Un homme d’État russe contemporain/01

Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 554-588).
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UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

I.
MILUTINE ET L’ÉMANCIPATION DES SERFS.

Dans nos longues études sur la Russie, nous avons maintes fois été obligés de. constater combien de tergiversations et d’atermoiemens, combien d’inconséquences et de contradictions dans les lois et dans la pratique avaient entravé les effets des meilleures réformes. J’ai dû montrer que de lacunes dans la législation, que d’abus dans l’administration provenaient de ce primordial défaut de cohérence ; à quel point il était responsable des déceptions de la société ou des gouvernans, et par suite responsable des désordres et des angoisses des dernières années[1]. Dans ce gouvernement autocratique qui de loin offre aux yeux le maximum de concentration des pouvoirs, ce qui, sous le règne actuel, a le plus manqué, ce qui, jusqu’au début de l’année courante et à la dictature provisoire attribuée au général Loris-Mélikof, a le plus fait, défaut, c’est l’unité dans les vues dans la direction, dans l’exécution. C’est là une découverte, nous l’avouons humblement, qui, pour notre part, n’a pas laissé que de nous surprendre ; car en abordant la terre de l’autocratie, nous nous attendions à tout autre chose. Cette absence d’harmonie et d’unité qui nous a frappés malgré nous, dans les lois et les institutions de l’empire, ressort encore plus clairement de l’examen rétrospectif des faits, de l’étude historique des actes du gouvernement Impérial. Rien à cet égard ne saurait être plus instructif qu’un récit détaillé, nous montrant par le menu et jour par jour de quelle façon s’élaborent les lois dans un état absolu, nous faisant pour ainsi dire pénétrer, derrière l’imposante devanture officielle, au fond du bureau des ministres et comme dans les coulisses de la vie politique, pour nous laisser voir au milieu de quels conflits d’influence et de quel enchevêtrement d’intrigues ont été enfantées les plus belles de ces réformes qui, à leur naissance, ont fait la juste admiration du monde civilisé. De quelle valeur serait pour nous un pareil tableau représentant dans leur cadre habituel, non sur la scène théâtrale de l’histoire officielle, mais dans les proportions, dans le costume, dans la vérité de la vie réelle et quotidienne, les principaux acteurs du grand règne d’Alexandre II ? Ne serait-ce pas là le complément naturel et le meilleur commentaire de toutes nos études sur cet immense et énigmatique pays qui, en dépit de tous ceux qui travaillent à le faire connaître, reste encore par tant de côtés si obscur pour l’Europe et pour lui-même ?

C’est un tableau de ce genre, ou mieux c’est un coin de ce vaste tableau, mais non le moins curieux, que nous prétendons esquisser ici. Cela, nous le ferons à l’aide de notes et de souvenirs puisés à des sources sûres, à l’aide de documens originaux et de lettres authentiques que des circonstances, indifférentes au lecteur, ont fait passer par nos mains et dont nous croyons nous pouvoir servir sans tromper la confiance de personnes amies. Une pareille étude d’histoire contemporaine, alors que les héros en sont encore vivans ou sont morts d’hier, est naturellement chose délicate : je me garderai de l’oublier. Des documens tombés sous mes yeux j’userai avec réserve, d’une main discrète dans son apparente indiscrétion même. Je raconterai les anecdotes, je traduirai et citerai certaines lettres, mais en omettant souvent les noms et en supprimant toujours ce qui pourrait être blessant pour les personnes. Dans ce travail tout historique, tout objectif, étranger à tout esprit de coterie et de polémique, les personnes doivent rester hors de cause ; ce qui nous intéresse, ce que nous voulons peindre et montrer, c’est le pays., c’est l’époque des grandes réformes, c’est le système et le régime.

I

À cette étude rétrospective d’un passé si récent encore je donnerai la forme d’une biographie, — grâce aux lettres et aux souvenirs en ma possession, je pourrais presque dire d’une autobiographie. — Le héros est une des plus hautes et plus caractéristiques figures de la Russie contemporaine, l’un des hommes dont, pendant la période d’activé fécondité du règne actuel, l’influence a pénétré le plus avant dans la nation ; celui de tous, par contre, qui, encore aujourd’hui, passionne le plus ses compatriotes, excite le plus d’admirations et de colères. Je veux parler de Nicolas Milutine, dont le nom reste indissolublement lié aux plus nobles réformes de la Russie et aux navrantes affaires de Pologne.

Mort à Moscou en 1872, à peine âgé d’une cinquantaine d’années et déjà paralysé et retiré des affaires, N. Milutine a longtemps été signalé à l’étranger comme le plus pur représentant du tchinovnisme et le chef incontesté du parti national et démocratique[2]. Je n’ai pas besoin de rappeler ce qu’en Russie ont d’équivoque ou de conventionnel toutes les dénominations et classifications de ce genre. Ce qui est certain, c’est que Milutine pourrait personnifier ; quelques-unes des tendances les plus marquées ou des aspirations les plus fréquentes de l’esprit russe contemporain. Une chose le distinguait avant tout : son amour du peuple et sa haine des privilèges. C’était pour les masses si longtemps opprimées qu’il voulait travailler, gouverner, légiférer. Or, nous avons dû plusieurs fois le remarquer, si, entre les multiples réformes du règne actuel, grandes et petites, il y a, en dépit même de leur incohérence, un trait commun qui en fasse l’unité, c’est que toutes tendent plus ou moins directement à l’abolition des privilèges du rang, de la naissance ou de la fortune, au renversement de toutes les barrières de castes ou de classes. N. Milutine a été l’un des plus ardens inspirateurs de cet esprit de justice et d’égalité qui, sur un sol raviné par le servage et hérissé de privilèges, s’appliquait à effacer toutes les aspérités sociales. Chez un peuple où les inégalités et les iniquités de toute sorte s’étaient, en dépit du vieux fonds démocratique, enracinées dans les mœurs, cela seul eût suffi pour que Milutine et ses amis fussent taxés de rouges, de niveleurs, de révolutionnaires. En France, avant 1789, il n’en a pas fallu autant pour que, dans la cour et les salons, on traitât de même les hommes tels que Turgot, qui, pour prévenir la révolution, tentaient de la devancer et de la rendre inutile.

Le nom de Milutine, doublement illustré sous le règne actuel, avait peu de notoriété avant notre époque. Tout son éclat lui vient des deux frères Nicolas et Dmitri, qui, l’un au service civil, l’autre au service militaire, se sont tous deux élevés au premier rang. Si, comme les annuaires russes en font foi, les relations de famille et les protections de cour sont toujours en Russie la meilleure clé de la fortune, le mérite peut aussi monter parfois aux plus hauts échelons de la hiérarchie bureaucratique, sans être, comme chez nous avant la révolution, arrêté au sommet par l’inique barrière des préjugés. Les deux Milutine ont ainsi pu attacher leur nom, jusque-là obscur, aux plus grandes mesures du règne d’Alexandre II. C’est le frère de Nicolas Alexèiévitch, Dmitri Milutine, aujourd’hui encore et depuis dix-huit ans déjà ministre de la guerre, qui a étendu à tous les Russes, sans distinction de classe ou de fortune, l’obligation du service militaire, accomplissant ainsi dans l’armée une réforme analogue à celles suggérées par son frère dans le domaine civil.

Pour être étranger à la haute aristocratie, à la znat, N. Milutine n’en appartenait pas moins par sa naissance à la noblesse, du à ce qu’on désigne de ce nom en Russie, au dvorianstvo. On l’a souvent représenté comme d’extraction bourgeoise, marchande ; c’est là une erreur qu’il serait puéril de relever, si l’on n’avait parfois fait de cette origine plébéienne la cause secrète de son antipathie pour les privilèges, le principe de ce qu’on appelait sa haine pour la noblesse. En réalité, comme tous les hommes civilisés de leur génération, comme aujourd’hui encore la plupart des démocrates ou des nihilistes de leur pays, les Milutine sortaient de la noblesse, fort nombreuse et mêlée comme on le sait, et par là même moins que partout ailleurs portée aux préjugés de caste ou de naissance. La vérité, d’après nos renseignemens, est que la famille des Milutine est déjà ancienne. Comme tant des plus illustrés maisons russes, elle provient de l’étranger, non point de l’Occident latin ou germanique, mais bien d’une terre slave étroitement apparentée à la Russie, et peut-être cette origine a-t-elle été pour quelque chose dans les tendances ou les sympathies de Nicolas Alexèiévitch. C’est de Serbie, un pays à mœurs démocratiques, où, de même qu’en Biscaye, tous les hommes libres se considèrent comme nobles, que les Milutine font sortir leur famille. Dans cette primitive patrie, ils avaient eu la plus grande gloire qu’on puisse rêver en une contrée patriarcale, ils avaient, nous assure-t-on, donné à la Serbie un saint du nom de Stéphane Milutinovitch. C’est vers la fin du XVIIe siècle que paraît remonter leur établissement en Russie. Pierre le Grand, qui se plaisait à envoyer des jeunes gens s’instruire à l’étranger, chargea un jeune Milutine d’aller à Lyon et en Italie étudier les manufactures de soieries. A son retour, le voyageur fut autorisé à élever une fabrique de ce genre, la première, semble-t-il, érigée en Russie. De là sans doute, dans le public, l’opinion que les Milutine étaient d’origine marchande. Le contemporain de Pierre le Grand fit de bonnes affaires et laissa une fortune considérable. Ses descendans, outre des terres à la campagne, possédaient de nombreuses maisons dans les deux capitales. Une rue de Moscou porte encore aujourd’hui, si je ne me trompe, le nom de Milutine ; et à Pétersbourg, le même nom avait été donné à une rangée de boutiques de la perspective Nevski (Milutinye Lavki).

Sous la nièce de Pierre le Grand, Anna Ivanovna, un Milutine fut, dit-on, appelé à une charge de cour dont le titre, bizarre pour nous, s’explique par le climat ; il fut nommé istopnik, c’est-à-dire chauffeur de poêle. Cette dignité tout honorifique, comme ailleurs les charges d’échanson ou de maître de la garde-robe, donnait aux titulaires libre accès auprès de la personne du souverain. Quoiqu’il en soit de ces origines, Nicolas Milutine, dont des esprits, enclins à voir partout des mobiles bas, ont attribué la politique à une jalousie de parvenu, se rattachait à la haute noblesse titrée par des alliances avec plusieurs des meilleures familles de l’empire. Nicolas et Dmitri Alexèiévitch descendaient par les femmes des comtes Kisselef et des princes Ouroussof. Dans ce pays où, grâce aux mœurs de cour, la protection et le népotisme ont d’habitude tant d’empire, cette proche parenté avec les Kisselef semble cependant avoir eu peu d’influence sur la carrière des deux frères.

