Un hiver à Majorque/Chapitre 14

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II.

J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux relatifs à la Chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus licencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre.

Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire une appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Église romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé ; car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complétement stupide ou complétement vil. C’est l’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais.

Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de salubrité et même d’élégance, qui s’étaient glissés dans la vie de ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des mœurs cénobitiques, de l’esprit de mortification et de pénitence. Tandis que toutes les anciennes cellules étaient sombres, étroites et mal closes, les nouvelles étaient aérées, claires et bien construites. Je ferai la description de celle que nous habitions pour donner une idée de l’austérité de la règle des chartreux, même éludée et adoucie autant que possible.

Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d’un très-joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un retour sombre et fermé d’un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d’épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à prie-Dieu et à dossier, de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux ; au fond était située l’alcôve, très-basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l’atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Une armoire située au fond avait un compartiment de bois qui s’ouvrait en lucarne sur le cloître, et par où on lui faisait passer ses aliments. Sa cuisine consistait en deux petits fourneaux situés au dehors, mais non plus, suivant la règle absolue, en plein air : une voûte ouverte sur le jardin protégeait contre la pluie le travail culinaire du moine, et lui permettait de s’adonner à cette occupation un peu plus que le fondateur ne l’aurait voulu. D’ailleurs une cheminée introduite dans cette troisième pièce annonçait bien d’autres relâchements, quoique la science de l’architecte n’eût pas été jusqu’à rendre cette cheminée praticable.

Tout l’appartement avait en arrière, à la hauteur des rosaces, un boyau long, étroit et sombre, destiné à l’aération de la cellule, et au-dessus un grenier pour serrer le maïs, les oignons, les fèves et autres frugales provisions d’hiver. Au midi, les trois pièces s’ouvraient sur un parterre dont l’étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparé des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s’appuyait sur une terrasse fortement construite, au-dessus d’un petit bois d’orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d’un beau berceau de vignes, le troisième d’amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu’au fond du vallon, qui, ainsi que je l’ai dit, était un immense jardin.

Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierres de taille, de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne, et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux. Je n’ai jamais compris une telle provision d’eau pour abreuver la soif d’un seul homme, ni un tel luxe d’irrigation pour un parterre de vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l’horreur particulière des moines pour le bain et la sobriété des mœurs majorquines à cet égard, on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en ablutions comme des prêtres indiens.

Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un joli salon de fleurs et de verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours humides et rafraîchir ses gazons d’une nappe d’eau courante dans les jours brûlants, respirer au bord d’une belle terrasse le parfum des orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose, dont j’ai parlé déjà ; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la splendeur des nuits d’été sous le plus beau ciel, et adorer l’Éternel dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l’homme dans le sein de la nature. Telles me parurent au premier abord les ineffables jouissances du chartreux, telles je me les promis à moi-même en m’installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées pour satisfaire les magnifiques caprices d’imagination ou de rêverie d’une phalange choisie de poëtes et d’artistes.

Mais quand on se représente l’existence d’un homme sans intelligence et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être, c’est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes privations de la règle, et forcée d’en observer la lettre sans en comprendre l’esprit, condamnée à l’horreur de la solitude, réduite à n’apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l’espèce humaine rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à quelques autres âmes captives, vouées au même silence, enfermées dans la même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière ; enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d’erreur et d’impuissance.

Alors on comprend l’ennui incommensurable de ce moine pour qui la nature a épuisé ses plus beaux spectacles, et qui n’en jouit pas, parce qu’il n’a point un autre homme à qui faire partager sa jouissance ; la tristesse brutale de ce pénitent qui ne souffre plus que du froid et du chaud, comme un animal, comme une plante ; et le refroidissement mortel de ce chrétien chez qui rien ne ranime et ne vivifie l’esprit d’ascétisme. Condamné à manger seul, à travailler seul, à souffrir et à prier seul, il ne doit plus avoir qu’un besoin, celui d’échapper à cette épouvantable claustration ; et l’on m’a dit que les derniers chartreux s’en faisaient si peu faute, que certains d’entre eux s’absentaient des semaines et des mois entiers sans qu’il fût possible au prieur de les faire rentrer dans l’ordre.

