Un hiver à Majorque/Chapitre 16
IV.
Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille pour en rire autour du poêle. Mais à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L’état de notre malade empirait toujours ; le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants. Les aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ; nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu au contraire le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste. Nous nous sentions bien assez forts pour remplacer les uns pour les autres, à force de soins et de dévouement, l’assistance et la sympathie qui nous étaient déniées ; je crois même que dans de telles épreuves le cœur grandit et l’affection s’exalte, retrempée de toute la force qu’elle puise dans le sentiment de la solidarité humaine. Mais nous souffrions dans nos âmes de nous voir jetés au milieu d’êtres qui ne comprenaient pas ce sentiment, et pour lesquels, loin d’être plaints par eux, il nous fallait ressentir la plus douloureuse pitié.
J’éprouvais d’ailleurs de vives perplexités. Je n’ai aucune notion scientifique d’aucun genre, et il m’eût fallu être médecin, et grand médecin, pour soigner la maladie dont toute la responsabilité pesait sur mon cœur.
Le médecin qui nous voyait, et dont je ne révoque en doute ni le zèle ni le talent, se trompait, comme tout médecin, même des plus illustres, peut se tromper, et comme, de son propre aveu, tout savant sincère s’est trompé souvent. La bronchite avait fait place à une excitation nerveuse qui produisait plusieurs des phénomènes d’une phtisie laryngée.
Le médecin qui avait vu ces phénomènes à de certains moments, et qui ne voyait pas les symptômes contraires, évidents pour moi à d’autres heures, s’était prononcé pour le régime qui convient aux phtisiques, pour la saignée, pour la diète, pour le laitage. Toutes ces choses étaient absolument contraires, et la saignée eût été mortelle. Le malade en avait l’instinct, et moi, qui, sans rien savoir de la médecine, ai soigné beaucoup de malades, j’avais le même pressentiment. Je tremblais pourtant de m’en remettre à cet instinct qui pouvait me tromper, et de lutter contre les affirmations d’un homme de l’art ; et quand je voyais la maladie empirer, j’étais véritablement livré à des angoisses que chacun doit comprendre. Une saignée le sauverait, me disait-on, et si vous vous y refusez, il va mourir. Pourtant il y avait une voix qui me disait jusque dans mon sommeil : Une saignée le tuerait, et si tu l’en préserves, il ne mourra pas. Je suis persuadé que cette voix était celle de la Providence, et aujourd’hui que notre ami, la terreur des Majorquins, est reconnu aussi peu phtisique que moi, je remercie le ciel de ne m’avoir pas ôté la confiance qui nous a sauvés.
Quant à la diète, elle était fort contraire. Quand nous en vîmes les mauvais effets, nous nous y conformâmes aussi peu que possible, mais malheureusement il n’y eut guère à opter entre les épices brûlantes du pays et la table la plus frugale. Le laitage, dont nous reconnûmes par la suite l’effet pernicieux, fut, par bonheur, assez rare à Majorque pour n’en produire aucun. Nous pensions encore à cette époque que le lait ferait merveille, et nous nous tourmentions pour en avoir. Il n’y a pas de vaches dans ces montagnes, et le lait de chèvre qu’on nous vendait était toujours bu en chemin par les enfants qui nous l’apportaient, ce qui n’empêchait pas que le vase ne nous arrivât plus plein qu’au départ. C’était un miracle qui s’opérait tous les matins pour le pieux messager lorsqu’il avait soin de faire sa prière dans la cour de la Chartreuse, auprès de la fontaine. Pour mettre fin à ces prodiges, nous nous procurâmes une chèvre. C’était bien la plus douce et la plus aimable personne du monde, une belle petite chèvre d’Afrique, au poil ras couleur de chamois, avec une tête sans cornes, le nez très-busqué et les oreilles pendantes. Ces animaux diffèrent beaucoup des nôtres. Ils ont la robe du chevreuil et le profil du mouton ; mais ils n’ont pas la physionomie espiègle et mutine de nos biquettes enjouées. Au contraire, ils semblent pleins de mélancolie. Ces chèvres diffèrent encore des nôtres en ce qu’elles ont les mamelles fort petites et donnent fort peu de lait. Quand elles sont dans la force de l’âge, ce lait a une saveur âpre et sauvage dont les Majorquins font beaucoup de cas, mais qui nous parut repoussante.