Au moment où vinrent au monde les enfans qui devaient illustrer le vieux nom serbe, la fortune de leur famille, mal administrée depuis longtemps, était déjà bien réduite. Les Milutine possédaient cependant encore une terre et des serfs ; comme beaucoup de propriétaires endettés, ils continuaient à mener un certain train, et c’est dans sa famille, durant son adolescence, par le spectacle même qu’il avait sous les yeux, que Nicolas Alexèiévitch conçut la première idée de l’émancipation des paysans. Il le disait lui-même quelques semaines avant sa mort, un jour où il éprouvait un de ces mieux trompeurs qui, dans les maladies mortelles sont souvent un des signes précurseurs de la fin. A l’un des nombreux visiteurs qui, à Moscou, se pressaient autour de son fauteuil de paralytique, il racontait au commencement de 1872 comment, pour la première fois, il avait songé à l’émancipation des serfs. On était au mois de janvier, et ce jour-là il gelait très fort. Comme il arrive souvent, on parla du temps : « Ce froid, dit Milutine, me rappelle un incident de ma jeunesse, insignifiant en lui-même, mais qui dans ma mémoire a laissé une impression ineffaçable[3]. Je venais d’avoir seize ans ; pour la première fois je portais un habit, et on m’avait permis d’aller à une matinée dansante de l’assemblée de la noblesse, c’était un samedi de carnaval. Dehors il faisait très froid, 25 degrés (Réaumur), mais, dans mon traîneau et ma chaude pelisse, je ne songeais pas au froid. A l’heure indiquée, j’étais au bal, je dansai jusqu’à six heures, et de là j’allai dîner dans une famille de ma connaissance avec une personne pour qui j’avais une passion d’adolescent. Après le dîner, nous imaginâmes de danser de nouveau en petit cercle, puis vint le souper. Quand je regagnai la maison, il était trois ou quatre heures du matin. Le lendemain, naturellement je me levai tard, et lorsque je descendis, mon père et ma mère étaient à déjeuner. Ils me demandèrent ce que la veille j’avais fait de mon cocher ; — je ne m’en étais pas occupé. Ma mère me représenta avec vivacité toute la cruauté de ma conduite envers ce pauvre homme, que, par la plus forte gelée, j’avais tenu quinze heures sur son siège. Il faut croire qu’en me dépeignant ainsi, sans en avoir conscience, tout le sombre côté de ce lien servile qui faisait dépendre un homme du caprice d’un écervelé de seize ans, ma mère fut éloquente, car elle me fit une impression profonde. Depuis cette heure j’ai commencé dans ma jeune tête à rêver de l’émancipation, et cette pensée ne m’a plus quitté. Du reste, continuait Milutine, ma légèreté d’enfant n’a eu, grâce à Dieu, aucune suite fâcheuse pour notre pauvre cocher. Il m’a fait une visite ces derniers temps, et quoique de beaucoup mon aîné par l’âge, ajoutait avec un triste sourire Nicolas Alexèiévitch en regardant son bras droit paralysé, auprès de moi, il semble aujourd’hui un jeune homme. »

On voit l’influence qu’à l’époque de la vie où se forment les idées peuvent avoir sur une âme noble les leçons de la famille et des événemens en apparence sans importance. Milutine demeura toute sa vie sous cette première impression. Ce qui le distinguait de la plupart des démocrates de principe ou de tempérament, c’est que chez lui, loin d’être uniquement le fruit d’une théorie ou d’une doctrine abstraite, l’amour du peuple partait autant du cœur de l’homme que de l’esprit de système ou des calculs du politique. Milutine avait à cet égard une chaleur communicative et une foi convaincue qui lui donnaient un naturel ascendant sur autrui. L’affranchissement du peuple était pour lui comme une secrète vocation à laquelle toute sa vie il resta passionnément dévoué. Peu de temps après ce joyeux carnaval de Moscou, le futur homme d’état, à peine âgé de dix-sept ans, perdait sa mère, et cette mort mettait à nu la ruine de la famille. Comme il arrivait souvent alors, on avait jusqu’à la dernière heure vécu largement à Moscou et à la campagne. L’un des défauts du servage était de faire illusion aux propriétaires obérés, de leur masquer longtemps leur propre ruine. Il fallut vendre à l’encan le bien patrimonial situé dans le gouvernement de Toula. Élevé dans une trompeuse aisance, le jeune Nicolas Alexèiévitch, tout à coup sans fortune, dut subvenir à sa propre existence et à celle de son père. On était au milieu du règne de Nicolas, vers 1840 ; grâce à son oncle maternel, le comte Kisselef, alors ou depuis ministre des domaines, Milutine entra avant vingt ans au ministère de l’intérieur où il devait faire toute sa carrière, échelon par échelon, grade par grade, selon la hiérarchie du tableau des rangs. Cette carrière de tchinovnik fut toute bureaucratique, toute renfermée dans les chancelleries et les bureaux des ministères ; à nos yeux cela lui donne un intérêt de plus. On voit par cet exemple combien les conditions de la vie politique, ou pour mieux dire de la vie publique, diffèrent en Russie de ce qu’elles sont chez nous et dans la plupart des pays de l’Occident. C’est dans l’ombre silencieuse du cabinet, et dans la lourde atmosphère des massifs édifices de Saint-Pétersbourg que s’écoula toute la jeunesse de Milutine, sans autre témoin que l’œil de ses chefs, sans autre événement que les promotions du ministère. Dans cet obscur monde du tchinovnisme, où un esprit de discipline presque militaire éteint trop souvent toute personnalité, où les traditions bureaucratiques et le formalisme officiel engendrent trop fréquemment une routine favorable au triomphe de la médiocrité, Nicolas Alexèiévitch devait, en dehors d’une capacité de travail peu commune, se distinguer par deux qualités plus rares et plus dangereuses en Russie que partout ailleurs, par l’esprit d’initiative et par la trempe du caractère. En ce milieu où l’on parvient d’ordinaire par la flexibilité des manières, par l’élasticité des principes et l’indécision des vues, où la première condition de la fortune est moins l’intelligence des choses ou la pénétration des affaires que la connaissance des personnes et l’entente des intérêts particuliers, Milutine apportait, avec une intelligence singulièrement nette, un cœur résolu, une énergie patiente que rien ne rebutait, des convictions arrêtées et une inébranlable fidélité à ses convictions. Ces qualités, peu ordinaires dans un monde gouverné par l’habitude et l’intrigue, lui ont valu ses succès et ses déboires ; elles lui devaient attirer toutes les difficultés, toutes les inimitiés et les luttes qui ont donné quelque chose de dramatique et parfois presque de tragique aux péripéties ignorées de cette carrière bureaucratique, aux ingrats et obscurs combats soutenus dans l’ombre des silencieux couloirs des chancelleries pétersbourgeoises.


II

Les débuts de la carrière de Nicolas Alexèiévitch avaient été heureux et rapides. A peine entré au ministère de l’intérieur, le jeune Milutine était distingué par le ministre d’alors, le comte Strogonof, qui vingt ans plus tard se plaisait à lui rappeler « qu’il avait été le premier à découvrir sa valeur. » Le ministre avait un jour été frappé d’un mémoire sur les disettes, sujet pour la Russie d’une actualité toujours persistante. Il voulut faire la connaissance de l’auteur : c’était Milutine, alors âgé de vingt-deux ans. Plus tard, Nicolas Alexèiévitch racontait en riant qu’en se voyant ainsi subitement mandé dans le cabinet du ministre, il craignait d’avoir commis quelque crime involontaire et se préparait déjà au voyage de Sibérie. Le comte Strogonof eut peine à croire qu’un si jeune homme fût l’auteur d’un mémoire d’une telle maturité ; pour éprouver la précoce capacité de ce nouvel employé, il lui enjoignit de revenir le lendemain, et lui fit faire dans son propre cabinet un travail sur les premiers projets de chemins de fer dans l’empire. Il va sans dire que l’épreuve tourna au profit du jeune homme.

Sous le comte Pérovsky, successeur de Strogonof, Milutine sut également mériter la confiance de son chef. A vingt-huit ans, en 1846, il préludait à ses grands travaux législatifs par une des trop rares réformes accomplies sous Nicolas, celle de la douma, ou municipalité de la capitale. Il avait déjà la haute main dans le département économique (khoziaïstvenny departament) et, grâce à lui, le ministère de l’intérieur devint bientôt la terreur de tous les propriétaires enclins à abuser de leur autorité sur les paysans. A en croire les mauvaises langues, Pérovsky, dénué de tout talent oratoire, recourait au procédé de certain personnage de Le Sage dans Gil Blas : il chargeait son jeune subordonné de lui composer des discours qu’il récitait ensuite au conseil de l’empire ou ailleurs, si bien qu’il finit par se faire ainsi une réputation d’intelligence et de hardiesse.

C’est sous ce ministre, en 1847, que fut formé par l’empereur le premier comité secret pour améliorer la condition des serfs. Malgré le bon vouloir du souverain et du ministre, les travaux de ce comité n’aboutirent à rien. La sourde opposition des hauts fonctionnaires, secondée à point par l’explosion soudaine de la révolution de 1848, triompha de toutes les velléités émancipatrices de Nicolas. Depuis cette époque, Milutine eut en aversion tous ces comités secrets qui, n’étant pas soutenus par l’opinion publique, n’osent rien entreprendre contre les influences de cour. Aussi, lorsqu’après la guerre de Crimée, l’heure de l’émancipation vint enfin à sonner, fit-il tous ses efforts pour donner aux travaux préparatoires le plus de publicité possible ; il sentait que c’était le meilleur moyen de lier le gouvernement et en cas d’hésitation de lui couper toute retraite. C’est pour cela que sous Alexandre II il n’épargna rien pour engager publiquement l’autorité, pour la compromettre même si l’on veut et lui interdire tout recul[4].

En moins bienveillans rapports avec le successeur de Pérovsky, M. Bibikof, Nicolas Alexèiévitch se retrouva bientôt en intime liaison et en habituelle conformité d’opinion avec M. Lanskoï, appelé au ministère en 1855 lors de l’avènement de l’empereur Alexandre II. Lanskoï avait dans sa jeunesse fréquenté les dékabristes, qui, en décembre 1825, à la mort d’Alexandre Ier, avaient tenté de s’opposer à l’avènement de Nicolas et d’installer en Russie un gouvernement constitutionnel. De ses relations avec les conspirateurs de décembre, Lanskoï gardait, après trente ans, des convictions libérales et des penchans réformistes. Par malheur, il avait près de soixante-dix ans lorsque fut soulevé le grand problème de l’émancipation ; soit faiblesse de l’âge, soit plutôt lassitude ou indolence naturelle, manque d’initiative ou d’énergie, il eût plus d’une fois cédé aux menaces des adversaires de la réforme s’il n’eût été constamment soutenu par l’inflexible Milutine, dont il avait fait son principal conseiller, et bientôt son second et son associé officiel sous le titre d’adjoint du ministre (tovarichtch ministra). Aussi, dans toutes les luttes de ces premières années, si remplies et si agitées, du règne d’Alexandre II, les accusations et les colères des adversaires du ministre passaient-elles d’ordinaire par-dessus la tête blanche de Lanskoï pour aller frapper Milutine, regardé non sans raison comme le véritable inspirateur du ministère.

Cette période de 1856 à 1861 est, on le sait, une des plus curieuses et l’une des plus fiévreuses qu’aient traversées la Russie et aucun peuple. Moins les troubles de la rue et les désordres matériels, c’était une époque révolutionnaire avec toutes les illusions et les contradictions des esprits à de pareilles époques. En province comme à Pétersbourg, une réaction générale contre les trente années de despotisme qui avaient amené les défaites de Crimée et rendu inutile l’héroïsme des soldats paralysé par la corruption bureaucratique et, selon le mot même de Milutine, par un système d’administration militaire qui, en plein XIXe siècle, rappelait la guerre de trente ans[5]. Après une longue apathie de la société et du pays, une activité folle, mal réglée, sans direction ni voie tracée. La Russie semblait s’être soudain éveillée d’un sommeil léthargique ; tout un monde jusque-là silencieux et immobile s’animait, parlait, gesticulait en même temps. A la guerre extérieure avaient succédé dans la presse, dans les salons, à la cour, des luttes intérieures non moins vives et acharnées. Partout on proclamait la nécessité des réformes ; mais par qui les faire élaborer ? par qui les faire exécuter ? Des hommes qui entouraient le trône, tous vieillis ou grandis à la cour de Nicolas, les uns par instinct ou par principe répugnaient à tout changement ; les autres par faiblesse ou par ignorance s’épouvantaient des difficultés et ne se sentaient pas la force de les vaincre. Si, à son lit de mort, l’empereur Nicolas avait légué à son fils la tâche d’émanciper les serfs, il n’avait pu se flatter de lui laisser des hommes capables de l’y aider. Les idées ne manquaient point ; comme à toute époque analogue, il y en avait à foison, l’atmosphère en était remplie et pour ainsi dire obscurcie ; elles volaient et bourdonnaient dans l’air, nombreuses, bariolées et papillotantes, vagues, troublées et confuses, se croisant en tous sens et usant bruyamment de la précaire tolérance d’un pouvoir indécis. Ce qui faisait défaut, ce n’étaient point les idées, c’étaient des yeux pour distinguer entre elles, des mains pour les trier et les coordonner ; c’étaient des hommes capables de tirer des aspirations de la société et des velléités du pouvoir des lois et des institutions vivantes.

