus loin possible. Dans un tel cas, l’homme qui est venu proclamer qu’il avait découvert le néant ne mérite-t-il pas l’exécration de celui qu’il détrompe ? -Voilà ce que font pour nous ceux qui veulent nous donner la littérature de la France, la dernière littérature possible, celle qui exprime la réalité nue et horrible, et ils nous causent encore un plus grand dommage, car eux, au moins, avant d’en arriver là, ils ont goûté tous les plaisirs imprévus du chemin, ils ont eu l’espérance. Qu’ils nous laissent plutôt les distractions du voyage et ne nous désenchantent pas au moment du départ ! S’il n’y a rien à la fin, qu’ils nous laissent le soin de le découvrir ! Si, au bout de la route, nous ne devons pas trouver de verger délicieux, jouissons du moins des fleurs qui bordent notre chemin !… » Sans doute tout n’est point admissible ici, et on pourrait aisément répondre que la France elle-même ne se reconnaît point dans ces images grossièrement enluminées, où il ne reste rien de sa noble figure ; mais, au fond, on voit nettement saisie la différence des civilisations, l’une avancée déjà, mûrie et travaillée par momens de ces dégoûts passagers que produit l’expérience ; l’autre à peine renaissante, incertaine et accessible à toutes les influences. Le danger imminent pour la Péninsule est signalé : c’est l’imitation exagérée, qui ne peut faire éclore que des œuvres factices. La force qu’elle emploie à s’inoculer la pensée des autres peuples, l’Espagne n’a qu’à la consacrer à s’étudier elle-même, à rechercher ses propres sentimens, à écouter ses pulsations intérieures, à se rendre compte de ses besoins, de ses tendances et de ses idées. C’est de ce travail que pourra sortir une littérature vraiment nationale par le fond et par la forme ; c’est ainsi que l’Espagne pourra voir reparaître dans les écrits, à quelque genre qu’ils appartiennent, cette couleur naturelle et distincte qui varie suivant les hommes, suivant l’ordre de travaux auquel ils s’appliquent : — l’originalité, en un mot, qui se dégage insensiblement dans toutes les révolutions de l’intelligence.

