Un homme d’affaires et autres nouvellesPlon (p. 25-46).

II JEUNES ET VIEILLES AMOURS modifier

Le lendemain du jour où s’étaient échangés ces propos, — que l’on pourrait qualifier de propos de digestion, comme les visites, — quatre des personnes qui en avaient été l’objet se promenaient dans le parc de Malenoue, par une de ces adorables matinées comme en ont les beaux octobres de l’Ile-de-France. Une atmosphère à la fois transparente et floconneuse, humide et veloutée, enveloppait les quatre élégantes tourelles de briques rouges et les ardoises bleuâtres des toits en poivrière du château, ce bijou de l’époque Henri II unique dans la province, et restauré par Nortier avec un goût infini. Quand les énormes fortunes de Bourse n’auraient que cet avantage de sauver de la ruine définitive les quelques chefs-d’œuvre de notre architecture nationale échappés à l’imbécile vandalisme des « géants de 89 », il faudrait pardonner tous leurs méfaits aux pires loups-cerviers de la spéculation. Leur fantaisie de nouveaux-riches, en s’installant dans d’antiques maisons, que leur argent leur permet d’habiter royalement, corrige, du moins sur un point, celui du maintien de ces seigneuriales demeures, la funeste action du Code civil. On sait de reste que le titre premier du troisième livre de ce recueil de nos abus, par son règlement des héritages, est sans doute, entre les erreurs issues des faux dogmes révolutionnaires, la plus meurtrière, la plus perfidement aménagée pour empêcher en France toute œuvre durable de création et de conservation. Quelle fortune patrimoniale résiste au partage forcé, et comment, sans opulence, préserver ces magnifiques habitations que les bienfaisantes substitutions d’autrefois nous ont léguées, comme des témoins d’un âge où les familles trouvaient, dans la plus sage des coutumes et la plus sociale, le secret de durer ? Sur ce point encore, l’aristocratie d’argent a, de nos jours, pris la place de l’autre, et elle en remplit la fonction. Si un Nortier ne s’était pas rencontré pour avoir envie de Malenoue, les briques des tourelles se seraient déjà abîmées dans les douves, des cochons grogneraient dans la cour du château, transformé en ferme dans ses portions solides. Les hêtres séculaires du parc auraient été coupés, les pièces d’eau, où les cygnes glissent si noblement en hérissant les plumes de leurs ailes, auraient été desséchées. Ces deux cents hectares de bois auraient été morcelés en un millier de champs de luzerne et de pommes de terre. Tout ce vallon, auquel la pauvreté du sol a fait donner jadis ce surnom de Malenoue, — du vieux mot patois « noue », la « nava » des Espagnols, qui signifie prairie, — offrirait le triste spectacle d’une culture mercenaire et de maigre rapport, au lieu qu’il forme autour du précieux manoir la plus délicieuse oasis, en été de fraîcheurs ombreuses et vertes, en automne de splendeurs pourprées et dorées. J’ai dit que deux couples en parcouraient les allées par cette tiède matinée d’octobre. C’était Mme Nortier et son toujours fidèle ami San Giobbe d’une part, Béatrice Nortier de l’autre et son fiancé en espérance, Gabriel Clamand, ceux-ci à cinquante pas en avant, et tous les quatre se laissaient, pour des raisons différentes, gagner par la poésie de l’endroit, à cet instant miraculeuse. Un doux silence, un de ces silences où il y a de la langueur et de l’attente, emplissait cette nature, à la veille d’entrer dans l’agonie glacée de l’hiver. Les oiseaux se taisaient. Pas un souffle de brise ne remuait les ramures immobiles des arbres. Les feuilles tombées, encore détrempées de la rosée de la nuit, feutraient l’allée d’un épais tapis, au lieu de crier sous les pieds. De place en place un coq-faisan, dérangé par l’approche des promeneurs, courait dans une clairière, pour gagner le sous-bois. On voyait bouger ses pattes agiles, son corps brun, les plumes de sa longue queue. C’était le seul signe de vie qui animât le vaste parc, quoique