Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 5 (p. 66-80).
Deuxième livraison


UN HIVER À ATHÈNES,

PAR M. A. PROUST[1].
1857-1858. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




De la politique. — Patriotisme maladroit des Grecs. — Coup d’œil sur l’histoire de ces derniers temps. — Situation intérieure du pays.

Ceux qui n’aiment pas causer politique courent le risque à Athènes de ne point causer du tout, car cette conversation sérieuse se mêle à tout et entre partout. On ne l’évite nulle part, ni au café, ni à la promenade, ni dans les salons, et le dialogue conjugal lui-même pourrait être, dans notre pays, sujet au timbre.

Cette préoccupation des Athéniens n’a rien de surprenant. Les puissances occidentales ont fait d’Athènes un terrain de lutte ; la société phanariote a de tout temps vécu de politique, et il n’est pas un Athénien qui ne prête l’oreille au moindre bruit de l’Europe, tant l’amour de la patrie commune est développé en eux, et tant surtout peut gagner à la moindre secousse ce petit royaume étroitement taillé.

Les partis sont nombreux, les germes de divisions fréquents ; on ne s’entend que sur un point : délivrer ses frères. On ne diffère que sur les moyens et l’opportunité. Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, on retourne la question en tout sens : on lit avidement les journaux de Londres, de Paris, et les journaux grecs qui les reproduisent ou les discutent ; mais, chose étrange, on s’occupe très-médiocrement de l’état intérieur du pays, ou si l’on s’en occupe c’est pour le défendre systématiquement aux yeux des étrangers, car, au fond, on passe facilement condamnation sur un état qu’on ne considère que comme provisoire.

C’est la grande faute des Grecs de ne pas dire assez ouvertement la situation déplorable qui leur a été faite. Pour bien s’en rendre compte, il est utile de jeter un coup d’œil sur les dernières pages de leur histoire depuis l’avénement du roi Othon.

Le 30 janvier 1833, le conseil de régence, nommé à Munich, le 6 octobre de l’année précédente, débarqua à Nauplie avec le jeune roi au milieu d’un pays dévasté, dépeuplé et ruiné par la guerre nationale et la guerre intestine. Peu soucieux des intérêts matériels du pays, le conseil de régence employa les deux premières séries de l’emprunt garanti par les puissances protectrices à payer largement les nombreux employés qu’il amenait avec lui, et la petite armée de trois mille cinq cents hommes qui l’escortait. Aussi, quand le roi atteignit sa majorité, le gouvernement était sans ressources et le pays sans institutions. À la place des libertés municipales, respectées dans une certaine mesure par le gouvernement turc, on avait jeté les germes d’une centralisation bureaucratique qui fonctionnait mal.

Sous les influences successives de l’Angleterre et de la Russie, les ministères se succédèrent rapidement. Après Armansberg Rudhart, après Rudhart Zographos.

Une conspiration ne tarda pas à s’organiser sous le patronage de la Russie, qui comptait sur l’abdication du roi, et le 3 septembre 1843, le parti russe ou napiste, s’appuyant sur l’antipathie allemande et les sympathies religieuses, fit une révolution. Aidée des conseils de la France et de l’Angleterre, la nation se donna une constitution. On vit alors, chose triste à dire, mais facile à expliquer par l’état de dénûment du pays, une curée repoussante des emplois publics : chacun songea à se caser en repoussant son voisin, et c’est à ce moment qu’on rendit la loi inique des autochtones, loi qui rejetait hors de la terre grecque ceux qui avaient versé leur sang pour elle. « Nous voulions la Grèce grande, s’écria Colettis, vous la faites petite. » L’ordre public était tenu par des liens si faibles et si mal adaptés aux mœurs, que les passions reparurent comme au lendemain de la lutte et que le désordre fut partout, jusque dans Athènes. Mavrocordatos ne put se soutenir ; Colettis lui succéda.

Cette phase de trois années du ministère Colettis est la plus brillante de l’histoire du nouveau royaume, mais aussi celle qui a donné les plus tristes résultats. Colettis, appuyé sur l’influence française, eut le tort de faire de la corruption un moyen de gouvernement et de perpétuer le système centralisateur, inauguré par les Allemands. Son but, et dans ce but est son excuse, était de faire de la Grèce un État assez fort pour se mettre à la tête du mouvement chrétien en Orient : la mort le surprit au milieu de ses projets, en 1847, et la révolution de 1848, qui renversait à Paris les protecteurs de cette politique, détruisit en Grèce les rêves de ceux qui comptaient sur elle. Le but était manqué ; il ne restait que l’introduction des moyens qui étaient mauvais.

Depuis cette époque, ceux qui n’avaient jamais pardonné au peuple grec la constitution imposée en 1843, sont parvenus à ressaisir par l’intrigue le pouvoir qui leur échappait. On s’est efforcé de discréditer la nation aux yeux de l’Europe pour prouver qu’elle était indigne de se gouverner elle-même.

Athènes est devenu un centre absorbant qui ruine le pays sans qu’il lui profite en rien. Le chiffre élevé de la dette nationale ne permet de rien entreprendre, et l’instruction, dont les Grecs sont avides et qui est plus généralement répandue à Athènes que partout ailleurs, crée chez une nation pauvre une exubérance de forces intellectuelles qui ne trouvent à s’utiliser nulle part. Les fonctions publiques sont avidement recherchées, mais comme elles sont mal rétribuées, la tentation doit être grande d’en augmenter le revenu par des moyens peu licites.

De tout cela les journaux ne disent rien ou presque rien, tant ils craignent de compromettre le pays aux yeux de l’étranger, et tant aussi le nombre de ceux qui ont intérêt au mal est grand. Parmi les influences étrangères, la plus désintéressée est l’influence française ; elle est la moins écoutée, justement parce qu’elle est moins passionnée en ses conseils, et on lui en veut de demander le remède à tant de maux. Il suffit, en effet, de faire quelques pas hors de la ville pour être péniblement impressionné par l’abandon et le dénûment dans lequel sont laissées les campagnes. « Si le roi le savait ! » disent naïvement les paysans.


Le roi et ses ministres. — Agriculture, commerce, industrie. — Instruction publique et beaux-arts.

Le roi de Grèce est de la maison de Witelsbach ; il est né le 1er juin 1815 et a été élu le 7 mai 1832. La reine Amélie est de la maison d’Oldenboug. Le roi est grand, maigre et légèrement voûté ; on le dit instruit, laborieux, mais lent au travail ; la reine a eu une grande réputation de beauté ; elle est active et aime passionnément l’horticulture et l’agriculture ; son jardin anglais est un trésor d’ombre et de fraîcheur rare à Athènes. Sa ferme, construite à Nuremberg et transportée en Grèce malgré le mauvais état des routes, est une merveille de propreté.