Cette originalité littéraire dont la première source est dans le sentiment exact de la vie morale d’un pays et d’une époque, et qui se manifeste par l’éclat particulier d’une forme propre et spontanée, Larra est assez heureux pour la posséder, lorsque si peu d’écrivains autour de lui en ont le secret. Tout ce qui tient, en effet, à la rénovation intellectuelle de l’Espagne, — travaux politiques, œuvres de la scène, poésie lyrique, — se ressent des influences étrangères sous lesquelles cette rénovation s’accomplit. L’incertitude de la pensée, chez la plupart des publicistes et des poètes, se trahit par l’absence du style ou par une abondance confuse de couleurs empruntées à toutes les littératures européennes. Gil y Zarate, l’un des plus remarquables auteurs dramatiques, n’écrit qu’imparfaitement. Zorrilla se livre souvent à un archaïsme brillant qui est un jeu pour son imagination. Espronceda, le plus audacieux des poètes, qui, dans son ébauche étrange du Diablo-Mundo, a essayé de montrer ce qu’engendrerait de dégoût l’union, dans l’homme, de l’éternelle jeunesse du corps et de la vieillesse prématurée de l’ame, a échauffé son imagination à la lecture de Faust ou de Manfred, et est mort trop jeune pour avoir pu se soustraire à l’imitation, pour avoir pu acquérir l’originalité entière de l’idée et de l’expression. Hartzenbusch est peut-être un des écrivains qui ont le mieux réussi à assouplir la langue moderne, à lui donner une correction nouvelle, à trouver la vraie mesure de la forme littéraire. Larra s’élève au-dessus de tous par l’originalité qu’il s’est faite et a un rang à part dans la renaissance contemporaine de l’art espagnol. Ses images sont nettes, précises, colorées et justes. Son style est serré et nourri, étincelant et substantiel ; plein d’une force native, il ne se pare pas de fausses richesses, ne se traîne pas dans les lieux-communs ; il est clair, accentué, rapide, quelquefois mêlé d’affectation, de détails d’une subtilité excessive, de hardiesses peu scrupuleuses, mais toujours fidèle à la pensée qu’il exprime. L’auteur du Pobrecito Hablador se rattache à une tradition d’écrivains qui représentent l’art littéraire en Espagne à un point de vue sous lequel on ne l’envisage pas d’habitude. Pour ceux qui étudient superficiellement les littératures, le génie castillan est essentiellement fougueux et hyperbolique, naturellement empreint d’une exagération pompeuse. La langue espagnole a la splendeur du coloris, l’opulence de la pourpre, l’éclat fastueux plutôt que la précision et la netteté. Cette pompe, cette passion de l’hyperbole, se retrouvent, il est vrai, chez beaucoup de poètes et même d’historiens ; mais ce serait une erreur d’y voir le caractère exclusif du génie espagnol : plus d’un exemple prouve qu’il possède justement ces qualités qu’on lui dénie, l’exactitude, la force de concentration, une simplicité tour à tour mâle ou facile, une certaine sobriété qui s’allie au besoin avec la richesse. Il y a des prosateurs anciens et trop peu connus, tels que Perez de Oliva, l’auteur d’un Dialogue sur la dignité de l’homme, dont les pages ne seraient point indignes d’être placées à côté de celles de Bossuet pour la grandeur naturelle et sévère. L’Espagne a un historien qui atteint parfois à la concision de Tacite : c’est Melo, le narrateur des guerres et des soulèvemens de la Catalogne. Dans un autre genre, cette littérature picaresque que nous citions n’est-elle pas tout entière un modèle d’imagination sans emphase, de souple légèreté, de vivacité prompte et précise, de style dégagé de toute enflure ? Quelle langue plus ferme, plus nette dans son ampleur et sa poésie, que celle de Cervantès, à laquelle il serait difficile de rien retrancher ? Larra parle cette langue, non par un effort d’imitation servile, mais naturellement et en l’appropriant à l’époque où il vit, en essayant de faire ce que ferait l’auteur de Don Quichotte, s’il était condamné à écrire sur la responsabilité ministérielle, l’élection directe ou les Jeux de bourse. Et qu’on ne dise pas, ainsi qu’il le remarque dans un essai sur les destinées littéraires de l’Espagne, que Cervantès ne descendrait pas à de semblables petitesses, car ces petitesses composent aujourd’hui notre existence, et le signe le plus incontestable du génie est d’assortir sa pensée comme son expression à son siècle. Larra fait ainsi en passant la théorie du progrès des langues.

