Un grand homme trop peu connu. Charles Démia - prêtre 1637-1689. L'organisateur de l'enseignement primaire en France

Chanoine F. RYNOIS
curé du Sacré-Cœur, à Bourg


Un grand homme trop peu connu

Charles Démia

prêtre
1637 — 1689

l’organisateur de l’Enseignement
primaire en France


« Il a droit à une revanche
de l’histoire. »
(G. COMPAYRÉ.)
Avec une lettre de Mgr Maisonobe, évêque de Belley, et une préface par Mgr Lavallée, recteur des Facultés Catholiques de Lyon.
5e Mille.

EMMANUEL VITTE

LYON PARIS

Messire Charles DÉMIA, prêtre
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Lettre de Mgr Maisonobe,
évêque de Belley
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Évêché de Belley.


Belley, le 29 décembre 1936.


Cher Monsieur le Curé,

La ville de Bourg se prépare à célébrer, en 1937, le troisième centenaire de la naissance d’un de ses enfants qui l’honorent le plus : Charles Démia, le créateur des Petites Écoles. Vous avez voulu disposer les esprits à la glorification de cet apôtre de la Charité et de ce grand éducateur trop oublié. Vous ne pouviez mieux le faire qu’en publiant cette Petite étude, alerte et vivante, sur Charles Démia et son œuvre.

En quelques traits rapides, vous évoquez la physionomie de ce Précurseur et émule de saint Jean-Baptiste de la Salle. À la suite de M. Gabriel Compayré, un des admirateurs laïques de ce prêtre éducateur des enfants du peuple, vous vous attachez surtout à faire ressortir ce qu’il y avait de nouveau et de bienfaisant dans les initiatives de Charles Démia, tout ce qu’il y a encore de surprenante actualité dans ses méthodes pédagogiques.

Catéchiste, créateur d’écoles, éducateur, Charles Démia fut avant tout un apôtre. Il avait comme devise : « Pauperibus evangelizare misit me. » Son activité extérieure s’alimentait dans une vie intérieure intense. Aussi a-t-il su découvrir « dans la formule chrétienne tout ce qu’elle contient d’excellent pour la formation des âmes ». Son esprit apostolique se perpétue dans la Congrégation des Sœurs de Saint-Charles, précieuses auxiliaires de notre enseignement libre.

« Sa mémoire, écrit un de ses historiens, doit demeurer en bénédiction au cœur de tous les amis du peuple. » Votre étude si opportune contribuera à la réalisation de ce vœu auprès des nombreux lecteurs qu’elle mérite d’avoir et que je lui souhaite.

Veuillez recevoir, cher Monsieur le Curé, l’expression de mon affectueux dévouement en Notre-Seigneur.

Amédée,
évêque de Belley.

PRÉFACE


Tous les palais délicats savent ce qu’ils doivent à la Bresse. Il n’y a pas un homme de goût en France qui avouerait ignorer Brou. Mais combien y a-t-il de Bressans chez eux, qui ne savent pas que, parmi beaucoup d’autres travaux de l’esprit, ce sont eux qui ont organisé l’enseignement primaire en France, et lui ont donné la forme qu’il a aujourd’hui dans notre pays ; qu’un véritable génie de la pédagogie figure dans la galerie des illustrations de Bourg.

Ils seront convaincus par l’étude de M. le chanoine Rynois sur Charles Démia. Pour ma part, ayant eu communication des bonnes feuilles, je les ai lues avec tant d’intérêt, que je suis allé d’un trait jusqu’au bout. Tous les lecteurs feront comme moi, et trouveront la démonstration évidente. Charles Démia est qualifié par l’auteur de « grand homme » ; et manifestement le mot n’est pas exagéré.

Il reste cependant une difficulté : comment peut-il être un grand homme, et avoir été ainsi ignoré ? Car il vivait au XVIIe siècle ; le temps n’a pas manqué pour lui rendre justice. M. Rynois se pose à lui-même la question. Un biographe de Démia, du commencement du XIXe siècle, M. Faillon, la posait également : « Le saint prétre dont nous écrivons la vie, dit-il, a le droit le plus légitime à la reconnaissance publique ; et on sait à peine qu’il a existé. » Et sur ce paradoxe, il cite une parole du Sage dans la Bible : « Sur la scène des choses d’ici-bas, le prix de la course n’est pas pour les meilleurs coureurs ; ni les emplois de la guerre pour les plus vaillants ; ni la faveur pour les plus sages. Le monde, ajoute l’historien, loue, en effet, des hommes qui le plus souvent ne travaillèrent que pour eux-même, et ne furent utiles à personne ; des livres contiennent leurs actions, et souvent leurs faiblesses ; il faut que des monuments en perpétuent le souvenir, de crainte qu’il ne vienne à se perdre ; et les bienfaiteurs de la société, qui se sont dévoués à la cause publique, il les oublie, il les ignore… C’est le sort des hommes modestes, toujours ennemis de l’éclat ; ce fut celui du saint prêtre dont nous écrivons la vie… Les services qu’il a rendus… n’ont d’éclatant que le mérite d’avoir été utiles, ce qui malheureusement n’est dans l’estime du monde qu’un titre assez médiocre… »

On avouera qu’il y a quelque justesse dans ces réflexions. Combien de chefs-d’œuvre dont l’auteur est inconnu, et de merveilles sans signature ? Il ne faut pas juger un auteur sur sa renommée, mais sur son œuvre.

Peut-être faut-il penser aussi que les filles spirituelles de Charles Démia, les Sœurs de Saint-Charles, qui ont hérité de ses méthodes, de ses idées, mais aussi de ses vertus, ont eu peur de se glorifier elles-mêmes dans la personne de leur Père, et qu’elles ont étendu sur sa renommée un pli du voile où leur modestie se cache ?

Enfin ne croyez-vous pas que la province n’a jamais été une bonne scène de représentation ; l’acoustique y est mauvaise ; l’éclairage aussi. Des initiatives naissent en province ; mais il leur est difficile d’y acquérir un état civil. Combien de fois est-on venu de la capitale nous révéler des nouveautés qui faisaient chez nous figure d’institutions déjà anciennes ? Nous le constatons une fois de plus. Nous avons reçu, pendant un quart de siècle, des lois, décrets, circulaires, règlements d’administration publique, pour nous initier à cette chose nouvelle, et que l’on venait d’inventer : l’école primaire. Et il se trouve qu’il y a bientôt trois siècles que l’école primaire publique, avec tous les traits que les décrets et règlements lui donnent, était une institution parfaitement établie chez nous. Nous en avons trouvé les plans, devis et dessins dans nos archives. Cette constatation est intéressante ; elle est même un peu piquante.

En tous cas, on s’en veut à soi-même de l’oubli où l’on a laissé l’architecte. Il y avait une réparation à faire, une réparation de justice. Elle est faite, par l’étude que vous allez lire.

F. Lavallée,catholiques
recteur des Facultés catholiques
de Lyon.és catholiques

Avertissement de l’Auteur


Il y a lieu de distinguer entre école et enseignement primaires. Les deux termes n’ont pas exactement la même signification, bien qu’ils soient souvent employés l’un pour l’autre.

Il nous souvient, à ce propos, de la remarque de l’un ne nos anciens maîtres : « La langue française, disait-il, est trop délicate et trop fine, pour que deux mots français aient entièrement le même sens. Au fond, il n’y a pas de synonymes. »

En tout cas, école et enseignement ne le sont pas du tout.

Veut-on un exemple : un directeur d’école et le directeur de l’Enseignement primaire sont des personnages absolument différents…

L’école est comme la cellule dans un être vivant ou encore comme la famille au sein de la société. La cellule a besoin d’un milieu favorable pour se développer. Pareillement, autour de la famille, il faut une organisation sociale pour la protéger, garantir ses droits, et ainsi Jui permettre de vivre et de prospérer.

Or, l’école est justement une famille, elle aussi. Et l’enseignement — si l’on entend le mot dans son sens spécifique — est l’organisme social dans lequel l’école s’encadre, qui protège l’école, assure sa vitalité et lui permet de remplir toute sa haute mission d’instruction et d’éducation.

L’abbé Charles Démia, dont nous allons exposer les étonnantes créations scolaires, a fondé de nombreuses écoles. Mais, il n’a pas fondé l’École, qui, grâce au clergé et aux moines, existait longtemps avant lui. Il l’a cependant, nous le dirons, magnifiquement développée et perfectionnée.

