Un gentilhomme/Un gentilhomme/Chapitre 2

Ernest Flammarion (p. 66-110).


II


À neuf heures exactement, la voiture — une vieille tapissière, — stationnait devant la porte de l’auberge. Berget y installa mes bagages. Il semblait à peine réveillé. Un gros corps flasque, une face pleine et rougeaude, des yeux bouffis, une expression de brutalité grognonne, tel était Berget, propriétaire des Trois Couronnes et adjoint au maire de Sonneville-les-Biefs. Sa femme était là, surveillant le départ.

— Pense à parler à M. Joë, recommanda-t-elle…

— C’est bon… c’est bon, fit Berget, d’une voix qui remuait encore de vieux mucus au fond de la gorge.

Comme je me disposais à monter en voiture, l’hôtelière minauda en m’adressant son plus aimable sourire :

— Si c’est que monsieur reste au château, j’espère bien que monsieur n’oubliera pas les Trois Couronnes ?

Mais un juron de Berget m’avertit que tout n’allait pas le mieux du monde. La boutonnière du trait de gauche était coupée… Il fallut la réparer avec de la corde. La femme s’impatientait :

— Mais dépêche-toi donc… disait-elle… Ce monsieur attend.

— C’est bon ! c’est bon ! bougonnait Berget, dont les gros doigts malhabiles tremblaient sous l’énervement de l’alcool…

Enfin nous partîmes… L’air était assez vif, le temps très beau… Il y avait toujours des nuages au ciel, mais plus légers ; de grands espaces bleus s’y montraient avec des intermittences de soleil… Et la lumière qui vaporisait, au loin, les tons de la terre et du ciel, était infiniment douce et charmante.

Mes cauchemars s’étaient évanouis… ; de toute mon agitation nocturne, il ne me restait plus que de la curiosité, pas irritée, confiante même et allègre. J’aperçus non sans un vif plaisir le petit perruquier qui, sur le pas de sa porte, causait avec un groupe de gens… Lui non plus ne gardait plus rien en lui de surnaturel, pas même son toupet noir, réduit à des proportions normales, strictement professionnelles… Comme moi, il était rentré avec le jour dans la précision de la vie ordinaire… Le village aussi, du reste, qui me parut quelconque et banal, par conséquent plus rassurant. Les êtres, les choses, les pensées, les sentiments n’avaient plus cette exagération malsaine, cette déformation impressionnante de phantasmes que leur donnent la nuit et ses fièvres… Et ce fut avec une sorte de joie délivrée que j’allumai une cigarette, et que je vis la voiture s’engager dans l’avenue du château.

L’hôtelière n’en avait pas outré, bien au contraire, le caractère seigneurial : vraiment, l’impression en demeurait exceptionnelle. Jamais je n’avais vu, même dans les domaines royaux, quelque chose qui me donnât autant l’idée de la magnificence imaginative de l’homme d’accord avec la nature. À droite et à gauche de l’immense, de la profonde voûte ajourée, s’étendaient de vastes prairies admirablement entretenues, encadrées, chacune, par un haut rideau de peupliers d’Italie, séparées l’une de l’autre et d’un seul côté par des barrières blanches au moyen de quoi elles pouvaient communiquer entre elles… Dans les unes paissaient de grands bœufs charolais à la robe luisante ; les autres étaient réservées à l’élève du cheval. Rien n’y manquait ; les écuries, étables et abris, élégantes constructions, avec leurs toits hauts débordant les murs de brique rose ; les abreuvoirs où l’eau se renouvelait sans cesse par les dérivations d’un petit ruisseau ; et çà et là les jolies oasis, les bouquets de bois destinés à donner de l’ombre aux bestiaux dans les grandes chaleurs de l’été. Une sensation de richesse bien ordonnée, un confort de culture anglaise s’y révélait partout… Et c’était, en ce matin de mars, tout brillant des ondées de la nuit, une fraîcheur, une limpidité, entre les troncs énormes de l’avenue qui reculaient et variaient à l’infini, en les encadrant, les perspectives, et donnaient à cet élevage pratique et raisonné, de joyeux, de délicieux aspects de féerie décorative…

Berget ne disait pas un mot, sinon, de temps en temps, des injures à son cheval, lequel, souvent, bronchait devant des brindilles d’arbres tombées sur la route… Je n’éprouvais pas non plus le moindre désir de prononcer une parole. Je jouissais silencieusement de tout ce qui passait devant moi, et, surtout, j’avais hâte d’arriver. Pourtant, voyant planer dans l’air un immense oiseau, j’eus la curiosité de savoir ce que c’était.

— C’est une frée… répondit Berget d’un ton bourru.

— Quoi ?… vous voulez dire une effraie ?

— Non… une frée.

— Qu’est-ce que c’est qu’une frée ?

— Une frée… quoi !

Son haleine empestait… Il n’y avait rien à tirer de cette brute… Je n’insistai plus. D’ailleurs nous débouchions de l’avenue, et, un peu sur notre droite, par delà des pelouses vallonnées, entre des bouquets d’arbres, le château se dressait, devant nous, en plein ciel… Nous le contournâmes.