Certes, s’il est un spectacle dramatique, c’est celui que peut offrir la défaite d’une raison si forte qui sait se parer de toutes les graces de l’originalité littéraire. Telle est pourtant l’histoire de Larra. A travers tant d’éclairs de bon sens, de poésie, d’ironie féconde, de vérité, il n’est pas difficile d’apercevoir la passion meurtrière qui envahit peu à peu son ame, mine insensiblement son génie et se décèle par les ébranlemens fébriles qu’elle imprime à ses facultés. C’est le scepticisme, — un scepticisme d’abord déguisé sous l’enjouement, sous l’humeur facile, mais qui, au lieu de s’épuiser en se satisfaisant comme un caprice de jeunesse, persiste, s’enracine, s’étend, finit par occuper toutes les avenues de son esprit et de son cœur, et projette son ombre sur tout ce qui l’entoure. Larra, on le voit trop au fond, n’eut jamais foi à rien. Toutes les vérités de ce monde, à son avis, tiendraient sur un papier à cigarette. C’est de lui-même qu’il dit : « Je sais de bonne source qu’il ne croit à aucune chose née ou à naître, en quoi il agit comme celui qui a expérimenté la vie. » Quelques efforts qu’il fasse pour se convaincre lui-même et convaincre les autres que l’être mortel n’est pas le jouet du hasard, qu’il a un but à poursuivre, que le devoir social est digne qu’on s’y attache, que tout n’est point hypocrisie on calcul dans les sentimens humains, dans le dévouement et dans l’amour, de quelque lucidité merveilleuse qu’il jouisse par momens, lorsqu’il s’arrête pour regarder autour de lui, il cède au penchant chaque jour plus fort qui l’entraîne ; chaque pas qu’il fait en avant dans cette voie est sans retour. La méchanceté éternelle de l’homme devient la seule chose certaine pour lui ; le mal, c’est la vérité sur cette terre ; le bien, c’est l’illusion, dira-t-il. L’excès du doute étouffe la pitié et produit un mépris suprême. Nous n’imaginons rien, nous ne faisons qu’emprunter aux essais de Larra les traits personnels et épars qui le caractérisent. La nature et l’habitude des voyages, qui ne laisse à aucune affection le temps de se former, ont fait de lui l’être le plus rempli d’envies et le plus inconstant qui soit au monde. Il n’est pas de lieu qui puisse lui plaire et le fixer pendant tout un mois ; il n’est point d’amitié qui garde son prix au-delà d’une semaine à ses yeux. S’il pardonne à la vie sa longueur, c’est parce que seule elle offre le moyen de changer ; la mort, en effet, est le terme de toutes les inconstances. La beauté la plus charmante aura pour lui ses momens de repoussante laideur, et il n’est pas d’effroyable mégère qui ne l’enchante une fois au moins. Cette inquiétude innée communique parfois à ses actions quelque chose de fiévreux, de nerveux, de provoquant. L’ennui s’empare de lui, et il n’a d’autre ressource alors que d’errer sans but au milieu de la foule. Un sourire amer d’indifférence se promène sur ses lèvres ; il porte un lorgnon avec lui, non pour y voir mieux, mais afin de pouvoir regarder fixement ce qui le choque, car celui qui a la vue courte a le droit d’être impertinent. Il ne salue ni amis ni connaissances, parce que ce serait prendre lui-même un rôle dans cette comédie dont il prétend être seulement le spectateur. Étrange effet de l’ennui ! il reçoit insensible toutes les impressions ; dans des jours pareils, il n’y a pour lui, dit-il, ni belles, ni laides femmes, ni amour, ni haine. C’est la plénitude du dégoût. Larra n’avait qu’à consulter ses propres souvenirs lorsqu’il écrivait dans son morceau sur la Satire : « L’écrivain satirique est, comme la lune, un corps opaque destiné à refléter la lumière, et c’est le seul peut-être dont on puisse dire qu’il donne ce qu’il n’a pas. Ce don naturel de voir le vilain côté des choses plutôt que le beau est ordinairement son tourment. Son attention se porte sur les taches du soleil plutôt que sur sa lumière, et ses yeux, véritables microscopes, aperçoivent le vide exagéré des pores et les inégalités extérieures dans une Vénus où les autres ne voient que la perfection des formes et la beauté des contours. Derrière l’action en apparence généreuse, il saisit le mobile mesquin qui la produit. Et cependant on appelle cela être heureux !… C’est la froide impassibilité du miroir qui reflète les figures, non-seulement sans briller davantage, mais encore en s’obscurcissant lui-même. » Tel est le triste et sombre foyer d’où jaillissent le plus souvent les lueurs ironiques, la gaieté mordante, les rires inextinguibles qui trompent la foule en l’amusant et lui font croire que l’écrivain satirique est le type de la jovialité et de l’allégresse.