On voit souvent le roi et la reine, dans le jour à cheval, le soir au théâtre ; depuis quelque temps, cependant, le roi sort peu, il souffre de la fièvre ; et la surdité, qui est résultée du traitement, fait qu’il ne prend aucun plaisir au théâtre, bien que la musique de Verdi, dont on y abuse, passe pour un excellent spécifique contre les affections du tympan.

Les anecdoctes sur le palais sont nombreuses ; il y en a de fort plaisantes ; sans aucun doute, beaucoup sont apocryphes, mais on ne peut nier que cette petite cour empesée dans son étiquette allemande prête à rire. Pour ma part, je me suis contenté de la voir passer de loin, soulevant sur la voie sacrée son mince tourbillon de poussière.

Le gouvernement du roi Othon est constitutionnel de nom ; il à sept ministres, et tout d’abord un ministre de la guerre.

Le roi Othon a formé une armée régulière, et cela avec un si grand désir de bien faire, qu’il prend les soldats à l’âge de dix-sept ans, en sorte qu’aujourd’hui le petit royaume de Grèce à une armée de près de dix mille hommes costumés en Bavarois et disciplinés à l’Allemande. Athènes est encombrée d’officiers de toutes armes, qui ont fait, pour la plupart, leur éducation dans les écoles françaises. Les gendarmes et les gardes-frontières rendent de grands services ; les autres seront peut-être appelés à en rendre plus tard. Les importations européennes. que l’on peut critiquer dans les institutions de la nouvelle Grèce ne sauraient qu’être approuvées en ce qui touche l’armée : le shako allemand inspire une grande terreur aux Turcs, et plusieurs fois, pendant la guerre de l’indépendance, les Grecs ont mis leurs ennemis en déroute, rien qu’en s’affublant de coiffures européennes que leur avait envoyées le comité anglais. « Votre musique est arrivée, écrit de Missolonghi lord Byron au comité ; mais des trompettes pour les Grecs, ce sont des perles devant des pourceaux : les Grecs n’ont point d’oreille. » Cela est vrai ; mais cet envoi fut plus utile que ne le supposait Byron, et résista aussi bien que les shakos déjà expédiés au terrible Yourousk Allah de la cavalerie turque.

Les meilleurs soldats de l’armée grecque sont ceux du Parnasse ; ils sont sobres et infatigables. J’ai entendu quelques officiers se plaindre de l’insuffisance des rations, de l’incommodité de l’équipement et des exactions des fournisseurs ; l’administration militaire a été, je crois, modifiée récemment et calquée sur le modèle français.

Le ministre de la marine dispose d’une petite flotte bien organisée, mais dont l’entretien coûte chaque année une somme qui serait mieux employée à draguer le port du Pirée pour les navires du commerce, ou a approprier la rade de Poros au même usage.

Le ministre de l’intérieur est le moins occupé, le ministre des finances le plus embarrassé, le ministre des relations extérieures le plus décoré, et le ministre de l’instruction publique celui qui rend les plus éminents services. L’université qu’il dirige est divisée en quatre facultés : celle de philosophie et de sciences physico-mathématiques, de théologie, de médecine et de droit. Sur une population d’un million deux cent mille âmes, il y a soixante mille élèves des deux sexes, c’est-à-dire un vingtième de la population.

« Quelle amélioration vous semble la plus urgente ? demandait un jour M. Rangavi à M. Senior.

— Celle de nommer premier ministre quelqu’un de la famille de M. Mac-Adam, » répondit le spirituel Anglais.

Cette réponse résume la situation des travaux publics dans le royaume hellénique. La Grèce n’a pas de routes, et par suite pas d’industrie, pas d’agriculture, pas de commerce intérieur. Le gouvernement a fait venir, au commencement de l’année 1858, un ingénieur français qui reçoit vingt-mille drachmes (un ministre en a dix milles), accompagné d’un conducteur des ponts et chaussées et d’un certain nombre de cantonniers. Cet ingénieur est employé à aligner les rues d’Athènes et à réparer les routes dans un étroit rayon autour de la ville.

« Tout cela n’est que bagatelle et chemin de croix, me disait l’avocat X…, la route de Marathon ferait bien mieux notre affaire. »

Dans l’état présent, il serait, en effet, aussi insensé d’établir une manufacture quelconque au centre de l’Attique qu’à Tombouctou : les filatures de Syra, d’Andros, du Pirée et de Kalamatta prospèrent à cause de l’apport peu dispendieux des matières premières et des débouchés faciles : celle de Sparte est tombée.

La même raison entrave les progrès agricoles.

Le royaume offre une superficie de cinq cent quatre-vingt-quinze myriamètres carrés, dont deux cents sont susceptibles de culture, cent vingt couverts de forêts, et le reste stérile. Sur les deux cents premiers, cent à peu près sont cultivés (faute de cadastre, il est impossible de donner un état certain des terres arables). La condition des petits cultivateurs (ils sont en majorité dans l’Attaque et l’Eubée) est aussi misérable que possible : chaque paysan donne à l’État un dixième du produit foncier en nature ; il doit amener sa récolte au chef-lieu de l’éparchie à dos de cheval, par des sentiers affreux : là, il bat son grain à jour fixe et par ordre ; puis il doit graisser la patte au magasinier et au percepteur, sous peine de vexations ; enfin, il retourne chez lui ayant fait une perte considérable de temps et souvent une perte totale de bénéfices : alors il emprunte à un taux exorbitant (quinze, vingt et même trente pour cent), et finit quelquefois dans la prison pour dettes.

On peut se faire une idée de la fertilité du pays par le rendement du froment, quarante pour un, et de l’incurie du gouvernement par la place qu’occupent encore les marais insalubres. Il serait cependant facile, d’une même opération, d’assainir les endroits mouillés et de fertiliser les plaines desséchées.

Faute d’industrie, les objets manufacturés viennent de l’extérieur, malgré les droits de douane, et le chiffre des importations, quarante-neuf millions neuf cent soixante-deux mille trois cent dix-sept drachmes, n’est nullement en rapport avec celui des exportations, vingt-cinq millions huit cent quatre-vingt-huit mille deux cent quarante-sept drachmes : ces dernières, pour la plus grande part, se composent de matières premières (raisins secs, vallonnée, miel, vins, tabac, huile d’olives, soies gréges).