Par contre, il a bel et bien fondé et créé l’Enseignement Primaire, en France, parce que c’est lui qui, le premier en France, il y a trois siècles, a établi cet ensemble d’institutions pédagogiques auquel on donne le nom général d’Enseignement : méthodes uniformes, direction centrale, inspection, œuvres post-scolaires, écoles normales, etc…

L’abbé Démia vécut assez pour voir ses admirables initiatives adoptées dans la France entière, pour le plus grand bien des enfants des classes populaires.

Nous ne lui donnerons pas, cependant, au cours de cette étude, le titre de Fondateur, mais seulement celui d’Organisateur de l’Enseignement primaire, — afin de ne pas prêter à un malentendu.

Trop de personnes confondent École et Enseignement. Sans le vouloir, nous les induirions en erreur et, de leur côté, sans le vouloir davantage, elles nous feraient dire ce que nous n’avons pas dit.

F. R.
Fac-Similé de l’Acte de Baptême de Charles Démia.
Un grand homme trop peu connu

L’homme dont ces pages vont brièvement rappeler la vie et les œuvres possède, on le verra, des titres indiscutables à la reconnaissance publique et à la célébrité. Il fut, d’ailleurs, réellement un grand homme en son temps.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui, en dehors des pieuses filles de la Congrégation de Saint-Charles de Lyon qu’il a fondée, seuls quelques érudits connaissent encore son nom ?…

Charles Démia vivait au xviie siècle. L’année 1937 marque le 300e anniversaire de sa naissance.

Il était Bressan par ses origines, mais il partagea son existence entre Bourg et Lyon et cette dernière ville fut le vrai théâtre de son apostolat.

Car Démia était prêtre, un prêtre excellent et de haute vertu, qui a occupé des charges importantes dans l’Église. Toutefois, sa gloire particulière n’est pas là. Son principal mérite est même tout autre. Le voici, tel qu’une plume autorisée n’a pas hésité à le définir :

« Charles Démia à été l’un des pionniers, l’un des promoteurs et même, dans la région lyonnaise, le véritable fondateur de l’enseignement populaire… Il fut un peu comme le Christophe Colomb de l’École primaire. »

Qui s’est exprimé ainsi ? — Un universitaire de marque, M. Gabriel Compayré, ancien recteur de l’Académie de Lyon, ancien inspecteur général de l’Instruction Publique, l’un des spécialistes de l’histoire de l’Enseignement, auteur de plusieurs biographies de grands éducateurs, parmi lesquelles celle de Ch. Démia : Charles Démia et les origines de l’Enseignement primaire, par G. Compayré (Delaplane, 1880.)

Il existe d’autres Vies de Ch. Démia. Nous nous inspirerons plus fréquemment de l’ouvrage de Compayré, parce qu’il est le dernier en date et aussi parce que là se trouve exposée avec une compétence absolue l’œuvre capitale de Démia, son œuvre scolaire.

G. Compayré s’étonne et quelque peu s’indigne qu’un homme comme le créateur des Petites Écoles soit presque totalement ignoré du public de nos jours. Aussi prend-il à tâche de le venger d’un tel oubli :

« Il nous a semblé qu’il convenait de réparer une injustice de l’histoire… Il a droit à une revanche de l’histoire. » (Op. cit., p. 9.)

À la réparation de cette injustice, à cette revanche de l’histoire sur… elle-même, nous apportons une très modeste contribution.


BIBLIOGRAPHIE
Abbé Belin, Vie de M. Démia (Manuscrit).
Abbé Faillon, Vie de M. Démia, Lyon, Rusand, 1829.
G. Compayré, Ch. Démia et les origines de l’École primaire, Paris, Delaplane, 1880.
Dictionnaire de Pédagogie, de Ferdinand Buisson.
Les Sœurs de Saint-Charles de Lyon (Annales). 2 vol. in-8o, sans nom d’auteur.
La merveilleuse histoire des premières Ursulines françaises, par le chanoine L. Cristiani, Vitte, 1935.
Essai historique sur l’influence de la religion en France au XVIIe siècle, par G. Goyau, de l’Académie Française.
I. LA VIE DE CHARLES DÉMIA

Sa famille.Sa jeunesse.

Charles Démia naquit à Bourg, le 3 octobre 1637, et non en 1636, ainsi que l’ont écrit plusieurs de ses biographes (Belin, Faillon) et aussi le Larousse du XXe siècle, au mot Démia.

Du reste, nous donnons ci-dessous la transcription de l’acte de son baptême, pièce dont nous devons la communication à l’obligeance de M. Morel, archiviste de l’Ain :

Le dixiesme novembre mil six cent trente-sept a esté baptisé par le vicaire soussigné, en l’église parroissiale de Nostre-Dame de Bourg, un fils appartenant à sieur Benoist Démia, secrétaire de Monsieur de Tienges, et à damoiselle Claudine Carteron, sa femme, duquel a esté parrein messire Charles de Damas, marquis de Tienges, chevalier des Ordres du Roi, conseiller en ses Conseils, mareschal de camp en ses Armées, capitaine de cent hommes d’armes de ses ordonnances, lieutenant général pour sa Majesté au gouvernement de Bresse, Beugey, Valmorey, Gex et comté de Charolais, et damoiselle Anne de Langes, fille de M. le baron de Choin, baillif de Bresse et gouverneur pour le Roy en la ville de Bourg, lesquels luy ont imposé le nom de Charles ; ledit fils estant né le Sammedy troisiesme du mois d’octobre dernier, environ les cinq heures du soir.

De Damas, Anne De Joli, A. Magnin,
J. Present (?), de Grilliet,NIN
B. Monnier (vicaire).MAGNIN

Archives Communales de Bourg, G. G. 42.

N. B. — Le 3 octobre était, en effet, un samedi, en 1637, mais non pas en 1636.

(Note de l’Archiviste.)

Quelques lecteurs, sans doute, n’auront pas remarqué sans surprise que le petit Charles, appelé à devenir plus tard un très saint homme, le fondateur d’écoles populaires chrétiennes, mais aussi d’une Congrégation religieuse, n’ait été présenté au baptême que le 38e jour après sa naissance.

Qu’ils se rassurent. Le nouveau-né avait été ondoyé sans délai, suivant l’usage de ce temps-là. Le supplément des cérémonies ou la fête du baptême avait été ensuite fixée selon les convenances du parrain, haut et puissant messire le marquis de Tienges (ou Thiange), le personnage le plus considérable de la ville et de la région.

La marraine, de son côté, n’était pas la première venue. Pour cette pieuse fonction, la fille du gouverneur de Bourg était vraisemblablement, au contraire, la jeune personne la plus en vue, dans la société locale.

Au fait, qu’est-ce qui avait valu au jeune fils de Benoît Démia ce double honneur ?

On le sait déjà en partie. Benoît Démia, d’abord pharmacien de son état, avait fixé l’attention et gagné la confiance du lieutenant général de Bresse, Bugey, etc…, lequel en avait fait son secrétaire.

Le marquis, par la suite, eut tellement à s’applaudir de ce choix que non seulement il accorda à Démia la faveur de tenir son enfant sur les fonts du baptême, mais qu’il publia complaisamment, trop complaisamment, ses mérites. Si bien que le maréchal de la Mothe-Houdancourt, vice-roi de Catalogne, le pria de lui céder un homme aussi précieux.

Ce qui fut fait. Et Benoît Démia, laissant à Bourg sa petite famille, augmentée récemment d’un second fils, suivit en Espagne son nouveau maître,

Il le servit si utilement, à son tour, que le maréchal ayant été victime de calomnies auprès du roi, c’est Démia qu’il chargea d’aller à Paris présenter sa justification.

Malheureusement, l’envoyé tomba malade, au cours du voyage, et il mourut à Tain, le 14 février 1644.

De ses deux enfants, l’aîné, Charles, n’avait pas encore 7 ans. L’année suivante, ils perdaient leur mère. Et deux ans plus tard, le plus jeune, Joseph, mourait aussi.

Charles, demeuré orphelin et seul héritier d’une fortune considérable, fut recueilli par une tante paternelle, Jacquema Démia, qui l’éleva avec le plus grand soin. L’enfant, d’ailleurs, s’annonçait pourvu, dès alors, des plus belles qualités de l’esprit et du cœur : une intelligence éveillée, une âme naturellement ouverte à la piété et à la bonté.