Notre amie de la Chartreuse en était à sa première maternité ; elle n’avait pas deux ans, et son lait était fort délicat ; mais elle en était fort avare, surtout lorsque, séparée du troupeau avec lequel elle avait coutume, non de gambader (elle était trop sérieuse, trop majorquine pour cela), mais de rêver au sommet des montagnes ; elle tomba dans un spleen qui n’était pas sans analogie avec le nôtre. Il y avait pourtant de bien belles herbes dans le préau, et des plantes aromatiques, naguère cultivées par les chartreux, croissaient encore dans les rigoles de notre parterre : rien ne la consola de sa captivité. Elle errait éperdue et désolée dans les cloîtres, poussant des gémissements à fendre les pierres. Nous lui donnâmes pour compagne une grosse brebis dont la laine blanche et touffue avait six pouces de long, une de ces brebis comme on n’en voit chez nous que sur la devanture des marchands de joujoux ou sur les éventails de nos grand’mères. Cette excellente compagne lui rendit un peu de calme, et nous donna elle-même un lait assez crémeux. Mais à elles deux, et quoique bien nourries, elles en fournissaient une si petite quantité, que nous nous méfiâmes des fréquentes visites que la Maria-Antonia, la niña et la Catalina rendaient à notre bétail. Nous le mîmes sous clef dans une petite cour au pied du clocher, et nous eûmes le soin de traire nous-mêmes. Ce lait, des plus légers, mêlé à du lait d’amandes que nous pilions alternativement, mes enfants et moi, faisait une tisane assez saine et assez agréable. Nous n’en pouvions guère avoir d’autre. Toutes les drogues de Palma étaient d’une malpropreté intolérable. Le sucre mal raffiné qu’on y apporte d’Espagne est noir, huileux, et doué d’une vertu purgative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude.
Un jour nous nous crûmes sauvés, parce que nous aperçûmes des violettes dans le jardin d’un riche fermier. Il nous permit d’en cueillir de quoi faire une infusion, et, quand nous eûmes fait notre petit paquet, il nous le fit payer à raison d’un sou par violette : un sou majorquin, qui vaut trois sous de France.
À ces soins domestiques se joignait la nécessité de balayer nos chambres et de faire nos lits nous-mêmes quand nous tenions à dormir la nuit ; car la servante majorquine ne pouvait y toucher sans nous communiquer aussitôt, avec une intolérable prodigalité, les mêmes propriétés que mes enfants s’étaient tant réjouis de pouvoir observer sur le dos d’un poulet rôti. Il nous restait à peine quelques heures pour travailler et pour nous promener ; mais ces heures étaient bien employées. Les enfants étaient attentifs à la leçon, et nous n’avions ensuite qu’à mettre le nez hors de notre tanière pour entrer dans les paysages les plus variés et les plus admirables. À chaque pas, au milieu du vaste cadre des montagnes, s’offrait un accident pittoresque, une petite chapelle sur un rocher escarpé, un bosquet de rosages jeté à pic sur une pente lézardée, un ermitage auprès d’une source pleine de grands roseaux, un massif d’arbres sur d’énormes fragments de roches mousseuses et brodées de lierre. Quand le soleil daignait se montrer un instant, toutes ces plantes, toutes ces pierres et tous ces terrains lavés par la pluie prenaient une couleur éclatante et des reflets d’une incroyable fraîcheur.
Nous fîmes surtout deux promenades remarquables. Je ne me rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu’elle fût magnifique d’aspects. Mais notre malade, alors bien portant (c’était au commencement de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner, et en ressentit une fatigue qui détermina l’invasion de sa maladie.