Larra, par le fond de son caractère, n’est pas sans rapport avec un humoriste d’un autre pays, bien fait aussi pour être rangé parmi ces détracteurs violens de la nature humaine, qui sont un phénomène moral autant que littéraire : c’est le doyen Swift. On sait quel fut ce merveilleux et redoutable esprit, qui mettait la satire dans sa vie et dans ses actions, pour ainsi parler, encore plus, s’il est possible, que dans ses écrits ; hautain serviteur du torysme anglais qui faisait désirer et craindre le secours de sa plume, humiliait sous ses caprices les secrétaires d’état eux-mêmes, éprouvait la patience de ses amis par mille avanies, faisait sentir à tous le poids de son sarcasme comme pour mieux s’assurer jusqu’à quel point il pouvait être permis à un homme de se jouer de ses semblables, et eut toujours soin de se cuirasser contre ces nobles périls de l’ame humaine, la tendresse et la confiance ! Une anecdote le peint tout entier, c’est l’histoire de ces deux femmes aimables, connues sous les noms de Stella et de Vanessa, que Swift s’amusa à captiver, à faire tomber dans le piège d’un amour auquel il ne pouvait répondre, afin de les torturer ensuite et d’immoler heure par heure ces victimes dévouées de sa vanité sceptique et dédaigneuse ! Larra ressemble en plus d’un point au satirique anglais. Comme lui, il méprisait les hommes ; son amour-propre était immense, et il ne pardonnait pas à celui qui avait pu surprendre quelqu’une de ses faiblesses. Une conscience exaltée de la puissance ironique de son talent lui faisait voir dans toute amitié un bas sentiment de crainte, un hypocrite hommage rendu au satirique redouté. Le croirait-on ? Larra, marié jeune, déjà père à l’âge où les devoirs de la vie apparaissent sous leur aspect le moins sombre, n’admettait que par hasard, exceptionnellement, ses enfans à sa table. L’orgueil étouffait en lui tous les autres penchans, les sympathies les plus naturelles. L’habitude d’une analyse implacable le rendait méfiant, exigeant et dur, — dur pour les siens comme pour le monde. Il n’est pas une passion généreuse qu’il ne mît en doute et ne cherchât à atteindre, même dans ses momens de saine et libre raison. Ce sont là les côtés par lesquels l’humoriste espagnol se rapproche de l’humoriste anglais. Seulement, le sarcasme de Swift est froid, aigu comme l’acier, et pénètre comme un poignard tenu d’une main sûre ; le sarcasme de Larra est semblable à un glaive étincelant, rouge encore de la fournaise où il vient d’être battu. Son scepticisme est le résultat du plus violent combat intérieur. C’est le triste prix de l’effort orageux d’une ame qui s’essaie à tout, qui cherche souvent à se faire illusion à elle-même, et fait illusion aux autres par la force et la justesse spontanée du bon sens ou par les mouvemens d’une sensibilité passionnée et touchante. Ici, il refusera au cœur la puissance d’aimer et de se dévouer, il profanera de sa raillerie les sentimens les plus inviolables, et à côté il laissera tomber des paroles d’une tristesse magnifique, empreintes d’une émotion souveraine, comme dans ces pages sur le drame des Amans de Teruel, sur l’histoire de ce couple fidèle et malheureux de la légende espagnole qui rappelle Roméo et Juliette. « Si l’auteur, dit-il, entend murmurer à ses oreilles un reproche vulgaire que j’ai entendu moi-même ; s’il entend dire que le dénoûment de son œuvre est invraisemblable, que l’amour ne tue personne, il peut répondre que c’est un fait consigné dans l’histoire, que les cadavres des deux amans sont conservés encore à Teruel, et qu’une mort pareille n’est point impossible pour les cœurs sensibles ; que les chagrins et les passions ont rempli plus de cimetières que les médecins et les imprudens ; que l’amour tue, — bien qu’il ne tue pas tout le monde, — comme tuent l’ambition et l’envie ; que plus d’une fatale nouvelle reçue à l’improviste a tué des personnes robustes instantanément et comme un éclat de foudre, et ce sera mieux encore à mon avis de ne pas répondre, car celui qui n’aura pas dans son cœur la réponse ne comprendra jamais. Les théories, les doctrines, les systèmes s’expliquent : les sentimens se sentent. » Voilà le combat dont l’humoriste anglais, certes, n’offre point de trace ! Voilà ce qui fait comprendre comment Larra a gardé jusqu’au bout le feu de son génie, tandis que Swift, retranché dans sa raillerie insensible et froide, après avoir abusé de son esprit, est mort dans l’idiotisme, voyant l’ombre gagner son intelligence où le cœur n’envoyait aucun rayon.