les promeneurs se tinssent dans la portion toute voisine du château et à portée de la cloche du déjeuner, — il était onze heures passées, — pour éviter à San Giobbe une marche trop longue et un retour trop rapide. Même en cheminant bien doucement, le malade était parfois obligé de s’arrêter, à cause des palpitations trop fortes de son cœur. Mais, comme s’il eût puisé un renouveau de forces dans l’air frais de cette matinée, ses arrêts étaient moins fréquents que d’habitude. Un rayonnement éclairait la profonde pâleur de son visage, où l’indestructible noblesse de la race lombarde se reconnaissait, malgré l’altération des traits vieillis. Une lueur de joie brillait dans ses prunelles noires, prises aujourd’hui entre les pochettes enflées des paupières. Un sourire découvrait ses blanches dents, restées intactes sous la moustache toute grise du sexagénaire. Pour quelques instants il oubliait la pire douleur de sa maladie, cette constante humiliation dans sa chair, cette nécessité de surveiller ses moindres mouvements, lui qui avait été, des années durant, un artiste en adresse et en sveltesse, si orgueilleux de sa force, et, maintenant, à chaque minute, à chaque seconde, il rencontrait la limite de cette force, détruite par cette mystérieuse affection de son pauvre cœur comme décroché, comme arrêté, presque affolé pour la montée d’un escalier, pour un geste brusque, pour une parole prononcée à voix trop haute. Par ce lumineux et doux matin, il ne pensait pas à cette misère, et sa compagne de promenade, son amie de ses années de jeunesse, demeurée l’amie de ses années d’infirmité, la jolie Madeleine Nortier d’autrefois, ne pensait pas non plus à ce qui faisait son humiliation constante à elle : cette perte de sa beauté, qu’elle n’acceptait pas ! Et son acharnée défense contre l’âge aboutissait seulement à lui donner cet aspect falot et presque sinistre de tant de coquettes surannées. Elle avait eu la grâce frêle et svelte d’une figurine de Saxe, et, malgré des héroïsmes de régime, elle n’était plus qu’une boulotte sanglée. L’or adorable de ses cheveux tournait à 1 étoupe jaunie. Un or d’une autre qualité, beaucoup moins adorable, brillait dans son sourire, au coin de plusieurs de ses dents. La magie des voilettes blanches les plus savamment choisies n’empêchait pas que l’on ne devinât les innombrables rides qui plissaient son visage de blonde au teint fragile et que le temps avait comme délavé, comme fripé. Ses toilettes trop parées et trop jeunes tout ensemble accentuaient encore cette déchéance. C’est ainsi qu’elle portait, pour cette promenade à pied dans son parc, le plus délicieux costume de serge rouge qu’ait jamais coupé et soutaché un tailleur pour dames : une blouse rouge avec des galons d’or sous la jaquette ouverte, une ombrelle de nuance assortie et un grand chapeau blanc. C’était une de ces tragiques leçons de choses comme la vie en donne par milliers, — leçons perdues d’ailleurs pour ceux mêmes qui en sont l’occasion prochaine, comme pour ceux qui les regardent, que le tableau de ces deux amants, comblés par la destinée de tous les dons que le monde jalouse, — et ils finissaient ainsi, lui en invalide, elle en « vieille beauté » ! Mais, encore une fois, ni l’un ni l’autre ne songeait à leur commune décadence, et la maîtresse retrouvait un peu de sa grâce d’antan pour dire, en montrant à son ami leur fille en train de marcher là-bas, au fond de l’allée, avec le jeune officier : — « Ah ! Nino, ils seront plus heureux que nous ! Ils pourront s’aimer librement, ouvertement. Que ce doit être bon !