Ce manque d’hommes, particulièrement fâcheux à l’ouverture d’un règne où l’on avait tant à renouveler, se faisait sentir à tous les degrés de l’échelle. On le voit par les lettres de Milutine, qui jusqu’à ses derniers jours ne devait cesser de se plaindre de cette pénurie[6]. Ce défaut d’hommes capables et d’agens intègres était et reste encore une des constantes difficultés de la Russie. En réalité cependant, alors comme aujourd’hui, cette disette d’hommes était peut-être plus sensible aux rangs inférieurs ou secondaires de la hiérarchie bureaucratique qu’au sommet, plus sensible surtout à la cour que dans la société. Le vaste empire, les événemens même allaient bientôt le montrer, possédait les élémens d’un haut personnel administratif ; le malheur devait être que, parmi les ouvriers des grandes réformes, beaucoup, et non les moindres pour le talent et le caractère, allaient, comme Milutine lui-même, être congédiés avant d’avoir terminé leur œuvre ou, comme Milutine encore, être usés prématurément en d’ingrates besognes.

Ce ne sont pas toujours les hommes qui manquent en Russie, c’est le système en usage pour le recrutement des hauts fonctionnaires qui est peu favorable au mérite. Et ici je ne veux pas seulement faire allusion aux exigences du tableau des rangs et du tchine, qui, en classant militairement tous les fonctionnaires civils d’après leur grade et leurs états de service, semblent avoir pour but la création d’une sorte de mandarinat intéressé à la routine. Avec le système en vigueur, l’avancement au choix n’est pas toujours plus éclairé que l’avancement à l’ancienneté. L’intelligence et l’instruction, la supériorité naturelle ou acquise est pour les chefs hiérarchiques qui en peuvent prendre ombrage autant un motif de défiance et de suspicion qu’un titre de recommandation. Un Russe, quelque peu humoriste, qui connaissait bien les ressorts habituels du mécanisme bureaucratique, disait qu’en Russie le gouvernement devait fatalement tomber un jour des mains des incapables aux mains des idiots. Voici comment il justifiait cette boutade. À Saint-Pétersbourg, chaque ministre a près de lui un assistant ou adjoint (tovarichtch) qui le plus souvent devient à la longue ministre à son tour. Or d’ordinaire les ministres en fonctions cherchent un adjoint dont les talens ne puissent leur inspirer de jalousie ; une fois parvenu au premier rang, ce dernier fait naturellement de même, en sorte que le niveau des hauts fonctionnaires, le niveau du personnel ministériel en particulier, semble destiné à s’abaisser progressivement de titulaire en titulaire, pour descendre peu à peu de la médiocrité à l’incapacité. Les choses se passeraient ainsi en effet si, par bonheur pour l’empire, les calculs égoïstes des hommes en place n’étaient souvent déjoués par les intrigues de leurs concurrens et par l’intervention du souverain qui, au risque de compromettre l’unité des services, impose parfois à ses ministres des collaborateurs dont ils n’eussent pas fait choix. Lanskoï, ministre de l’intérieur à un moment où le ministère avait à préparer l’émancipation, agit en pareille occurrence d’une façon qui fait le plus grand honneur à son caractère et à son patriotisme. Homme droit, modeste, sincèrement dévoué au bien public, il était justement effrayé de l’immensité de la tâche qui officiellement pesait sur lui. Pour l’étude de la grande réforme, il voulut s’assurer le concours d’un homme d’intelligence et d’énergie. Loin de redouter un mérite qui pouvait éclipser le sien, il s’adressa à Milutine, il lui offrit ce poste de ministre-adjoint qui devait assurer à Nicolas Alexèiévitch la haute main dans l’élaboration de l’affranchissement des serfs.

Ce choix, justifié au point de vue bureaucratique par vingt ans de service, ne fut pas ratifié sans difficulté. Milutine comptait déjà de puissans ennemis ; déjà il s’était fait une réputation d’indépendance et de libéralisme qui, pour plusieurs hauts personnages, faisait de son nom une sorte d’épouvantail. A l’heure même où son ministre pensait à se l’associer officiellement, Milutine, en butte à de violentes attaques, se voyait un moment sur le point de quitter le service public.

Ici se place un épisode peu connu qui éclaire d’un jour singulier les mœurs politiques et la carrière de Milutine. Nous avons dit en passant que, sous le règne précédent, il avait été le principal rédacteur du statut sur la douma ou municipalité de Saint-Pétersbourg. Cette première réforme, où l’on voit déjà percer ses tendances libérales avec ses principes égalitaires, avait naturellement fait des mécontens et donné des ennuis au jeune directeur du ministère de l’intérieur. Jusqu’en 1846, en dépit de quelques formes de self-government importées sous Catherine II, les affaires municipales se trouvaient entièrement entre les mains des gouverneurs locaux et de leurs employés. Les villes étaient en fait taxées à volonté par la bureaucratie, qui ne rendait aucun compte des sommes perçues par elle. Les abus étaient tels à Saint-Pétersbourg même que, malgré son peu de goût pour les innovations, l’empereur Nicolas avait cru devoir y mettre un terme. Milutine, sur qui était retombé ce travail, avait cherché à introduire dans la capitale une sérieuse autonomie administrative. Par là ce bureaucrate de profession donnait d’avance un démenti à ceux qui si souvent l’ont représenté comme épris du despotisme bureaucratique. D’après le statut élaboré par ses soins, les affaires urbaines étaient débattues par les élus de la population, pris à la fois parmi les marchands patentés et parmi les gentilshommes propriétaires dans la ville. La nouvelle organisation se heurtait également à l’incurie des marchands et à leur ignorante négligence pour des intérêts qui avant tout étaient les leurs, aux préjugés et à la paresse de la noblesse, aux rancunes et à l’arbitraire incorrigible du tchinovnisme. Les nobles, jusque-là considérés comme classe essentiellement rurale, et à ce titre exclus de la municipalité, se montraient pour la plupart peu. flattés de délibérer en commun et sur un pied d’égalité, dans l’assemblée générale de la ville[7], avec des marchands ou des artisans. Plusieurs dédaignaient d’assister en personne à ces assemblées et n’y envoyaient que leurs intendans. Les gouverneurs et les autorités administratives s’irritaient de ne pouvoir plus disposer à leur gré des finances de la capitale et puiser librement dans la caisse de la ville. Bref, cette réforme si urgente, conduite sous le règne le plus conservateur et qui depuis a servi de point île départ au nouveau statut municipal, contribua singulièrement à faire à Milutine un renom de révolutionnaire.

Aux débuts du règne de l’empereur. Alexandre II, à l’heure même où tout en Russie semblait à la veille d’un renouvellement, ce statut de 1846, déjà vieux d’une dizaine d’années, n’était pas accepté de tous les hauts fonctionnaires. Le général I., en particulier, alors gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, ne cachait pas son aversion pour la douma. En 1858, un minuscule incident, plus digne d’occuper Lilliput que le plus grand empire du globe, et comme d’ailleurs presque toute chose en Russie, compliqué d’une mince question de personnes, souleva entre le gouverneur-général et la municipalité pétersbourgeoise une sorte de conflit dont les éclats atteignirent Milutine, l’inventeur et le défenseur attitré de cette subversive institution. Il s’agissait de la publication par un journal d’un protocole de la douma en réponse à une lettre impertinente d’un gentilhomme, M. B., fort bien apparenté en cour. On s’indignait de voir la municipalité s’arroger sans autorisation le droit de publicité interdit sur toute la surface de l’empire.

Cette sotte affaire, en elle-même d’une petitesse ridicule, fut déférée au comité des ministres, — en Russie, on dit officiellement et non sans raison comité au lieu de conseil. Le gouverneur-général de la capitale avait été spécialement convoqué à cette séance extraordinaire. L’empereur présidait la plupart des ministres, particulièrement le fameux général Mouravief, ministre des domaines, partageaient les colères du gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, la douma était taxée de rébellion, et l’on faisait retomber la responsabilité de cette funeste création sur Milutine. On demandait avec ironie à Lanskoï, fort embarrassé de défendre son directeur, comment il pouvait tolérer un tel homme. Une seule voix, dit-on, s’éleva en faveur de la douma et de Milutine, celle du prince Gortchakof. L’empereur, jusque-là silencieux, l’interrompit avec impatience : « Ce Milutine, dit-il, a depuis longtemps la réputation d’un rouge ; c’est un homme à surveiller. »

Dans le pays de l’autocratie, on comprend sans peine la portée d’une telle parole. De quelque côté que vînt à l’empereur cette prévention contre Nicolas Alexèiévitch, que ce fût de la cour ou de la IIIe section, Milutine en devait jusqu’à la fin porter le poids. Quant à l’affaire de la douma, le comité des ministres décida d’infliger une sévère réprimande à la municipalité et en même temps de faire remettre à une commission spéciale, présidée par le gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, l’adversaire même de la douma, le soin de réviser le statut municipal.

Une telle décision atteignait Milutine dans sa personne et dans son œuvre. Le coup porté à une réforme qui était l’honneur de sa jeunesse le frappait plus profondément qu’une disgrâce personnelle. Croyant deviner que les adversaires de la douma en voulaient autant à sa personne qu’à l’institution, il espérait désarmer leur colère en sacrifiant lui-même son avenir. « Puisqu’aux yeux de l’empereur je suis un homme dangereux, dit-il à Lanskoï qui lui contait les détails de la séance du comité, — ma présence au ministère ne doit plus être tolérée. » Et, séance tenante, il offrit sa démission. Trois mois auparavant, en août 1858, Lanskoï avait failli présenter la sienne à la suite du mauvais accueil fait par le souverain à un mémoire contre l’institution de nouveaux gouverneurs-généraux, mémoire rédigé sur le conseil et par la plume de Milutine[8].

Nicolas Alexèiévitch, nous l’avons dit, ne possédait aucune fortune personnelle. Ses 5,000 roubles de traitement étaient tous ses moyens d’existence. En sortant du ministère, il avait l’intention de se consacrer à la presse, qui prenait vers ce moment une influence jusque-là inconnue. Milutine comprenait mieux que personne la haute mission de la presse périodique en un pays dépourvu de droits politiques ; il croyait avoir là un moyen de servir son pays avec non moins de profit pour le public et plus d’indépendance pour lui-même. Bien qu’entré fort jeune au ministère, il n’eût pas été tout à fait un novice dans cette carrière nouvelle. Durant les premières années, alors que ses travaux bureaucratiques n’occupaient pas encore tous ses loisirs, il avait, pour subvenir à son entretien ou à celui de son père, écrit quelques articles de revue. Ce genre de travail avait toujours eu pour lui beaucoup d’attrait, et à certaines heures il rêvait de fonder et d’éditer lui-même une nouvelle feuille. En attendant, il était décidé à reprendre la plume. Sa résolution était arrêtée ; déjà il comptait partir pour la campagne chez les parens de sa femme, lorsqu’une entrevue du ministre avec le souverain vint renverser tous ses plans.