Cette lutte vient se résumer énergiquement dans un épisode de la vie de Larra qui semble avoir exercé sur lui l’influence la plus décisive, la plus désastreuse, et avoir été en quelque sorte le dernier enjeu de ses désirs inassouvis. L’inquiet humoriste avait conçu un amour profond, il le croyait du moins, et ce n’était, à vrai dire, qu’un de ces mouvemens à l’aide desquels il donnait le change à son scepticisme passionné. Tantôt il s’y abandonnait avec la fougue violente de sa nature, tantôt il cherchait à s’y soustraire, et demandait l’oubli aux voyages et à l’absence. Fidèle à cette inconstance dont il parlait, il eût voulu trouver le calme dans la fuite, et en même temps son orgueil frémissait à l’idée que son sacrifice fût accepté légèrement, que le dédain ne l’eût même prévenu. Larra se plaisait à défaire son bonheur et à défaire le bonheur des autres. Il est des hommes qui sont nés pour cela ! Il s’irritait des déceptions et il les provoquait ; il recherchait les émotions exaltées de l’amour, et chaque jour il les profanait par une insultante raillerie. Cette suite de contradictions eut un résultat ordinaire, facile à prévoir et toujours terrible, — l’abandon. Notez que c’était l’instant, — 1836, — où, par un triste concours de circonstances propres à jeter le trouble dans l’esprit le plus ferme, l’Espagne était en proie à la licence anarchique ; la flamme des couvens de la Catalogne rougissait l’horizon, le sang de quelques pauvres moines de Madrid était versé par des passions qui n’avaient pas même le mérite d’être sincères, et l’ivresse soldatesque se jouait des lois à la Granja, tandis que le drapeau de la révolution reculait vaincu devant les bandes factieuses. Aussi, dès ce moment, l’ironie de Larra prend une teinte découragée et funèbre ; chacun de ses articles, suivant son expression, est le tombeau d’une de ses illusions, d’une de ses espérances. Il écrit cette épitaphe éloquente et railleuse de l’Espagne, qui a nom : Le jour des morts, — el dia de difuntos. Les morts, ce ne sont pas ceux qui reposent dans la paix et dans la liberté au cimetière, ce sont ceux qui vont les visiter ; c’est la ville elle-même qui est le grand sépulcre ; il n’est plus rien resté debout. La liberté ! elle gît dans une prison ; on voit en relief, sur son urne funéraire, une chaîne, un bâillon et une plume. La valeur castillane ! elle est à l’armeria avec les débris des vieilles armures. La victoire ! elle est enfouie dans les champs de l’Espagne. Le commerce et l’industrie ! ils sont restés morts dans les rues et les campagnes dépeuplées. La gloire littéraire ! elle n’existe pas davantage. « Le génie a besoin de couronnes, dit l’auteur dans un autre fragment, les Heures d’hiver, et où est-il resté parmi nous un brin de laurier pour couronner un front ? Il faut au génie un écho, et il n’y en a pas entre les tombes… Écrire et créer au centre de la civilisation et de la publicité, c’est véritablement écrire, parce que la parole a besoin d’étendre son effet de proche en proche comme la pierre lancée dans un lac produit des ondulations qui s’élargissent jusqu’au rivage. Il faut qu’elle rayonne du centre à la circonférence, comme la lumière. Écrire comme Châteaubriand et Lamartine dans la capitale du monde moderne, c’est écrire pour l’humanité ; digne et noble fin de la parole humaine, qui ne doit s’élever que pour être entendue ! Écrire comme nous le faisons à Madrid, c’est prendre quelques notes, rédiger un livre d’obscurs mémoires, et réciter un monologue triste et désespérant. » Voilà le tableau lugubre que l’auteur du Jour des Morts fait de la Péninsule, où il ne voit qu’un bois de Boulogne des duels européens, un champ de bataille des rivalités étrangères, une seconde Rome par la grandeur de ses souvenirs et la nullité de son présent.