Il me parut imposant par sa masse énorme et carrée, sinon très beau par ses détails. Il était trop lourd et dissymétrique à cause des styles différents qui s’y mélangeaient sans s’harmoniser. À mesure que nous en approchions, on remarquait trop qu’il avait été remis à neuf depuis peu de temps, et qu’il avait dû perdre, par un excès de sur-ornementation, la beauté ancienne de ses lignes. Le bâtiment principal, de style Louis XIII, se flanquait de deux grandes et longues ailes de style Louis XVI, plus basses, qui, faisant retour sur l’autre façade, formaient cour d’honneur. Au centre de cette façade, s’élevait un perron monumental, en forme de fer à cheval. Aux extrémités du large palier et posées sur la rampe, des colonnes cannelées supportaient une sorte de marquise en pierre ajourée sous laquelle, exhaussée de quelques marches prises dans l’épaisseur du mur, s’ouvrait la porte d’entrée. La partie creuse du perron contenait un massif étagé de gigantesques rhododendrons ; les rampes latérales s’ornaient de vases de marbre anciens, dans un goût italien tourmenté, pas très pur… Et devant le château, en un déploiement de tapis sur l’or du sable, s’étalaient des pelouses à la française, les unes plates, les autres concaves, bordées de plates-bandes encore sans fleurs, où alternaient, à des intervalles réguliers, des houx panachés, taillés en cône, et des lilas à tige en boule… un immense espace circulaire que circonscrivaient les masses plus sombres des hautes futaies et où venaient aboutir symétriquement, comme les rayons d’un cercle, les allées forestières très droites, très lointaines. Le fond du décor, c’était juste dans l’axe du château, au delà du paysage architecturé des jardins, au delà d’une large avenue d’eau qui luisait doucement sous le soleil, une profonde trouée sur la campagne et les coteaux boisés que baignait en ce moment une lumière gris-perle, infiniment tendre et gaie. À gauche, entre les hachures des arbres et les arabesques des branches, des toits… des toits… triangulaires ou campanilés, des dômes, des clochetons, couverts de tuiles vernissées et multicolores… toute une ville de toits… les communs, sans doute. J’entendis venir de là de furieux aboiements de chiens…

Ce ne fut qu’une brève impression d’ensemble, plutôt pénible. Ce luxe disparate, souvent choquant, ce luxe sans unité, sans générosité, sans âme m’écrasait… Je sentais là toute une existence de surface et de parade, organisée, administrée par des domestiques insolents, railleurs et mornes… J’eusse préféré me trouver en présence de quelque chose de plus resserré, de plus intime, de plus familial. Qu’allais-je devenir là-dedans, moi si timide, si dépourvu de tout, si pauvre ? Tout cela qui était silencieux et solitaire aujourd’hui, je l’imaginais grouillant de vie haletante et parée, de chevaux, de chiens, de toilettes, de livrées. Et, parmi toutes ces élégances, toutes ces oisivetés, en mal d’ennui et de plaisir, quelle figure ferais-je avec mon habit si ridicule, et le plastron de mes chemises aux boutonnières effrangées ?… J’en étais là, de ces réflexions peu encourageantes, quand Berget, longeant l’aile gauche du château, arrêta tout à coup la voiture devant une petite porte de service.

— C’est là ! fit-il.

Il descendit de la tapissière et tira à plusieurs reprises le pied de biche de la sonnette… Au bout de cinq minutes, un valet de pied se présenta. Il commença par adresser un salut amical à Berget…

— Bonjour, monsieur Berget.

— Bonjour, monsieur Victor.

Il ramena de dessous sa blouse un paquet qu’il tendit au valet de chambre.

— Quelques papiers de la mairie… pour M. le marquis, expliqua-t-il.

Puis, ils parlèrent d’autre chose, entre autres de M. Joë. Je compris que celui-ci était un personnage important, et qu’il dirigeait l’élevage des chevaux… Tout à leur conversation, ils semblaient m’oublier. Je m’avançais… Alors, le valet se tourna vers moi, et me demanda presque insolemment, comme à un mendiant :

— Que voulez-vous ?

— M. le marquis d’Amblezy-Sérac ?

— Votre carte ?

Je n’avais pas de cartes… Je m’excusai :

— Dites que je suis le secrétaire que M. le marquis attend.

Le domestique me dévisagea d’un coup d’œil rapide. Il eut une moue désobligeante.

— Alors, suivez-moi… fit-il.

Et donnant une poignée de main à Berget qui, pendant ce temps, avait déposé ma triste malle près de la porte :

— À tantôt chez vous, hein ?

— C’est ça !… à tantôt…

M. Victor, très grand, très noir, très droit, avait des joues grasses, rasées, presque bleues, des cheveux luisants de pommade… Son veston noir et son tablier blanc ajoutaient je ne sais quoi de funèbre à sa corpulente majesté. Il me précéda à travers des couloirs dallés de larges carreaux blancs et gris. Je jugeai inconvenant qu’il m’obligeât à passer par les parties basses du château, comme les gens de service, et je ne pus admettre qu’il agît ainsi en vertu des ordres du marquis… Je me sentis humilié et je détestai ce laquais d’une haine violente… Nous montâmes quelques petits escaliers, prîmes d’autres couloirs, et je me trouvai tout à coup dans un vaste et somptueux vestibule dont la porte s’ouvrait toute grande à deux battants sur le perron.

— Attendez ! me dit le valet.

Il appuya son doigt sur le bouton d’un timbre, et il disparut derrière une portière…

Le cœur me battait avec force dans la poitrine à ce moment… De nouveau je perdis mon assurance. Et puis la réception de ce domestique, ma malle laissée à la porte… mon manque d’autorité… tout cela m’irritait au plus haut point… Je voulus réagir contre ces divers sentiments dont je comprenais, à cette heure décisive surtout, l’impardonnable faiblesse, et je tâchai de m’intéresser à tout ce qui m’entourait.