… » — « Chère Maddie, » répondit le malade, en se servant, lui aussi, du petit surnom où se retrouvait l’enfantillage des amours jeunes, si gracieux à vingt-cinq ans, si comiquement navrant à soixante ! « Ne regrettons rien, nous avons été bien heureux, presque trop… » Et la gravité de son accent, pour prononcer ce simple mot, révélait des pensées qu’il ne disait pas à la complice de ce bonheur défendu de tant d’années. L’Italien avait retrouvé, devant la mort approchante, toutes sortes de terreurs religieuses. Il redoutait l’enfer pour lui - et pour sa fille, cette formidable loi, cette réversion des fautes paternelles sur les enfants qui est le fond même du dogme chrétien. « Mais oui, » continua-t-il, « j’ai pu voir grandir Béatrice, tant jouir de sa jolie nature, de son cœur si droit, si frais, si simple, m’en faire aimer, la gâter !… Que de mes camarades j’ai connus qui avaient, eux aussi, une fille ou un fils dans les mêmes conditions, et comme ils avaient rompu avec la mère, ils ne pouvaient même pas embrasser leur enfant !… Il est vrai qu’ils n’avaient pas rencontré une Maddie… »

— « Ni elles un Nino, » fit Mme Nortier. — « Comme on rirait, » reprit San Giobbe en riant lui-même, « si on nous entendait échanger de ces douceurs, après vingt et un ans !… Non, » insista-t-il, « je ne me plains pas de mon sort, pourvu que je puisse voir encore Béatrice bien mariée !… J’ai toujours tremblé qu’elle ne rencontrât pas dans cette triste société où nous vivons l’homme qu’il lui faut. Je la connais si bien, c’est toute ma sœur. Paris ne l’a pas plus touchée qui si elle était restée là-bas, comme cette chère sœur, et si elle n’avait jamais passé les Alpes. Avec quelqu’un qui ne la comprendrait pas, elle se replierait sur elle-même, et elle n’aurait rien pour se distraire de ses chagrins de ce qu’ont les femmes ici, — je ne parle pas de vous, Maddie ! — Ni le luxe, ni les succès de salon, ni les hommages ne lui font rien et ne lui feront jamais rien. Elle ne vit que pour ce qu’elle sent, et elle sent avec tant de force !… C’est une solitaire, même entre vous et moi, avez- vous remarqué cela, et comme elle habite son rêve ? Ce fond de romanesque qui est en elle m’effraye toujours… Pourvu que je la voie bien mariée ! » répéta-t-il, « alors je mourrai tranquille… » — « Vous allez de nouveau vous livrer à vos folles idées, « reprit Mme Nortier, dans les prunelles bleues de laquelle cette allusion à un dénouement qu’elle ne voulait pas savoir si voisin avait fait passer une ombre. « Voyez comme vous allez mieux. Vous marchez maintenant comme tout le monde. Avant six mois vous retournerez à la salle. Vous souvenez-vous comme je vous querellais autrefois, quand vous me sacrifiiez à un assaut ? Cela vous est arrivé pourtant. Cela vous arrivera encore… " — « Je ne me fais pas d’illusion, » répondit le malade, qui toucha sa poitrine. « Je sens que je suis à la merci d’une émotion trop forte. Mais les douces me font du bien. Et c’en est une si douce que de penser qu’il va peut-être se faire, ce mariage que je désire pour elle ! Oui, je crois bien que nous le voyons se faire… Regardez-les, elle et Clamand… C’est tellement celui que je lui voulais, si loyal, si simple, si vrai !… Ah ! Sont-ils gentils !… » Et de sa main, qui désarmait jadis d’un seul froissement de fer les plus robustes adversaires, et qui maintenant soulevait à peine le poids de sa canne de promenade, le père montrait à la mère les deux jeunes gens, dont la silhouette se profilait avec une grâce jeune sur le fond doré du taillis. Certaines situations fausses ont en elles, quand elles se prolongent, une telle force d’accoutumance que le souvenir de Nortier, de l’homme dont Béatrice portait le nom et par qui sa dot serait payée, par qui avaient été payés, après tout, et ce château apparu là-bas, tout au fond, et ce taillis, et ces allées, ne traversa même pas leur pensée. C’était une si chaude caresse pour leurs regards que le groupe formé par leur fille et par celui qu’ils souhaitaient de lui voir épouser ! Eussent-ils pu imaginer, dans leurs vœux les plus chimériques, un couple plus heureusement, plus romanesquement apparié : — lui, Gabriel, un cavalier de vingt-neuf ans, à la démarche à la fois souple et ferme, à la physionomie tout ensemble délicate et virile, avec un éclat de loyauté dans ses yeux bleus, et