Ne croyez pas d’ailleurs que sous l’influence de ce désenchantement croissant Larra se borne à analyser la décomposition de l’Espagne et enfonce son scalpel uniquement dans les entrailles frémissantes de son pays. Son ironie va plus loin : elle franchit les Pyrénées, elle voit l’Europe, le siècle entier, nos œuvres, nos tendances, peignant le tout d’un mot cruel ; ce mot qui symbolise l’époque, c’est cuasi. Pauvre monde, pauvre siècle que le nôtre aux yeux de l’humoriste espagnol ! Peu s’en faut que nous ne soyons de quasi-hommes traînant une quasi-existence à travers de quasi-événemens. Comme l’étudiant don Cléofas, Larra se laisse emporter par son imagination au-dessus de Paris, et dans tous les bruits, dans toutes les rumeurs qui montent jusqu’à lui, il ne sait distinguer qu’un mot : toujours cuasi ! La France, pour ce pessimiste qu’il n’est pas nécessaire de combattre, n’a pu arriver qu’à faire une quasi-révolution ; grande nation quasi-mécontente, menacée de commotions politiques quasi-prochaines ! La Belgique est un pays quasi-naissant, quasi-dépendant de ses voisins, avec un quasi-roi. En Italie, ce sont de quasi-états quasi-autrichiens. Au Nord, l’Allemagne est un assemblage de peuples avec des gouvernemens quasi-absolus, quasi-tempérés par des diètes et des institutions quasi-représentatives. En Angleterre, c’est un commerce quasi-maître du monde, un autre quasi-roi, une majorité quasi-whig, et un gouvernement quasi-oligarchique, qui a la singulière audace de s’appeler libéral. Dans toute l’Europe, enfin, c’est une lutte éternelle entre deux principes, que le quasi-triomphant vient résoudre à son profit, au moyen de son juste-milieu de quasi-rois et de quasi-peuples. Si l’on en croit l’amer satirique, ce n’est là qu’un signe de défaillance. Les hommes, comme les peuples, ont perdu la verdeur de la jeunesse ; ils ne peuvent plus rien faire qu’à demi ; au lieu d’agir dans la plénitude de leur force, ils tâtonnent, ils transigent, ils morcèlent leurs résolutions, ils sont incomplets dans leurs vertus et même dans leurs vices. Le siècle s’affaisse brandissant inutilement dans l’air son drapeau où est inscrit le mot fatal qui lui sert à déguiser sa décadence. Nous ne donnons pas ce morceau, qui porte justement le titre de Cauchemar politique, comme l’expression d’une vue équitable et supérieure du siècle, pas plus que le Jour des Morts ne saurait exactement représenter l’Espagne moderne dans sa transformation. Sans nier ce qu’il y a de sagacité poignante et forte dans ces deux fragmens satiriques, nous y voyons le dernier mot d’un scepticisme courroucé qui cherche partout des alimens, le suprême effort d’un homme qui prête à tous les objets le trouble et le désordre qui sont en lui.

Pour pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de cette ame ulcérée, pour découvrir la source mystérieuse et troublée d’où jaillissent des inspirations devenues si acerbes, il faut lire ces pages d’une énergie passionnée, brutale, cynique, non sans éloquence toutefois, où Larra se met lui-même en scène comme sur un théâtre de dissection, et qui ont pour titre la Nuit de Noël ou Délire philosophique. Autrefois, dans le monde ancien, il y avait un jour où entre les maîtres et les esclaves les rôles étaient intervertis ; on dénouait un moment les chaînes de l’esclave ; on ne lui donnait pas la liberté, on lui accordait la licence temporaire des saturnales, d’où il revenait plus abruti, et, pendant cet intervalle, il jouissait du privilège de tout faire, de tout dire, même la vérité. Larra renouvelle cette fiction avec son valet, épais Asturien dont l’intelligence endormie va se réveiller dans l’ivresse. Quand son maître rentre, il le trouve chancelant, incertain, les yeux fixes et traversés encore par quelques fauves éclairs ; il ne peut s’empêcher de laisser tomber une parole de pitié


« Pitié ! dit l’Asturien en se redressant, et pourquoi me prendre en pitié ? Si j’en avais pour toi, cela se comprendrait peut-être… Écoute, tu viens triste comme de coutume, et moi, je suis plus gai que jamais. Pourquoi as-tu ces couleurs pâles, ce visage défait, ce regard terne et profond, tous les soirs, quand je t’ouvre la porte ? pourquoi cette distraction constante, ces paroles vagues, interrompues, dont je surprends tous les jours quelque lambeau sur tes lèvres ? Pourquoi te roules-tu chaque nuit sur ton lit comme un criminel couché avec son remords, pendant que je dors sans souci ? Lequel, entre nous deux, doit avoir pitié de l’autre ? Tu ne passes pas pour un criminel ; la justice, du moins, ne met pas la main sur toi. Il est vrai que la justice ne saisit que les criminels vulgaires, ceux qui volent avec un crochet ou qui tuent avec un couteau ; mais ceux qui jettent le trouble dans une famille, séduisant une femme ou une fille honnête, ceux qui volent, les cartes à la main, ceux qui tuent une existence avec une parole dite à l’oreille ou avec un billet glissé secrètement ; ceux-là, la société ne les appelle pas criminels, et la justice s’arrête devant eux, parce que la victime ne jette pas son sang, ne laisse pas voir sa blessure, mais agonise, consumée lentement par le venin de la passion que son bourreau est venu lui offrir. Combien sont morts assassinés par un infidèle, par un ingrat, par un calomniateur ! On les ensevelit en disant que le prêtre n’a pu rien obtenir d’eux, que le médecin n’a rien compris à leur maladie ; mais le poignard hypocrite s’est enfoncé dans leur cœur. Tu es peut-être un de ces criminels, et tu portes en toi un accusateur…

— Silence ! homme ivre.