Les murs du vestibule étaient tout entiers revêtus de boiseries modernes, joliment exécutées sur des modèles du siècle dernier… Deux tapisseries extrêmement belles, représentant, l’une, un sujet galant, l’autre, un motif de chasse, s’encadraient dans les propres moulures des boiseries… Six portes anciennes en noyer sculpté, avec de délicats et discrets rehauts d’or, étaient surmontées d’importants trumeaux, ceux-ci, ovales, ceux-là, carrés, figurant des fleurs, des fruits, des poissons dans des corbeilles enrubannées, des amoncellements de gibier mort… Les meubles… les sièges… divers bibelots, encore recouverts de leurs housses, et quelques autres détails où le désordre s’attestait, disaient que les maîtres n’étaient là qu’en passant… Sur les dalles de mosaïque effacée et de ton très doux, à peine bleu, à peine jaune, étaient jetés des tapis persans d’une curieuse et admirable harmonie, bleu et vert… Je fus vivement choqué par la copie en marbre d’une figure nue de Houdon, à laquelle on avait adapté une immense torchère d’un or agressif et brutal, qu’elle portait dans ses bras contre son sein… « Il n’a aucun goût ! », pensai-je… Enfin, un escalier, aux marches de marbre vert pâle, à la rampe de fer ouvragé où s’entremêlaient des ouvrages dorés, descendait majestueusement à gauche de sa large et profonde cage, du même marbre que les marches… Cet inventaire me calma un peu… Il me livrait, aussi bien que par une confession, l’orgueil un peu sot, l’ostentation vulgaire, le défaut de culture des maîtres du château… et ces tares me rassuraient. Aussi ce fut d’un pas presque ferme que je suivis un autre domestique qui, descendu de l’étage supérieur et s’arrêtant au milieu de l’escalier, me dit :

— Si monsieur veut bien monter ?

Au moins, il parlait à la troisième personne, celui-là, et il ne me conduisait pas honteusement, comme l’autre, par l’escalier de service.

Un couloir pas très large, un peu obscur, traversait le bâtiment principal en toute sa longueur, et aux deux extrémités qui prenaient jour sur le parc il allait rejoindre par quelques marches les couloirs des deux ailes Louis XVI. Il était tendu d’andrinople rouge, banalement. Sur les murs, des portraits de personnages de tous les siècles, d’un bric-à-brac vraiment inférieur. De place en place, dans les renfoncements, et dressées sur des socles pesants, de hautes armures de chevaliers, qui me firent l’effet d’accessoires dans un théâtre d’opérette… Le domestique ouvrit une porte et m’introduisit dans une chambre très claire… Tout d’abord, parmi des choses douces, flottantes et confuses, je ne vis qu’un caleçon bleu, sur le caleçon bleu, une chemise bleue, sur la chemise bleue, un visage rouge, et sur le visage rouge des cheveux noirs. Et tout cela s’avança vers moi… C’était le marquis.

— Ah ! vous voilà ! me dit-il… Bonjour… bonjour !

Sa voix était un peu lourde… mais sonore et aimable… Elle avait, comme on dit, de la rondeur… Il me tendit la main…

— Excusez-moi… fit-il… mais j’ai oublié votre nom…

— Charles Varnat.

— C’est vrai !… s’écria-t-il… Charles Varnat !… Et comme c’est curieux ! Car, figurez-vous, j’ai eu au collège de Vaugirard un camarade de ce nom… Il était indécrottable… Et ce que je lui ai flanqué de coups de pied au derrière, à cet animal-là ! Ah ! Ah !

Il se mit à rire copieusement… Je crus devoir faire de même, non par condescendance servile… mais, en vérité, le ton de cette plaisanterie ne m’avait pas blessé… Elle n’avait rien d’agressif et d’humiliant !… Je la sentis, au contraire, joviale et bon enfant… En tout cas, quoi qu’elle fût, je la préférais mille fois aux gravités mornes et glacées, aux politesses dédaigneuses, par quoi j’avais été, dans les mêmes conditions, accueilli de mes autres patrons… D’ailleurs il reprit, avec une bonhomie dont je n’essayai pas de démêler ce qu’elle pouvait contenir d’ironie et de cordialité :

— J’ai les meilleurs renseignements sur vous… Il paraît que vous êtes une perle…

Et comme je manifestais une réserve modeste et embarrassée, le marquis accentua :

— Si… si… une perle… on me l’a dit… on m’a dit aussi que vous savez des tas de choses… et que vous avez une plume vive… alerte… mordante… C’est parfait… J’aurai besoin de tout cela, bientôt… mon cher…

Il m’appelait déjà « mon cher », comme le cultivateur… Je répondis :

— Je ferai de mon mieux… et j’espère vous contenter en tout.

— Alors tout va bien !… Ah ! dites-moi… Êtes-vous gai ?

— Mais oui… je crois…

— Tant mieux ! Je ne puis supporter autour de moi, les figures tristes… les gens tristes… les cœurs tristes… J’aime la joie… Avez-vous déjeuné ?

— Oui, monsieur…

À ce mot de « monsieur » tout court, le marquis cligna vers moi un regard, non pas offensé, certes, mais un peu étonné… Je compris à ce regard qu’il entendait que je lui donnasse son titre, comme les autres domestiques… Il me demanda ensuite si nous étions bien d’accord sur les conditions de mon entrée chez lui, ajoutant qu’il était à ma disposition si je désirais une avance. J’eus la fierté imbécile de ne pas vouloir étaler ma misère devant cet homme trop riche, et je le remerciai… Il se frotta les mains — un geste qui me parut lui être familier,  — et il dit encore :

— Eh bien… pendant que je finis de m’habiller… je vais vous faire montrer votre chambre… Et vous reviendrez me trouver ici, n’est-ce pas ?… à tout à l’heure, mon cher…

— Oui, monsieur le marquis…

J’appuyais un peu lourdement, sur ce dernier mot afin de bien prouver au marquis que j’avais compris la leçon et que je l’acceptais… Que m’importait, après tout, de servir cette manie ? Est-ce que ma dignité s’y trouvait engagée ?… Il eut un léger sourire d’assentiment, un léger hochement de tête approbateur… Après quoi, ayant sonné, il me remit aux mains du domestique.