Je crains bien d’avoir fait une longue et minutieuse description de notre Chartreuse, sans avoir donné la moindre idée de ce qu’elle eut pour nous d’enchanteur au premier abord, et de ce qu’elle perdit de poésie à nos yeux quand nous l’eûmes bien interrogée. J’ai cédé, comme je fais toujours, à l’ascendant de mes souvenirs, et maintenant que j’ai tâché de communiquer mes impressions, je me demande pourquoi je n’ai pas pu dire en vingt lignes ce que j’ai dit en vingt pages, à savoir que le repos insouciant de l’esprit, et tout ce qui le provoque, paraissent délicieux à une âme fatiguée, mais qu’avec la réflexion ce charme s’évanouit. C’est qu’il n’appartient qu’au génie de tracer une vive et complète peinture en un seul trait de pinceau. Lorsque M. La Mennais visita les camaldules de Tivoli, il fut saisi du même sentiment, et il l’exprima en maître :

« Nous arrivâmes chez eux, dit-il, à l’heure de la prière commune. Ils nous parurent tous d’un âge assez avancé, et d’une stature au-dessus de la moyenne. Rangés des deux côtés de la nef, ils demeurèrent après l’office à genoux, immobiles, dans une méditation profonde. On eût dit que déjà ils n’étaient plus de la terre ; leur tête chauve ployait sous d’autres pensées et d’autres soucis ; nul mouvement d’ailleurs, nul signe extérieur de vie ; enveloppés de leur long manteau blanc, ils ressemblaient à ces statues qui prient sur les vieux tombeaux.

« Nous concevons très-bien le genre d’attrait qu’a, pour certaines âmes fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, cette existence solitaire. Qui n’a point aspiré à quelque chose de pareil ? Qui n’a pas, plus d’une fois, tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en un coin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel ?

« Cependant telle n’est pas la vraie destinée de l’homme : il est né pour l’action ; il a sa tâche qu’il doit accomplir. Qu’importe qu’elle soit rude ? n’est-ce point à l’amour qu’elle est proposée ? » (Affaires de Rome.)

Cette courte page, si pleine d’images, d’aspirations, d’idées et de réflexions profondes, jetée comme par hasard au milieu du récit des explications de M. La Mennais avec le saint-siège, m’a toujours frappé, et je suis certain qu’un jour elle fournira à quelque grand peintre le sujet d’un tableau. D’un côté, les camaldules en prières, moines obscurs, paisibles, à jamais inutiles, à jamais impuissants, spectres affaissés, dernières manifestations d’un culte près de rentrer dans la nuit du passé, agenouillés sur la pierre du tombeau, froids et mornes comme elle ; de l’autre, l’homme de l’avenir, le dernier prêtre, animé de la dernière étincelle du génie de l’Église, méditant sur le sort de ces moines, les regardant en artiste, les jugeant en philosophe. Ici, les lévites de la mort immobiles sous leurs suaires ; là, l’apôtre de la vie, voyageur infatigable dans les champs infinis de la pensée, donnant déjà un dernier adieu sympathique à la poésie du cloître, et secouant de ses pieds la poussière de la ville des papes, pour s’élancer dans la voie sainte de la liberté morale.

Je n’ai point recueilli d’autres faits historiques sur ma Chartreuse que celui de la prédication de saint Vincent Ferrier à Valldemosa, et c’est encore à M. Tastu que j’en dois la relation exacte. Cette prédication fut l’événement important de Majorque en 1413, et il n’est pas sans intérêt d’apprendre avec quelle ardeur on désirait un missionnaire dans ce temps-là, et avec quelle solennité on le recevait.