aux joues cette fleur de teint qui révèle un sang jeune, chaud et pur ; — elle, Béatrice, si fine dans la robe beige qui moulait sa taille mince, sans autres ornements qu’un peu de velours sombre aux poignets et au col ; et cette simplicité, qui contrastait avec la complication de la mise de sa mère, faisait un vivant commentaire à ce que San Giobbe avait dit d’elle, de sa nature si intacte, si rebelle à la contagion du luxe et de la coquetterie. L’officier avait, pour lui parler, cette espèce de gaucherie, attendrissante chez un homme de cet âge et de cette tournure, car elle annonce une si noble nuance de sentiment : le respect dans la passion. La jeune fille était de son côté visiblement toute troublée, toute frémissante. Cette émotion se devinait à vingt petits signes, à l’agitation de ses mains, qui cueillaient ici une feuille d’arbre, là un crocus, puis les laissaient tomber ; à son pas, qui se hâtait tour à tour et se ralentissait, puis s’arrêtait ; au tremblement de sa voix, qui s’étouffait par instants. Ses paupières, bordées de cils qui bouclaient à leur pointe, tant ils étaient longs, palpitaient sur ses yeux, si pareils, avec leur flamme noire, aux yeux de son père. Elle avait du rose à ses joues, d’ordinaire toutes pâles, et c’étaient sans cesse entre eux, depuis le commencement de cette promenade, — incident si vulgaire de vie de château, mais qu’ils sentaient l’un et l’autre si solennel ! — des silences où ils auraient pu entendre leurs deux cœurs battre bien fort. Et sans cesse aussi c’étaient des reprises d’une conversation émue et insignifiante, comme s’ils eussent eu peur, l’un et l’autre, de se taire à la fois et de penser tout haut. Pourtant Béatrice ne disait pas une parole qui ne fût, pour Gabriel, un ravissement, et il ne répondait pas un mot dont elle ne s’enchantât. C’est que deux amoureux, et qui s’aiment sans se l’être jamais déclaré, trouvent un inexprimable délice à échanger de menues observations sur de tout humbles détails de la vie. L’accord de leurs goûts réciproques leur est un prélude à l’accord de leurs cœurs, une preuve qu’ils sont faits l’un pour l’autre, une promesse que l’existence en commun sera pour eux une longue et riche harmonie de sentiments partagés. Le plus tendre des poètes contemporains a célébré ces intelligences « promptes et furtives des cœurs ». Il est bien probable que ni Béatrice Nortier, l’héritière du spéculateur trente fois millionnaire, ni Gabriel Clamand, le capitaine de chasseurs, n’avaient lu ces adorables vers sur « le meilleur moment des amours ". Ils faisaient mieux, ils en sentaient, ils en vivaient la poésie, sous les branches rousses, parmi la jonchée des feuilles mortes, naïvement et profondément : — « Quel éclairage, là-bas, sur ces bouleaux, avec l’écorce blanche de leurs troncs et leurs feuilles d’or !… » disait-elle. « Et le chêne, tout contre, qui reste vert !… C’est le plus joli moment de l’année, surtout quand il n’y a pas trop de monde au château et qu’on ne retrouve pas Paris à la campagne, comme hier… » — « Vous étiez si gaie, pourtant ? » interrogea-t-il, « je n aurais jamais cru que ces messieurs vous ennuyaient… » — « Je faisais mon devoir de jeune fille, » dit-elle en hochant sa tête rieuse. " C’est comme au bal. A quoi bon montrer aux indifférents ce qu’on pense ?… » — « Et vous pensiez ?… » demanda-t-il. — « Je pensais que je serais bien contente d’être à aujourd’hui… pourvu qu’il fît beau, » ajouta-t-elle mutinement, afin de sauver ce que sa phrase impulsive avait eu de tendre : « et il fait si beau !… » — « Ah ! " dit-il, « je commence à croire que vous ne trouveriez pas trop laide notre vieille maison de Picardie, qui n’a pour elle que ses arbres, — mais ils sont aussi grands que ceux-ci, — et pour moi tant de souvenirs !