Ses études.

Dès que Charles eut l’âge de commencer ses études, sa bonne tante le confia aux Pères Jésuites qui tenaient, à Bourg, un collège important et connu au loin.

L’établissement était situé à l’endroit même où s’élève actuellement le lycée Lalande, lequel, du reste, a conservé une partie notable des bâtiments de l’ancien collège.

Quel est le Bressan de Bourg dont le regard ne s’est souvent arrêté sur la haute façade, un peu nue et sans doute mutilée, de la chapelle du lycée de garçons, avec son grand mur en briques et sa vaste toiture devenue, avec le temps, le sûr abri d’innombrables pigeons insoumis ?

Et qui n’a pas remarqué, en passant, au fronton d’une porte de l’actuel établissement, la vénérable inscription latine sculptée en relief très accusé et soignée comme une enseigne destinée à un long usage (et en fait !) : Religioni et bonis artibusÀ la Religion et aux Humanités ?

Le jeune Charles Démia fit là, en effet, de très bonnes humanités, comme on disait alors. Après quoi, il se sentit attiré vers l’étude du Droit.

Lorsqu’il se trouva en possession du titre de docteur, la question se posait encore pour lui de la carrière où il s’engagerait définitivement.

Il prit le temps de réfléchir. Il consulta ; surtout, il pria… Et il choisit l’état ecclésiastique.

Le jeune prêtre.

En mai 1660, à l’âge de 23 ans, il alla frapper à la porte du Séminaire de Lyon. (La Bresse faisait partie, et pour longtemps encore, du diocèse de Lyon.)

Il n’y resta, d’ailleurs, que quelques mois. Sur le conseil de ses maîtres eux-mêmes qui avaient discerné en lui un sujet d’élite, il se rendit à Paris, au Séminaire de Saint-Sulpice, déjà renommé, en France, pour ses fortes études théologiques et son excellente formation du clergé.

Inutile de dire que le pieux jeune homme mit tout son zèle à profiter de ces avantages. À son tour, il fit honneur à l’illustre Maison. Lorsqu’il en sortit, après trois ans, il fut ordonné prêtre (1663) et, dès lors, on pouvait deviner en lui le ministre de Dieu qu’il serait toujours, aussi distingué par sa culture qu’édifiant par ses vertus.

Il donna les prémices de son sacerdoce à des prédications ou missions à Blois, Tours, Poitiers et pays environnants. Ce fut l’affaire d’une année, tout au plus.

Il avait hâte de revenir dans sa ville natale et de s’y fixer pour de bon. Du moins, n’avait-il pas pour l’heure d’autre projet.

L’ABBÉ[1] CHARLES DÉMIA À BOURG

De retour à Bourg, on le voit dépenser sans tarder, au soulagement des pauvres et à l’instruction religieuse des enfants, avec les ressources de son patrimoine, les trésors de son dévouement et de son activité apostoliques.

Notons, au passage, que cette dernière s’exerça aussi, et tout d’abord, au profit du clergé de la ville et des environs. Et ici, tout de suite, va apparaître et se traduire en acte, pour la première fois, un trait caractéristique de la forte personnalité de l’abbé Démia qui fut, toute sa vie, un initiateur, un créateur, un puissant homme d’action.

Donc, ce fut lui qui, à peine installé à Bourg, y établit les premières conférences ecclésiastiques. Ce sont des réunions mensuelles d’études entre prêtres, dont saint Vincent de Paul eut l’idée initiale et dont l’usage subsiste et est général en France, depuis longtemps. Charles Démia en fut le fondateur dans notre pays.

L’ami des pauvres.

Initiateur et créateur, certes, il n’eut pas lieu de l’être en matière d’aumône et de charité, dans la vieille cité burgienne déjà riche, sur ce point, de traditions honorables et d’un long passé de bienfaisance.

Il n’en reste pas moins que l’abbé Démia, cédant à l’une des plus profondes dispositions de sa nature, se montra, à Bourg, le grand ami des pauvres. Au surplus, ses biographes sont unanimes à proclamer son inépuisable charité à tous les moments de son existence.

Ne cite-t-on pas de lui, encore enfant, un de ces traits admirables qu’on ne rencontre que dans la vie des saints. C’est G. Compayré qui le rapporte :

« Un jour, il n’hésita pas à se dépouiller de sa chemisette pour en vêtir un petit mendiant. »

« Plus tard, ajoute le même auteur, c’est son manteau qu’il donna et non pas seulement en partie, comme saint Martin, mais tout entier… Plus tard encore, organisant une de ses fondations scolaires, il loua une maison et, pour la garnir, il se défit de ses propres meubles, de son lit même et se réduisit à coucher sur une paillasse. » (Compayré, Charles Démia et les origines, etc., pp. 12 et 13.)

En attendant, Charles Démia était devenu bien vite «le père et le nourricier des pauvres de Bourg. Il versait libéralement dans leur sein ses aumônes et ses largesses, visitait fréquemment les hôpitaux, les prisons et les maisons de tous les infortunés. Il connaissait les familles que la honte d’exposer leurs misères retenait dans une cruelle indigence, et il savait les plus nécessiteux d’entre les pauvres. « Il en gardait les noms par écrit, de peur de les oublier dans ses distributions journalières. Ce même esprit de zèle et de bienfaisance, il sut le communiquer aux personnes les plus riches de Bourg, et surtout à un certain nombre de pieuses dames qui devinrent ensuite le soutien de ces bonnes œuvres ». (Faillon, Vie de M. Démia, Lyon, Rusand, 1829, p. 25.)

Pour peu que, sur la foi de ce témoignage, nous soyons autorisés à voir en l’abbé Démia le fondateur lointain des multiples œuvres d’assistance dont la ville de Bourg est aujourd’hui justement fière, on conviendra que nous n’avons pas tort de revendiquer, pour le prêtre bressan, l’hommage de reconnaissance publique auquel il a droit et d’abord dans la cité qui l’a vu naître.

En tout cas, la parole d’un chroniqueur ne nous étonne plus, dès maintenant : « L’abbé Démia avait comme renouvelé la ville de Bourg. » Et pourtant, ce n’est pas encore là tout le bien qu’il y devait faire.

Le catéchiste des enfants.

La vocation de Ch. Démia était de devenir l’instituteur des enfants du peuple. Or, il préluda, semble-t-il, à sa destinée en enseignant les rudiments de la Religion aux petits pauvres de Bourg et des paroisses voisines. Non, il ne songea même pas à juger indignes de lui, de sa situation, de ses titres, d’aussi modestes disciples ; il les recherchait, au contraire, dans la ville elle-même, puis aux alentours, à Viriat, Revonnas, Servas, Saint-André, etc…

Et veut-on savoir de quelle récompense il usait pour stimuler leur application ? Là, une fois encore, il paraît bien avoir été le premier : il leur donnait des médailles de la Sainte Vierge, qu’il avait fait fabriquer lui-même, à Paris, durant son séjour dans la capitale.

En vérité, ne voilà-t-il pas un détail charmant et suggestif, pour si menu qu’il soit ? Eh ! quoi, ces petites médailles d’un emploi si courant aujourd’hui, que curés et vicaires distribuent en toute circonstance et par centaines, par exemple le Jeudi Saint ; ces humbles médailles si aimées des petits enfants et guère moins de leurs mamans, ce serait donc notre abbé Démia qui en aurait introduit l’usage, il y a trois cents ans, dans la contrée où nous vivons après lui !…

Mais, celle-ci, au fait, allait-elle offrir longtemps un cadre suffisamment large à l’action d’un tel apôtre, à son génie d’invention et d’organisation toujours en quête de nouvelles formes d’activité sacerdotale ? Ne fallait-il pas craindre que la Providence ne l’appelât à se dépenser en un plus vaste champ ?

Eh ! oui, la Providence allait disposer de lui pour de grands desseins et c’est à Lyon qu’elle l’appela.

Tristement, au cours de l’année 1664, Démia s’éloigna de sa paisible cité bressane. Mais, il ne l’oubliera jamais, ni ses pauvres, ni ses petits écoliers, ni ses œuvres. Il y reviendra souvent et G. Compayré affirme qu’il « resta toujours Bressan par le cœur ».