— Non, il faut que tu m’entendes dans mon ivresse… Tu cherches la félicité dans le cœur humain, et pour cela tu le mets en pièces en y fouillant sans cesse, comme celui qui remue la terre pour y découvrir un trésor. Moi, je ne cherche rien, et la désillusion ne m’attend pas au détour de chaque espérance (à la vuelta de la esperanza). Tu es un littérateur, un écrivain, et quels tourmens ne te fait pas subir ton amour-propre, aigri journellement par l’indifférence des uns, par la jalousie des autres, par la rancune du plus grand nombre ! Payé comme un Pasquin, tu ferais rire aux dépens d’un ami, si tu avais des amis, et tu ne veux pas avoir de remords ! Homme de parti, tu fais la guerre à un autre parti, ou bien chaque défaite est une humiliation pour toi, ou tu achètes trop cher la victoire pour en jouir. Tu offenses et tu ne veux pas avoir des ennemis ! Moi, qui me calomnie ? qui me connaît ? Tu me donnes un salaire honnête, à l’aide duquel je peux pourvoir à mes besoins. Toi, le monde te paie, comme il paie ses autres serviteurs. Tu te dis libéral, et le jour où tu t’emparerais de la verge, tu fouetterais les autres comme on t’a fouetté. Hommes du monde, vous vous qualifiez d’hommes d’honneur et de caractère, et chaque jour vous changez d’opinions, vous apostasiez vos principes. Travaillés par la soif de la gloire, — inconséquence rare ! — tu méprises peut-être ceux pour qui tu écris, et tu vas, l’encensoir à la main, réclamer leur adulation. Tu flattes ton lecteur pour en être flatté…

— Assez ! assez !

— Tout à l’heure. Moi, enfin, je n’ai pas de nécessités ; toi, au contraire, malgré ta fortune, tu vas aller peut-être te mettre entre les mains d’un usurier pour un caprice frivole, parce qu’il vous faut de l’or, à vous, pour quelque banquet où parade votre vanité en portant des toasts. Tu lis nuit et jour, feuilletant les livres pour y chercher la vérité, et tu souffres de ne la trouver nulle part écrite. Être ridicule, tu danses sans joie, et ton mouvement turbulent ressemble à celui de la flamme qui brûle sans avoir conscience d’elle-même. Quand je veux des femmes, je mets un salaire dans ma main, et j’en trouve qui sont fidèles plus d’un quart d’heure. Toi, tu mets la main sur ton cœur, tu le jettes sous les pas de la première venue, et tu ne veux pas qu’elle le puisse fouler aux pieds avec mépris ; tu lui livres ce dépôt sans la connaître. Tu confies ton trésor à une femme pour sa jolie figure, et tu es tranquille parce que tu aimes. Si demain ton trésor disparaît, c’est le dépositaire que tu en accuseras, lorsque c’est toi seul qu’il faudrait appeler imprudent et imbécile.

— Par pitié ! cesse, voix infernale.

— Je finis. Tu inventes des mots, et avec eux tu crées des sentimens : les sciences, les arts, élémens de l’existence ; — la politique, la gloire, le pouvoir, la richesse, l’amitié, l’amour. Lorsque tu découvres que ce ne sont que des mots, tu blasphèmes et tu maudis. Tandis que le pauvre Asturien mange, boit et dort, et n’est trompé par personne ; — s’il n’est pas heureux, il n’est pas malheureux, il n’est du moins ni homme du monde, ni ambitieux, ni élégant, ni écrivain, ni amoureux. Aie donc pitié du pauvre Asturien ! Tu me commandes, et tu ne sais pas te commander à toi-même. Aie pitié de moi : je suis ivre de vin, il est vrai, mais tu es ivre, toi, de désirs et d’impuissance !… »