… Il y a deux cents ans que les miens y vivent. Ce n’est pas très commun en France, une maison qui n’est jamais sortie de la famille qui l’a bâtie, une maison qui n’a jamais été vendue. Il y a une inscription qui raconte cela dans le péristyle… Que j’aimerais que vous la vissiez. . . » — « Et moi, j’aimerais tant la voir ! » fit-elle. Puis elle rougit un peu d’avoir parlé si vivement, et tous deux se turent, comme pour ne pas profaner avec des mots cette espérance, cette certitude, qu’elle la verrait, en effet, la vieille maison de Picardie ; qu’elle lirait l’inscription pieuse, mais appuyée au bras du jeune homme, mais portant son nom, souveraine élue du petit royaume familial. Ils allèrent de nouveau ainsi quelques pas. Ce fut lui qui reprit le premier, suivant involontairement le fil d’une association d’idées qui l’avait reporté à la soirée de la veille, et à l’une des personnes avec lesquelles il avait vu Béatrice causer : — « M. Desforges a bien de l’esprit, n’est-ce pas ?… » — « On le dit, » répondit-elle, « mais je ne peux pas expliquer pourquoi il passe pour amusant, et moi, il m’attriste toujours… » — « Comment cela ? » demanda le jeune homme. — « C’est une impression, » répliqua-t-elle. — « Quand il est là, je l’écoute et il me fait rire, et quand il me laisse, je suis toujours mécontente de quelqu’un ou de quelque chose… » Ses épaules minces eurent encore un petit frisson, inconscient frémissement de sensitive à l’idée d’un homme dont elle ne pouvait cependant pas comprendre le flétrissant cynisme. — « Il excuse tout, » continua-t-elle, « et je ne connais personne qui ait moins de charité… Moi, j’aime qu’on s’indigne, j’aime qu’on haïsse. J’aime le courage. Et puis, c’est un inutile, comme tous d’ailleurs, comme M. Casal, comme M. de Portille, comme M. de Longuillon. S’appeler Longuillon et ne rien faire, ne pas avoir le besoin de servir son pays !… Je ne comprends pas que mon père, qui a tant travaillé, qui travaille tant, supporte leur société… Mais il dit qu’il faut tenir son rang." Chaque fois qu’elle rappelait ainsi le souvenir de celui qu’elle croyait son père, comme un voile s’ étendait sur son expressif visage. On sentait qu’elle subissait à son égard une instinctive appréhension. On eût dit, quoiqu’il n’eût jamais fait de différence apparente entre elle et sa sœur, qu’elle devinait dans cet homme, dont elle portait le nom, une inexplicable et mystérieuse antipathie. Clamand, qui ne savait rien, lui non plus, de la vérité de cette naissance, partageait instinctivement cette crainte. L’image, soudain évoquée, du personnage redoutable dont un jour, demain peut-être, il devrait affronter l’immobile visage et le dur regard, pour en obtenir le plus désiré des consentements, suffit à lui assombrir aussi cette heure si claire. — « C’est vrai que M. Nortier ne se repose guère, » dit-il. « J’étais dans le parc à me promener ce matin, quand je l’ai vu qui partait en voiture déjà. Il menait lui-même et poussait ses poneys pour gagner l’express et être à Paris à neuf heures… " — « Et à son bureau à neuf et demie, " fit la jeune fille. « C’est pour nous qu’il se tue de besogne. Si vous saviez comme j’ai quelquefois envie de lui demander de se reposer, de jouir de ce qu’il a gagné… A quoi bon un peu plus ou un peu moins de luxe ? Moi, je m en passerais si bien ! — « On croit cela, » dit le jeune homme. — « Et on le ferait, » répondit-elle, « et si gaiement ! » Ils se turent encore, et voici que tout d’un coup un tintement de cloche commença de leur arriver, par-dessus les blonds massifs des arbres, sonore et rythmé, leur annonçant que ce tête-à-tête allait être rompu. Tout d’un coup, comme poussé par un élan supérieur à sa volonté, le pourpre aux joues, bégayant presque, et bouleversé lui-même des mots qu’il osait prononcer, le jeune homme se prit à dire : — « Mademoiselle, je pars cet après-midi… Je ne sais pas quand je reviendrai… Je ne pourrais sans doute pas vous entretenir seul à seule aujourd’hui… » Et comme il vit qu’elle s’était arrêtée, s’appuyant à son ombrelle, et toute tremblante : « Oh ! » s’écria-t-il, « comment trouver les paroles pour vous dire, sans vous offenser ce dont dépend pourtant tout le bonheur ou tout le malheur de ma vie ?