Les ministres en Russie travaillent chacun à tour de rôle avec l’empereur pour lui soumettre les affaires de leur ressort. Quelques jours après l’orageuse séance du comité des ministres, Lanskoï faisait au souverain son rapport ou doklad ; naturellement il fit part à sa majesté de la démission de Milutine. Alexandre II en demanda les motifs ; le ministre répondit en rapportant les paroles de Nicolas Alexèiévitch. Le cœur toujours bon, mais l’esprit encore prévenu, l’empereur répéta qu’il avait ses raisons de se méfier de Milutine. « C’est, dit-il, un homme qui passe pour dangereux ; en tous cas, il fait trop parler de lui. » Le ministre expliqua de son mieux pourquoi Milutine avait des ennemis et fit observer qu’en tout cas ce n’était pas là le fait des gens médiocres. L’empereur en convint : « Serge Stépanovitch, dit-il à Lanskoï en manière de conclusion, peux-tu répondre de lui ? — Comme de moi-même, sire, » répondit l’excellent homme. Le souverain sembla désarmé et répliqua qu’en ce cas il ne voyait pas la nécessité d’accepter la démission de Milutine.

Lanskoï, qui un moment avait craint de subir l’amputation de son bras droit et qui en outre avait une sincère amitié pour son directeur, sortit tout joyeux et réconforté. Il fit de son mieux pour faire partager ses sentimens à Nicolas Alexèiévitch, mais la tâche, on le comprend, n’était pas facile. La blessure de Milutine était trop profonde pour être si vite guérie, et les paroles impériales, rapportées par Lanskoï, étaient plus faites pour la rouvrir que pour la fermer. Sur les instances du ministre, il se résigna cependant à demeurer à son poste, tout en sentant douloureusement qu’il avait contre lui, non-seulement l’hostilité de la cour, mais la défiance d’un prince qu’il était le premier à aimer et à estimer. Il se savait suspect au maître et, malgré ses services, il le devait rester longtemps et en souffrir presque jusqu’à la fin. L’importance des affaires à traiter, le noble désir de contribuer à la plus grande réforme du siècle le faisaient seuls passer par-dessus de justes considérations personnelles.

Une haute et bienfaisante influence, l’amitié d’une femme qui tenait de près au souverain, contribua non moins que les instances de Lanskoï à le retenir au ministère. Je veux parler de la grande-duchesse Hélène, veuve du grand-duc Michel, et tante d’Alexandre II. Cette princesse qui, par son mariage, avait échangé la modeste et gaie petite cour de Stuttgart contre la somptueuse et froide cour impériale, jouait à Saint-Pétersbourg, depuis la mort de son mari, en 1849, depuis la mort de son beau-frère Nicolas surtout, un rôle particulier et tout nouveau en Russie. Instruite et sérieuse, curieuse de toutes les choses de l’esprit, mettant son plaisir ou son amour-propre à tout connaître et à tout comprendre, elle était d’autant plus jalouse d’encourager les arts et les idées qu’elle ne pouvait prétendre à une influence politique directe. Lasse du vide fastueux de la vie de cour, plus solennelle et plus vaine peut-être à Pétersbourg que partout ailleurs, elle avait fait de sa demeure, — le beau palais Michel, — le rendez-vous d’artistes, d’écrivains, de hauts fonctionnaires, d’hommes distingués de toute sorte. C’était ce qu’au XVIIIe siècle on appelait un salon, et naturellement, au milieu de l’effervescence et de l’incessante ébullition d’idées des premières années du règne, ce salon princier était le rendez-vous de tous ceux qui se piquaient de libéralisme.

La grande-duchesse connaissait Milutine depuis longtemps déjà, depuis 1846, époque du statut municipal de Saint-Pétersbourg. Le ministre Pérovsky lui avait parlé du jeune bureaucrate, et la princesse avait demandé à l’oncle de Milutine, le comte Kisselef, alors ministre des domaines, de lui présenter son neveu. La belle-sœur de Nicolas se connaissait en hommes ; elle distingua vite Nicolas Alexèiévitch, et jusqu’à la mort de ce dernier, durant plus de vingt ans, elle lui témoigna une bienveillance qui ne se démentit jamais. La faveur dont jouissait Milutine au palais Michel ne pouvait manquer de faire des envieux. La petite cour, comme on disait dans le monde pétersbourgeois, n’était pas sans exciter les railleries et les médisances de la grande. Les calomnies n’épargnaient pas toujours la grande-duchesse elle-même, et la malveillance se permit des insinuations injurieuses sur les relations de Nicolas Alexèiévitch et de sa haute protectrice. Ces bruits ridicules, semés par la malveillance et répandus par des natures basses ou frivoles, disposées à chercher partout le romanesque ou incapables de concevoir une sérieuse amitié entre personnes de sexe différent, étaient démentis par le caractère même de la princesse, femme toute tournée vers les choses de l’esprit, d’une imagination ardente et vive, mais d’un tempérament plutôt froid, et en tout cas au-dessus de tout vulgaire soupçon.

Les entretiens de la grande-duchesse et de Nicolas Alexèiévitch roulaient d’ordinaire sur les sujets les plus graves et les plus ennuyeux au point de vue mondain. Mettant sa gloire à s’intéresser à tout ce qui touchait sa patrie d’adoption, la grande-duchesse ne se laissait pas rebuter par les matières les plus arides. Administration, législation, économie politique, finances étaient des domaines où elle ne craignait pas de mettre le pied et qu’elle parcourait volontiers sous la direction de guides qui, par leur science ou leur position, lui inspiraient confiance. Dans un billet de 1859 par exemple, Milutine lui recommande un mémoire sur la création d’une banque de Russie à l’imitation de la banque de France ; la princesse était habituée à recevoir de pareils mémoires, elle se les faisait lire ou analyser par une de ses demoiselles d’honneur qui avait la spécialité de ce genre de travail. Entre elle et Milutine cependant le principal sujet d’entretien, on pourrait dire le principal lien, était la grande question du jour, l’émancipation, qui depuis que le nom en avait été solennellement prononcé à Moscou, passionnait la grande-duchesse. A ses yeux, la présence de Milutine au ministère était indispensable au succès de la réforme, dont, de concert avec elle, il avait de longue date médité les conditions. Pour le retenir à son poste, elle traitait ses projets de retraite, à la veille de la bataille décisive, comme une. sorte de désertion ou de trahison des intérêts du peuple.

A ses encouragemens la tante de l’empereur ne laissait pas de mêler quelques conseils et remontrances. Avec un tact de femme joint à une longue expérience des cours, elle représentait à Milutine qu’il était en partie responsable des préventions qu’il rencontrait. Ce qu’elle lui reprochait depuis longtemps, c’était de trop s’absorber dans son service, de trop s’isoler, et, dans un pays où les relations personnelles sont toutes-puissantes, de se tenir trop à l’écart de la société, du monde, de la cour. Le meilleur moyen, disait-elle, de lutter contre ses détracteurs, c’était de se faire voir, de montrer « que le diable n’était pas aussi noir que sa réputation. » Malgré son peu de goût pour le monde, dont la frivolité lui répugna toujours, les circonstances obligèrent peu à peu Milutine à se conformer aux leçons de la princesse ; il y gagna quelques amis, mais peut-être aussi quelques envieux et quelques adversaires de plus.

Trois ou quatre jours après la séance du comité des ministres mentionnée plus haut, la grande-duchesse donnait dans ses petits appartemens une soirée intime où n’étaient invitées que vingt-cinq ou trente personnes. Fidèle à son programme, elle y présenta Milutine à l’impératrice et au prince Gortchakof, que Milutine put remercier de son attitude au comité des ministres. L’impératrice, femme modeste, moins brillante ou moins libre au premier rang que la grande-duchesse au second, l’impératrice, morte le printemps dernier, a durant toute sa vie cherché à se tenir à l’écart de toute coterie et de toute intrigue de cour. D’une cordiale bonté et d’un tact exquis, elle accueillit Milutine avec bienveillance, s’entretint quelques minutes avec lui et le comte B. de l’affranchissement des serfs, exprimant le regret que plusieurs hauts fonctionnaires cherchassent plutôt à ébranler l’empereur qu’à le soutenir dans ses généreuses résolutions. Le comte B. parlant d’un grand propriétaire et l’ayant traité de « conservateur enragé, » l’impératrice sourit, et avec une délicatesse toute féminine, comme si elle eût voulu panser. La plaie faite involontairement par son royal époux, elle dit en se tournant vers Milutine : « Il m’a toujours semblé que ces grands mots de conservateurs, de rouges, de révolutionnaires n’avaient pas de sens dans notre pays, où à vrai dire il n’existe pas de partis. » L’observation était aussi juste que bien placée, aujourd’hui encore elle garde une bonne part de vérité.

De toute cette tempête dans un verre d’eau, à propos de la douma, il ne résulta en somme que quelques coups de canif bien vite effacés dans le statut municipal, et pour Milutine lui-même, une notoriété agrandie, et une soudaine popularité parmi les plus impatiens partisans des réformes.

Peu de jours après, la soirée du palais Michel, Milutine était appelé à une audience impériale. Au mois de juillet précédent, il avait, pour divers travaux au ministère, reçu le cordon de Sainte-Anne et, d’après le conseil de Lanskoï, il s’était fait inscrire pour offrir ses remercîmens au souverain. C’était la première fois qu’il était présenté à l’empereur, et soit mauvaise chance, soit calcul de quelque ennemi de cour, l’audience demandée l’été précédent tombait huit jours après le conseil où l’empereur l’avait traité de révolutionnaire. Cette présentation se passa mieux que n’eût osé l’espérer Milutine, qui, craignant d’être devant témoins l’objet d’injustes reproches auxquels il n’eût pu répondre, en était un moment revenu à ses projets de retraite. « L’empereur a voulu être dur, dit-il, en revenant du palais d’hiver, mais sa bonne nature a pris le dessus. » En effet, au nom de Milutine, Alexandre II avait brusquement changé de ton et d’une voix sèche : « Enchanté de vous voir ; il paraît que vous possédez la confiance de votre ministre : j’espère que vous saurez la justifier. » Ces mots dits rapidement, le tsar avait tourné les talons et après avoir salué les assistans il allait sortir, lorsqu’arriva à la porte de son cabinet il avait appelé Nicolas Alexèiévitch. Sans lui parler d’affaires, il lui avait demandé des nouvelles de D. Milutine[9], alors au Caucase, auprès du prince Bariatinsky, comme si, par cette marque d’intérêt, le souverain eût voulu effacer l’impression de ses premières paroles.

Moins de trois mois après cette froide réception, Milutine était enfin nommé adjoint du ministre et, comme tel, il devenait de fait sinon de droit, le chef réel de l’administration intérieure, et qui plus est, le secret moteur des grands travaux législatifs, qui, avec l’affranchissement de vingt millions de serfs, allaient renouveler toute l’organisation rurale de l’empire.

Cette nomination ne s’était pas faite sans tiraillemens. La première fois que Lanskoï en avait osé parler, six semaines à peine après les affaires de la douma, il s’était heurté à un refus catégorique. Alexandre II lui avait opposé la réputation de Milutine et les animosités qui le poursuivaient. Ne voulant pas du candidat de son ministre, le tsar lui avait désigné le prince Dmitri O., alors attaché au ministère de la marine. Ce dernier, quoique intelligent et instruit, ne se sentait pas fait pour un tel poste en un pareil moment. C’était un habitué des soirées de la grande-duchesse Hélène ; Nicolas Alexèiévitch et lui s’étaient au palais Michel liés d’une sincère et réciproque amitié. En vrai gentilhomme, avec un désintéressement et une délicatesse rares, en tout pays, il refusa le poste qui lui était offert, disant à Lanskoï que cette place revenait de droit à Milutine. Le ministre, fort du refus du prince O., mit de nouveau en avant le nom de Milutine. « Cela ferait crier, dit l’empereur ; il faut attendre et chercher. » On attendit sans trouver, paraît-il, car, deux ou trois semaines plus tard, Lanskoï dînant au palais impérial, Alexandre II lui annonçait dans son cabinet qu’il consentait à la nomination de Milutine, mais à titre temporaire.