L’ABBÉ CHARLES DÉMIA À LYON

Lyon comptait, à cette époque, 70 000 habitants. Une ville magnifique, déjà, « à laquelle, dira Démia lui-même, il ne manquait que des écoles pour être parfaite ».

La lacune était considérable, assurément. Mais l’homme était de taille à la combler.

Démia n’a pas encore 30 ans. Cependant, la renommée de ses vertus et des œuvres accomplies par lui dans sa ville natale est parvenue jusqu’au chef du grand diocèse, auquel la majeure partie de l’actuel diocèse de Belley ressortissait alors.

Mgr Camille de Neuville, archevêque de Lyon et Vienne, primat des Gaules, se connaissait en hommes. Il ne tarda guère à distinguer l’exceptionnelle valeur de celui qui venait d’arriver dans la métropole lyonnaise.

En peu de mois, l’abbé Démia se trouva revêtu d’honneurs et de charges. Il se vit nommer Archiprêtre de Bresse, puis Visiteur de Bresse, de Bugey et de Dombes ; enfin, Promoteur général de l’Archevêché de Lyon.

Toutes charges et fonctions sur l’exercice desquelles nous ne nous étendrons pas, mais qui mettaient leur titulaire en contact direct avec le clergé des paroisses, avec les paroisses elles-mêmes et lui permettaient de connaître les besoins de celles-ci.

C’est en procédant à ses visites de Promoteur qu’il fut frappé de l’ignorance et de la dépravation de la jeunesse, surtout parmi le peuple. Dès lors, il conçut l’idée d’un apostolat scolaire et sans retard se mit à l’œuvre pour le réaliser.

Il y consacra les vingt-quatre années qu’il lui restait à vivre. D’une santé médiocre, cependant il ne calcula jamais avec ses forces. Lyon était le centre de son activité, mais ses déplacements étaient fréquents. Qu’on songe aux fatigues que pouvaient entraîner des voyages un peu longs, à cette époque ! Surtout quand il s’agissait de pénétrer jusqu’aux plus petites localités des montagnes du Lyonnais, jusqu’aux lointains villages de la profonde Bresse ou de la Dombe insalubre !

Le zèle de l’abbé Démia ne connaissait aucun obstacle, ne comptait avec aucun danger.

Ce fut finalement à la suite d’une tournée de visites particulièrement fatigante au « pays de Bresse », qu’il dut s’aliter pour ne plus se relever. Il mourut à Lyon, le 23 octobre 1689, dans sa 53e année.

La grande cité lui fit des funérailles magnifiques. Les 1 600 enfants des écoles fondées par lui étaient là, avec leurs maîtres et leurs maîtresses, ouvrant la marche d’un cortège triomphal, formé d’une foule immense et de l’élite de la population.

II. L’ŒUVRE SCOLAIRE
DE CHARLES DÉMIA
DANS LA RÉGION LYONNAISE

En plein milieu de ce xviie siècle, le grand siècle, qui vit éclore les plus remarquables chefs-d’œuvre de notre littérature, l’instruction populaire était loin d’être, en France, un bienfait généralisé. Notre pays avait connu des temps plus favorisés sous ce rapport.

La noblesse et la bourgeoisie avaient à leur disposition des collèges et des couvents pour l’éducation de leurs fils et de leurs filles. Les familles aisées avaient, de leur côté, pour leurs enfants, des écoles où l’on enseignait, avec le français, le latin et les sciences.

Mais ces écoles étaient payantes et, faute de pouvoir en faire les frais, le petit peuple, en beaucoup d’endroits, demeurait en dehors de l’organisation scolaire et ne savait ni lire écrire, ni « chiffrer ».

Enfants, jeunes gens et jeunes filles de la classe populaire croupissaient dans l’ignorance et souvent dans l’oisiveté, génératrice de vagabondage et d’immoralité précoce.

Comment la grande âme de Charles Démia, lui, l’ami du peuple et des pauvres, n’aurait-elle pas été émue en présence d’une telle misère ! Et pourquoi, à cette misère, le génie si souple de Charles Démia aurait-il tardé à découvrir un remède !

Du génie ! Il ne fallait, en effet, pas moins que cela, puisqu’il s’agissait de restaurer et d’organiser — on verra avec quelle perfection déjà — l’Enseignement primaire populaire.


DÉMIA FONDE LES « PETITES ÉCOLES »
Les « Remontrances ».

Dès 1666, Démia adresse aux magistrats de la ville de Lyon, sur la question des écoles, un assez long rapport qu’il intitule « Remontrances aux Prévôt, Échevins, etc… » et dont le texte nous a été conservé.

C’est un plaidoyer éloquent, nerveux, en faveur de l’éducation populaire et démontrant avec force son urgente nécessité.

« On croirait presque lire l’exposé des motifs d’une loi moderne d’instruction primaire portant création d’écoles. » (G. Compayré, p. 21.)

Il y est parlé des devoirs envers Dieu, mais aussi des devoirs envers la patrie et la famille, sans l’enseignement desquels « le bonheur et la tranquillité publique ne peuvent subsister ».

(Remontrances.)

« N’est-il pas remarquable qu’un homme du xviie siècle prononce le grand nom de patrie qui n’était guère usité de son temps et que, par contre, il oublie quelquefois de parler du roi et des devoirs envers le roi ? ».

(G. Compayré, Ibid.)

Démia se plaint que l’éducation des enfants du « pauvre peuple » reste totalement négligée, « quoiqu’elle soit la plus importante de l’État, dont ils sont le plus grand nombre et qu’il soit autant et même plus nécessaire d’entretenir pour eux des écoles publiques que des collèges pour les fils de famille ». (Remontrances.)

Et n’y a-t-il pas, parmi le peuple, des enfants à l’intelligence vive, dont un peu de culture assurerait le brillant développement ? De quel droit éteindre ces lumières et priver le pays de leurs services et de leur éclat ?

Les législateurs contemporains font souvent état de cette considération et ils ont raison. Mais, l’esprit avisé de Ch. Démia y avait songé avant eux et il présentait l’argument sous la forme expressive que voici :

« Ces bons maîtres, fouissant ces terres qu’on laisse en friche, pourraient parfois découvrir des trésors d’autant plus utiles au public que souvent il se rencontre de l’or dans cette boue et, parmi ces rochers, des pierres précieuses, c’est-à-dire des sujets autant et quelquefois mieux disposés pour les arts, les sciences et la vertu, que parmi le reste des hommes. »

Pour ces raisons et d’autres encore, l’auteur des « Remontrances » réclamait énergiquement, de la Municipalité lyonnaise, l’établissement immédiat d’écoles publiques et gratuites. Et ainsi, pour la première fois, se trouvent réunis, sous la plume de Démia, ces vocables devenus depuis presque inséparables.

Nous dirons plus loin qu’il fit tous ses efforts pour que l’école populaire fût aussi obligatoire.

Les « Petites Écoles ».

Au fond, qu’espérait-il, l’abbé Démia, de sa démarche auprès des magistrats municipaux ? Une approbation, un appui moral, peut-être une sorte de reconnaissance officielle anticipée de son œuvre ? Au moins, sans doute, une aide pécuniaire, quelques subsides. Sa fortune personnelle, il était prêt à la sacrifier ; mais, dans une entreprise pareille, elle allait être absorbée dès le premier jour. Ainsi en fut-il, d’ailleurs.

Toujours est-il qu’il se garda bien d’attendre, pour se mettre à la besogne, de connaître le résultat des « Remontrances ». Déjà, il faut le croire, l’argent était lent à sortir des caisses publiques pour certains besoins… De cette source-là, au fait, il ne recevrait jamais, en tout et pour tout, chaque année, que 200 livres.

Comptant sur la Providence, il ouvrit sa première école d’enfants pauvres, au quartier Saint-Georges, le 9 janvier 1667. Elle obtint de suite un grand succès.

Le mouvement était donné ; d’autres fondations suivirent rapidement.

Au total, M. Démia établit seize « petites écoles » à Lyon même, sans oublier pour autant d’en pourvoir les villes et les localités importantes de la région avoisinante, et d’abord sa chère ville de Bourg qui le revoyait fréquemment. Des écoles de garçons, mais bientôt également des écoles de filles.