Au milieu de ces embarras, toutes les forces de la nation se rejettent sur le commerce maritime : le royaume compte deux mille sept cents marins et quatre mille navires jaugeant deux cent soixante-dix-sept mille cent vingt-deux tonnes.

La renaissance de la marine grecque date de la fin du siècle dernier. Ce sont les petites îles d’Hydra et de Spetzia qui, les premières, ont donné l’exemple de cette activité surprenante que déploient les Grecs dans la Méditerranée. La Porte recrutait là ses meilleurs marins, — malgré le Koran qui défend de confier la défense du trône à des mécréants. De retour dans leurs foyers, ceux-ci, jetés sur un sol ingrat, n’avaient d’autres ressources que de s’embarquer pour le compte de la république de Venise, ou de faire, dans de frêles embarcations, un cabotage peu lucratif, restreint par la piraterie barbaresque.

Quand le monopole des comptoirs du Levant passa des mains des Vénitiens dans celles des Français, le grand maître de Malte vit dans les marins grecs de redoutables concurrents pour les nouveaux venus, et leur offrit, par l’entremise du vicaire de Mycone, de les patenter. Les Hydriotes et les Spetziotes acceptèrent et se mirent à construire un grand nombre de navires appelés saccolèves, d’un faible tonnage, mais d’une marche assez rapide pour ne pas craindre les corsaires. Vinrent les disettes d’Espagne et de Portugal, puis la Révolution française qui, paralysant le commerce de Marseille, laissa le champ libre aux Grecs, et fit affluer chez eux les capitaux inactifs du Levant. Le blocus continental mit le comble à leur fortune, et la prospérité de ces deux îles et de leur voisine Ipsara devint telle, qu’au moment de la guerre de 1821 ces trois ports comptaient plus de trois cents navires qu’on put armer en guerre, et que dix familles d’Hydra purent souscrire pour une somme de cinq millions de francs ; la seule famille Condouriottis, pour un million cinq cent mille francs.

Dans ces îles, l’armement se faisait, et se fait encore dans toute la Grèce, d’après un système d’association où capital et travail partagent au même titre dans les bénéfices : on l’appelle armement à la part.

En 1850, l’Angleterre, effrayée de la concurrence redoutable que lui faisait la marine grecque dans les eaux du Levant, envoya, sous quelque prétexte, l’amiral Parker mouiller devant le Pirée. Elle demanda, pour dommages éprouvés par des sujets anglais, une indemnité qui ne se montait pas à moins de quatre-vingt mille drachmes, de plus la cession des îles Sapienza. Sur le refus du gouvernement grec, le blocus fut déclaré. La France en obtint la levée moyennant une indemnité de trente-trois mille drachmes. L’Angleterre avait en partie atteint son but ; la capture de deux cents navires, qui ne furent jamais rendus, avait porté au commerce grec un coup dont il n’est pas encore remis.

Le génie commercial des Grecs ne s’en est pas tenu au littoral de la Méditerranée ; il a envahi le monde entier : on trouve les marins grecs partout, à Londres, à Manchester, à Liverpool, jusque dans l’Inde. Nulle part ils n’oublient la mère patrie, et chaque jour Athènes se voit dotée d’un monument qui lui arrive de Vienne, de Pétersbourg, de Londres ou de Calcutta.

J’ai dit que le ministre de l’instruction publique rendait de grands services par l’impulsion donnée à l’université d’Athènes ; il en rend de tout aussi importants par la protection accordée aux beaux-arts ; malheureusement les fonds alloués sont insuffisants. L’école des beaux-arts, due à la générosité d’un particulier, ne peut, faute d’argent, envoyer à Paris ses lauréats.

Il n’est pas d’un mince intérêt cependant que l’on aide au développement de ces facultés artistiques que les Grecs possèdent instinctivement au plus haut degré. Les bergers sculptent des houlettes, les paysannes brodent des étoffes qui dénotent le sentiment du beau, même chez les plus humbles. Un régiment de fantassins de moins, un régiment de sculpteurs de plus, ce serait là une conquête facile dont pourrait s’enorgueillir la Grèce régénérée.


Question philologique. — Le grec moderne. — Les puristes. — Littérature populaire et littérature impopulaire. — Chants et légendes de la Grèce moderne. — Les écrivains grecs. — Journaux, bibliothèques, sociétés savantes.

L’une des questions qui préoccupent le plus les modernes Athéniens, est la question philologique. Le grec moderne est-il une langue nouvelle ? est-il l’ancienne langue populaire altérée ? Comme tous les idiomes, il a subi de fréquentes modifications dans les mots, la prononciation, la syntaxe et l’écriture (principalement celle-ci : suppression des formes antiques de la conjugaison et de la déclinaison, addition de mots étrangers), comme tous les idiomes aussi, il est le produit du génie populaire, la parole née des habitudes de chaque jour ; mais on peut affirmer qu’il est toujours, à quelques altérations près, l’ancienne langue populaire.

Quand les Phanariotes fondèrent en Valachie les premières écoles, ils enseignèrent ce qu’on appela le mixobarbaron, mélange barbare de grec moderne et de grec ancien. Quelques écrivains protestèrent, et Coraïs proposa le moyen terme de remplacer par les mots anciens seulement ce qui faisait défaut au langage moderne. Il ne fut pas écouté, et depuis il s’est créé dans Athènes de nombreux partis de puristes, dont les plus susceptibles veulent remplacer la langue moderne par l’ancienne. C’est une vraie bataille ; chacun s’écrie : « Prenez mon grec ! défiez-vous de celui d’à côté ; » chaque écrivain, chaque journal parle sa langue plus ou moins retrempée et imbibée de grec ancien. Un Français s’est écrié avec un noble enthousiasme : « Le grec moderne tend chaque jour davantage à se rapprocher du grec ancien, et dans quelques années le voyageur jouira presque complétement du plaisir d’entendre résonner à ses oreilles le langage qu’on parlait à Athènes il y a deux mille ans. Jamais, jusqu’à ce jour, un peuple n’a essayé de refaire sa langue, de remonter jusqu’à l’idiome antique de ses pères ; c’est un spectacle qu’il était réservé à la Grèce contemporaine de donner. »

Nous craignons que cette tentative n’ait d’autre résultat que d’amener la confusion. S’imagine-t-on en effet qu’une conspiration de savants aille changer la langue de dix millions d’hommes ? Comment ? Est-ce en écrivant des traités qui ne peuvent être lus que par un petit nombre ? Est-ce en s’amusant, dans le silence du cabinet, au travail de marqueterie qui consiste à remplacer par idor, eau, le mot plus usité nero qui, entre parenthèses, est plus ancien, en forgeant à la place du mot turc qui dit poudre un mot prétentieux qui ne dit rien, etc., etc. ? Non. La langue vraie, c’est celle du paysan, du pâtre et du matelot. C’est celle-là qu’il fallait prendre, classer et enseigner. Ah ! certes, Molière eût beaucoup ri de ces billevesées. Les hommes sensés de la Grèce se contentent d’en gémir, car pendant ce temps on néglige d’instruire le peuple.