Notre but était un ermitage situé au bord de la mer, à trois milles de la Chartreuse. Nous suivîmes le bras droit de la chaîne, et montâmes de colline en colline, par un chemin pierreux qui nous hachait les pieds, jusqu’à la côte nord de l’île. À chaque détour du sentier, nous eûmes le spectacle grandiose de la mer, vue à des profondeurs considérables, au travers de la plus belle végétation. C’était la première fois que je voyais des rives fertiles, couvertes d’arbres et verdoyantes jusqu’à la première vague, sans falaises pâles, sans grèves désolées et sans plage limoneuse. Dans tout ce que j’ai vu des côtes de France, même sur les hauteurs de Port-Vendres, où elle m’apparut enfin dans sa beauté, la mer m’a toujours semblé sale ou déplaisante à aborder. Le Lido tant vanté de Venise a des sables d’une affreuse nudité, peuplés d’énormes lézards qui sortent par milliers sous vos pieds, et semblent vous poursuivre de leur nombre toujours croissant, comme dans un mauvais rêve. À Royant, à Marseille, presque partout, je crois, sur nos rivages, une ceinture de varechs gluants et une arène stérile nous gâtent les approches de la mer. À Majorque, je la vis enfin comme je l’avais rêvée, limpide et bleue comme le ciel, doucement ondulée comme une plaine de saphir régulièrement labourée en sillons dont la mobilité est inappréciable, vue d’une certaine hauteur, et encadrée de forêts d’un vert sombre. Chaque pas que nous faisions sur la montagne sinueuse nous présentait une nouvelle perspective toujours plus sublime que la dernière. Néanmoins, comme il nous fallut redescendre beaucoup pour atteindre l’ermitage, la rive, en cet endroit, quoique très-belle, n’eut pas le caractère de grandeur que je lui trouvai en un autre endroit de la côte quelques mois plus tard.
Les ermites qui sont établis là au nombre de quatre ou cinq n’avaient aucune poésie. Leur habitation est aussi misérable et aussi sauvage que leur profession le comporte ; et, de leur jardin en terrasse, que nous les trouvâmes occupés à bêcher, la grande solitude de la mer s’étend sous leurs yeux. Mais ils nous parurent personnellement les plus stupides du monde. Ils ne portaient aucun costume religieux. Le supérieur quitta sa bêche et vint à nous en veste ronde de drap bége ; ses cheveux courts et sa barbe sale n’avaient rien de pittoresque. Il nous parla des austérités de la vie qu’il menait, et surtout du froid intolérable qui régnait sur ce rivage ; mais quand nous lui demandâmes s’il y gelait quelquefois, nous ne pûmes jamais lui faire comprendre ce que c’était que la gelée. Il ne connaissait ce mot dans aucune langue, et n’avait jamais entendu parler de pays plus froids que l’île de Majorque. Cependant il avait une idée de la France pour avoir vu passer la flotte qui marcha en 1830 à la conquête d’Alger ; ç’avait été le plus beau, le plus étonnant, on peut dire le seul spectacle de sa vie. Il nous demanda si les Français avaient réussi à prendre Alger ; et quand nous lui eûmes dit qu’ils venaient de prendre Constantine, il ouvrit de grands yeux et s’écria que les Français étaient un grand peuple.
Il nous fit monter à une petite cellule fort malpropre, où nous vîmes le doyen des ermites. Nous le prîmes pour un centenaire, et fûmes surpris d’apprendre qu’il n’avait que quatre-vingts ans. Cet homme était dans un état parfait d’imbécillité, quoiqu’il travaillât encore machinalement à fabriquer des cuillers de bois avec des mains terreuses et tremblantes. Il ne fit aucune attention à nous, quoiqu’il ne fût pas sourd ; et, le prieur l’ayant appelé, il souleva une énorme tête qu’on eût prise pour de la cire, et nous montra une face hideuse d’abrutissement. Il y avait toute une vie d’abaissement intellectuel sur cette figure décomposée, dont je détournai les yeux avec empressement, comme de la chose la plus effrayante et la plus pénible qui soit au monde. Nous leur fîmes l’aumône, car ils appartenaient à un ordre mendiant, et sont encore en grande vénération parmi les paysans, qui ne les laissent manquer de rien.