Bourg eut donc son école publique et aussi Saint-Étienne, Villefranche, Nantua, Rive-de-Gier, Saint-Rambert-en-Forez, Saint-Chamond, Le Chambon, etc. Il faut savoir que ces agglomérations étaient beaucoup moins considérables qu’aujourd’hui. Saint-Étienne, par exemple, comptait 20 000 habitants et Bourg, 6 000.

Partout, l’instituteur du peuple et son œuvre reçurent le meilleur accueil. Partout, les mères de famille amenaient « à troupées » leurs enfants dans ces écoles qui, disaient-elles, «les faisaient devenir si sages ».

Les « Règlements ».

Homme d’action, Démia était aussi un homme de réflexion et d’étude. Il a réfléchi sur les questions d’éducation et les méthodes d’instruction. Puis, il a consigné le fruit de son étude dans des « Règlements », célèbres par la suite et adoptés dans la France entière. Ils contenaient vingt-quatre articles.

Tout y était prévu de ce qui regarde l’enseignement primaire. Tout y était prévu et précisé avec un sens pratique admirable : le programme des études et l’emploi journalier du temps ; les conditions d’admission des maîtres, leur conduite et leurs devoirs professionnels ; les obligations des élèves et de leurs parents ; l’installation matérielle des locaux scolaires ; les méthodes d’enseignement et jusqu’aux moyens d’exciter l’émulation, jusqu’aux récompenses et jusqu’aux sanctions contre la paresse ou la fréquentation scolaire défectueuse.

Une journée de classe aux « Petites Écoles ».

N’aimerait-on pas connaître l’horaire d’un jour de classe, dans les « petites écoles » d’il y a trois siècles ? Le voici :

Le matin, école de 7 h. 1/2 à 11 heures : prière, catéchisme, déjeuner ; puis, lecture ; puis, écriture. Le lundi, arithmétique ; le mercredi, civilité ; le samedi, orthographe.

Le soir, école de 1 h. 1/2 en hiver, de 2 heures en été jusqu’à 4 heures ; même programme que le matin. Mais, à certains jours, sont organisés, entre les enfants, des concours ou disputes sur chaque matière d’enseignement, véritables fêtes scolaires auxquelles on donnait toute la solennité possible, souvent en présence du Directeur général des Écoles. L’abbé Démia avait été revêtu de cette nouvelle dignité et portait ce nouveau titre qu’il aimait et qu’il justifia plus que tous les autres.

Il se prodiguait, du reste, allant d’école en école, à Lyon et au dehors. Les enfants, séduits par sa douceur, le suivaient et s’entretenaient familièrement avec lui dans les rues, heureux de le voir leur sourire et s’abaisser jusqu’à eux.

L’enseignement religieux
dans les « Petites Écoles ».

L’abbé Démia n’aurait pas été le prêtre zélé et plein de foi que nous connaissons, s’il n’avait eu comme premier souci la formation chrétienne des enfants confiés à ses écoles.

Aussi personne ne s’étonnera que, dans celles-ci, l’enseignement de la Religion ait toujours occupé la place d’honneur. Mais, comme il y avait très longtemps déjà qu’on enseignait en France le catéchisme, l’esprit inventif de Démia n’eut que peu à s’exercer dans cette matière.

Par contre, tout était à créer, dans l’autre partie du programme scolaire. C’est là que le génie de Démia allait procéder à de merveilleuses découvertes et donner toute sa mesure.

III. DÉMIA ORGANISE L’ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE À LYON

On est littéralement stupéfait qu’un homme — l’homme que nous essayons de faire mieux connaître — à lui seul, ait été capable de constituer de toutes pièces l’enseignement populaire et qu’il l’ait organisé si complètement qu’à peine pourrait-on trouver, dans le domaine des méthodes d’instruction, dans les plus récents perfectionnements de l’école, même dans les œuvres postscolaires les plus actuelles, une idée qu’il n’ait pas eue, une réalisation qu’il n’ait pas réussie, dans la mesure où elle était, à l’époque, nécessaire et possible.

Déjà, l’École publique, gratuite
et obligatoire.

Les « Petites Écoles » de Démia étaient ouvertes à tous les enfants du peuple sans distinction. Elles étaient entièrement gratuites, « les maîtres n’ayant rien à prétendre des élèves, pas même pour fourniture d’encre, de plumes, de papier ». En outre, Démia, par lui-même ou par ses inspecteurs, s’assuraient que les maîtres ne recevaient aucune rétribution, aucun cadeau des familles et qu’ils ne donnaient pas des leçons en ville.

Enfin, autant qu’il dépendît de lui, l’école, avec Démia, était déjà obligatoire.

Le premier, il songea que le pouvoir civil avait, dans ses attributions, d’édicter l’obligation scolaire. C’est pourquoi il réclama et il obtint, à la date du 7 mai 1674, un arrêt du Conseil d’État portant reconnaissance des Petites Écoles et, en même temps, des Règlements rédigés par leur fondateur.

Or, ces Règlements contenaient bel et bien, à côté des devoirs des maîtres et des élèves, les devoirs des parents : entre autres, celui de veiller à la fréquentation scolaire. Du reste, Démia ou ses délégués visitaient régulièrement les familles. Et celles qui se montraient négligentes dans la collaboration avec les maîtres étaient prévenues qu’elles s’exposaient au renvoi de leur enfants.

Sur ce point de la fréquentation scolaire, faisons-nous mieux, aujourd’hui, ou moins bien ?…

Les Créations de Démia : dans l’École,
autour de l’École, après l’École,
au-dessus de l’École.

Voilà donc l’école primaire instituée et du premier coup en possession du triple caractère qu’elle revêt encore aujourd’hui. Elle à même déjà — nous l’avons indiqué plus haut — son programme des études et son emploi journalier du temps. Sous l’inspiration divinatrice de son fondateur, elle va maintenant se développer, se perfectionner. L’intelligence si déliée de Démia au service de son grand cœur, pensera à tout ; aux principes de la lecture, comme aux œuvres destinées à prolonger le bienfait de l’école et jusqu’à l’institution d’une école pour les maîtres, la première École Normale. Une nouvelle série de petites et de grandes découvertes.

Signalons les plus caractéristiques.

Dans l’École.

— La première tentative que nous connaissons, en France, d’une organisation méthodique de la lecture, se trouve dans les Règlements de Démia. (J. Guillaume, article Lecture, dans le Dictionnaire de Pédagogie de M. Ferdinand Buisson.)

— Et, par exemple, il recommandait — à l’usage des tout-petits — l’emploi de carrés de bois, en forme de dés, sur lesquels étaient gravées les lettres et les syllabes et avec lesquels les enfants jouaient tout en étudiant.

— Et voici qui est tout à fait curieux :

« Relativement à l’orthographe, il proposait déjà des réformes qui sont encore aujourd’hui à l’ordre du jour : …Supprimer les lettres qui ne se prononcent pas, comme p dans baptême. Il fait disparaître les lettres doubles et inutiles : afaire, aporter. Il remplace l’y par l’i simple : moien, emploier… Il insiste sur la ponctuation et les accents… » (G. Compayré, p. 96.)

— Si les enfants accouraient en foule aux « Petites Écoles », par contre les bons instituteurs étaient rares en ce temps-là. Mais, l’esprit du Directeur général abondait en ressources. Il eut tôt fait de découvrir l’Enseignement mutuel. Le professeur était secondé par ses meilleurs élèves auxquels il décernait le titre d’officiers. Les uns étaient répétiteurs pour dix élèves ; d’autres avaient la charge de reconduire leurs camarades par bandes, dans les divers quartiers, après l’école.

Autour de l’École.

— Il arrivait que de plus grands garçons fussent admis à revenir à l’école, où ils recevaient des leçons particulières. C’étaient les Cours d’adultes, avant la lettre ou plutôt… avant le temps.

— Aux enfants nécessiteux, Démia faisait distribuer du pain pour le petit déjeuner du matin et aussi pour le goûter. Il obtenait encore des familles riches qu’elles donnassent à dîner, une ou deux fois la semaine, à quelques pauvres écoliers.

Certains élèves sont autorisés à rester toute la journée à l’école, s’ils ont soin d’apporter « leur petite portion pour le dîner », auquel cas l’école leur fournit le potage.

Et voilà l’idée et même un essai des Cantines scolaires !