« Dès l’année 1409, les Mallorquins, réunis en grande assemblée, décidèrent qu’on écrirait à maître Vincent Ferrer, ou Ferrier, pour l’engager à venir prêcher à Mallorca. Ce fut don Louis de Prades, évêque de Mallorca, camerlingue du pape Benoît xiii (l’anti-pape Pierre de Luna), qui écrivit, en 1412, aux jurats de Valence une lettre pour implorer l’assistance apostolique de maître Vincent, et qui, l’année suivante, l’attendit à Barcelone et s’embarqua avec lui pour Palma. Dès le lendemain de son arrivée, le saint missionnaire commença ses prédications et ordonna des processions de nuit. La plus grande sécheresse régnait dans l’île ; mais au troisième sermon de maître Vincent, la pluie tomba. Ces détails furent ainsi mandés au roi Ferdinand par son procureur royal don Pedro de Casaldaguila :

« Très-haut, très-excellent prince et victorieux seigneur, j’ai l’honneur de vous annoncer que maître Vincent est arrivé dans cette cité le premier jour de septembre, et qu’il y a été solennellement reçu. Le samedi au matin, il a commencé à prêcher devant une foule immense, qui l’écoute avec tant de dévotion, que toutes les nuits on fait des processions dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des enfants se flageller. Et comme depuis longtemps il n’était tombé de l’eau, le Seigneur Dieu, touché des prières des enfants et du peuple, a voulu que ce royaume, qui périssait par la sécheresse, vît tomber, dès le troisième sermon, une pluie abondante sur toute l’île, ce qui a beaucoup réjoui les habitants.

« Que Notre-Seigneur Dieu vous aide longues années, très-victorieux seigneur, et exhausse votre royale couronne.

« Mallorca, 11 septembre 1413. »

« La foule qui voulait entendre le saint missionnaire croissait de telle façon, que, ne pouvant l’admettre dans la vaste église du couvent de Saint-Dominique, on fut obligé de lui livrer l’immense jardin du couvent, en dressant des échafauds et abattant des murailles.

« Jusqu’au 3 octobre, Vincent Ferrier prêcha à Palma, d’où il partit pour visiter l’île. Sa première station fut à Valldemosa, dans le monastère qui devait le recevoir et le loger, et qu’il avait choisi sans doute en considération de son frère Boniface, général de l’ordre des chartreux. Le prieur de Valldemosa était venu le prendre à Palma et voyageait avec lui. À Valldemosa plus encore qu’à Palma, l’église se trouva trop petite pour contenir la foule avide. Voici ce que rapportent les chroniqueurs :

« La ville de Valldemosa garde la mémoire du temps où saint Vincent Ferrier y sema la divine parole. Sur le territoire de ladite ville se trouve une propriété qu’on appelle Son Gual ; là se rendit le missionnaire, suivi d’une multitude infinie. Le terrain était vaste et uni ; le tronc creusé d’un antique et immense olivier lui servit de chaire. Tandis que le saint prêchait du haut de l’olivier, la pluie vint à tomber en abondance. Le démon, promoteur des vents, des éclairs et du tonnerre, semblait vouloir forcer les auditeurs à quitter la place pour se mettre à l’abri, ce que faisaient déjà quelques-uns d’entre eux, lorsque Vincent leur commanda de ne pas bouger, se mit en prière, et à l’instant un nuage s’étendit comme un dais sur lui et sur ceux qui l’écoutaient, tandis que ceux qui étaient restés travaillant dans le champ voisin furent obligés de quitter leur ouvrage.

« Le vieux tronc existait encore il n’y a pas un siècle, car nos ancêtres l’avaient religieusement conservé. Depuis, les héritiers de la propriété de Son Gual ayant négligé de s’occuper de cet objet sacré, le souvenir s’en effaça. Mais Dieu ne voulut pas que la chaire rustique de saint Vincent fût à jamais perdue. Des domestiques de la propriété, ayant voulu faire du bois, jetèrent leur vue sur l’olivier et se mirent en devoir de le dépecer ; mais les outils se brisaient à l’instant, et, comme la nouvelle en vint aux oreilles des anciens, on cria au miracle, et l’olivier sacré resta intact. Il arriva plus tard que cet arbre se fendit en trente-quatre morceaux ; et, quoique à portée de la ville, personne n’osa y toucher, le respectant comme une relique.

« Cependant le saint prédicateur allait prêchant dans les moindres hameaux, guérissant le corps et l’âme des malheureux. L’eau d’une fontaine qui coule dans les environs de Valldemosa était le seul remède ordonné par le saint. Cette fontaine ou source est connue encore sous le nom de Sa bassa Ferrera.