Il est maintenant facile, même à l’observateur le moins attentif, de mesurer la distance qu’il y a entre le Pobrecito Hoblador et les derniers éclats de cette passion superbe ; on peut assister, en quelque sorte, aux évolutions capricieuses de cette ironie, suivre dans la variété de ses tendances, dans sa marche invincible, le génie de cet humoriste qui comptera, quoiqu’il soit encore à peine connu de l’Europe, parmi les plus grands héros modernes du doute. D’un seul coup d’œil on peut embrasser les deux côtés de cette existence ; des œuvres d’une sincérité douloureusement naïve sont là pour dire quel travail intérieur a rempli l’intervalle qui sépare ces deux points extrêmes. Le secret d’une telle vie, en effet, c’est la lutte ; le champ de bataille, c’est une ame douée des plus rares qualités naturelles. Il est triste, au bout d’un si dramatique combat, de n’avoir à constater qu’une nouvelle victoire de la mort. Larra écrivait ces pages de la Nuit de Noël quelque temps seulement avant de se frapper de sa propre main, dans la force de l’âge, à vingt-huit ans. Le jour de sa mort, le 13 février 1837, une femme, dit-on, était venue chez lui pour consommer une rupture déjà commencée, pour redemander des lettres d’amour et effacer ainsi le moindre témoignage accusateur ; à peine cette femme était-elle sortie, Larra avait cessé d’exister. Doit-on en conclure qu’un amour déçu est ce qui a tué l’humoriste espagnol ? Non, ce n’est là qu’un accident dans l’ensemble des causes qui l’ont armé contre lui-même. Ce qui l’a conduit à cette extrémité fatale, c’est l’excès du doute, c’est un dégoût amer et violent engendré par une observation inexorable, c’est le scepticisme qui avait ôté à son esprit, non son énergie, mais sa droiture, et avait détruit dans son cœur le germe des résolutions supérieures à tous les mécomptes. On se souvient peut-être d’un mot de Goethe sur Werther : Le pâle amant de Charlotte ne pouvait vivre, suivant l’illustre auteur : un ver s’était glissé dans son ame et avait altéré en lui les sources de la vie. — Il en est de même de Larra ; son suicide matériel était préparé par un suicide moral. La satire avait été pour l’écrivain espagnol une arme à deux tranchans qui avait commencé par le blesser mortellement lui-même. Il se peut qu’on le condamne au point de vue d’une stricte et sévère morale, cela sera juste et il n’y aura rien à répondre ; mais la pitié n’est-elle point aussi quelquefois une justice, et ne doit-elle pas venir s’asseoir sur le tombeau de cet homme qui a cru que la vie, ainsi dépouillée de ses croyances, de ses rêves, de ses illusions, de ses espérances, n’était plus la vie, qu’elle n’était plus qu’une injure qu’il fallait rejeter ? La pitié seule peut couvrir, sans les absoudre, ces actes suprêmes que Shakespeare qualifiait de romains, et qui ne le sont plus malheureusement depuis qu’on se tue sous l’influence de déceptions personnelles et non pour éviter de survivre aux défaites de la patrie. Quant à nous, nous ne ferons qu’opposer à la fin volontaire et sans gloire de Larra la fin d’un autre homme qui fut pour l’humoriste espagnol le sujet d’une méditation éloquente, celle du comte de Campo Alange, qui avait quitté luxe, honneurs faciles, plaisirs brillans, oisiveté fastueuse, pour défendre la conviction de sa pensée, les armes à la main, et mourut comme un soldat, sous les murs de Bilbao. « Il est mort, le noble et généreux jeune homme, dit Larra ; il est mort la foi dans le cœur. Le destin a été injuste pour nous qui l’avons perdu, pour nous seuls cruel, pour lui miséricordieux. Dans la vie, le désenchantement l’attendait ; la fortune est venue auparavant lui offrir la mort. C’est mourir dans la plénitude de la vie. Mais, parmi ceux qui le pleurent, il en est à qui il n’est pas donné de choisir et qui passent par la désillusion avant d’arriver à la mort ; ceux-là lui doivent porter envie… » Ce sont là, en effet, les seules morts dignes d’envie, celles qu’on peut accepter sans amertume, parce qu’elles ne sont pas un sacrifice sans résultat et sans compensation, parce qu’au lieu d’inquiéter et de troubler l’humanité, elles l’honorent et la relèvent.


CH. DE MAZADE.