Ma chambre, tendue de cretonne à fleurettes roses, meublée de meubles de pitchpin, me plut. Elle était confortable et jolie ; un cabinet de toilette, fort bien aménagé, pourvu d’une baignoire et d’une douche, y attenait. Les deux fenêtres qui l’éclairaient donnaient à l’ouest sur un coin du parc, un haut rideau de sapins qui abritait le château des vents pluvieux. Entre l’écartement des branches, on distinguait, çà et là, par fragments, les communs et leurs toitures coloriées… J’aperçus sur une pelouse, longeant la ligne noire des sapins, une bande de paons, des paons blancs, des paons bleus, qui vermillaient dans l’herbe… Plus loin, un lad aux jambes torses traversa une allée, menant par la bride un cheval caparaçonné de jaune ; un chien le suivait, que je reconnus pour l’affreux bull-dog de la veille… C’était silencieux, très calme, un peu triste, pas très triste.

À moins d’être valet de chambre ou pédicure, il est difficile de juger d’un homme en caleçon. Aussi la première impression que m’avait laissée le marquis n’était pas très nette… Elle ne lui était pas, non plus, absolument défavorable. Au vrai, elle m’incitait beaucoup à réfléchir. Il faut se méfier du premier mouvement de sa sensibilité ; il trompe souvent. Il n’y a que l’accoutumance pour vous livrer la clé d’un cœur humain… En tout cas, je n’estimai point le marquis un être banal et quelconque, et l’instinct m’avertit que j’eusse à me tenir sérieusement sur mes gardes, dans mes rapports avec lui.

Le marquis était de grande taille, avec de gros membres et des emmanchements un peu canailles, me semblait-il. Il y avait du paysan en sa forte et robuste carrure. Mais ses gestes dévoilaient de la grâce et même une sorte de souplesse, une sorte de caresse félines ; on sentait que le sport, l’entraînement aux exercices du corps avaient corrigé, par de l’aisance musculaire, par de l’élégance élastique, ce qu’il y avait d’originellement épais en lui. Parmi des traits parfois empâtés et des modelés souvent massifs, son front large, plein, bien construit sous des cheveux bien plantés, son nez légèrement busqué, aux arêtes fines, indiquaient ce que les romanciers appellent de la race. Ses yeux pétillaient d’intelligence, ou plutôt de ruse malicieuse, dans une gaîté franche et hardie. Une moustache drue, très noire, sur une face d’un rouge bronzé, rejoignait des favoris coupés à l’autrichienne, et lui valait à la fois l’aspect d’un sabreur et d’un boursier. Sa puissante mâchoire, sa denture intacte, très blanche, carnassière, dans une bouche trop fendue aux lèvres trop épaisses, trop sensuelles, et, malgré tout, ricanantes, son menton charnu presque carré, exprimaient des passions violentes, des appétits cruels, de la volonté dure, et surtout le culte de la chasse et l’amour de la proie. Tout, en sa personne physique, attestait une santé exceptionnellement vigoureuse, un estomac intrépide, une circulation ardente et réglée. Ses mains étaient longues, souples, un peu grasses, peut-être, mais très belles et très soignées… Il y avait, pour ainsi dire, deux hommes en cet homme et ces deux hommes, si distants l’un de l’autre et pourtant si rapprochés, se délimitaient très clairement en ce visage curieux et contradictoire, dont le haut montrait de la noblesse, presque de la beauté, dont le bas se marquait de tares ignobles… ici, un brave homme, peut-être, et là, sûrement, un chenapan. Au cours des générations dont il était aujourd’hui l’aboutissement composite, bien des sangs, toutes sortes de sangs avaient dû se mélanger, se substituer au sang originel, et y apporter, avec des hérédités contrariées, des forces ennemies, toute une vie en lutte avec elle-même.

La vie !… En effet, ce qui, tout d’abord, frappait en cet homme et vous séduisait, c’était la vie, l’intensité, le débordement de vie qui animait tout son être… Or, d’où qu’elle vienne, où qu’elle aille, quelle qu’elle soit, la vie est toujours, par son essence et par son mystère, sympathique.

Quand je rentrai dans la chambre, le marquis était en conférence avec son intendant, M. Joseph Lerible, auquel il me présenta… un vieux bonhomme au visage parcheminé, sec de corps et tout petit, très humble, très propre. Il portait visiblement une perruque trop blonde et de coupe ancienne ; sa haute cravate à double torsion était fixée par une fleur de lys d’or… Les yeux toujours baissés, la bouche contrite, les mains allongées dans les manches de sa redingote brune, M. Joseph Lerible s’exprimait lentement, avec des prudences sournoises et des inflexions mielleuses de prêtre… Chaussé, le pied droit, d’un soulier à clous, le pied gauche, d’une épaisse pantoufle de feutre, à cause de la goutte dont il souffrait, il boitillait, ou plutôt il sautillait en marchant. À peine s’il me regarda. Un moment je crus voir son regard sur moi, mais un tout petit regard sans la moindre expression et pareil au tout petit jour qui, dans une chambre sans fenêtres, filtrerait par l’imperceptible fente d’une boiserie. Le marquis me fit passer dans la pièce voisine, son cabinet, de travail, au milieu duquel s’étalait une table bureau Louis XIV, surchargée de papiers de toute sorte, en désordre. Et il me pria de l’attendre, là, quelques minutes. La porte, n’étant pas complètement fermée, je pus suivre la conversation, sans espionnage. Le marquis parlait haut, d’un ton tranchant, parfois irrité, toujours grossier. Je compris bien vite qu’il s’agissait de deux cerfs que le garde Rousseau avait trouvés la nuit dernière panneautés dans une partie de la forêt, appelée la Vente à Boulay… Furieux, le marquis s’écriait :

— Je vous dis… je vous ai toujours dit… que Rousseau est une sale crapule, et qu’il s’entend avec les braconniers… Vous… un garde… pourvu qu’il aille à la messe et qu’il fasse ses Pâques… cela vous suffit… Il peut me voler mon gibier et dévaster mes bois… l’absolution !… Eh bien ! vous allez lui donner son compte, à l’instant, vous entendez… et installer à sa place Victor Flamant…

La voix de M. Lerible s’effraya :

— Victor Flamant !… Monsieur le marquis n’y songe pas ?