… » Elle le regarda avec des yeux où il put lire tout le ravissement et toute l’angoisse d’une enfant qui aime, qui se sent aimée et dont le cœur innocent s’effarouche de seulement permettre un aveu. — « C’est à maman qu’il faut parler, » dit-elle d’une voix assourdie par l’émotion. — « Vous consentez à ce que je lui demande votre main ? » balbutia-t-il. — « Oui, » fit-elle, en inclinant sa tête, et, par le plus gracieux mouvement de virginale pudeur, elle se détourna soudain de celui auquel elle venait de s’engager ainsi, et que maintenant elle n’eût plus osé regarder, et elle se mit à courir dans la direction de sa mère, qui s’était, au premier son de cloche, assise avec San Giobbe sur un banc, à l’extrémité de l’allée, pour attendre les deux jeunes gens. Elle courait à pas précipités, cambrant sa taille, si légère, la physionomie comme transfigurée par l’émotion et le bonheur. Gabriel Clamand marchait derrière elle, très vite, mais sans essayer de la rejoindre, et le visage si ému, lui aussi, que Mme Nortier dit à San Giobbe : — « Il vient de se déclarer, j’en suis sûre…" — « Si c était vrai ! » fit le père. — « Je vais bien le savoir, » dit la mère. « Restez avec lui, et moi, j’interrogerai Béatrice. S’il s’est déclaré, je vous ferai un signe, le même qu’autrefois, vous vous souvenez, quand je vous disais dans le monde que je pourrais aller chez vous. J’ôterai mon gant gauche, et je le laisserai tomber… »

C’était, ce rappel d’un souvenir d’amour coupable, à propos de cette chose sacrée, presque religieuse, les fiançailles d’une jeune fille, un symbole de tout ce qu’il y avait de douloureusement ambigu dans leur situation à tous les deux. Si le père, avec l’éveil de scrupule dont j’ai parlé, sentit cette nuance, ce fut confusément, et la mère ne la sentit pas du tout. Quelques jours plus tard, elle devait, en repassant dans son esprit et toute son existence et ce petit épisode, tressaillir à l’idée de sa sécurité profonde. Pour l’instant, elle était tout entière à son espérance, à sa certitude d’assurer le bonheur de sa fille préférée, et elle prit le bras de Béatrice, avec une espèce d’espièglerie maternelle, en disant à Gabriel Clamand : — « Je vous confie mon vieil ami San Giobbe. Ne le laissez pas marcher trop vite… » Puis, après une dizaine de pas : « Pourquoi étais-tu si rouge tout à l’heure, mon enfant ?… De quoi aviez-vous donc parlé, Gabriel et toi ?… » — « Ah ! maman ! » fit-elle en rougissant de nouveau, et un frémissement passa sur ses lèvres fraîches : « Je crois qu’il va vous demander ma main. » — « Et que faudrait-il répondre, mademoiselle ?… " — « Si c’est oui, je serai bien heureuse… » répondit-elle, et elle ajouta tout bas : « Si vous saviez comme je l’aime !… » Tandis qu’elle prononçait ces mots, où s’épanchaient enfin les secrètes tendresses contenues depuis tant de jours, celui dont elle tenait, à son insu, et ses beaux yeux noirs, et sa pâleur ambrée, et sa sensibilité passionnée, — mais pure chez elle et coupable chez lui, — épiait d’un regard avide le signe promis par la mère. Quand il vit que celle-ci commençait de déganter sa main gauche, son émotion fut si vive qu’il dut s’arrêter de marcher, et, comme son c ompagnon lui demandait avec une véritable anxiété : — « Qu’avez-vous ? Est-ce que vous vous sentez mal ?… » — « Pas si haut, " répondit le père. « Elles n’auraient qu’à vous entendre et à être inquiètes… Aidez-moi un peu seulement. » Et, prenant le bras de celui qu’il aimait déjà comme le mari de sa fille, du même geste que sa vieille maîtresse avait eu pour prendre le bras de cette fille, il ajouta, en regardant Gabriel, avec des yeux humides de larmes, dont celui-ci ne pouvait pas comprendre le sens : « Que vous êtes bon de vous intéresser à un vieil infirme comme moi !… Si je vis, nous ferons une paire de grands amis, n’est-ce pas ?… »