« Saint Vincent passa six mois dans l’île, d’où il fut rappelé par Ferdinand, roi d’Aragon, pour l’aider à éteindre le schisme qui désolait l’Occident. Le saint missionnaire prit congé des Mallorquins dans un sermon qu’il prêcha le 22 février 1414 à la cathédrale de Palma ; et après avoir béni son auditoire, il partit pour s’embarquer, accompagné des jurés, de la noblesse, et de la multitude du peuple, opérant bien des miracles, comme le racontent les chroniques, et comme la tradition s’en est perpétuée jusqu’à ce jour aux îles Baléares. »

Cette relation qui ferait sourire mademoiselle Fanny Eissler, donne lieu à une remarque de M. Tastu, curieuse sous deux rapports : le premier, en ce qu’elle explique fort naturellement un des miracles de saint Vincent Ferrier ; le second, en ce qu’elle confirme un fait important dans l’histoire des langues. Voici cette note :

« Vincent Ferrier écrivait ses sermons en latin, et les prononçait en langue limosine. On a regardé comme un miracle cette puissance du saint prédicateur, qui faisait qu’il était compris de ses auditeurs quoique leur parlant un idiome étranger. Rien n’est pourtant plus naturel, si on se reporte au temps où florissait maître Vincent. À cette époque, la langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi, était, à peu de chose près, la même ; les peuples et les lettrés surtout s’entendaient très-bien. Maître Vincent eut des succès en Angleterre, en Écosse, en Irlande, à Paris, en Bretagne, en Italie, en Espagne, aux îles Baléares ; c’est que dans toutes ces contrées on comprenait, si on ne la parlait, une langue romane, sœur, parente ou alliée de la langue valencienne, la langue maternelle de Vincent Ferrier.

« D’ailleurs, le célèbre missionnaire n’était-il pas le contemporain du poëte Chaucer, de Jean Froissart, de Christine de Pisan, de Boccace, d’Ausias-March, et de tant d’autres célébrités européennes [1]? »

  1. Les peuples baléares parlent l’ancienne langue romane limosine, cette langue que M. Raynouard, sans examen, sans distinction, a comprise dans la langue provençale. De toutes les langues romanes, la mallorquine est celle qui a subi le moins de variations, concentrée qu’elle est dans ses îles, où elle est préservée de tout contact étranger. Le languedocien, aujourd’hui même dans son état de décadence, le gracieux patois languedocien de Montpellier et de ses environs, est celui qui offre le plus d’analogie avec le mallorquin ancien et moderne. Cela s’explique par les fréquents séjours que les rois d’Aragon faisaient avec leur cour dans la ville de Montpellier. Pierre ii, tué à Muret (1243) en combattant Simon de Montfort, avait épousé Marie, fille d’un comte de Montpellier, et eut de ce mariage Jaime ier, dit le Conquistador, qui naquit dans cette ville et y passa les premières années de son enfance. Un des caractères qui distinguent l’idiome mallorquin des autres dialectes romans de la langue d’oc, ce sont les articles de sa grammaire populaire, et, chose à remarquer, ces articles se trouvent pour la plupart dans la langue vulgaire de quelques localités de l’île de Sardaigne. Indépendamment de l’article lo masculin, le, et la féminin, la, le mallorquin a les articles suivants :

    Masculin. — Singulier : So, le ; sos, les, au pluriel.

    Féminin. — Singulier : Sa, la ; sas, les, au pluriel.

    Masculin et Féminin. — Singulier : Es, le ; els, les, au pluriel.

    Masculin. — Singulier : En, le ; na, la, au féminin singulier ; nas, les, au féminin pluriel.