— Comment, je n’y songe pas ?… Vous plaisantez ?… J’y songe si bien que ce sera chose faite demain, je le veux…

À l’effroi, M. Lerible joignit la prière :

— Je prie… je supplie monsieur le marquis de réfléchir… Monsieur le marquis sait que Victor Flamant est un homme des plus dangereux… qu’il sort de prison… qu’il est méprisé, redouté de tout le pays…

— Précisément…

— Monsieur le marquis n’a-t-il jamais pensé que c’est peut-être ce Flamant… qui panneaute les cerfs et les chevreuils de monsieur le marquis ?

— Raison de plus…

Je crus voir se ratatiner davantage et s’effarer jusqu’à la plus folle terreur le visage de M. Lerible… Pourtant, d’un ton convaincu, plus ferme, parce qu’il comportait un argument invincible, il dit :

— Mais, monsieur le marquis, jamais le tribunal ne consentira à assermenter Flamant. Il ne le peut pas…

— C’est mon affaire… Le tribunal fera ce que je voudrai.

— Il y a la loi, monsieur le marquis…

— Il y a moi, monsieur Lerible…

Ici, je sentis la voix de M. Lerible s’armer de courage, tout en continuant de trembler d’horreur :

— Voyons… monsieur le marquis… Flamant, au vu et au su de tout le monde… vit maritalement avec sa propre fille… sauf votre respect… Il en a deux enfants…

— Je m’en fous… Qu’il couche avec sa mère, avec la sainte Vierge, le diable ou le bon Dieu… Ça n’a aucun rapport avec la chasse. Flamant me plaît… Il n’a pas froid aux yeux, celui-là. C’est un lascar… Et, au moins, il est capable d’abattre son homme… comme un lapin, à l’occasion… Il faut que cela finisse… et que les braconniers sachent à qui ils auront affaire désormais… Flamant est un brave !…

M. Lerible n’avait pas répondu… Il était, sans doute, anéanti, écrasé, effondré… J’avoue que cette scène me causait à moi-même une stupéfaction douloureuse… Il y eut un court silence… Le marquis reprit :

— D’ailleurs, je veux changer tous mes gardes… Des trembleurs… des chiffes !… Des gardes, ça ?… allons donc !… Soyez tranquille, monsieur Lerible… aussitôt rentré à Paris, je sais où prendre leurs remplaçants… Ça changera, nom de Dieu !…

Il marchait, marchait dans la pièce avec agitation… J’entendais des jurons sortir, en grondant, de ses lèvres, j’entendais les coups sourds, sur le tapis, de ses chaussures… Il s’exalta encore :

— D’abord… vous… la chasse… vous vous en foutez complètement !… Mais oui !… Hier, je suis allé dans la réserve aux perdrix… Je n’ai pas vu plus de quinze couples… Où sont les autres ? Vous n’en savez rien, n’est-ce pas ?… Parbleu !… Vous ne savez jamais rien… Et cette épidémie sur les faisans ? Et la saleté des chenils… la saleté de tout ! C’est un scandale… Ici, tout le monde pille… vole… braconne… s’engraisse. En voilà assez !

Il continuait de marcher fiévreusement ; M. Lerible, humblement, continuait de se taire. Et moi… je regardais, sans m’y intéresser, les gravures anglaises coloriées qui, sur les murs du cabinet, racontaient de stupides histoires de sport, de chasses, de courses… Puis, brusquement, d’une voix toujours tranchante, mais un peu calmée, le marquis dit :

— Je vous préviens, monsieur Lerible, qu’il me faut, mercredi prochain, vingt-cinq mille francs…

M. Lerible hésitait à répondre… Il balbutia, enfin :

— Vingt-cinq mille francs !… mercredi !… mais, monsieur le marquis, cela me sera peut-être difficile… Je ne sais pas comment je ferai… Je n’ai plus un sou disponible dans la caisse… J’ai envoyé, il y a quinze jours, tous les fermages en retard et le solde du bois à Mme la marquise… La semaine dernière, selon les ordres de Mme la marquise… j’ai versé six mille francs à l’hospice… deux mille francs aux sœurs… quinze cents à Joë… j’ai…

Le marquis lui coupa la parole.

— Je ne vous demande pas ce que vous avez versé. Je vous dis qu’il me faut, mercredi, à neuf heures du matin, vingt-cinq mille francs… Si vous ne les trouvez pas dans cette caisse… vous les trouverez peut-être dans la vôtre ?…

Il y avait sans doute, dans ces paroles, une terrible ironie, une terrible allusion à je ne sais quoi… M. Lerible s’empressa de répondre.

— Je tâcherai, monsieur le marquis… je tâcherai…

— C’est ça !…

Et il sonna son valet de chambre… Comme l’intendant se disposait à partir :

— Ah ! dites-moi… pour Flamant… vous avez bien compris, n’est-ce pas ?… Je désire qu’il soit installé, demain, à la Vente à Boulay… Arrangez-vous en conséquence… J’irai d’ailleurs faire un tour, par là, demain ou après-demain dans l’après-midi… Aujourd’hui même j’écrirai, à son sujet, au président du tribunal… Flamant… a des poules ?