— Et ceci, que nous croyons avoir été découvert au xxe siècle :

« Ce n’est pas nous, déclare G. Compayré, qui avons inventé, dans notre législation scolaire, l’obligation de l’Examen médical. Dès 1681, Démia avait décidé que, dorénavant, aucun enfant ne serait reçu sans qu’il eût été, au préalable, visité par « quelque médecin ou « chirurgiens », afin de constater qu’il n’était pas atteint d’une maladie contagieuse. » (Charles Démia et les origines, etc., p. 81.)

Au surplus, l’abbé Démia et ses auxiliaires exerçaient la même active vigilance sur la tenue des écoles et la santé des écoliers que sur leur sagesse et leur travail.

« Jamais établissements d’éducation ne furent plus surveillés et inspectés que les écoles de Démia. » (Ibid, p. 38.)

En tout cas, nous savons que celles-ci étaient installées autant que possible de façon que les salles de classe « donnent sur des jardins ».

— Encore ce détail : dans chaque école, un registre sur lequel devaient être inscrits les noms, prénoms, âge, demeure et capacité des élèves. Autrement dit, le Registre d’appel et… quelque chose de plus.

Après l’École
Déjà, des œuvres post-scolaires.

Mais, que deviendra, au sortir de l’école, l’élève de Ch. Démia ? Soyez sûr que Ch. Démia s’en préoccupe. Son grand désir est de fournir de bons ouvriers aux patrons de l’industrie lyonnaise. Son rêve serait d’établir dans les écoles un commencement d’éducation professionnelle.

Il demande avec instance que les élèves des « Petites Écoles » soient formés aux travaux manuels ; que les filles, surtout, « à certaines heures, travaillent aux boutons, tricotages, dentelles, etc… » Il espère ainsi que « les fabriques et les manufactures se rempliront peu à peu de bons apprentis ».

Il va enfin jusqu’au bout de son idée : en 1680, il fonde une « Chambre du Travail », comme il dit ; sorte d’École Professionnelle pour les jeunes filles. Dans cette école, dirigée par des dames, et où des exercices de lecture et d’écriture s’ajoutaient à l’apprentissage manuel, les ouvrages confectionnés par les enfants étaient leur propriété.

Voilà pour les jeunes filles. Mais le garçon quittant l’école publique, vers 1680, n’éprouvait-il pas mille peines à trouver une situation ? Que n’avait-il le secours de nos Offices de placement ou d’Orientation professionnelle !

Rassurez-vous. Il était dit que Charles Démia ne laisserait à peu près rien à découvrir après lui, ni dans l’ordre scolaire, ni même dans l’ordre post-scolaire.

Ici, donnons la parole, une fois de plus, à l’éminent universitaire déjà souvent cité dans cette étude :

« On pourrait être tenté de croire que, sous l’inspiration des idées modernes de solidarité sociale, nous avons innové en instituant des Sociétés de patronage, qui s’entremettent volontiers pour protéger les enfants à leur sortie de l’école, pour les aider à trouver un emploi, un métier ; qui sont, enfin, pour eux, comme des bureaux gratuits de placement Le bon Démia y avait déjà songé, trois cents ans avant nous. » (Ch. Démia et les origines de l’Enseignement primaire, p. 25.)

En effet, le bon Démia écrivait ceci dans les Règlements :

« Les écoles publiques seront encore, si vous voulez, comme des bureaux d’adresses, des lieux de marché, dans lesquels les personnes pourraient aller prendre les uns (élèves) pour servir dans leurs maisons, les autres pour les employer dans le négoce, quelques-uns même pour avancer dans les sciences. »

Offices de placement et d’Orientation professionnelle : des œuvres sociales excellentes, mais nées d’hier et dont notre temps se glorifie d’avoir eu la première pensée ! Erreur. L’abbé Démia, là encore, nous avait devancés de trois siècles.

Signaler ces faits, c’est justice. Démia a droit à « une revanche de l’histoire ». Et ce n’est pas nous seul qui le prétendons.

D’ailleurs, nous n’avons pas encore tout dit.

Au-dessus de l’École
Démia crée les premières Écoles normales.

Ouvrir des écoles pour les enfants du peuple quand il n’en existe pas, c’est bien. Les organiser, ces écoles ; organiser l’enseignement primaire lui-même en toutes ses parties ; le compléter encore par des œuvres post-scolaires que les éducateurs des siècles suivants n’auront pas la peine d’inventer, qu’ils développeront seulement : c’est très bien et cela tient du génie.

Mais, l’abbé Démia a-t-il pensé au recrutement et à la formation des maîtres ?

Comment en douter ! Comment douter que son esprit d’initiative ait négligé ce point capital de l’œuvre grandiose à laquelle il consacrait sa vie !

Bien entendu, là aussi il eut tout à créer, puisque rien n’était avant lui.

La première École normale d’instituteurs.

Ses premiers instituteurs furent des prêtres ou des jeunes gens se destinant aux Ordres, que l’autorité religieuse mettait à sa disposition, mais en nombre forcément limité. Ce qui veut dire que, lorsque les fondations d’écoles se multiplièrent, M. Démia dut faire appel à des maîtres laïques. Il n’eut bientôt plus que de ceux-là.

Ils lui valurent, pour commencer, pas mal de mécomptes

Du jour au lendemain, en ce temps-là, n’importe qui s’improvisait instituteur. Aucune législation ne s’y opposait et nul diplôme n’était requis.

D’autre part, les « petites écoles » étaient aussi les pauvres écoles et leur directeur ne pouvait donner aux maîtres qu’un maigre traitement.

Rien d’étonnant que le personnel, recruté dans ces conditions et pour autant que celles-ci dureraient, fût des plus médiocres et moins encore. Parmi le premier contingent d’éducateurs accourus à son appel, l’abbé eut la surprise de rencontrer une notable proportion de parfaits ignares et, de plus, « des hérétiques, des impies et même des gens ayant exercé des professions infâmes ». (Faillon.)

Il expulsa les plus indignes et il s’efforça d’instruire ou d’amender les autres.

Mais il y avait mieux à faire et Démia n’eût pas été Démia s’il n’avait trouvé d’emblée et tout seul la solution adéquate et définitive du grave problème du personnel enseignant.

Eh ! bien, oui, il formerait lui-même ses professeurs. Lui, qui avait fondé tant d’écoles d’enfants, il en sera quitte pour fonder l’école des Maîtres.

Un nouveau fleuron à sa couronne : Charles Démia est l’auteur de la première École Normale.

Et avec quelles ressources l’a-t-il constituée ?

Comme toujours, avec son patrimoine, la charité et, pour le surplus, la Providence. Quant aux subventions officielles, elles lui demeuraient obstinément refusées. Il dut redire en la circonstance, un de ses jolis mots : « Regardons si ce qu’on entreprend est bon, sans s’arrêter si fort aux fonds temporels. »

L’établissement fut appelé d’abord : la Communauté ou le Petit Séminaire des Maîtres d’école. Mais, comme M. Démia avait choisi pour patron de ses institutions scolaires saint Charles Borromée, l’illustre archevêque de Milan, l’école des Maîtres fut placée sous la même protection et fut désormais connue sous le nom de Communauté ou Séminaire de Saint-Charles.

La première École normale d’institutrices.

Or, vers cette époque, Ch. Démia avait sous sa direction peut-être autant d’écoles de filles que d’écoles de garçons. Une école normale d’institutrices s’avérait donc à son tour nécessaire. Avec la même vaillance et sans doute le même insouci des « fonds temporels », il se mit à l’œuvre.

Et il aboutit à la fondation de la Communauté des Maîtresses d’école ou Séminaire des Sœurs de Saint-Charles.

Parmi les institutions de M. Démia, celle-ci, du moins, a survécu à toutes les révolutions et convulsions de notre pays. Les Sœurs de Saint-Charles forment encore aujourd’hui une Congrégation importante et prospère. Elle a couvert d’écoles la région lyonnaise et le Sud-Est de la France.