Pour Lanskoï, qui, tout joyeux, lui en vint porter la nouvelle, c’était une victoire ; pour Milutine, c’était presque autant un affront qu’un succès. Il sentait amèrement ce qu’il y avait de blessant dans un procédé qui semblait ne lui laisser occuper une place difficile qu’en attendant la découverte d’un candidat agréable. La carrière des honneurs ressemblait singulièrement pour lui à une sorte de calvaire ; il ne s’élevait qu’avec des humiliations et de mortifians succès. En dépit des apparences cependant, cette nomination, malgré les haines excitées contre lui, malgré les répugnances mêmes du maître, était un involontaire hommage à la supériorité de son mérite. Le mal, non-seulement pour son amour-propre, mais pour la bonne gestion des affaires, c’est qu’alors comme plus tard encore, il allait se trouver dans une position équivoque, avoir la charge et la direction réelle de grandes mesures dont ostensiblement il n’avait ni l’honneur ni la responsabilité. Cette nomination à titre provisoire était un de ces compromis qui ne satisfont personne ; en soulignant officiellement les défiances du souverain, elle laissait la porte ouverte aux intrigues, au lieu de la leur fermer. Milutine dut rester dans cette situation ambiguë durant les deux longues et mémorables années où s’élabora le nouveau statut des paysans. Les ennemis qui n’avaient pu l’écarter des affaires restèrent assez puissans pour lui infliger un affront que le persiflage frivole du monde ne lui laissait pas oublier. On disait de lui qu’il était un adjoint temporairement constant (vremenno-postoianny), Et de fait il ne devait quitter le ministère qu’avec Lanskoï lui-même, lorsque, la charte d’émancipation achevée, on en sacrifia les artisans aux rancunes de leurs adversaires.

Au commencement du carême de 1859, Milutine dut se présenter au souverain dans ses nouvelles fonctions. L’empereur l’accueillit avec plus de bienveillance ; il ne manqua pas cependant de lui rappeler que l’opinion publique (dans la bouche impériale cela signifiait l’opinion de la cour) lui était hostile, qu’on le considérait comme révolutionnaire. Il ajouta qu’en le nommant, sur les instances de Lanskoï, à ces nouvelles fonctions, il lui donnait l’occasion de se réhabiliter. On voit que d’épines douloureuses rencontrait Nicolas Alexèiévitch à chacun de ses pas sur ce qu’on est convenu d’appeler le chemin des honneurs. Si, dans nos démocraties, l’homme public est exposé à d’indécentes avanies, aux outrages et à l’ingratitude d’un peuple ignorant ou prévenu, dans les monarchies absolues il doit, pour le bien de l’état, se résigner à des souffrances souvent non moins pénibles, se courber silencieusement sous des affronts immérités ou d’injustes leçons.

Milutine répondit modestement à son maître qu’il envisageait lui-même sa récente nomination comme une épreuve, qu’il priait seulement sa majesté de ne point le juger d’après les on-dit du dehors, mais d’après ses actes, qui seraient toujours conformes au bien et à la dignité de l’état. L’empereur répliqua que tout le monde s’accordait à le considérer comme un homme capable et qu’il pourrait ainsi rendre des services pour les détails de l’émancipation. Cet embarrassant prélude terminé, le souverain s’entretint immédiatement avec Milutine du grand problème dont, après trois ans d’attente, il était pressé d’assurer enfin l’exécution.

Nicolas Alexèiévitch allait, dans l’ombre des commissions, prendre en toute cette affaire une part beaucoup plus large que ne le prévoyait le souverain. Grâce à son ascendant sur son ministre et à son autorité sur ses futurs collègues, il allait en réalité, sans bruit ni fracas, être la cheville ouvrière de la grande réforme. Lanskoï n’était que le Louis XIII du ministère dont Milutine était le Richelieu, mais un Richelieu discret et modeste[10]. Dans tous les travaux concernant l’émancipation, Nicolas Alexèiévitch ; avait sur ses collaborateurs un inappréciable avantage. Tandis que ; d’autres abordaient cette redoutable question sans préparation et sans plan, Milutine l’étudiait dans ses détails depuis deux ans au moins ; il y apportait des idées mûries, un système tout arrêté.


III

C’est en 1856, à Moscou, lors de son couronnement, que l’empereur Alexandre avait exprimé devant la noblesse l’intention d’émanciper les serfs. L’émotion soulevée par la parole impériale s’était bien vite calmée. L’exécution était loin d’avoir immédiatement suivi la promesse de Moscou. Le problème, il ne faut pas l’oublier, était le plus grave qui se puisse poser devant un gouvernement : il était compliqué de périlleuses questions agraires qui touchaient aux fondemens mêmes du droit, de propriété. Aussi ne saurait-on s’étonner si, troublé par les appréhensions et les cris des propriétaires, le gouvernement s’est arrêté avec effroi au bord d’une révolution dont l’œil avait peine à sonder sans vertige la profondeur et où toute la Russie risquait de s’engloutir.

Au premier rang des personnes impatientes de voir mettre la main à l’œuvre se distinguait la grande-duchesse Hélène. Cette princesse, à l’imagination vive, s’était prise d’un zèle ardent pour la cause des paysans. Dans sa généreuse passion pour le bien des serfs, peut-être aussi par ambition de frayer une voie nouvelle, elle s’était décidée à devancer l’initiative du gouvernement et, à émanciper immédiatement les paysans de sa grande propriété de Karlovka, dans le gouvernement de Poltava. Elle s’en était ouverte à Milutine dès le mois de septembre 1856 et lui avait demandé un mémoire à ce sujet. Toutes les sympathies de Nicolas Alexèiévitch étaient acquises à une telle résolution, mais en véritable homme public, toujours préoccupé des intérêts généraux, il craignait que par trop de précipitation la grande-duchesse ne compromît le succès de l’œuvre qu’elle voulait hâter. A ses yeux, qui ne perdaient jamais de vue l’ensemble de la question, la tante de l’empereur ne devait pas se contenter de donner un exemple de générosité personnelle en libérant ses serfs d’un trait de plume ; si elle prétendait à l’initiative en pareille matière, il fallait dans la charte d’affranchissement de Karlovka essayer de poser les bases d’une législation nouvelle qui pût s’appliquer à la Russie entière. Au lieu d’un acte de bienfaisance privée et isolée, Milutine voulait que le projet de libération, rédigé pour un domaine particulier, pût. servir de modèle et comme de maquette pour la grande charte d’émancipation attendue par vingt millions de serfs. Ce souci de l’avenir perce à chaque ligne dans la lettre suivante, où deux ans avant la convocation du comité de rédaction, on voit les premières idées de Milutine sur la marche à suivre prendre forme et couleur. On y voit combien d’obstacles il apercevait de tous côtés. et combien il tenait à ne procéder qu’avec l’autorisation impériale, — comment, tout en conseillant de faire appel à l’initiative des propriétaires, il refusait d’abandonner la solution de la question aux comités de la noblesse dont il se méfiait, — comment enfin, sentant le besoin d’un appui sur les marches mêmes du trône, il songeait déjà à faire appel au grand-duc Constantin. A plus d’un égard, cette lettre privée, sans caractère officiel, pourrait être regardée comme un programme anticipé de ce qui deux ou trois ans plus tard devait être effectué en grand,

Nicolas Milutine à la grande-duchesse Hélène,


« 19 octobre 1856.

« Madame,

« Je serais heureux de justifier la haute confiance dont Votre Altesse Impériale a daigné m’honorer ; mais plus je me pénètre de la gravité de mes devoirs, plus je sens l’insuffisance de mes moyens. Pour ne pas s’égarer dans les appréciations et les jugemens que l’on porte sur les événemens du jour, il faut avoir des données positives qui me manquent complètement. Dans ma position isolée, je connais à peine le terrain sur lequel il nous faut agir, et pour m’exprimer sur une question aussi grave et aussi délicate, je dois me pénétrer du souvenir de la bienveillance habituelle à Votre Altesse.

« D’après la pensée exprimée dans le mémoire que j’ai l’honneur de présenter ici, il s’agirait (en cas d’autorisation) d’ouvrir préalablement des négociations avec quelques propriétaires du gouvernement de Poltava pour arrêter d’abord l’organisation d’un comité provincial[11]. Ce n’est qu’après avoir reçu cette autorisation qu’on pourrait procéder à l’installation définitive de ce comité. Cette marche, d’ailleurs toute régulière et avantageuse sous plus d’un rapport, devra être confirmée par l’empereur. En ce moment, il ne s’agirait donc que d’entrer en rapports officiels avec les propriétaires les plus libéraux et les plus influens, comme par exemple le prince Kotchoubei et M. Tarnovsky, de demander leur avis sur la manière de régler les travaux du comité et de choisir le personnel pour ce comité. Leurs réponses pourraient faciliter la rédaction du mémoire, qui serait ensuite présenté à la sanction impériale. Si ces messieurs exprimaient en même temps leurs idées sur le fond de la question, je crois qu’il serait plus prudent de ne pas discuter leurs vues afin de se réserver toute liberté d’action dans l’avenir[12].

« Ces premières ouvertures exigeraient peut-être dans l’intérêt de la cause un appui moral solide, pour fixer dès l’origine des idées et des convictions encore si chancelantes. Un simple particulier comme celui que Votre Altesse a bien voulu me désigner ne saurait posséder ni l’autorité ni l’indépendance nécessaires à une pareille mission. Il compromettrait son avenir sans atteindre le but. Puis-je désigner la seule personne qui possède tous les titres à être le dépositaire des pensées de Votre Altesse ? .. Ne connaissant pas les vues de Mgr le grand-duc (Constantin), je n’ose insister davantage et je demande pardon à Son Altesse d’avoir énoncé une idée peut-être en dehors de ma compétence. D’ailleurs, avant de connaître les termes de l’autorisation souveraine, il est bien difficile de juger des chances et des conditions dans lesquelles se présenterait l’affaire. Vous me permettrez, madame, d’y revenir après de plus amples informations ; je serai heureux de pouvoir m’associer en simple et obscur ouvrier à l’œuvre que Votre Altesse n’a pas hésité à entreprendre[13]. »

Deux ans plus tard, en décembre 1858, Milutine adressait à la grande-duchesse un nouveau mémoire. D’après le désir de sa noble correspondante, ce travail, complet et détaillé, devait être placé sous les yeux de l’empereur ; aussi Nicolas Alexèiévitch, alors fort mal en cour et traité de révolutionnaire, s’était-il abstenu de le signer[14]. Le modeste avant-projet, rédigé par Milutine pour un simple domaine, allait bientôt dans ses traits essentiels être étendu à tout l’empire, mais alors même l’œuvre de Milutine allait, aux yeux du monde, rester en grande partie officiellement anonyme.

