Un hivernage dans les glaces
J. Hetzel et Compagnie (p. 175-179).

XIV

détresse


Le 20 janvier, la plupart de ces infortunés ne se sentirent pas la force de quitter leur lit. Chacun d’eux, indépendamment de ses couvertures de laine, avait une peau de buffle qui le protégeait contre le froid ; mais, dès qu’il essayait de mettre le bras à l’air, il éprouvait une douleur telle qu’il lui fallait le rentrer aussitôt.

Cependant, Louis Cornbutte ayant allumé le poêle, Penellan, Misonne, André Vasling sortirent de leur lit et vinrent s’accroupir autour du feu. Penellan prépara du café brûlant, et leur rendit quelque force, ainsi qu’à Marie, qui vint partager leur repas.

Louis Cornbutte s’approcha alors du lit de son père qui était presque sans mouvement et dont les jambes étaient brisées par la maladie. Le vieux marin murmurait quelques mots sans suite, qui déchiraient le cœur de son fils.

« Louis ! disait-il, je vais mourir !… Oh ! que je souffre !… Sauve-moi ! »

Louis Cornbutte prit une résolution décisive. Il revint vers le second et lui dit, en se contenant à peine :

« Savez-vous où sont les citrons, Vasling ?

— Dans la cambuse, je suppose, reprit le second sans se déranger.

— Vous savez bien qu’ils n’y sont plus, puisque vous les avez volés !

— Vous êtes le maître, Louis Cornbutte, répondit ironiquement André Vasling, et il vous est permis de tout dire et de tout faire !

— Par pitié, Vasling, mon père se meurt ! Vous pouvez le sauver ! Répondez !

— Je n’ai rien à répondre, répondit André Vasling.

— Misérable ! s’écria Penellan en se jetant sur le second, son coutelas à la main.

À moi, les miens ! » s’écria André Vasling en reculant.

Il ne lui répondit pas (p. 178).


Aupic et les deux matelots norwégiens sautèrent à bas de leur lit et se rangèrent derrière lui. Misonne, Turquiette, Penellan et Louis se préparèrent à se défendre. Pierre Nouquet et Gradlin, quoique bien souffrants, se levèrent pour les seconder.

« Vous êtes encore trop forts pour nous ! dit alors André Vasling. Nous ne voulons nous battre qu’à coup sûr ! »

Les marins étaient si affaiblis, qu’ils n’osèrent pas se précipiter sur ces quatre misérables, car, en cas d’échec, ils eussent été perdus.

« André Vasling, dit Louis Cornbutte d’une voix sombre, si mon père meurt, tu l’auras tué, et moi je te tuerai comme un chien ! »

Marie se précipita vers le lit… (p. 180).


André Vasling et ses complices se retirèrent à l’autre bout du logement et ne répondirent pas.

Il fallut alors renouveler la provision de bois, et, malgré le froid, Louis Cornbutte monta sur le pont et se mit à couper une partie des bastingages du brick, mais il fut forcé de rentrer au bout d’un quart d’heure, car il risquait de tomber foudroyé par le froid. En passant, il jeta un coup d’œil sur le thermomètre extérieur et vit le mercure gelé. Le froid avait donc dépassé quarante-deux degrés au-dessous de zéro. Le temps était sec et clair, et le vent soufflait du nord.

Le 26, le vent changea, il vint du nord-est, et le thermomètre marqua extérieurement trente-cinq degrés. Jean Cornbutte était à l’agonie, et son fils avait cherché vainement quelque remède à ses douleurs. Ce jour-là, cependant, se jetant à l’improviste sur André Vasling, il parvint à lui arracher un citron que celui-ci s’apprêtait à sucer. André Vasling ne fit pas un pas pour le reprendre. Il semblait qu’il attendît l’occasion d’accomplir ses odieux projets.

Le jus de ce citron rendît quelque force à Jean Cornbutte, mais il aurait fallu continuer ce remède. La jeune fille alla supplier à genoux André Vasling, qui ne lui répondit pas, et Penellan entendit bientôt le misérable dire à ses compagnons :

« Le vieux est moribond ! Gervique, Gradlin et Pierre Nouquet ne valent guère mieux ! Les autres perdent leur force de jour en jour ! Le moment approche où leur vie nous appartiendra ! »

Il fut alors résolu entre Louis Cornbutte et ses compagnons de ne plus attendre et de profiter du peu de force qui leur restait. Ils résolurent d’agir dans la nuit suivante et de tuer ces misérables pour n’être pas tués par eux.