— Celles qu’il a volées, je suppose… monsieur le marquis…

— Sacré Flamant !… S’il vous demande une avance pour l’achat d’une vache… faites-la-lui…

— Bien, monsieur le marquis…

— Quant à cette crapule de Rousseau… aucune indemnité… Je le chasse, voilà tout… Au diable !

— Monsieur le marquis n’a plus rien à me dire ?

— Non… non… !

— Tous mes respects, monsieur le marquis !

— Au revoir !…

Quelques instants après il vint me retrouver dans le cabinet… Sur son visage nulle trace de ses violences et de sa colère. Il était joyeux, fringant et habillé… complet gris sombre, chaussures fortes, molletières de daim, chapeau tyrolien orné d’une plume d’aigle… Il tenait à la main une courte pipe de bruyère… Par la porte entièrement ouverte je voyais un coin de la chambre ensoleillée, tout ornée de toile de Jouy et de meubles Louis XVI en très belle marqueterie ; au fond, le cabinet de toilette, tapissé de glaces sur toute sa hauteur, avec des étagères de cristal où se reflétait à l’infini l’argent des ustensiles et des bibelots, et des flacons taillés…

Tout en bourrant sa pipe, et avec un sourire légèrement grimaçant au coin de la bouche, le marquis me dit :

— Ah ! ah !… un type, le père Lerible… Il vous amusera, mon cher, quand vous le connaîtrez… Voilà cinquante-deux ans qu’il est l’intendant de Sonneville…

— Il semble, en effet, très vieux… observai-je… pour dire quelque chose… n’importe quoi…

— Et je ne sais pas, en vérité, comment il fait… Plus il vieillit, plus il dessèche, naturellement… Et plus il dessèche, plus il se porte bien… Il a toute sa tête et, hormis le temps de ses accès de goutte, il marche comme un facteur. Vous verrez qu’il faudra le tuer pour qu’il meure, ce vieux diable !… Sans ça !

Négligemment, il ajouta :

— Ici, on le déteste… on l’a en horreur… C’est donc qu’il me sert… Ah ! parbleu !… il se sert aussi… Mais quoi ?…

Il eut un geste expressif par lequel il semblait reconnaître qu’il fallait bien faire, dans la vie, la part des choses et des gens… Puis :

— Je vous dis cela pour vous mettre au courant tout de suite. Cela vaut mieux…

Il prit une allumette sur le bureau, alluma sa pipe, et il continua, avec un air satisfait, réjoui même, où le ricanement de tout à l’heure se changea en un véritable rire :

— Au fond, une vieille canaille, mais curieuse et précieuse et comme je ne pourrais plus trouver sa pareille nulle part, aujourd’hui…

Ici le rire se mêla d’un peu d’admiration :

— Croiriez-vous, s’écriait-il, que cet animal-là, en reculant les bornages… en faisant, le diable sait quoi… dans le cadastre… a augmenté le domaine de trente-cinq hectares ?… Ma parole !… Et encore, je parle au moment de la mort de mon père… Car ce qu’il a manigancé depuis, lui seul le sait !… C’est un type !…

Pourquoi, sans me connaître davantage, le marquis me faisait-il à brûle-pourpoint ces confidences hasardeuses ? Il avait sans doute ses raisons, car il ne me semblait ni naïf, ni léger à ce point… Je ne les cherchais pas… D’ailleurs, depuis la scène que j’avais entendue, mon esprit entrevoyait de nouveaux horizons, et je me décidai à ne plus m’étonner de rien, à n’attendre les explications que des événements…

Changeant subitement de conversation, il bouscula les paperasses amassées sur le bureau :

— Tenez… fit-il… votre travail, pour commencer ! Je ne m’y reconnais plus moi-même… Qu’est-ce qu’il y a dans toutes ces lettres et dans tous ces papiers ?… Ma foi… je n’en sais trop rien… De tout, probablement… vous allez me vérifier ça, hein ?… détruire ce qui est inutile… classer ce que je dois garder… Ah ! ah ! nous verrons comment vous allez vous tirer de là…

Il s’était assis devant son bureau dont il ouvrait, l’un après l’autre, les tiroirs :

— Et mes tiroirs !… quel capharnaüm !… Et à Paris, donc !… Enfin, voilà !…

Il se renversa sur le dossier du fauteuil… allongea ses jambes, et me regarda bien en face un moment sans parler ; son regard me parut alors étrangement pénétrant, et, chose curieuse, il ne me troubla point…

— Dites-moi, mon cher ?…

Et sa voix devenait tout à coup plus grave…

— Dites-moi ! vous êtes très intelligent… et j’attends de votre intelligence de précieux services… Évidemment !… Mais, ce que je veux de vous surtout… c’est de la discrétion…

Je voulus protester de ma fidélité… l’assurer de mon dévouement… Il m’imposa silence avec douceur :

— Écoutez-moi bien… J’ai beaucoup d’affaires… toute sorte d’affaires… Je suis en relations avec beaucoup de gens… toute sorte de gens… ma vie est compliquée… souvent difficile… ma situation… dans mon propre ménage… est quelquefois… comment vous dire ?… cocasse… Oui !… Enfin, cela ne va pas toujours tout seul, comprenez-vous ?… Vous le verrez bien vous-même, par la suite… Et ces sales papiers vous en apprendront aussi, un peu, je pense… Donc, de la discrétion, n’est-ce pas ?… de la discrétion absolue… et de la bonne humeur !…

Je répondis avec une effusion sincère, car cette marque de confiance me causait une vraie émotion.