Il est du reste plaisant de voir quelles odes saphiques, quels poëmes ampoulés, vides de sens et d’inspiration, font ces savants si préoccupés de la forme. Il est curieux de comparer leurs œuvres à cette merveilleuse poésie populaire que nous ont fait connaître Fauriel et Marcellus. « Nous n’écrivons pas pour les cabarets, » nous disait M. Soutzos. C’est un tort. Le séjour en est charmant de ces cabarets, et quand mousse le café et que chante le narghiléh, c’est plaisir d’entendre dire une de ces hymnes aux couleurs vivantes et heurtées. Ils ont le vrai sens poétique, ces cabarets, celui qui se puise dans l’intime amour de la nature, et il n’est besoin ni de fouiller ses souvenirs ni d’ouvrir le dictionnaire pour savoir qui ils ont voulu imiter et ce qu’ils veulent dire. Leur moindre petite chanson vaut mieux que tout le pathos de cette érudition abîmée dans les dissertations philologiques et oublieuse des besoins les plus pressants de son époque.

Voici un de ces chants recueilli « dans un cabaret » entre le récit dramatique du marin et l’épopée sanglante du héros de l’indépendance.

Rigi pleure, Rigi pleure ainsi que la tourterelle ;
Rigi se lamente comme la perdrix.
Yachos lui dit : « Fille blanche comme la neige,
Douce comme la pastèque, dis-moi ta peine.


— Je cherche, Yachos, et je ne trouve pas
La plante qui rend immortel. »
Yachos va à la montagne et il revient.
« Rigi, je te baise les yeux, voici la plante. »


Rigi porte la plante à ses lèvres ;
Mais Rigi pleure ainsi que la tourterelle ;
Rigi se lamente comme la perdrix.
« Ce n’est pas la plante qui rend immortel,
Yachos ! c’est la plante d’amour que tu m’as donnée.


— Pourquoi pleurer, Rigi ? La plante d’amour
N’est-elle pas celle qui rend immortel ? »
Rigi sèche ses larmes, et ils vont ensemble à l’église.

Dans tous ces chants, chants d’amour et de danse, chants nuptiaux, légendes, chants de la montagne et de la plaine, chants du klephte ou du laboureur, on sent tous les battements de cœur du peuple, sa mélancolique sérénité pendant la servitude, son ardeur au combat, sa joie après la victoire. Je viens de citer une de ces chansons gracieuses écloses au printemps ; je ne donnerai de plus aucun des chants héroïques que tout le monde connaît, mais une élégie que j’ai entendue dans un café de Bournabat (Asie Mineure) et que j’ai retrouvée depuis, avec quelques variantes, dans l’excellent livre de mon ami Mraino Vretos : Les contes et poëmes de la Grèce moderne.

« Toutes les fois qu’il passait devant sa fenêtre, il s’arrêtait. Elle voulait se retirer, mais elle ne pouvait. Son regard la rivait à la croisée ; et lorsque son cheval avait disparu, lorsque la poussière qu’il avait soulevée était tombée, lorsque la nuit avait recouvert la terre, elle le voyait encore.

Un jour il lui demanda : « M’aimes-tu ? — Je ne sais si je t’aime ; mais quand je baisse les yeux, je te vois, quand je les lève je te vois, quand je les ferme je te vois encore. »

Un autre jour il lui dit : « Donne-moi un baiser. Quel est le champ ensemencé qui ne donne pas de récolte ? Quelle est la fille dans le cœur de laquelle on a semé de l’amour, dont les lèvres ne rendent pas un baiser ? »

Mais ses frères la virent, et quand il fut parti, ils la tuèrent.

Le lendemain il revint joyeux, il avait revêtu son talaganis le plus fin, il avait ses plus belles armes et aussi le kandjar à la lame d’or pris aux Turcs.

En approchant de la maison, il entendit un chant de mort et son cheval hérissa sa crinière :

« Pour qui est cette croix ? Pour qui ce chant de mort ?

— Pour celle qui t’aimait et que ton amour a tuée. »

Il porta la main à son kandjar et se l’enfonça dans la poitrine.

Dans la même fosse on mit les deux cadavres ; sur cette fosse poussèrent un chaume et un cyprès ; le chaume se pencha, le cyprès se pencha ; aujourd’hui les branches du cyprès couvrent le chaume. »

Dans le langage populaire, les poëtes les plus célèbres sont Rhigas, le fondateur de l’hétairie, Cristopoulos, le comte Solomos de Zante et Valaoritis. Parmi les puristes : Panaïos et Alex. Soutzos, Rangavi, Orphanidis, Zalacostas et Rizos Neroulos.

Depuis le célèbre archevêque de Cherson, Eugène Bulgaris, qui vivait au dix-huitième siècle et de qui date la renaissance de la littérature grecque, les hommes supérieurs n’ont pas manqué. Dans la théologie : Parmakidis et Œconomos. Dans les études historiques : Perrebos, Philimon, Neroulos, Soutzos et Papparigopoulos. Pour les sciences : Philippidis, Dukas et Constantas. Dans la philologie : Coraïs, Asopios, Yauvas et Vretos.

Athènes compte quatre sociétés savantes, vingt-quatre imprimeries, cinquante presses et plus de trente journaux et revues dont les principaux sont : le Siècle, la Minerve, le Grec, la Pandore, l’Espérance, et l’Aurore. La bibliothèque de l’université, due aux soins de M. Typaldos, est très-complète, et celle de la chambre des députés s’enrichit chaque jour grâce à son excellent bibliothécaire M. Terzettis, un poëte aussi et des meilleurs et de la vraie langue grecque. En dehors du travail journalier de la presse, il se produit cependant peu d’œuvres.

Le journalisme se fait à l’imitation du journalisme français, c’est-à-dire que le journal représente un parti et accommode les événements au goût de ce parti. Il n’y a pas comme en Angleterre de gazette qui soit le journal de tout le monde, où chacun puisse écrire librement, sans souci des opinions du rédacteur. Le gouvernement grec a tenté de créer une sorte d’organe infaillible, appelé le Moniteur grec, mais cette importation n’a pas réussi.

Intérieur d’une famille grecque. — Dessin de M. A. Proust.