Au point de vue strictement pédagogique, les mêmes règlements (les fameux Règlements dont nous avons déjà parlé et dont on a pu dire, comme des Remontrances, qu’ils ont fait leur tour de France) furent appliqués à la formation des professeurs de l’un et l’autre sexe : «Ce qui sera dit, écrivait Démia, pour les maîtres des écoles des garçons, doit aussi, par proportion, s’appliquer aux maîtresses des écoles des filles. »

Mais l’éducation des jeunes filles avait aux yeux de l’abbé Démia une telle importance, qu’il rédigea, à l’intention des futures maîtresses, sous le titre de Retraite Spirituelle, une série d’admirables Instructions religieuses et morales. Elles n’ont nullement vieilli, ces pages : elles seront méditées avec profit, encore de nos jours, par toute personne désireuse de se consacrer à la noble mission d’éducatrice.

Il leur recommande spécialement l’abandon à la volonté de Dieu, la fidélité à l’oraison mentale, l’obéissance aux Supérieurs.

Il appelle ses institutrices du beau nom de conductrices d’âmes.

« Il faut, ajoute-t-il, que l’Église ait une haute idée de ce saint état, puisqu’elle met en dépôt, entre les mains des personnes qui en font profession, ce qu’elle a de plus beau et de plus précieux, l’innocence des enfants… »

« Être maîtresse d’école, dit-il encore, c’est être ange corporel et visible, établi de Dieu pour l’instruction des enfants et leur éducation dans la piété. »

L’école, en effet, d’après lui, n’a pas seulement pour but d’enseigner les connaissances utiles ; elle doit se proposer de développer, chez l’enfant, les qualités de la conscience, de l’esprit, du cœur, du caractère.

Et que, d’abord, les maîtresses prêchent d’exemple pour apprendre à leurs enfants les vertus chrétiennes :

Qu’elles s’attachent leurs élèves par leur bonté et leur douceur, ne leur disant jamais une parole dure, ne leur parlant jamais avec colère, chagrin ou mépris ; mais, d’autre part, évitant de les tutoyer ou de leur donner des marques d’une amitié trop sensible et trop naturelle.

Fénelon, s’il les avait connus, n’aurait pas désavoué d’aussi sages conseils.

CHARLES DÉMIA ET M. FÉLIX PÉCAUT

Quoi qu’il en soit, des écrivains plus récents semblent bien avoir rencontré, au hasard de leurs lectures, les Instructions de l’abbé Démia et tel d’entre eux s’en être positivement inspiré.

On ne lira pas sans surprise le curieux parallèle, établi par G. Compayré, entre l’abbé Démia et M. Félix Pécaut (1828-1898), d’après leurs théories, par tant de points identiques, en matière d’éducation des institutrices :

Puissance de l’éducation. — Démia : « Ces enfants seront telles, dans la suite, que leurs maîtresses les rendront. » — Pécaut : « Puissiez-vous être des femmes capables d’en susciter d’autres ! Tout dépend de vous. »

Désintéressement. — Démia veut que ses institutrices soient des « conductrices d’âmes », qu’elles élèvent leur pensée au-dessus des intérêts mesquins ; il leur demande « de faire leurs écoles non pour plaire aux supérieurs, mais pour l’amour de Dieu ». — Pécaut formule exactement le même conseil, mais en le laïcisant et en remplaçant « amour de Dieu » par « amour du devoir ».

Méditation et recueillement. — Démia voulait que la « modestie extérieure » de ses filles procédât du «recueillement de l’esprit et de la paix intérieure de l’âme ». Il leur prescrivait de « consacrer une heure, chaque jour, à l’oraison mentale ». — Pécaut suppliait ses anciennes élèves devenues directrices ou maîtresses d’école normale, de « réserver une heure, chaque jour, pour la méditation et le recueillement ».

Pensée de la présence de Dieu. — Démia demandait expressément aux filles de la Communauté de « rester toujours en la présence de Dieu ». — Pécaut désirait que le « sentiment du divin accompagnât et pour ainsi dire soulignât tous les actes de la vie ». (Ch. Démia et les Origines de l’Enseignement primaire, par G. Compayré, pp. 107 et 108.)

Charles Démia inspirateur de Félix Pécaut !

Le bon abbé Démia ne s’attendait pas à pareille fortune. Et d’ailleurs, comment l’eût-il prévue ? Lui qui a deviné tant de choses ne pouvait vraiment pas deviner celle-là.

Quant à nous, quelque inattendu que paraisse un tel honneur, nous avons pensé qu’il n’y avait pas lieu d’en frustrer sa mémoire.

IV. CHARLES DÉMIA ORGANISATEUR
DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
EN FRANCE

L’homme dont les découvertes pédagogiques sont à la base même de l’Enseignement primaire d’aujourd’hui ; l’homme qui a organisé d’un seul coup l’école populaire ; l’homme, le novateur du xviie siècle, dont les principes en matière d’éducation des enfants et de formation des maîtres inspirent encore de notre temps les spécialistes les plus réputés en ces questions ; cet homme, l’abbé Charles Démia, ne serait-il pas finalement le véritable Organisateur de l’Enseignement Primaire, non seulement à Lyon, mais en France ?

C’est notre avis formel et il ne nous reste peu à faire pour le justifier.

Et d’abord, nous nous abriterons, une fois de plus, derrière l’autorité incontestable, incontestée et, dans le cas présent, particulièrement convaincante, de Gabriel Compayré.

Il écrit textuellement : « Ch. Démia fut une sorte de directeur régional de l’Enseignement primaire, un ministre de l’Instruction publique au petit pied. » (Ch. Démia et les Origines, etc., p. 15.)

Soit, il y a ici une réserve : Démia joua ce rôle dans la région lyonnaise : mais, on ne nous dit pas encore si ses innovations pédagogiques ont été adoptées dans la France entière.

On va nous le dire plus loin et en quelle forme éclatante !

Nous avons, du reste, déjà cité ces paroles qui constituent, au point de vue où nous nous sommes délibérément placé, l’éloge le plus typique de l’abbé Démia :

« Ch. Démia a été le Christophe Colomb de l’école primaire. » (Ibid., p. 114.)

Là, n’est-ce pas, aucune restriction ? Le Fondateur des « Petites Écoles » nous est manifestement présenté comme le découvreur, le créateur de l’École primaire en France. À la vérité, nous aurons des réserves à faire sur ces qualificatifs à notre avis trop généreux. Mais, en attendant, il nous plaît assez que celui qui décerne à l’abbé Démia une pareille couronne soit un universitaire nullement clérical, seulement un écrivain loyal, parfaitement au courant du sujet qu’il traite et dont l’impartialité est ici doublement certaine.

Nous pourrions rappeler également cet autre mot d’une frappe presque aussi vive, tombé de la même plume :

« Les Remontrances de Démia (aux édiles lyonnais) firent leur tour de France. » (Ibid., p. 65.)

Et il en est dit autant des Règlements.

L’Enseignement populaire en France,
avant Démia.

Allons-nous conclure de ce qui précède qu’il n’y avait jamais eu en France, avant Démia, des écoles pour les enfants du peuple ?

Dieu nous garde d’une semblable affirmation ! La vérité est la suivante :

Jusqu’au moment où l’instruction est devenue un service d’État — il n’y a pas si longtemps — l’Église en a assumé presque entièrement la charge et elle n’a pas oublié les enfants du peuple, « Surtout à partir de Charlemagne, elle leur assura un minimum de connaissances élémentaires utiles à la vie pratique, comme la lecture, l’écriture, l’arithmétique… » (A. Clerval, Dictionnaire Apologétique, t. II, col. 952.)

Il a été établi, par documents authentiques et nombreux, que pendant tout le Moyen Âge, grâce aux ordres monastiques et au clergé séculier, il y avait, même dans les villages, des maîtres et des maîtresses d’école et que généralement leur enseignement était gratuit.

À cet égard, Léopold Delisle cite particulièrement la Normandie, Dans le diocèse d’Évreux, en 1576 les écoles de ce genre abondaient. Dans la ville de Montauban, elles recevaient plus de 1 500 élèves, etc…

Aussi, lorsque le Concile de Trente, en 1546 (Section V, décret de Réforme, chap. i) — une centaine d’années avant les réalisations scolaires de Ch. Démia — ordonna « qu’auprès de chaque église il y ait au moins un maître chargé d’enseigner gratuitement la grammaire aux clercs et aux enfants pauvres », — il ne créa pas une situation nouvelle, mais consacra, affermit un état de choses existant avant lui, qu’il prescrivait de développer encore.