— Monsieur le marquis… vous pouvez absolument compter sur moi, et de toutes les manières…

Il se leva et, comme je me disposais à me rendre au travail immédiatement :

— Non, diable !… pas aujourd’hui… commanda-t-il gaiement… Aujourd’hui… congé… à demain, les affaires sérieuses !…

Il alla tapoter le baromètre, accroché au mur, au-dessus d’une console :

— Allons faire un tour…

Puis :

— Alors, Varnat, hein ?… Charles Varnat !… Et comme c’est curieux !…

Nous descendîmes… En traversant l’antichambre, je ne pus m’empêcher de regarder encore, avec étonnement sans doute, la femme de marbre à la torchère dorée… Ce diable d’homme remarquait tout sans en avoir l’air…

— Si vous voulez entrer dans les bonnes grâces de la marquise… me recommanda-t-il… ne vous avisez point de ne pas trouver très belle cette combinaison…

— Mais, c’est très joli… répondis-je…

— C’est très joli ! répéta le marquis sur un ton absolument neutre et qui m’amusa.

Nous passâmes la journée à visiter les écuries, la faisanderie, les chenils. Le marquis avait l’œil à tout et rien ne lui échappait. Bref et précis dans ses observations, ses ordres, il employait toujours le mot technique, sans une hésitation, en homme au courant de toutes choses… On ne pouvait le tromper et je vis, à leur attitude, que gardes et gens de service ne devaient pas s’y risquer, du moins quand le maître était au château… Dans le chenil, il dit au piqueux qui nous suivait, la tête découverte et raide comme s’il portait les armes :

— On a encore panneauté deux cerfs, cette nuit, dans la Vente à Boulay… le sais-tu ?

— Je viens de l’apprendre de Rousseau, monsieur le marquis… À ma connaissance, ça fait sept depuis deux mois…

— Ça changera… Demain, Rousseau sera remplacé par Flamant !

Le visage du piqueux exprima une grande stupéfaction :

— Victor Flamant ?… fit-il.

Et il resta l’œil tout rond, la bouche ouverte, dans une telle contraction grimaçante que les deux pointes de sa moustache se confondirent avec celle de sa barbiche…

— Sans doute !… Eh bien ?

— Oh ! rien, monsieur le marquis !… répondit le piqueux qui, se dandinant sur ses jambes guêtrées de cuir noir, baissa la tête devant le regard sévère de son maître.

Celui-ci haussa les épaules et ricana :

— Tous les mêmes !… Eh bien, quand le chat sera dans la maison, les rats ne viendront pas grignoter le fromage… je t’en réponds !…

Puis, examinant une écuelle au fond de laquelle restait un peu de pâtée :

— Trop de graisse… et pas assez de poudre d’os… Ils crottent trop noir, tes chiens… Fais attention…

M. Joë nous accompagna aux herbages, et il présenta tous les poulains au marquis, qui en fit un examen attentif et prolongé… Il aimait passionnément le cheval et le connaissait à merveille, mieux qu’un vétérinaire. D’un coup d’œil il savait discerner ses qualités, ses défauts, son avenir. Il parlait, tantôt en anglais, tantôt en français, avec une sûreté, une clairvoyance, qui étonnaient toujours M. Joë lui-même. Ce dernier, avec son regard de coin, ses lèvres pincées, son air ennuyé, semblait se dire : « Pas moyen de lui conter des blagues, à celui-là !… » Pour une pouliche qui s’annonçait très jolie, mais dont le poitrail ne se développait pas assez, le marquis indiqua un appareil et un régime appropriés ; il critiqua la formation de la corne chez un autre, et donna le moyen d’y remédier :

— Comment ne sais-tu pas cela ? reprocha-t-il à M. Joë… quand tu ne sais pas, demande-moi, imbécile !

Puis ayant éprouvé les échines, palpé les membres, observé les muqueuses des yeux et de la bouche, il vérifia minutieusement l’aménagement des abris, l’installation des abreuvoirs, parut satisfait, mais n’exprima rien.

Le soir, nous eûmes à dîner deux gros fermiers des environs, personnages considérables dans le pays, influents, riches. L’un d’eux, maître Houzeau, gros homme, au cou et aux bras trop courts, bedonnant sous sa blouse bleue, le visage violacé, le nez somptueusement fleuri de bubelettes luisantes. Il était gai, farceur, alcoolique, apoplectique, très respectueux sous une apparente familiarité. L’autre, maître Poivret, les joues garnies de deux grosses touffes de poils bruns, durs et dressés comme des brosses, les lèvres minces et mouillées, toujours en mouvement, les dents très noires, sentencieux, éloquent, incompréhensible, se perdant sans cesse en des explications qu’il n’achevait jamais. J’admirai l’aisance avec laquelle le marquis pelotait, tripotait, maniait ces âmes de paysans… Il pensait comme eux, s’exprimait comme eux, émettait les mêmes préjugés, les mêmes manies, les mêmes plaisanteries grossières et puériles, sans dégoût… Ils parlèrent élevage, comice agricole, récoltes, femmes, puis politique… Comme tous les paysans normands, c’étaient d’ardents bonapartistes… Le marquis, qui se donnait pour royaliste intransigeant, se gardait bien de froisser leurs convictions, ne cherchant pas à leur inculquer les siennes.

— Je n’aime pas l’Empire, parbleu !… vous le savez… je ne puis lui pardonner nos défaites… Mais, en ce moment, ce qu’il faut, c’est une coalition de tous les honnêtes gens, contre l’ennemi commun : cette sale République… Plus de partis… rien que les braves gens !… L’Empire a commis des fautes… c’est sûr… mais enfin… il avait de la poigne… Et je lui sais gré d’avoir rétabli l’ordre et restauré la religion.