La température s’était élevée un peu. Louis Cornbutte se hasarda à sortir avec son fusil pour rapporter quelque gibier.

Il s’écarta d’environ trois milles du navire, et, souvent trompé par des effets de mirage ou de réfraction, il s’éloigna plus loin qu’il ne voulait. C’était imprudent, car des traces récentes d’animaux féroces se montraient sur le sol. Louis Cornbutte ne voulut cependant pas revenir sans rapporter quelque viande fraîche, et il continua sa route ; mais il éprouvait alors un sentiment singulier, qui lui tournait la tête. C’était ce qu’on appelle « le vertige du blanc ».

En effet, la réflexion des monticules de glaces et de la plaine le saisissait de la tête aux pieds, et il lui semblait que cette couleur le pénétrait et lui causait un affadissement irrésistible. Son œil en était imprégné, son regard dévié. Il crut qu’il allait devenir fou de blancheur. Sans se rendre compte de cet effet terrible, il continua sa marche et ne tarda pas à faire lever un ptarmigan, qu’il poursuivit avec ardeur. L’oiseau tomba bientôt, et pour aller le prendre, Louis Cornbutte, sautant d’un glaçon sur la plaine, tomba lourdement, car il avait fait un saut de dix pieds, lorsque la réfraction lui faisait croire qu’il n’en avait que deux à franchir. Le vertige le saisit alors, et, sans savoir pourquoi, il se mit à appeler au secours pendant quelques minutes, bien qu’il ne se fût rien brisé dans sa chute. Le froid commençant à l’envahir, il revint au sentiment de sa conservation et se releva péniblement.

Soudain, sans qu’il pût s’en rendre compte, une odeur de graisse brûlée saisit son odorat. Comme il était sous le vent du navire, il supposa que cette odeur venait de là, et il ne comprit pas dans quel but on brûlait cette graisse, car c’était fort dangereux, puisque cette émanation pouvait attirer des bandes d’ours blancs.

Louis Cornbutte reprit donc le chemin du brick, en proie à une préoccupation qui, dans son esprit surexcité, dégénéra bientôt en terreur. Il lui sembla que des masses colossales se mouvaient à l’horizon, et il se demanda s’il n’y avait pas encore quelque tremblement de glaces. Plusieurs de ces masses s’interposèrent entre le navire et lui, et il lui parut qu’elles s’élevaient sur les flancs du brick. Il s’arrêta pour les considérer plus attentivement, et sa terreur fut extrême, quand il reconnut une bande d’ours gigantesques.

Ces animaux avaient été attirés par cette odeur de graisse qui avait surpris Louis Cornbutte. Celui-ci s’abrita derrière un monticule, et il en compta trois qui ne tardèrent pas à escalader les blocs de glace sur lesquels reposait la Jeune-Hardie.

Rien ne parut lui faire supposer que ce danger fût connu à l’intérieur du navire, et une terrible angoisse lui serra le cœur. Comment s’opposer à ces ennemis redoutables ? André Vasling et ses compagnons se réuniraient-ils à tous les hommes du bord dans ce danger commun ? Penellan et les autres, à demi privés de nourriture, engourdis par le froid, pourraient-ils résister à ces bêtes redoutables, qu’excitait une faim inassouvie ? Ne seraient-ils pas surpris, d’ailleurs, par une attaque imprévue ?

Louis Cornbutte fit en un instant ces réflexions. Les ours avaient gravi les glaçons et montaient à l’assaut du navire. Louis Cornbutte put alors quitter le bloc qui le protégeait, il s’approcha en rampant sur la glace, et bientôt il put voir les énormes animaux déchirer la tente avec leurs griffes et sauter sur le pont. Louis Cornbutte pensa à tirer un coup de fusil pour avertir ses compagnons ; mais si ceux-ci montaient sans être armés, ils seraient inévitablement mis en pièces, et rien n’indiquait qu’ils eussent connaissance de ce nouveau danger !