Il est vrai, toutefois, que le Concile de Trente, obstinément repoussé par les légistes et le Roi lui-même, ne fut mis en vigueur en France, qu’en 1614…

Mais surtout, étaient survenues les Guerres de religion, puis la Guerre de Trente Ans. Au total, un siècle de troubles, durant lequel la vie religieuse et sociale du pays fut bouleversée et paralysée. L’enseignement, et l’enseignement populaire plus que tout autre, en souffrit profondément.

Après ce double cataclysme, que restait-il, en France, d’écoles populaires gratuites ? — Il est bien difficile de le dire. Il en restait, certainement : à Paris, dans quelques autres villes, à Orléans surtout, où les Franchot, oncle et neveu, venaient de fonder leurs « écoles de charité », que Démia fut invité à visiter et à doter de ses méthodes. À Lille, en 1613, 1 200 enfants fréquentaient les écoles.

À signaler, d’autre part, antérieurement à Démia, les fondations d’écoles populaires, opérées, dès le début du xviie siècle, par des congrégations de femmes, surtout celle des Ursulines[2], qui avaient, à côté de leurs pensionnats, des écoles gratuites de filles. Les généreuses initiatives de César de Bus, de saint Pierre Fourier, du P. Romillon commençaient à porter leurs fruits. Mais, ce n’étaient encore que des commencements et il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’écoles de filles.

L’Œuvre personnelle de Démia

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : Au moment où Ch. Démia vint à Lyon, la masse des enfants du « pauvre peuple » y était dépourvue d’instruction et des moyens de s’instruire.

Démia lui-même n’écrivait-il pas aux magistrats lyonnais, qui en savaient bien quelque chose, que leur ville manquait d’écoles pour ces enfants si dignes d’intérêt ?

Et puis, l’œuvre de Démia n’est-elle pas là, précisément, pour souligner cette carence infiniment regrettable ?

Or, si Lyon manquait d’écoles populaires, à plus forte raison celles-ci avaient-elles disparu dans tant d’autres villes de moindre importance, et plus certainement encore dans les campagnes.

Donc, pour le moins, l’abbé Démia fut-il le créateur des Petites Écoles, à Lyon, dans la région lyonnaise et, nous le verrons, bien au delà.

Mais, voici exactement ce que nous avons voulu démontrer et qui, selon nous, n’a pas encore été suffisamment mis en lumière :

Si avant Démia, il y avait eu des écoles populaires en France, sa gloire « personnelle, unique, exclusive », est d’avoir institué « l’école primaire », atteignant la masse des enfants du peuple, — l’école organisée en tous ses éléments, possédant une direction centrale, des inspecteurs, un programme d’études, des méthodes d’enseignement, des règlements, en un mot « une pédagogie complète et uniforme ».

Incontestablement, il n’y avait jamais eu, avant lui, en France, des « écoles normales » d’instituteurs et d’institutrices[3] ; encore moins, autour de l’école, des « œuvres post-scolaires ».

Enfin, personne, avant lui, n’avait fait figure de « ministre de l’instruction publique », même « au petit pied »…

Sans compter qu’il faillit le devenir tout à fait lorsque, par l’édit de 1686, Louis XIV établit un comité pour la surveillance des écoles du royaume et en nomma président l’abbé Démia (Larousse du XXe siècle).

Voilà l’œuvre de Démia, œuvre prodigieuse, d’un bout à l’autre créatrice, à laquelle l’a conduit son zèle sacerdotal et son inlassable bonté pour les pauvres, mais vers laquelle personne ne lui avait frayé le chemin.

Et c’est pour cela et en ce sens et dans cette mesure, qu’il ne faut pas hésiter à saluer, en l’abbé Démia,

Le Véritable Organisateur de l’Enseignement Primaire, en France.

Un rapide coup d’œil sur le rayonnement de l’œuvre de Démia, en son temps, achèvera de nous en convaincre.

L’ABBÉ DÉMIA
ET SAINT JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE

Nous n’ignorons pas que l’honneur d’avoir fondé et multiplié les écoles populaires en France est plus volontiers attribué à un autre grand éducateur de l’époque, personnage célèbre que l’Église au surplus a placé sur les autels : saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1710).

Moins que personne, certes, nous voudrions encourir le reproche d’avoir amoindri l’auréole d’un saint canonisé. Aussi bien n’est-ce pas son auréole de sainteté qui est ici en cause. Mais, comme disent les bonnes gens, et en tout respect nous le disons avec eux : À chacun son dû.

Or, Charles Démia, de toute façon, est l’aîné de l’illustre fondateur des Frères des Écoles Chrétiennes.

Il naquit quatorze ans avant lui. Son œuvre va de 1664 à 1689, tandis que saint Jean-Baptiste de la Salle n’a commencé la sienne qu’en 1681.

À cette date-ci, le plus grand nombre des « Petites Écoles » de Démia étaient fondées à Lyon et aux alentours et d’autres, sur le même modèle, un peu partout en France.

En effet, plusieurs évêques voulurent avoir des maîtres formés par Démia ou, au moins, ses Règlements. Entre autres, les évêques de Grenoble, d’Agde, de Toulon… Et aussi celui de Châlons, à la demande de qui l’abbé Démia dirigea sur cette ville un de ses meilleurs sujets, M. Morand, « vicaire en Bresse ».

Oui, à Châlons, qui est tout proche de Reims, patrie de J.-B. de la Salle et premier théâtre de son magnifique apostolat, aux débuts duquel, du reste, notre abbé Démia ne fut pas étranger. Car, à Reims même, détail piquant, l’action scolaire de Démia précéda celle de de la Salle et fournit à celui-ci plus d’une idée.

Toujours est-il qu’un ami de Démia, l’abbé Féret, curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, lui écrivit un jour :

« Vos Remontrances ont fait un tel fruit que M. Roland, chanoine de Reims, a pris résolution d’établir des écoles pour les pauvres. »

De fait, M. Roland trouva, dans le jeune abbé de la Salle, un admirable auxiliaire de son entreprise. Mais il avait, auparavant, trouvé, en M. Démia, son guide à lui-même et son initiateur dans la tâche d’enseignement populaire.

APRÈS TROIS SIÈCLES :
DES TÉNÈBRES DE L’OUBLI
À LA LUMIÈRE DE LA GLOIRE

Un homme, considéré dans son activité extérieure, est grand à la mesure de son œuvre. Or, l’œuvre de Charles Démia, nous croyons l’avoir montré, est immense. Elle est impressionnante et belle comme une création. Utile et plus qu’utile, elle constitue un bienfait social sans prix. Et le bienfait dure et l’œuvre défie le temps. Elle est immortelle.

L’abbé Démia est donc, dans la force du terme, un grand homme.

Il a fait une chose incomparable : il a porté la lumière de la foi et la lumière de la science dans l’esprit des enfants du peuple, dans cette multitude d’âmes, de jeunes âmes, demeurées obscures jusqu’à lui.

Mais, qui ne sent déjà que célébrer en Démia une gloire locale, ce n’est pas assez !

Non, l’Organisateur de l’Enseignement Primaire en France est plus que cela. Il est une Gloire nationale et un grand homme de la grande patrie.

Et si, au dire des meilleurs juges et de juges impartiaux, l’histoire ne fut pas suffisamment équitable envers lui jusqu’à ce jour, nous n’avons, nous, les amis de l’Histoire Vraie, que le devoir plus étroit de l’en dédommager.

Comment ? En nous employant de toutes nos forces à sa trop tardive glorification.

FIN


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  1. En donnant à Démia le titre d’abbé, nous commettons sciemment, pour notre commodité de narrateur, un léger anachronisme. On disait alors : M. Démia ; comme on disait : M. Vincent (saint Vincent de Paul). Il aura suffi d’en faire la remarque.
  2. Cf. La Merveilleuse Histoire (merveilleuse aussi par la façon dont elle est racontée) des premières Ursulines françaises, par le chanoine L. Cristiani, doyen de la Faculté Catholique des Lettres de Lyon. — Vitte, 1935.
  3. M. Démia, s’étant rendu à l’Assemblée Générale du Clergé (1682) à Paris, y plaida sans succès la cause des Séminaires de Maîtres d’école, Il ne fut, d’ailleurs, pas plus heureux pour celle des Maisons de retraite de prêtres âgés. (Encore une initiative de l’abbé Démia appelée à une réalisation générale ultérieure et qui, de son vivant, obtint du moins un commencement d’exécution, à Lyon.)