Le carnaval d’Athènes. — Fêtes du carême. — Le prince Adalbert de Bavière et le duc de Leuchtemberg. — Anniversaire de l’indépendance. — Théâtre.

On retrouve partout en Grèce des réminiscences païennes, dans les cérémonies nuptiales ou funèbres et jusque dans les usages les plus humbles de la famille. Caron intervient à chaque instant dans les chants populaires et le dieu des jardins préside toujours aux plantations, mais il est impossible de trouver dans les réjouissances du carnaval rien de la gaieté antique. Le carnaval d’Athènes n’est pas autre que celui des boulevards de Paris ; la seule différence est que ces tranquilles saturnales se passent de la surveillance de la police. Quant aux bals publics qui accompagnent ces fêtes, la comparaison est tout à l’avantage des Parisiens. Je n’ai rien vu de plus lugubre que le bal masqué du théâtre royal ; il y avait bien là, mêlé à quelques rares masques autochtones, deux matelots anglais qui gigotaient à perdre haleine ; mais ces Anglais sont tellement égoïstes que rien de leur joie intérieure ne transpire sur les muscles impassibles de leur physionomie. La présence d’un seul Français eût bien changé tout cela : Je me souviens avoir vu deux de mes compatriotes faire faire à une grave assemblée de Néerlandais des cabrioles qu’ils durent sincèrement regretter le lendemain, mais à l’électricité desquelles ils ne purent résister dans le moment.

Le carnaval ne commence à s’égayer à Athènes qu’au moment de sa mort, le premier jour du carême. Chaque année le clergé condamne cette fête, mais chaque année elle se fait malgré condamnation. Elle se tient dans un des plus beaux lieux du monde, entre le Stade et l’Arc d’Adrien, au pied du temple de Jupiter Olympien, en face de l’Acropole. Les longs replis de la chaîne des danseurs se déroulent au bruit de la lyre et du tambour, et après la danse on inaugure le carême par un maigre repas d’olives, de caviar et de grains de maïs grillés. Ce jeûne, que les Grecs observent avec scrupule, fait honneur à leur estomac et à la fermeté de leurs croyances.

Fête du carême au temple de Jupiter. — Dessin de M. A. Proust.

Quelque peu éclairées, du reste, que soient ces dernières, elles sont imposantes dans leurs manifestations et rien n’est plus solennel que la résurrection du Christ, le dernier acte du grand drame chrétien représenté en plein air à la lueur des flambeaux. Bien loin des exhibitions somptueuses du catholicisme, ce spectacle n’est beau et saisissant que par l’attitude du peuple, attiré là non par une curiosité frivole, mais par la ferveur de la foi.

Il ne faut pas oublier qu’en Grèce l’idée religieuse est liée à l’idée politique, que c’est derrière la croix que s’est levée l’insurrection, et que c’est par elle qu’elle a vaincu. Malheureusement cette religion est ignorante au suprême degré.

« Tant que les Turcs auront un pied en Europe, me disait l’archimandrite D…, nous ne combattrons ni l’ignorance du clergé ni la superstition du peuple. Nous craindrions d’affaiblir la religion en la purgeant. »

L’indépendance de tout un peuple est sans doute chose très-respectable : mais comment pourrait-elle être compromise par l’instruction et la moralisation de ceux qui enseignent la religion et la morale[2] ? Si le clergé de la Grèce libre voulait prendre un sage parti il effacerait de la Constitution cet article : La religion orthodoxe est la religion dominante : toutes les autres religions sont tolérées, mais le prosélytisme et toute opposition à la religion dominante sont défendus.

Mais il n’entend pas réforme sur cet article pas plus que sur le suivant : (Art. 37.) Il faut que le successeur au trône soit de la religion orthodoxe. Aussi, quand au mois de mars 1858 débarqua le prince Adalbert de Bavière, ce fut une ardente polémique dans tous les journaux, et voici pourquoi : depuis la renonciation de son frère Luitpold, le prince Adalbert, dernier frère du roi Othon, a droit à la succession royale en Grèce, pourvu qu’il veuille changer de religion.

La Grèce veut un roi orthodoxe : elle a ses raisons, et je ne les discuterai pas. Bien que les négociations pour garantir l’indépendance du nouveau royaume n’aient pas duré moins de quatre années, et que pendant ces quatre années on ait tout discuté, tout soupesé avec un extrême scrupule, on a négligé cette importante question ; faute d’un protocole, toutes les combinaisons si longuement méditées peuvent être demain réduites à néant par l’article 40 de la Constitution qui laisse la nation libre de choisir son souverain si les princes de Bavière ne souscrivent pas aux conditions imposées par l’article 37. Le roi de Bavière en acceptant pour son fils, avait bien promis qu’il serait baptisé selon le rite orthodoxe au moment de son avénement, mais cette promesse ne fut pas inscrite au traité, et seulement communiquée aux trois puissances signataires de l’acte de 1832. La Grèce garda donc son roi catholique jusqu’en 1843, époque à laquelle la Constitution s’empressa de promulguer l’article 37.

Le roi consentit pour ses enfants et fit des réserves à l’égard de ses frères. La Russie, l’Angleterre et la France reconnurent, en 1852, l’obligation imposée à l’héritier du trône, mais la question n’en était pas plus avancée. Luitpold renonçait, et le prince Adalbert qui a fait baptiser son fils selon le rite romain, ne semble pas pressé de se convertir à la foi orientale. La reine, qui désire l’avénement de quelqu’un des siens, voit sans déplaisir l’impopularité que cette hésitation fait aux princes de Bavière. En ces dernières années on a mis en avant un autre concurrent, le prince de Leuchtemberg, parent de la famille impériale des Napoléons ainsi que des maisons de Bavière et de Russie. De la part du prince il n’y a eu aucun signe manifeste de prétentions royales, mais ses partisans, qui vont vite, le marient déjà à une princesse d’Angleterre, et voient dans ce candidat apparenté chez tous les protecteurs de la Grèce, un gage indubitable de bonne entente avec tout le monde.

Le prince Adalbert de Bavière a fait à Athènes un assez long séjour : c’est un fils de la blonde Allemagne, grand, gros, d’apparence lymphatique. Il a assisté aux fêtes de Nauplie qui célébraient l’anniversaire de l’avénement de son frère, et aux fêtes d’Athènes qui célébraient celui de la proclamation de la liberté. L’enthousiasme était grand, car le roi jouissait alors d’une véritable popularité, que lui avait faite la guerre de 1854.