En revenant à la Chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent qui nous renversa plusieurs fois, et qui rendit notre marche si fatigante que notre malade en fut brisé.
La seconde promenade eut lieu quelques jours avant notre départ de Majorque, et celle-là m’a fait une impression que je n’oublierai de ma vie. Jamais le spectacle de la nature ne m’a saisi davantage, et je ne sache pas qu’il m’ait saisi à ce point plus de trois ou quatre fois dans ma vie.
Les pluies avaient enfin cessé, et le printemps se faisait tout à coup. Nous étions au mois de février ; tous les amandiers étaient en fleurs, et les prés se remplissaient de jonquilles embaumées. C’était, sauf la couleur du ciel et la vivacité des tons du paysage, la seule différence que l’œil pût trouver entre les deux saisons ; car les arbres de cette région sont vivaces pour la plupart. Ceux qui poussent de bonne heure n’ont point à subir les coups de la gelée ; les gazons conservent toute leur fraîcheur, et les fleurs n’ont besoin que d’une matinée de soleil pour mettre le nez au vent. Lorsque notre jardin avait un demi-pied de neige, la bourrasque balançait, sur nos berceaux treillagés, de jolies petites roses grimpantes, qui, pour être un peu pâles, n’en paraissaient pas moins de fort bonne humeur.
Comme, du côté du nord, je regardais la mer de la porte du couvent, un jour que notre malade était assez bien pour rester seul deux ou trois heures, nous nous mîmes enfin en route, mes enfants et moi, pour voir la grève de ce côté-là. Jusqu’alors je n’en avais pas eu la moindre curiosité, quoique mes enfants, qui couraient comme des chamois, m’assurassent que c’était le plus bel endroit du monde. Soit que la visite à l’ermitage, première cause de notre douleur, m’eût laissé une rancune assez fondée, soit que je ne m’attendisse pas à voir de la plaine un aussi beau déploiement de mer que je l’avais vu du haut de la montagne, je n’avais pas encore eu la tentation de sortir du vallon encaissé de Valldemosa.
J’ai dit plus haut qu’au point où s’élève la Chartreuse la chaîne s’ouvre, et qu’une plaine légèrement inclinée monte entre ses deux bras élargis jusqu’à la mer. Or, en regardant tous les jours la mer monter à l’horizon bien au-dessus de cette plaine, ma vue et mon raisonnement commettaient une erreur singulière : au lieu de voir que la plaine montait et qu’elle cessait tout à coup à une distance très-rapprochée de moi, je m’imaginais qu’elle s’abaissait en pente douce jusqu’à la mer, et que le rivage était plus éloigné de cinq à six lieues. Comment m’expliquer, en effet, que cette mer, qui me paraissait de niveau avec la Chartreuse, fût plus basse de deux à trois mille pieds ? Je m’étonnais bien quelquefois qu’elle eût la voix si haute, étant aussi éloignée que je la supposais ; je ne me rendais pas compte de ce phénomène, et je ne sais pas pourquoi je me permets quelquefois de me moquer des bourgeois de Paris, car j’étais plus que simple dans mes conjectures. Je ne voyais pas que cet horizon maritime dont je repaissais mes regards était à quinze ou vingt lieues de la côte, tandis que la mer battait la base de l’île à une demi-heure du chemin de la Chartreuse. Aussi, quand mes enfants m’engageaient à venir voir la mer, prétendant qu’elle était à deux pas, je n’en trouvais jamais le temps, croyant qu’il s’agissait de deux pas d’enfant, c’est-à-dire, dans la réalité, de deux pas de géant ; car on sait que les enfants marchent par la tête, sans jamais se souvenir qu’ils ont des pieds, et que les bottes de sept lieues du Petit Poucet sont un mythe pour signifier que l’enfance ferait le tour du monde sans s’en apercevoir.