Quelques semaines après l’achèvement du projet pour Karlovka, au commencement du carême de 1859, Nicolas Alexèiévitch, nommé enfin adjoint du ministre, était reçu en audience privée par l’empereur et conférait en tête-à-tête avec lui des préliminaires de l’émancipation. Alexandre II venait de remettre la direction de l’affaire entre les mains du général Rostovtsef, son homme de confiance. En tout autre pays un tel choix, pour une pareille œuvre, eût été une surprise en Russie, où l’on se préoccupe peu des aptitudes et des spécialités, le choix le plus bizarre ne saurait surprendre. Milutine ne connaissait Rostovtsef que de réputation ; ce qu’il savait de ce personnage, accusé d’avoir acquis son crédit sous Nicolas en dénonçant les décembristes, aurait suffi pour l’en tenir éloigné. Peu d’hommes lui eussent semblé par leur passé aussi peu préparés à être les instrumens d’une telle révolution ; mais, en politique pratique, il savait prendre les choses et les hommes tels que les présentaient les événemens. Il se contenta de suggérer au souverain une idée déjà exprimée à Lanskoï. Il avança timidement que, « pour faciliter la tâche du général Rostovtsef et lui fournir des données pratiques, » il serait peut-être utile d’appeler en consultation, avec les délégués des divers ministères, quelques grands propriétaires de province. La proposition parut agréer à l’empereur, et quelques jours plus tard Rostovtsef, nommé président du comité de rédaction, recevait officiellement l’ordre de la mettre à exécution. Le lendemain, le général invitait Milutine à passer chez lui.

La joie de Nicolas Alexèiévitch n’était pas sans mélange ; outre son ancienne répugnance à entrer en relations avec Rostovtsef, il doutait qu’on pût mener à bonne fin une aussi vaste entreprise sous la direction d’un homme qui, d’après tous ses antécédens, semblait aussi incompétent. A cet égard, Milutine rencontra chez le général de meilleures dispositions qu’il n’eût osé en attendre. S’il le trouva peu au fait de la question, il put se convaincre que le président de la commission prenait son rôle au sérieux et, pour plaire au tsar, désirait sincèrement effectuer l’émancipation. Milutine crut aussi s’apercevoir que Rostovtsef sentait parfaitement la grandeur de sa tâche, qu’il n’était pas sans en redouter la responsabilité et que, pour ce motif, il saisissait avec empressement toutes les indications qui lui venaient du dehors. Cette disposition, dont Nicolas Alexèiévitch sut habilement profiter, lui facilita singulièrement les choses au début ; plus tard elle devait devenir pour lui une source d’ennuis, car dans ses incertitudes et ses anxiétés, Rostovtsef s’abandonnait tour à tour aux influences opposées. N’ayant ni assez de connaissances ni assez d’énergie pour dominer les partis qui s’agitaient autour de lui, le pauvre général devait être la première victime de leurs luttes et mourir au bout d’un an avant d’avoir terminé sa tâche.

Grâce à l’incompétence et à l’indécision du général, Milutine eut une grande part au choix du personnel de la Commission de rédaction qui, sous un nom modeste, était chargée d’une œuvre énorme. Elle avait en effet non-seulement à rompre le lien séculaire du servage, mais à trancher les plus délicates questions de propriété, et en même temps à élaborer pour les campagnes du vaste empire, encore presque tout rural, un nouveau système d’administration, de police, de justice. Jamais peut-être en Europe aucune chambre législative n’a eu devant elle une besogne aussi ardue. Les séances de cette commission, divisée d’ordinaire en sous-commissions, se passèrent bientôt sans cérémonial. On laissa de côté l’uniforme et l’étiquette pour discuter à l’aise en prenant le thé, le cigare ou le papyros aux lèvres.

L’assemblée était peu nombreuse, comme il convient pour un travail sérieux, vingt ou vingt-cinq membres en tout. Selon les projets mêmes de Milutine, elle était composée de deux classes de personnes différentes, de tchinovniks et de propriétaires ruraux. Les premiers étaient de hauts fonctionnaires des divers ministères, tels que Milutine lui-même, qui, naturellement, était le premier représentant du ministère de l’intérieur. Les propriétaires ou experts avaient été choisis parmi la minorité libérale des comités provinciaux de la noblesse, et non élus par ces comités qui, malgré les réclamations de certains de leurs membres, n’obtinrent que le droit d’envoyer des délégués déposer devant la commission centrale. La plupart des propriétaires appelés à siéger dans cette commission, les Tcherkaski, les Samarine, les Galagane, les Tarnovski, les Galitsyne, les Tatarinof, avaient été désignés à Rostovtsef par Milutine. Ils formèrent le noyau du groupe qui soutint le ministère de l’intérieur dans sa lutte avec une majorité fréquemment hostile, et parfois appuyée par le président lui-même. Chose à noter, en effet, dans cette assemblée, où par le nombre et l’influence prévalait l’élément bureaucratique, Milutine, si souvent représenté comme l’incarnation des instincts niveleurs du tchinovnisme, trouvait son plus ferme et son plus constant appui dans le groupe des propriétaires.

Sauf un, ces auxiliaires, venus de tous les coins de l’empire, étaient personnellement inconnus de Milutine au moment où, sur leur attitude dans les comités provinciaux, il les faisait agréer du général Rostovtsef. Le seul avec lequel il fût en relation était G. Samarine, l’écrivain slavophile, assurément l’un des plus brillans publicistes de l’Europe contemporaine. Leur connaissance, qui allait devenir de l’intimité, remontait à de longues années, mais les premiers nœuds de leur amitié avaient été noués par leur commun dévoûment à la cause des paysans. Un jour de l’année 1857, Samarine, déjà célèbre par d’importans travaux sur la question même du servage, était venu à l’improviste faire une visite à Milutine, alors en congé dans une propriété de la famille de sa femme, au fond du gouvernement de Moscou. L’écrivain venait pour s’entretenir avec le fonctionnaire de l’émancipation qui n’était encore qu’à l’état de vague projet. Le domaine où se rencontraient ces deux bommes d’éducation et de caractères si différens portait le nom de Raiki, ou petit Paradis, nom qui lui avait été donné par Alexandre Ier dans un voyage de Moscou à Vladimir ; il était situé sur la Kliazma, autrefois la rivière des Grands-Princes, et depuis longtemps éclipsée par sa voisine, la Moskva. De la rive élevée et boisée, l’œil découvrait un de ces vastes horizons de prairies, de champs, de forêts, qui ne se rencontrent qu’en Russie. En face, par un singulier hasard, la seule maison seigneuriale que l’on aperçût au loin était Varino, propriété de Lanskoï, le ministre et l’ami de Milutine. C’est dans ce riant domaine, comme tant d’autres en Russie, vendu depuis lors à un marchand qui l’a dépecé et dépouillé de ses bois, que Milutine et Samarine se lièrent d’une amitié durable ; c’est en arpentant la grande salle du manoir, aujourd’hui délaissé et tombant en ruines, que durant les longues heures où les pluies d’automne fouettaient les doubles vitres, ces deux bommes, alors sans autre mandat que leur amour du peuple, arrêtèrent en principe les grandes lignes de l’émancipation, et, quatre ans avant le manifeste impérial, posèrent entre eux les bases de la réforme qui devait régénérer la Russie.

Lorsque vint enfin l’heure de l’exécution, Nicolas Alexèiévitch n’oublia pas Iouri Féodorovitch, qui, non moins bien doué comme orateur que comme écrivain, devait par son éloquence se distinguer entre9 tous les hommes d’élite qui composaient la commission.

Voici en quels termes Milutine fit appel au dévoûment de Samarine pour la chose publique.


N. Milutine à George Samarine.


« Pétersbourg, 9 mars 1859.

« En complément de l’invitation officielle qui vient de vous être adressée, je suis, Iouri Féodorovitch, chargé de vous faire de mon côté un appel amical. Je le fais avec une joie sincère, dans l’assurance que vous ne déclinerez pas le pénible, mais agréable devoir d’accomplir l’œuvre à laquelle nous sommes tous deux voués depuis longtemps. La commission dont on vous engage à faire partie est ouverte depuis peu de jours[15].

« Vous voyez qu’on a choisi des hommes dévoués à la cause. Les experts et les membres des ministères auront exactement les mêmes droits et les mêmes obligations. Quant aux députés des comités de province, ils n’auront probablement que voix consultative. Je puis vous assurer que les bases du travail sont larges et raisonnées. Elles peuvent être acceptées en toute conscience par ceux qui cherchent une régulière et pacifique solution du problème du servage. Rejetez toute méfiance à ce sujet et arrivez hardiment. Sans doute nous ne serons pas sur des roses ; nous serons vraisemblablement en butte à la haine, à la calomnie, à des intrigues de tout genre ; mais pour cela précisément, il nous est impossible de reculer devant la lutte sans trahir toute notre vie passée. En entrant dans la commission, je comptais beaucoup sur votre collaboration, sur votre expérience, sur votre savoir. Malgré la fermeté de mes convictions, je me heurte à mille doutes qui ne peuvent être dissipés que par les indications et les conseils d’hommes pratiques. Vous êtes plus nécessaire ici que partout ailleurs[16]… »

La fin de cette lettre montre combien Milutine méritait peu le reproche de faire fi des lumières de l’expérience et de n’avoir confiance que dans les travaux du cabinet. Enfermé depuis sa première jeunesse dans les chancelleries des ministères, il sentait mieux que personne ce qui lui manquait du côté des connaissances pratiques. Ge bureaucrate avait été l’un des premiers à réclamer les conseils de grands propriétaires au courant des usages et des besoins du peuple, et c’est parmi ces pomêchtchiks, dont il passait pour l’ennemi, qu’il devait trouver ses deux plus intimes et plus fidèles amis, ceux dont le nom reste à jamais inséparable du sien.

Avant Samarine, et le premier de tous les experts de province, était arrivé à Pétersbourg un homme d’un esprit également résolu et depuis également célèbre, qui, lui aussi, devait pour la vie se lier avec Milutine d’une amitié fondée sur la communauté des principes et exempte de toute vulgaire jalousie, le prince Vladimir Tcherkaski. Dans le comité du gouvernement de Toula, Tcherkaski avait, par son zèle en faveur des paysans, soulevé parmi la noblesse une véritable tempête. Brillant et éloquent, d’un tempérament belliqueux et fait pour la lutte, il allait jouer dans les premières escarmouches le rôle de tirailleur, et c’est à lui qu’étaient réservés les plus grands succès oratoires lorsque entrèrent en lice les députés récalcitrans des comités provinciaux.

Milutine ne s’était pas trompé en offrant comme appât à Samarine des luttes, des calomnies et des ennuis de toute sorte. La commission siégea près de deux ans, et durant ces deux années, ce ne fut dans son sein qu’une longue guerre civile compliquée de combats incessans contre les adversaires du dehors. Sans parler de l’opposition, tour à tour sourde et bruyante, de la cour et de la noblesse de province, les comités de rédaction étaient eux-mêmes loin d’être unis et homogènes. Le personnel en reflétait toutes les incertitudes et les anxiétés du pouvoir suprême. Aux représentans des intérêts aristocratiques ou des traditions autoritaires tels que le général Mouravief, on avait accolé des hommes suspects de radicalisme tels que Milutine, et pour couronner le tout, à la tête d’une assemblée divisée était un président indécis et flottant, inutilement conciliant, ballotté entre des opinions contraires et, par ses propres hésitations, peu capable d’imprimer aux travaux une ferme direction.