On se rappelle qu’à cette époque, après les soulèvements partiels de l’Albanie et de l’Épire, le mouvement insurrectionnel gagna Athènes et que le roi fit, bien que tardivement, cause commune avec son peuple, au risque de perdre sa couronne. « C’est une diversion fomentée par l’argent russe, disaient les notes diplomatiques ; les Grecs ne sont que les instruments de la Russie. » Les notes avaient tort et raison : elles avaient tort, parce qu’une partie du mouvement était nationale ; elles avaient raison, en ce sens que, quel que soit leur bon droit, c’est le propre des gens faibles de s’appuyer sur quelqu’un ; au résumé, elles devaient avoir raison aux yeux de la France et de l’Angleterre, puisque ces deux nations s’étaient éprises d’un bel amour pour la gent turque, amour qui, comme tous, a eu son lendemain. Enfin, on fulmina contre ces pauvres gens qui n’en pouvaient mais, et on envoya un corps d’occupation au Pirée. La conduite du roi fut, il faut le reconnaître, on ne peut pas plus digne en ces tristes circonstances, et elle lui attira les sympathies du peuple.

Je n’ai pu voir les fêtes de Nauplie, mais j’ai été témoin de celles d’Athènes. Je ne parlerai ni des arcs de triomphe, ni des allégories, ni de tout ce bagage d’ingéniosités fait à la détrempe, qui, de nos jours, forme par le monde entier le matériel de ces réjouissances, mais de l’émotion qui traduisait le patriotisme de cette foule attentive venue de toutes parts : villages et champs avaient été abandonnés : des routes de Thèbes, d’Éleusis et de Marathon, des équipages de forme bizarre, garnis de myrtes et de rhododendrons, arrivaient, jetant sur la place des tribus entières, depuis l’aïeul jusqu’au bambino. J’ai vu des manifestations plus bruyantes, mais jamais un hommage aussi grand, aussi austère, et surtout aussi pieux, rendu à la liberté.

Après deux jours, les réjouissances se terminèrent par un bal municipal donné dans la salle du théâtre. J’avais entendu applaudir la veille même dans cette salle la comédie : Les précieuses ridicules. Le spectacle n’avait pas changé, seulement les acteurs étaient plus nombreux.

À propos de Molière et du théâtre grec, c’est une idée excellente qu’on doit à M. Rangavi de représenter des traductions de notre grand poëte, à défaut d’œuvres nationales. Chaque soir, la salle était comble, et ce serait, outre une bonne œuvre, une excellente spéculation de construire un théâtre ad hoc, car la salle actuelle est occupée tout l’hiver par une troupe italienne.

En 1858, cette troupe était assez médiocre ; on l’applaudissait et on la couvrait de fleurs à la manière italienne ; les spectateurs se visitaient aussi à l’italienne, et c’était un des grands charmes de ces soirées ; non pas le seul, car je me souviens que j’appréciais fort ce pauvre filet de musique, que j’ai acclamé plus d’une fois Mlle Teresa Gori, qui était, il est vrai, charmante, et que j’ai dit à Mlle Demoro qu’elle avait du talent. Que la Frezzolini me pardonne !


Environs d’Athènes. — Le brigandage en Grèce. — Daphné. — Éleusis. — Scaramanga. — Le Pirée. — Tremblement de terre.

Demandez à un Athénien s’il y a des brigands en Grèce, il ne vous répondra ni oui ni non ; il vous dira comme Lassagne : « Il y en a et il n’y en a pas, » c’est-à-dire qu’il y en a sans y en avoir. Dans l’Attique, il y a des brigands, non pas toujours, mais souvent.

Malgré cela, nous avons parcouru le pays sans aucun accident. Une des grandes distractions de la vie athénienne est la promenade à cheval, et pour nos chevauchées, nous choisissions le plus souvent la route de Thèbes. On suit, en sortant de la ville, le bois sacré que traversait la théorie d’Éleusis, et en quelques minutes on atteint Daphné. Ce lieu est des plus agréables pendant la chaleur de midi, et, de la colline ombragée de pins qui le domine, on peut se livrer aux réflexions les plus profondes sur l’inconstance des choses humaines, car à deux pas de là s’élève une abbaye de style byzantin, greffée sur une construction latine entée elle-même sur des fondations helléniques. M. Buchon a fait dans l’intérieur de cette abbaye, qui était le Saint-Denis de la famille de la Roche, les plus précieuses découvertes pour son histoire des ducs français d’Athènes.

À un kilomètre plus loin est la plage de Scaramanga, d’où s’arrondit la baie d’Éleusis, que les montagnes ferment comme un lac. L’aspect de cette nappe bleue est féerique, alors que les dernières clartés du soleil luttent contre les premières ombres du soir, et que toutes les couleurs et toutes les formes prennent cet air douteux qui livre l’espace à notre imagination.

Les vieux bois de myrtes qui s’inclinent vers la mer ne résonnent plus du bruit du tympanum, mais on entend toujours à cette heure comme des soupirs dans le feuillage. Le christianisme n’a pas tout à fait mis en fuite les hôtes sylvestres de la mythologie.

J’ai lu dans un livre sur la métempsycose que les âmes des philosophes allaient souvent habiter le corps des hérons. Il y a là, sur le bord d’un lac salé, un héron blanc qui doit être un vieux sceptique. Chaque fois que je passais sur le bord de ce lac, j’envoyais une balle dans son étroite carcasse, mais chaque fois il s’envolait en riant. Cet étrange oiseau est le seul être vivant en cette plaine éteinte qui va jusqu’à Éleusis.

Nous eûmes dans ce village la chance heureuse de tomber un jour au milieu d’une noce albanaise : la rue était encombrée ; les terrasses, les lucarnes, les corniches des maisons étaient garnies de curieux. Il fallut boire avec toute la noce, et servir de point de mire à cette population ébahie.

Une habitude des jeunes filles albanaises est de porter leur fortune enfilée en pièces d’or autour de la tête. Ce singulier usage fait que les maris ne sont jamais trompés, pécuniairement parlant.

Femme albanaise d’Éleusis. — Dessin de M. A. Proust.

Un matin que nous étions venus à Scaramanga, au lieu de tourner du côté d’Éleusis, nous suivîmes les contours de la baie jusqu’au Pirée. Dunoyer eut besoin de toute sa science d’écuyer pour contenir l’enthousiasme de son cheval, et notre ami Typaldos, de toute son éloquente causerie pour nous distraire des rayons ardents qui dardaient sur nos têtes. Nous étions aux premiers jours du printemps ; sous la chaude et transparente lumière, tout bourgeonnait et fleurissait joyeusement.