Enfin je me laissai entraîner par eux, certain que nous n’atteindrions jamais ce rivage fantastique qui me semblait si loin. Mon fils prétendait savoir le chemin ; mais, comme tout est chemin quand on a des bottes de sept lieues, et que depuis longtemps je ne marche plus dans la vie qu’avec des pantoufles, je lui objectai que je ne pouvais pas, comme lui et sa sœur, enjamber les fossés, les haies et les torrents. Depuis un quart d’heure je m’apercevais bien que nous ne descendions pas vers la mer, car le cours des ruisseaux venait rapidement à notre rencontre, et plus nous avancions, plus la mer semblait s’enfoncer et s’abîmer à l’horizon. Je crus enfin que nous lui tournions le dos, et je pris le parti de demander au premier paysan que je rencontrerais si, par hasard, il ne nous serait pas possible de rencontrer aussi la mer.
Sous un massif de saules, dans un fossé bourbeux, trois pastourelles, peut-être trois fées travesties, remuaient la crotte avec des pelles pour y chercher je ne sais quel talisman ou quelle salade. La première n’avait qu’une dent, c’était probablement la fée Dentue, la même qui remue ses maléfices dans une casserole avec cette unique et affreuse dent. La seconde vieille était, selon toutes les apparences, Carabosse, la plus mortelle ennemie des établissements orthopédiques. Toutes deux nous firent une horrible grimace. La première avança sa terrible dent du côté de ma fille, dont la fraîcheur éveillait son appétit. La seconde hocha la tête et brandit sa béquille pour casser les reins à mon fils, dont la taille droite et svelte lui faisait horreur. Mais la troisième, qui était jeune et jolie, sauta légèrement sur la marge du fossé, et, jetant sa cape sur son épaule, nous fit signe de la main et se mit à marcher devant nous. C’était certainement une bonne petite fée ; mais sous son travestissement de montagnarde il lui plaisait de s’appeler Périca de Pier-Bruno.
Périca est la plus gentille créature majorquine que j’aie vue. Elle et ma chèvre sont les seuls êtres vivants qui aient gardé un peu de mon cœur à Valldemosa. La petite fille était crottée comme la petite chèvre eût rougi de l’être ; mais, quand elle eut un peu marché dans le gazon humide, ses pieds nus redevinrent non pas blancs, mais mignons comme ceux d’une Andalouse, et son joli sourire, son babil confiant et curieux, son obligeance désintéressée, nous la firent trouver aussi pure qu’une perle fine. Elle avait seize ans et les traits les plus délicats, avec une figure toute ronde et veloutée comme une pêche. C’était la régularité de lignes et la beauté de plans de la statuaire grecque. Sa taille était fine comme un jonc, et ses bras nus, couleur de bistre. De dessous son rebozillo de grosse toile sortait sa chevelure flottante, et mêlée comme la queue d’une jeune cavale. Elle nous conduisit à la lisière de son champ, puis nous fit traverser une prairie semée et bordée d’arbres et de gros blocs de rocher ; et je ne vis plus du tout la mer, ce qui me fit croire que nous entrions dans la montagne, et que la malicieuse Périca se moquait de nous.
Mais tout à coup elle ouvrit une petite barrière qui fermait le pré, et nous vîmes un sentier qui tournait autour d’une grosse roche en pain de sucre. Nous tournâmes avec le sentier, et, comme par enchantement, nous nous trouvâmes au-dessus de la mer, au-dessus de l’immensité, avec un autre rivage à une lieue de distance sous nos pieds. Le premier effet de ce spectacle inattendu fut le vertige, et je commençai par m’asseoir. Peu à peu je me rassurai et m’enhardis jusqu’à descendre le sentier, quoiqu’il ne fût pas tracé pour des pas humains, mais bien pour des pieds de chèvre. Ce que je voyais était si beau, que pour le coup j’avais, non pas des bottes de sept lieues, mais des ailes d’hirondelle dans le cerveau ; et je me mis à tourner autour des grandes aiguilles calcaires qui se dressaient comme des géants de cent pieds de haut le long des parois de la côte, cherchant toujours à voir le fond d’une anse qui s’enfonçait sur ma droite dans les terres, et où les barques de pêcheurs paraissaient grosses comme des mouches.
