Les Soirées littérairesannée 1, numéro 26 (p. 1-2).

UN HEUREUX ?

Il est rare, par le temps où nous vivons, de rencontrer des gens parfaitement heureux ! Pourtant on peut goûter cette satisfaction, même à Paris, la ville des désirs inassouvis, où la comparaison que chacun établit entre son sort et celui de son voisin, l’empêche de jouir, même de ce qu’il possède.

À la lecture de ce livre rare, un sourire de bonheur se joue sur ses lèvres.
À la lecture de ce livre rare, un sourire de bonheur se joue sur ses lèvres.

Pour voir un homme vraiment heureux, n’enviant rien à personne, et regardant au contraire avec une bienveillante commisération les gens qui le coudoient, il faut aller sur les quais, devant les boutiques en plein vent où les bouquinistes étalent leurs trésors.

Le voyez-vous, l’homme heureux ? Il a découvert, sous un amas de papiers jaunis, un exemplaire poussiéreux d’une édition depuis longtemps épuisée. Il a fait des merveilles de dissimulation pour ne pas laisser deviner au marchand la valeur exceptionnelle du précieux volume. Il l’a obtenu à un prix modique ; il emporte son trésor ; il se hâte ; on croirait, à le voir marcher si vite, qu’il vient de commettre un larcin.

Le voilà chez lui. Alors sa physionomie change. Plus d’indifférence affectée, plus de précipitation fébrile. Le bouquin est posé sur une table avec un respect presque solennel. Le vieux savant ôte ses gants, son chapeau ; il couvre sa tête d’une calotte de velours, s’installe commodément dans son fauteuil, devant la table de travail, ajuste ses lunettes sur son nez, puis, d’une main tremblante de joie et de convoitise, il saisit de nouveau sa trouvaille.

Une à une il tourne les pages, ses yeux brillent derrière les verres de ses lunettes, un sourire de bonheur se joue sur ses lèvres. Il n’a pas fait erreur ; c’est bien l’édition que l’on croit tout-à-fait épuisée. La preuve la voilà, c’est cette faute qui ne se trouve point dans les éditions suivantes. Oh ! ses pressentiments ne le trompent guère ! Quand, sur le quai, il a soulevé le tas de papiers jaunis, un secret instinct lui disait qu’il allait découvrir une perle rare. Pas une bibliothèque peut-être ne possède un exemplaire pareil ! Quelle gloire pour lui !

De toute la journée il n’aura pas d’autre idée. Cette nuit il rêvera de la faute d’impression, marque authentique du bienheureux volume. S’il reçoit un visiteur, il ne pourra pas lui parler d’autre chose que de sa trouvaille ; il ne prêtera aucune attention aux discours qu’on lui adressera. Jamais amoureux ne fut aussi absorbé par la pensée de sa bien-aimée que notre vieux savant par celle du précieux volume dont il vient d’enrichir sa collection.

Si vous voulez voir un homme heureux, allez sur le quai de l’Institut : contemplez l’amateur de bouquins, au moment où il met la main sur quelque volume à demi-rongé par les rats, mais orné d’une faute d’impression qui en garantit la rareté d’une manière irréfutable.

Marie guerrier de haupt
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