J’ai dit, je crois, en commençant ce récit, ce village en parlant du Pirée ; je m’en aperçois à temps, bien heureusement, et je fais mes humbles excuses à ses habitants. Le Pirée est une ville ; il y a des trottoirs, des réverbères, des hôtels, des cafés, d’élégantes boutiques de pâtisseries, peintes à frais à l’italienne, en couleurs réjouissantes, des messieurs en habit noir et des mesdames en chapeau. Ainsi donc le Pirée est une ville, et ne pas le reconnaître serait une ingratitude de ma part, car vraiment ce jour-là elle nous fit une entrée triomphale. Toute la rade était pavoisée, et il y avait bien environ quinze gamins qui couraient devant nos chevaux ; les jeunes filles étaient aux fenêtres, et dans l’air printanier voltigeaient, semblables à des libellules, bien des sonetti d’amore.

« Il fait bien chaud aujourd’hui. » Tel était le refrain qu’on entendait de tous côtés, il fit tellement chaud, en effet, que le lendemain la terre en trembla. Je n’oublierai jamais ce moment critique : nous étions à table, je vis mon vis-à-vis monter, redescendre, puis remonter encore, en faisant force signe de croix : Terremoto ! terremoto ! criaient les garçons en s’enfuyant.

Il n’y eut à l’hôtel d’Orient qu’un peu de sauce répandue sur la table ; mais à Corinthe, la ville fut en partie détruite.


Le Pentélique. — L’Hymette. — Le Parnès.

La promenade que préfèrent les Anglais est celle du Pentélique. Ils enfourchent, pour cette ascension, des chevaux de louage, et traversent la plaine en se soulevant sur les étriers avec cette élégance mécanique qu’on leur connaît. Un agoyate (loueur de chevaux et cicerone) les précède chargé de vivres. Arrivés au pied des célèbres carrières, d’où l’œil embrasse l’horizon de Marathon à Salamine, ils font sauter les bouchons. Έν οινω άληθεια, dit le proverbe grec. Les Grecs sont sobres et ne cherchent pas la vérité ; les Anglais ne l’ont pas encore trouvée ; ils gagnent à cette recherche de terribles coups de soleil ; mais un fils de l’Angleterre ne transige jamais avec ses principes : s’il meurt, un autre achève son verre.

Les carrières du Pentélique. — Dessin de M. A. Proust.

L’ascension de l’Hymette est plus facile. Le miel de l’Hymette est toujours en grande réputation, les fleurs du rhododendron et le suc du païka lui donnent un parfum et une saveur qui le font préférer même au miel de Cytheron. On le récolte à Kaissariani, dans un ancien couvent. Du sommet de la montagne, la vue s’étend jusqu’à Sunium. « Bienheureux sont les sommets qui voient la mer aux vagues blanchissantes ! »

J’ai conservé de cet étroit plateau un souvenir particulièrement intime. Par une froide matinée de janvier, je trouvai là, enfouie sous la neige, une tortue que longtemps nous avons gardée dans notre appartement, en compagnie d’un mouton. Le mouton gambadait et sautait jusque dans la salle où il devait être un jour mangé ; mais la tortue dépérissait et jetait souvent un regard humide vers la campagne. Le mouton est une stupide bête qui n’a aucun souci de la liberté, mais la tortue n’aime pas l’esclavage. Nous n’eûmes jamais le courage de l’accommoder aux épices, et nous lui rendîmes sa liberté quand le printemps fut revenu.

Mais ce confiant animal a un terrible ennemi dans l’aigle, et nous avions a peine fait quelques pas, qu’un d’eux se saisit de l’infortunée, l’éleva très-haut dans ses serres et la laissa retomber rudement sur les rochers ; C’est un délassement qu’on se donne aisément à Athènes de tuer quelques-unes de ces méchantes bêtes. On achète une vieille carcasse de bœuf ou de cheval qu’on dépose la nuit sur un rocher, et le lendemain, au jour, on assomme les aigles repus de sang.


Kephissia.

Il est d’usage dans toute la chrétienté orientale de manger un agneau le jour de Pâques. Quand vint ce jour, nous choisîmes le petit village de Kephissia, qui est le Saint-Germain ou le Sorrento des Athéniens, et nous partîmes de grand matin avec la victime achetée au marché d’Athènes.

Dimitri prépara le mouton à la manière des Pallikares. Le repas fut long et joyeux ; chacun se récria sur l’excellence des koukouretzee (entrailles grillées autour d’une baguette de fusil), et après avoir bu copieusement, nous descendîmes à la grotte des Nymphes, lançant à l’écho les derniers toasts.

La nature a paré ce village de Kephissia de tous les charmes, et les hommes ont enchâssé dans son abondante verdure de petites villas, les plus gracieuses du monde ; le souvenir de cette journée pascale me revient souvent à la mémoire, et il occupe dans ma pensée une des meilleures places.

Depuis j’y suis revenu, mais tout avait perdu cette teinte bleuâtre qui m’avait tant séduit ; il est vrai que j’avais laissé à Smyrne une paire de lunettes que je n’ai jamais pu remplacer depuis, et que si la soirée passée chez Mme Tissamenos fut charmante, la nuit à l’hôtel fut horrible. L’affreux insecte, cimex lectuarius, était là en si grand nombre qu’on le voyait descendre le long des murs en longues caravanes.

« Voilà qui est singulier, me dit mon hôte le lendemain, M. le ministre de Russie et Mme Ozroff ne s’en sont pas plaints. »

J’ai su depuis d’un naturaliste qu’il y avait quarante-trois espèces de punaises qui professent des opinions différentes. Celles-là étaient sans doute du parti napiste.


Excursion au cap Sunium.

Peu de jours après mon arrivée à Athènes, nous avions formé le projet de visiter l’hexastyle célèbre de Sunium, mais l’hiver s’annonçait d’une façon rigoureuse. Depuis le mois de novembre, le vent du nord ne cessait de souffler, et la neige couvrait la terre. Yannis nous conseilla d’envoyer des chevaux à Keratia et de nous faire conduire jusque-là en voiture, ce qui, en vingt-quatre heures, nous permettrait de faire le voyage, aller et retour. Le 12 décembre, il fut décidé avec Georges Typaldos que nous partirions le lendemain soir à la sortie du théâtre. Le lendemain, quand la traviata eut battu son dernier trille et rendu son dernier soupir, chacun de nous, roulé dans son manteau, se tapit dans un coin de la voiture, en murmurant un des refrains élégiaques du maëstro. Jamais encore il n’avait fait une nuit aussi froide et aussi triste. Des hauteurs du Parnès, le vent balayait la neige en rafales glacées, et les réverbères de la rue d’Éole balançaient leurs timides lueurs en gémissant.