Tout à coup je ne vis plus rien devant moi et au dessous de moi que la mer toute bleue. Le sentier avait été se promener je ne sais où ; la Périca criait au-dessus de ma tête, et mes enfants, qui me suivaient à quatre pattes, se mirent à crier plus fort. Je me retournai et vis ma fille toute en pleurs. Je revins sur mes pas pour l’interroger ; et, quand j’eus fait un peu de réflexion, je m’aperçus que la terreur et le désespoir de ces enfants n’étaient pas mal fondés. Un pas de plus, et je fusse descendu beaucoup plus vite qu’il ne fallait, à moins que je n’eusse réussi à marcher à la renverse, comme une mouche sur le plafond ; car les rochers où je m’aventurais surplombaient le petit golfe, et la base de l’île était rongée profondément au-dessous. Quand je vis le danger où j’avais failli entraîner mes enfants, j’eus une peur épouvantable, et je me dépêchai de remonter avec eux ; mais, quand je les eus en sûreté derrière un des gigantesques pains de sucre, il me prit une nouvelle rage de revoir le fond de l’anse et le dessous de l’excavation.
Je n’avais jamais rien vu de semblable à ce que je pressentais là, et mon imagination prenait le grand galop. Je descendis par un autre sentier, m’accrochant aux ronces et embrassant les aiguilles de pierre dont chacune marquait une nouvelle cascade du sentier. Enfin, je commençais à entrevoir la bouche immense de l’excavation où les vagues se précipitaient avec une harmonie étrange. Je ne sais quels accords magiques je croyais entendre, ni quel monde inconnu je me flattais de découvrir, lorsque mon fils, effrayé et un peu furieux, vint me tirer violemment en arrière. Force me fut de tomber de la façon la moins poétique du monde, non pas en avant, ce qui eût été la fin de l’aventure et la mienne, mais assis comme une personne raisonnable. L’enfant me fit de si belles remontrances que je renonçai à mon entreprise, mais non pas sans un regret qui me poursuit encore ; car mes pantoufles deviennent tous les ans plus lourdes, et je ne pense pas que les ailes que j’eus ce jour-là repoussent jamais pour me porter sur de pareils rivages.
Il est certain cependant, et je le sais aussi bien qu’un autre, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est absolument vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même.
Je ne me consolerai donc jamais de n’avoir pas pu tourner le rocher. J’aurais peut-être vu là Amphitrite en personne sous une voûte de nacre et le front couronné d’algues murmurantes. Au lieu de cela, je n’ai vu que des aiguilles de roches calcaires, les unes montant de ravin en ravin comme des colonnes, les autres pendantes comme des stalactites de caverne en caverne, et toutes affectant des formes bizarres et des attitudes fantastiques. Des arbres d’une vigueur prodigieuse, mais tous déjetés et à moitié déracinés par les vents, se penchaient sur l’abîme, et du fond de cet abîme une autre montagne s’élevait à pic jusqu’au ciel, une montagne de cristal, de diamant et de saphir. La mer, vue d’une hauteur considérable, produit cette illusion, comme chacun sait, de paraître un plan vertical. L’explique qui voudra.
Mes enfants se mirent à vouloir emporter des plantes. Les plus belles liliacées du monde croissent dans ces rochers. À nous trois, nous arrachâmes enfin un oignon d’amaryllis écarlate, que nous ne portâmes point jusqu’à la Chartreuse, tant il était lourd. Mon fils le coupa en morceaux pour montrer à notre malade un fragment, gros comme sa tête, de cette plante merveilleuse. Périca, chargée d’un grand fagot qu’elle avait ramassé en chemin, et dont, avec ces mouvements brusques et rapides, elle nous donnait à chaque instant par le nez, nous reconduisit jusqu’à l’entrée du village. Je la forçai de venir jusqu’à la Chartreuse pour lui faire un petit présent que j’eus beaucoup de peine à lui faire accepter. Pauvre petite Périca, tu n’as pas su et tu ne sauras jamais quel bien tu me fis en me montrant parmi les singes une créature humaine douce, charmante et serviable sans arrière-pensée ! Le soir nous étions tous réjouis de ne pas quitter Valldemosa sans avoir rencontré un être sympathique.