Au moment où siégeait cette sorte de constituante rurale, un esprit aigri et sarcastique qui, sur la jeunesse russe, devait avoir une pernicieuse influence, l’un des doctrinaires du radicalisme, Tchernychevski, récemment mort en Sibérie après quatorze ans d’exil, décrivait à sa manière dans ses Lettres sans adresse, les procédés et les méthodes de la commission[17]. Avec la naïve ingénuité d’un sectaire ou la mensongère duplicité d’un libelliste, l’apôtre du nihilisme représentait ces commissions si tourmentées comme obéissant militairement aux injonctions du président. Tchernychevski se plaisait à décrire, à ce propos, ce qu’il appelait avec ironie l’ordre bureaucratique. Rien au fond n’était plus contraire à la vérité. Si cet ordre bureaucratique, qui consiste à remplacer les convictions par un mot d’ordre, a trop souvent régné en Russie, il faisait entièrement défaut dans les comités de rédaction. Il faut le dire à l’honneur des Russes de l’un et l’autre parti, avocats et adversaires des paysans défendaient leur sentiment avec autant d’énergie et de liberté qu’en un libre parlement d’Occident, et le gouvernement, en raison même de ses propres incertitudes, ne fermait la bouche à personne. Les adversaires de la réforme, dans la commission ou au dehors, n’étaient pas tous des conservateurs aveugles, ennemis systématiques de toute émancipation. Loin de là, plusieurs se piquaient d’être libéraux et de l’être à la manière occidentale, qui leur paraissait la seule bonne. Ce qu’ils repoussaient, ce n’était pas l’affranchissement des serfs, c’était l’autonomie, à leurs yeux au moins prématurée, d’ignorantes communes rurales, c’était surtout la dotation territoriale des paysans au moyen d’une expropriation partielle des seigneurs ; et cette loi agraire, beaucoup la combattaient moins parce qu’elle lésait leurs intérêts privés, que parce que, à leur sens, toute atteinte au droit de propriété était un dangereux précédent, chez un peuple surtout habitué au régime des communautés de village. On comprend que, placé entre ces adversaires des lois agraires et les défenseurs des droits du paysan, qui se croyait, lui aussi, un titre traditionnel à la possession du sol, un souverain équitable, désireux de ne sacrifier aucun intérêt et aucun droit légitime, ait pu être cruellement perplexe, hésiter souvent dans ses choix et, par honnêteté même, s’embarrasser parfois dans ses scrupules. Les données du problème étaient telles qu’aucune solution ne pouvait entièrement sauvegarder tous les droits et les intérêts en jeu. Le grand mérite d’Alexandre II, c’est en présence de telles difficultés et de pareilles divergences, de n’avoir pas reculé devant une tâche aussi âpre, aussi troublante, non-seulement pour son repos personnel, mais pour sa conscience d’homme et de souverain. Par cela seul, il a rendu à la Russie un service inappréciable et fait preuve d’un courage moral qu’auraient eu peu de princes à sa place.

Au milieu de pareils conflits d’opinion, avec un gouvernement aussi peu décidé, la victoire, dans une assemblée ainsi abandonnée sans direction, devait rester aux plus convaincus ou aux plus résolus. C’est ce qui explique l’action de Milutine dans les comités de rédaction. Représentant du ministère de l’intérieur, président de la commission chargée des règlemens locaux et en outre membre actif des commissions de finance et d’administration, il eut sur toute l’œuvre commune une influence bien supérieure à sa position officielle et à son rôle légal. C’est qu’il possédait à un haut degré les rares qualités qui font l’autorité de l’homme d’état dans les conseils de gouvernement. A côté de lui brillaient des hordes tels que Tcherkaski et Samarine, qui, par l’éclat ou le mordant de la parole, eussent pu remporter des triomphes plus bruyans dans une nombreuse et tumultueuse assemblée ; mais Milutine avait sur les mieux doués de ses amis comme de ses adversaires l’avantage que donnent seules la netteté des vues et la décision du caractère jointes au tact politique. Il avait le sens de ce qui, à une heure donnée, était possible et pratique. Il avait en outre l’ascendant personnel, cette autorité naturelle, pour ainsi dire innée, qu’il est plus facile de sentir que de décrire et d’expliquer. Tranchant et impérieux parfois peut-être, mais sachant inspirer aux autres sa foi et sa résolution ; conscient de sa supériorité sans doute, mais, en homme vraiment supérieur, incapable de jalousie et de tout sentiment mesquin, ayant en répulsion les petits moyens et les petites intrigues, il savait grouper autour de lui les cœurs et les dévoûmens, non moins que les esprits et les idées. Désintéressé pour lui-même et pour les siens, il était d’une probité qui allait souvent jusqu’à la négligence de ses légitimes intérêts ; ambitieux, disaient ses ennemis, mais, comme les natures puissantes, plus épris de l’action et du pouvoir réel que des dehors et des avantages matériels du pouvoir. Partout à la recherche de l’intelligence et des esprits distingués, il aimait à faire ressortir le mérite et les services de ses collaborateurs au lieu, comme tant d’autres, de s’en parer à leurs dépens. Bref il possédait les facultés qui font le chef de parti, et il y joignait les qualités qui font aimer de ses partisans et estimer de ses adversaires. Ainsi s’explique comment il a pu conquérir tant de nobles et durables amitiés, comment, dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, il a trouvé tant d’esprits distingués prêts à lier leur sort à sa politique. On ne saurait s’étonner qu’un tel homme ait eu la direction effective des comités de rédaction, dont la présidence appartenait à d’autres. Sur les plus graves questions, sur le maintien des communautés de village et sur l’autonomie des communes rurales, comme sur le partage et le rachat des terres, ce furent, en dépit des modifications de détail, ses avis qui l’emportèrent. D’une assemblée où le moujik n’avait pas de représentans, Milutine et ses amis obtinrent pour le paysan non-seulement la liberté personnelle, la liberté toute nue pour ainsi dire, mais l’émancipation administrative et économique, l’une par l’acquisition de la terre, l’autre par l’indépendance de la commune rurale en dehors de la tutelle des anciens seigneurs. Sur ces deux points les plus contestés de la réforme, ils avaient l’opinion pour eux et, grâce à elle, ils triomphèrent de toutes les résistances comme des objections de leurs adversaires.

Au commencement de l’année 1860, alors qu’après des luttes ardentes les travaux de la commission de rédaction semblaient enfin sur le point d’aboutir, un événement imprévu venait soudainement mettre en péril tous les résultats obtenus et redonner du courage aux adversaires de Milutine et des paysans. Le général Rostovtsef, président de la commission, épuisé par les assauts incessans qui lui étaient livrés des deux côtés, succombait en quelques jours à une maladie soudaine. En février 1860, il mourait d’un abcès à la nuque dont ses amis attribuaient l’issue fatale à la fatigue et aux ennuis de toute sorte. Chose singulière, la perte du général, dont à l’origine ils attendaient si peu, frappa d’un coup subit Lanskoï, Milutine, et ce qu’on pourrait appeler la gauche du comité. Au ministère de l’intérieur comme au palais Michel, Rostovtsef laissait des regrets qu’un an plus tôt on n’eût pas crus sincères. Lanskoï appelait immédiatement Milutine comme en un péril pressant[18]. On craignait qu’à un président incertain et hésitant, mais déjà en grande partie gagné ou converti, en tout cas sincèrement désireux de mener l’affaire à bien, ne succédât un président ouvertement ou sourdement hostile. Ces appréhensions n’étaient pas vaines. Le comte Panine, bientôt désigné comme successeur de Rostovtsef, s’était rangé parmi les adversaires de la réforme telle que l’entendait le ministère de l’intérieur. Les railleries et les attaques de la Cloche de Herzen en avaient fait un des hommes les moins populaires de l’empire. Sa nomination était pour le parti conservateur et aristocratique une victoire qui devait retarder de plusieurs mois l’achèvement des travaux du comité. Il est vrai, comme Lanskoï en informait immédiatement Milutine, que le nouveau président ne devait rien changer à la marche suivie jusqu’alors[19]. Il semble qu’au moment où, par principe, on allait donner gain de cause aux défenseurs des paysans, on ait voulu faire dans les personnes une concession au parti des grands propriétaires. Soit calcul, soit indécision, cette manière de compensation et de balance allait devenir presque un système. En acceptant leurs idées, on devait bientôt écarter Milutine et ses amis pour désarmer la noblesse.

A peine nommé, le comte Panine, bien qu’il passât justement pour peu favorable aux bases de la réforme, demandait à conférer avec Milutine. Lanskoï en informait son adjoint en des termes qui ne déguisaient pas ses défiantes inquiétudes.


Le ministre Lanskoï à N. Milutine.


« 13 février 1860.

« Le comte Panine désire vous voir pour avoir des renseignemens exacts sur l’état et la marche des travaux des deux commissions, celle de rédaction et celle de l’organisation de la police. Quand je lui ai dit que vous étiez malade — Milutine avait la grippe, — il a offert d’aller vous trouver chez vous dans le courant de la semaine prochaine ; lorsque vous pourrez le recevoir, il se permettra de fixer le jour. Il tient, dit-il, à être instruit par vous de la direction des travaux. On dirait qu’il l’ignore ! Faites provision de patience et mettez dans vos idées autant de calme que possible. »

Pour Nicolas Alexèiévitch et pour le statut d’émancipation, la situation ne laissait pas que d’être critique. On en jugeait ainsi en province comme à Pétersbourg[20].

On redoutait un soudain revirement de la volonté impériale. Ces appréhensions étaient heureusement mal fondées. Comme la grande-duchesse Hélène exprimait au souverain sa surprise de la nomination de Panine et ses craintes que les opinions du nouveau président ne fussent guère favorables à la réforme : « Bah ! répondit Alexandre II, vous ne connaissez point Panine, il n’a d’autre opinion que d’exécuter mes ordres. » Le comte en effet se soumit aux ordres du maître ; mais non sans susciter à Milutine de nombreuses difficultés, non sans faire introduire dans les statuts des paysans plusieurs articles peu en harmonie avec les principes de la réforme[21].

La situation de Milutine, en butte depuis des mois aux traits de nombreux et puissans adversaires, pouvait paraître ébranlée. Si ses ennemis s’étaient flattés de le contraindre à la retraite, ils devaient bientôt perdre cette illusion. Tout en donnant aux conservateurs la satisfaction de voir l’un des leurs à la tête de la commission, l’empereur, avant tout désireux d’achever la réforme, était décidé à ne pas laisser écarter du comité l’homme qui contribuait le plus à en avancer les travaux. Dans une soirée, chez la grande-duchesse Hélène, le souverain crut devoir s’en exprimer avec Milutine et l’inviter à demeurer à son poste. Je retrouve le souvenir de ce curieux entretien dans un billet de Nicolas Alexèiévitch à Lanskoï[22] :


« 25 février 1860.

« L’empereur m’a ce soir honoré de quelques paroles bienveillantes ; il s’est d’abord informé de la santé de Votre Excellence et a écouté avec intérêt ce que je tenais de vous… Quant à l’émancipation, Sa Majesté a daigné exprimer le désir que je continuasse à prêter mon concours au nouveau président, et cela dans des termes très flatteurs pour moi. J’ai dit que nous étions tous animés du désir de terminer l’œuvre avec le plus de célérité possible, — que nous rédigions en ce moment un rapport détaillé sur ce qui restait à faire, — que les députés[23] seuls seraient une cause de retard, mais que nous espérions néanmoins finir le tout pour le mois de juillet, si aucun empêchement imprévu ne s’y opposait. L’empereur a terminé la conversation en désignant le mois d’octobre comme le dernier terme de la décision définitive. Je m’empresse de rendre compte à Votre Excellence de cet entretien, qui ne peut que me donner une nouvelle ardeur au travail[24]. »

Sans les entraves et les retards inutilement apportés par le nouveau président, le code émancipateur eût été prêt aussitôt que l’annonçait Milutine. Grâce aux manœuvres des adversaires du projet, les travaux de la commission, presque systématiquement traînés en longueur, devaient encore se prolonger près d’une année entière. On voulait hâter la marche des affaires et en même temps on en confiait la direction à des hommes moins désireux de l’accélérer qu’enclins à y mettre obstacle. Les mois s’écoulaient et les statuts ne s’achevaient point, toutes les instances du ministère de l’intérieur et du souverain lui-même paraissaient inutiles.