Nous ne tardâmes pas à quitter la route pour les champs ; à chaque gué, à chaque cahot nous déplorions l’absence des ponts et des chaussées, et force nous fut plusieurs fois de descendre pour faciliter le tirage aux deux maigres haridelles. Enfin le soleil se leva entre l’Hymette et le Pentélique, mais il but la neige et détrempa le terrain, en sorte que moitié en voiture, moitié à pied, nous ne gagnâmes qu’à grand’peine Keratia.

Keratia est un gros bourg placé dans une position pittoresque sous la double corne d’une montagne.

La salle basse ou nous entrâmes pour nous reposer pendant qu’on sellait les chevaux offrait un singulier mélange de malpropreté et de grandeur. Sur des bancs vermoulus les paysans se tenaient immobiles et graves ; deux jeunes filles aux traits réguliers étalaient devant eux un repas modeste. On ne saurait imaginer l’allure majestueuse et le grand air de tout ce monde, et devant ce spectacle, on est tenté d’excuser sinon de comprendre le style ampoulé de Pouqueville et les phrases sonores de M. de Chateaubriand.

En quittant Keratia on suit la déclivité de la montagne jusqu’à un plateau boisé de pins et de tamaris. De la mer qui remplit l’horizon surgissent les îles d’Hélène, de Ceos, de Cythnos et de Seriphos. C’est dans la première que pousse l’helianthemum, formé des larmes d’Hélène ; la fleur est si belle que tout porte à croire que les larmes de la fugitive princesse étaient des larmes de joie. Ceos est la moderne Zea, riche en vins, Cythnos a des eaux thermales et Seriphos jouit d’une grande réputation pour la culture des oignons.

On arrive de là, en descendant, à la plage de Porto-Mandri où des assises de forme pentagonale et deux ou trois fûts de colonnes témoignent d’un temple, dernier vestige de Thoricos, une des douze cités ioniennes.

De là au Laurium on côtoie la mer à travers un terrain marécageux, coupé çà et là de bouquets de lauriers-roses qui exhalent une forte odeur de romantisme. Aussi quand on arrive au sommet qui voit le temple Sunium, on se sent pris comme d’une sorte de vertige.

Le temple de Sunium. — Dessin de M. A. Proust.

L’ayoyate qui nous servait de cicerone ne savait pas positivement si à Sunium on adorait Neptune ou Minerve ; je n’en sais rien non plus, et les archéologues n’en savent pas davantage. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un berger assis au milieu des ruines adressait à Vénus une lente et grave mélopée, et que si sa voix était fausse le sentiment qui la guidait était vrai.

Le jour était déjà très-avancé quand nous revînmes, et pour raccourcir la route notre guide nous mena à travers un épais taillis. Après deux heures de marche par des sentiers tortueux, nous revîmes Keratia. Notre voiturier nous attendait très-patiemment en causant politique. La venue d’un Athénien est une bonne fortune pour les gens de ce pays, qui n’ont ni chemin de communication ni service de poste, et vient en complète ignorance des événements de la capitale. Quand nous partîmes, ils nous envoyèrent les souhaits les plus sympathiques pour notre voyage, qui ne se termina qu’à une heure avancée de la nuit, après vingt-quatre heures de fatigue.

Bergers du Parnès. — Dessin de M. A. Proust.


Retour en France. — De l’opinion de quelques pestiférés sur les Grecs en général et sur les Athéniens en particulier.

Au retour d’un voyage en Turquie à la fin de l’été de 1858, je fis encore un séjour à Athènes, et au mois d’août je m’embarquai pour la France sur le Cydnus.

La peste était à cette époque à Bengazi, et le Cydnus avait pris des passagers d’un bateau qui en avait touché un autre venant de Bengazi. C’était plus qu’il n’en fallait pour éveiller la barbare susceptibilité de la quarantaine. Je fus donc forcé de serrer la main de Dunoyer avant de toucher le bateau suspect et de gagner Marseille avec la triste prévision de faire au lazaret du Frioul une station de quelques jours. Il n’en fut rien heureusement.

Pendant cette traversée on tua le temps le plus agréablement possible entre pestiférés. La compagnie était fort gaie ; les femmes étaient nombreuses et les causeries longues en ces nuits d’août pleines d’étoiles.

Je me réunissais souvent à une famille anglaise qui revenait de Smyrne. Cette famille était composée d’un père marchand d’opium, d’une mère qui avait dépassé le quarantième chant de son odyssée, et de deux jeunes filles d’une beauté ravissante, blondes et roses comme les veut l’Angleterre, indolentes comme les fait le climat asiatique. Avec cette famille voyageait une sorte de maître sicilien, professeur de chant et de piano.

« Que pensez-vous des Grecs ? me dit un soir le marchand d’opium.

— Que c’est, au milieu de la torpeur orientale, le seul peuple qui pense, parle, vive et marche.

— Et des Athéniens en particulier ?

— On ne peut émettre aucun jugement sur la société athénienne. Cette société n’est pas en pleine possession d’elle-même : elle n’est ni européenne ni orientale. Si le premier élément domine, la Grèce sera unitaire et aura Constantinople pour capitale. Si le second au contraire l’emporte, elle sera fédérative comme l’esprit démocratique du peuple le désire et comme sa configuration géographique l’indique.

— Dans la société athénienne cependant les mœurs européennes dominent.

— Oui ; notre civilisation y est établie, mais sans ses nuances de délicatesse, de critique et de point d’honneur : elles font défaut aux habitudes des Grecs comme les intonations particulières de notre idiome au français qu’ils parlent. On peut cependant dire, quoi qu’il arrive, que l’avenir est aux Grecs dans tout l’Orient.

— Sans aucun doute, mais dans un avenir peut-être très-éloigné, car ils ont le grand défaut de raisonner tout, de calculer tout et de ne rien livrer à l’aventure. Ils sont trop sages ou ils ne le sont pas assez, car c’est quelquefois une preuve de sagesse de savoir être fou à propos.

— Comme c’est une folie de vouloir toujours être sage, répliqua avec assez de mauvais goût le professeur sicilien en lançant un regard intrépide du côté des dames.

— Oh ! yes, » soupira la femme du marchand d’opium, peut-être sans avoir bien compris.

Ant. Proust.

  1. Suite et fin. — Voy. page 49.
  2. Voy. pour la constitution du clergé grec, les livr. 33, 34 et 35 du Tour du monde, tome II. (Voyage au mont Athos, par M. A. Proust.)