    Nous devons déclarer en passant que ces articles, quoique d’un usage antique, n’ont jamais été employés dans les instruments qui datent de la conquête des Baléares par les Aragonais ; c’est-à-dire que dans ces îles, comme dans les contrées italiques, deux langues régnaient simultanément : la rustique, plebea, à l’usage des peuples (celle-là change peu) ; et la langue académique littéraire, aulica illustra, que le temps, la civilisation ou le génie épurent ou perfectionnent. Ainsi, aujourd’hui, le castillan est la langue littéraire des Espagnes ; cependant chaque province a conservé pour l’usage journalier son dialecte spécial. À Mallorca, le castillan n’est guère employé que dans les circonstances officielles ; mais dans la vie habituelle, chez le peuple comme chez les grands seigneurs, vous n’entendrez parler que le mallorquin. Si vous passez devant le balcon où une jeune fille, une Atlote (du mauresque aila, lella) arrose ses fleurs, c’est dans son doux idiome national que vous l’entendez chanter :

    Sas atlotes, tots es diumenges,
    Quan no tenen res mes que fer,
    Van à regar es claveller,
    Dihent-li : Veu ! jà que no menjes !

    « Les jeunes filles, tous les dimanches,
    « Lorsqu’elles n’ont rien de mieux à faire
    « Vont arroser le pot d’œillets,
    « Et lui disent : Bois, puisque tu ne manges pas ! »

    La musique qui accompagne les paroles de la jeune fille est rythmée à la mauresque, dans un ton tristement cadencé qui vous pénètre et vous fait rêver. Cependant la mère prévoyante qui a entendu la jeune fille ne manque pas de lui répondre :

    Atlotes, filau ! filau !
    Que sa camya se riu ;
    Y sino l’apadassau,
    No v’s arribar ’à s’estiu !
    « Fillettes, filez ! filez !
    « Car la chemise va s’usant (littéralement, la chemise rit).
    « Et si vous n’y mettez une pièce,
    « Elle ne pourra vous durer jusqu’à l’été. »

    Le mallorquin, surtout dans la bouche des femmes, a pour l’oreille des étrangers une charme particulier de suavité et de grâce. Lorsqu’une Mallorquine vous dit ces paroles d’adieu, si doucement mélodieuses : « Bona nit tengua ! es meu cô na basta per dî li : Adios ! » « Bonne nuit ! mon cœur ne suffit pas à vous dire : Adieu » il semble qu’on pourrait noter la molle cantilène comme une phrase musicale.

    Après ces échantillons de la langue vulgaire mallorquine, je me permettrai de citer un exemple de l’ancienne langue académique. C’est le Mercader mallorqui (le marchand mallorquin), troubadour du quatorzième siècle, qui chante les rigueurs de sa dame et prend ainsi congé d’elle :

    Cercats d’uy may, jà siats bella e pros,
    ’quels vostres pres, e laus, e ris plesents,
    Car vengut es lo temps que m’aureis mens.
    No m’aucirà vostre ’sguard amoros,
    Ne la semblança gaya ;
    Car trobat n’ay
    Altra qui m’play
    Sol que lui playa !
    Altra, sens vos, per que l’in volray be,
    E tindr’ en car s’amor, que ’xi s’conve.
    « Cherchez désormais, quoique vous soyez belle et noble,
    « Ces mérites, ces louanges, ces sourires charmants qui n’étaient que pour vous ;
    « Or le temps est venu où vous m’aurez moins près de vous.
    « Votre regard d’amour ne pourra plus me tuer,
    « Ni votre feinte gaieté ;
    « Car j’en ai trouvé
    « Une autre qui me plaît :
    « Si je pouvais seulement lui plaire !
    « Une autre, non plus vous, ce dont je lui saurai gré,
    « De qui l’amour me sera cher : ainsi dois-je faire »

    Les Mallorquins, comme tous les peuples méridionaux, sont naturellement musiciens et poëtes, ou, comme disaient leurs ancêtres, troubadours, trobadors, ce que nous pourrions traduire par improvisateurs. L’île de Mallorca en compte encore plusieurs qui ont une réputation méritée, entre autres les deux qui habitent Soller. C’est à ces trobadors que s’adressent ordinairement les amants heureux ou malheureux. Moyennant finance, et d’après les renseignements qu’on leur a donnés, les troubadours vont sous les balcons des jeunes filles, à une heure avancée de la nuit, chantant les coblas improvisées sur le ton de l’éloge ou de la plainte, quelquefois même l’injure, que leur font adresser ceux qui paient le poëte-musicien. Les étrangers peuvent se donner ce plaisir, qui ne tire pas à conséquence dans l’île de Mallorca.

    (Note de M. Tastu.)