« Sa Majesté a appelé Panine ce matin pour lui recommander plus d’activité. Elle se plaint des lenteurs, écrivait Lanskoï à Milutine le 17 septembre. Panine a promis de porter son travail au comité pour le 10 octobre. » — Le mois d’octobre venait, et l’œuvre de la commission, enfin terminée, était soumise à une autre instance, à ce qu’on appelait le haut comité (glavnyi komitet), où elle eût pu être indéfiniment ajournée, si à la tête de cette sorte de tribunal d’appel l’empereur n’eût placé son frère, le grand-duc Constantin, prince favorable à la réforme et admirateur du travail de Milutine et de ses amis. Voici en quels termes la grande-duchesse Hélène faisait annoncer cette nouvelle à Milutine par une de ses demoiselles d’honneur, Edith de R. :

« Je suis chargée de vous annoncer une bonne nouvelle secrète encore, c’est que le grand-duc Constantin est nommé président du grand comité et qu’à son retour l’empereur présidera lui-même. Avais-je raison ce matin de croire à une providence spéciale pour la Russie et pour vous tous ? — Mille amitiés[25]. »

Quelques jours plus tard, la grande-duchesse écrivait elle-même à propos du même sujet à Nicolas Alexèiévitch, alors souffrant à la suite d’excès de travail[26] :


« 14 octobre 1860.

« J’ai dit au grand-duc Constantin que la discrétion seule vous empêchait de vous présenter chez lui pour le remercier de l’intérêt qu’il vous avait témoigné pendant votre maladie. — « Je le ferai venir, dit-il avec beaucoup d’aménité, je dois et veux le voir ; si je ne l’ai pas fait encore, c’est que je voulais parcourir les pologenia (statuts) afin de pouvoir les discuter. Je les ai lus à présent, c’est un monument qui à jamais ferale plus grand honneur à la commission, de quelque opinion qu’on puisse être. » — « Le grand-duc est indigné du procédé de Panine envers vous tous. Je l’ai vu ce matin (Panine) et je lui ai dit mon opinion là-dessus. Il répond par de mauvaises raisons. »

Quinze jours plus tard, l’empereur en personne remerciait solennellement la commission de rédaction « de l’immense travail accompli par ses membres, » sans lui dissimuler pourtant « que, toute œuvre humaine étant imparfaite, il faudrait peut-être faire quelques changemens à la sienne[27]. » On en fit en effet plus d’un ; le parti des propriétaires parvint à introduire quelques amendemens qui, sans être tous heureux, apportèrent de nouvelles lenteurs. Aux derniers jours de janvier 1861, on en était enfin à la rédaction du manifeste impérial, et le grand-duc Constantin en faisait demander communication à Milutine[28]. À cette heure même et jusqu’au dernier moment, les partisans de la réforme n’étaient pas sans inquiétudes sur la promulgation de la charte nouvelle. Moins d’une semaine avant le jour, qui dans l’histoire marque à jamais l’ère de la liberté des paysans, le 13 février 1861, Milutine recevait de la grande-duchesse Hélène le singulier avis que voici :

« Je crois devoir vous prévenir que les gens de ma maison ont répété que, s’il n’y avait rien pour le 19, la tchern (la populace) viendrait devant le palais demander une solution. Il faudrait faire, je crois, quelque attention à ce bavardage : une démonstration serait funeste. »

Heureusement pour les promoteurs de l’émancipation, les sinistres rumeurs dénoncées par la grande-duchesse n’eurent pas lieu d’être suivies d’effet. Le 19 février, jour anniversaire de l’avènement de l’empereur, ne se passa point sans la proclamation de la charte d’affranchissement. Il est vrai qu’à la fin on ne négligea rien pour être prêt à la date fixée. Après avoir si longtemps procédé avec lenteur, on agit presque avec précipitation dans les dernières semaines. Au conseil de l’empire, qui sert de corps législatif, le statut d’émancipation ne fut guère soumis que pour la forme. Le sixième anniversaire de l’avènement d’Alexandre II au trône tint la promesse. faite à Moscou au couronnement. Le 19 février 1861, les paysans entendaient lire dans les églises le manifeste qui leur annonçait la bonne nouvelle. Après tant de luttes et d’anxiétés, la noble tâche était terminée. Malgré quelques concessions de détails, les Milutine, les Samarine, les Tcherkaski l’avaient emporté, mais ils devaient payer de leur crédit le triomphe de leurs idées.

L’achèvement de la réforme qui reste le premier titre de gloire du règne actuel allait être, pour ceux qui y avaient pris la principale part, le signal de la disgrâce. Quelques semaines à peine après la proclamation des lois qui leur avaient coûté tant de soucis, Lanskoï et Milutine devaient être congédiés, comme si, en acceptant leur œuvre, on eût voulu en rejeter la responsabilité et infliger une sorte de désaveu aux hommes qui en avaient pris l’initiative. Nous verrons comment et par quels ressorts s’est accomplie cette soudaine évolution de la politique impériale, et quelles en ont été les conséquences pour Milutine et pour sa patrie.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez particulièrement la Revue du 15 février 1880.
  2. Voyez par exemple, Aus der Petersburger Gesellchaft von einem Russen, ouvrage traduit en français sous ce titre : la Société russe par un Russe (1878), et le volume anglais de l’Allemand Eckardt : Modern Russia (1870).
  3. Ce récit se rencontre dans une brochure publiée à Moscou en 1873, sous le titre : N.-A. Milutine, Nokrologi. L’exactitude nous en a été confirmés ; mais peut-être a-t-on exagéré l’importance de cet incident en le représentant comme ayant eu seul (à l’exclusion d’autres faits du même genre) une influence décisive sur Milutine.
  4. C’est à lui, nous assure-t-on, qu’on doit en grande partie la publication du fameux rescrit à Nasimof qui à l’improviste posa officiellement les bases de l’émancipation dans tout l’empire.
  5. « Le cœur saigne en lisant vos dépêches, écrivait Milutine, le 17 mars 1856, au comte Strogonof, gouverneur-général de la Nouvelle-Russie ; — je puis dire que c’est l’impression générale, mais tout ce que nous pouvons faire ici (à Pétersbourg) servira bien peu le pays, tant qu’il sera abandonné sans contrôle à la merci d’une armée administrée à la façon de Wallenstein. »
  6. Le 23 mai 1856, par exemple, N. Milutine écrivait au comte Strogonof, gouverneur-général de la Nouvelle-Russie :
    « Si j’ai tardé pendant quelque temps à répondre à la question que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser sur le choix des employés pour la chancellerie de votre excellence, c’est que je tenais à m’entourer de tous les renseignemens possibles. Malheureusement nous ne sommes pas sous ce rapport beaucoup plus riches à Pétersbourg que vous ne l’êtes en province. Jamais peut-être il n’y eut une aussi grande disproportion entre les besoins et les moyens. Les premiers ont grandi au contact un peu forcé de la civilisation européenne, les seconds, il faut l’avouer, n’ont pas suivi la même progression, et nous voilà dans cette situation étrange : d’un côté, le pays demande tout de suite des réformes ; de l’autre, il ne fournit pas assez d’hommes capables de les mettre à exécution. »
  7. Obchtchoe sobranie doumy.
  8. Il s’agissait, en vue des désordres qu’on redoutait à la veille de l’émancipation, de créer sur toute la surface de l’empire des gouverneurs-généraux investis de pleins pouvoirs, un peu comme on devait le faire vingt ans plus tard à la suite des attentats nihilistes. Milutine était très opposé à cette création de « pachas ou de satrapes » en vue d’un danger qui lui paraissait imaginaire. La patience du peuple durant trois ans d’attente et le calme avec lequel s’effectua l’émancipation allaient lui donner raison. L’empereur, d’abord fort mécontent de l’opposition faite à ce projet de son entourage par le ministère de l’intérieur, devait lui-même finir par y renoncer.
  9. Le général Dmitri Milutine, frère de Nicolas et depuis 1863 ministre de la guerre.
  10. La Rousskaïa Starina (février 1880) a publié, à l’occasion du 25e anniversaire de l’avènement au trône de l’empereur Alexandre II, un fragment des mémoires inédits du sénateur Solovief sur la période de l’émancipation. Dans ce récit, d’ailleurs intéressant, le premier rôle, conformément aux apparences, revient à Lanskoï. La vérité est que N. Milutine s’effaçait systématiquement derrière son chef hiérarchique ; quand Solovief écrit le Ministère de l’intérieur, il faut, croyons-nous, d’ordinaire, lire Milutine.
  11. Première idée d’organiser des comités de province pour discuter les bases de l’émancipation.
  12. Dans sa pensée, les comités provinciaux devaient être purement consultatifs comme ils l’ont été en effet.
  13. Le premier comité de gouvernement qui se mit à l’œuvre fut en effet celui de Poltava.
  14. Lettre de Milutine à la grande-duchesse Hélène :
    « 24 décembre 1858.
    « Madame,
    « Je me suis pressé de compléter le projet pour Karlovka, et d’y ajouter quelques remarques sur la situation financière de ce bien. J’aurai l’honneur de le présenter à Votre Altesse demain ou après-demain au plus tard. Si Sa Majesté doit l’examiner en qualité d’avant-projet, je pense qu’il est inutile de le signer, non plus que la lettre qui doit l’accompagner officiellement.
    « De Votre Altesse, etc., etc.
  15. Ici vient l’énumération des personnes composant le noyau primitif de la commission.
  16. Le texte russe de cette lettre a été récemment publié dans la Rousskaïa Starina (février 1880) à l’occasion du 25e anniversaire de l’avènement de l’empereur Alexandre II.
  17. Pisma bez adressa. Ces Lettres, qui n’on jamais été terminées, n’ont paru qu’en 1873, à l’étranger, dans le Vpéred (revue révolutionnaire de Lavrof).
  18. « Rostovtsef est mort ce matin à sept heures ; venez me voir aussitôt que vous le pourrez ; il faut nous concerter sur ce qu’il y a à faire. » (Lanskoï à Milutine, 4 février 1860.)
  19. « C’est Panine qui remplace Rostovtsef à la présidence de la commission, à la condition de ne rien changer à la marche des affaires ni au personnel. » (Lanskoï à Milutine, 11 février 1860.)
  20. La preuve en est le billet solvant, daté du 20 février 1860, que Milutine recevait de M. Dmitrief, professeur à Moscou.
    « J’entends parler de vous souvent ; votre nom est sur toutes les lèvres, accompagné de mille invectives et d’expressions de haine de la part des vieux (korennikh) propriétaires russes. Il y a peu de temps encore, et sur la violence même de ces invectives, je devinais qu’à Pétersbourg les affaires marchaient bien et je m’en réjouissais fort. Mais il parait que de sombres nuages se rassemblent de nouveau, s’il est vrai que Panine est nommé à la place de Rostovtsef… »
  21. Par un de ces contrastes qu’on ne rencontre guère qu’en Russie, le fils unique du comte Panine fut compromis dans la première agitation nihiliste. Arrêté en 1861 lors des troubles universitaires et gracié à cause de son père, ce jeune homme mourut à vingt-six ans. Sa veuve, issue d’une des meilleures familles de l’empire, a été arrêtée à Kief, en 1879 ou 1880, et internée dans ses terres comme complice de la propagande révolutionnaire.
  22. Cette lettre, comme beaucoup de celles de Milutine à Lanskoi et de Lanskoï à Milutine, a été écrite en français.
  23. Délégués élus par les comités provinciaux de la noblesse.
  24. Le bon Lanskoï répondit le lendemain : « Votre billet d’hier m’a fait grand plaisir. La dernière entrevue a été plus satisfaisante que la première. Il parait qu’à présent la glace est rompue. » Allusion sans doute à la première audience de Milutine.
  25. Lettre en français du 8 octobre 1860, signée R.
  26. Lettre écrite en français comme presque toutes celles de la grande duchesse Hélène.
  27. Discours inédit prononcé le 1er novembre 1860.
  28. « Le grand-duc vous demande de lui apporter le projet de manifeste, dimanche à deux heures et demie. » (Billet du 30 janvier 1861, écrit à Milutine par M. G…, sur l’ordre du grand-duc Constantin.