— Et puis, ajoutait maître Houzeau, dont le culte napoléonien se précisait de notions pratiques… et puis il a fait vendre le blé… on ne reverra jamais ces prix-là…

Ils pressaient le marquis de se présenter aux prochaines élections… Lui, bien sûr, saurait ramener les beaux temps de la prospérité agricole… Il connaissait les besoins de la terre, savait ce que c’était que le cultivateur. Mais le marquis se laissait prier, hésitait, finalement refusait…

— Qu’est-ce que cela te fait ?… disait-il à Houzeau… Ne m’embête pas davantage ; voyons, sacré mâtin… ai-je besoin d’être à la Chambre pour m’occuper de vos intérêts ?… Laisse-moi tranquille, animal…

Maître Houzeau répétait :

— Non… non… je ne vous laisserai pas tranquille… vous êtes l’homme du cultivateur !… n’est-ce pas, maître Poivret ?

Maître Poivret exprimait la même fondamentale idée dans un langage sibyllin.

Et, devant leurs objurgations de plus en plus vives, le marquis demandait à réfléchir… ne disait pas absolument non… pas absolument oui non plus… Ce serait vraiment un bien grand sacrifice pour lui… En tout cas, si jamais il se décidait, ce ne serait que par amour pour ces braves gens… pour tous les braves gens… D’ailleurs, les élections étaient encore éloignées ! on aurait le temps de parler de tout cela…

Au dessert, maître Houzeau qui s’émerillonnait et dont les bubelettes nasales, sous l’action du vin, pétillaient comme un feu de sapin, demanda au marquis ce qu’était devenue une certaine Suédoise que celui-ci lui avait fait connaître l’année d’avant, à Paris… car je compris que le marquis se chargeait volontiers, non seulement des intérêts du cultivateur mais aussi de ses plaisirs…

— Mâtin ! la belle femme !… Ah ! la belle femme ! s’écriait maître Houzeau dont les yeux, à ce souvenir, tournaient, viraient drôlement entre les paupières congestionnées… Ma foi !… vous savez, monsieur Arnold… ce soir, je l’arrangerais bien, cette Suédoise… Mazette ! — j’aimerais mieux la trouver dans mon lit en rentrant, qu’une poignée de poils à gratter… Ah ! la belle femme !

— Et la fille à Bidault… qu’est-ce qu’elle dirait, vieux cochon ?

— Qu’est-ce qui vous a encore rapporté ça, monsieur Arnold ?… Des menteries… des menteries !

— Oui… oui… va toujours !… Avec ça que je ne te connais pas !… Toutes les femmes, ce sacré Houzeau ! toutes les femmes !

Maître Houzeau riait, hoquetait, protestait, choquait son verre contre celui du marquis, se rengorgeait à l’idée qu’on lui attribuait toutes les bonnes fortunes de don Juan.

Ils partirent fort avinés…

Alors, restés seuls tous les deux dans une sorte de petit fumoir oriental d’un goût vraiment détestable, le marquis alla ouvrir un meuble, incrusté d’ivoire, dont il avait sur lui la clé, pendue avec d’autres menus bibelots à une chaînette d’or, tira une boîte de cigares, en choisit un, l’alluma, ne m’en offrit point et se mit à lire les journaux, silencieusement, renversé dans un fauteuil, près d’une table basse où se dressait une lampe enjuponnée de crépon rose… Il semblait m’avoir oublié… Très gêné, je ne savais en vérité quelle attitude prendre, et si je devais me retirer dans ma chambre, ou demeurer près de lui… Je n’osais même pas fumer malgré l’envie furieuse que j’en avais… Et je me vengeais de mon embarras en invectivant grossièrement toutes ces turqueries ignobles, tout ce bric-à-brac de bazar qui nous entourait…

Quand il eut fini de lire, il se promena de long en large dans la pièce, les mains croisées derrière le dos, le visage plus sérieux, le front barré comme par une forte tension de son esprit… Les idées se brouillaient dans ma tête un peu meurtrie ; et je sentais le sommeil m’envahir…

Enfin, tout en continuant de marcher, le marquis me dit :

— Écoutez, mon cher… Je vais vous donner une preuve de ma confiance, et j’espère que je n’aurai pas à le regretter… Je vais vous mettre brièvement au courant de certaines choses, encore très secrètes… Par conséquent, pas un mot, jamais, à personne, n’est-ce pas ?

Sa voix était changée, elle avait presque de la solennité, une sorte de lourdeur oratoire. Il poursuivit, après avoir allumé un autre cigare :

— Il va se passer d’ici peu des événements politiques très importants… Vous connaissez la situation actuelle… Elle est intolérable. La France se laisse de plus en plus dominer par les jean-foutre révolutionnaires, et surtout elle se laisse pourrir par des doctrines antireligieuses… abominables. Le mal n’est pas encore très grave, à la condition toutefois qu’il ne se propage pas davantage… Ce mouvement qui ne tend à rien moins que briser l’omnipotence nécessaire de l’Église… on doit l’arrêter… Et on le peut… L’Église dispose de puissants moyens spirituels… elle a énormément d’argent… elle veut agir au plus vite, et agir ferme…

Durant cette tirade, le marquis ne m’avait pas une seule fois regardé. Il semblait parler à lui-même, pour lui-même… Et moi, je l’écoutais, ahuri, suivant tous ses mouvements.

— Ce coup d’État, continua-t-il, a toutes les chances de réussir… Jules Simon est sans courage… sorti de ses petites rosseries habituelles, de ses petites finauderies larmoyantes, il est incapable de se défendre, en présence d’une lutte sérieuse… Le clergé est ardent et… quoi qu’on dise, très uni. L’armée, animée d’un excellent esprit, ne demande qu’à marcher. Et la masse indifférente s’en fout, comme toujours… Donc, peu de risques… Malheureusement, nous n’avons pas d’hommes… du moins, dans mon parti ! Broglie ?… Antipathique à tout le monde… Un phraseur qui se regarde parler. Un académicien… c’est tout dire… Et pourtant, c’est peut-être le seul… Les nôtres redoutent les aventures… Des rêveurs… des imbéciles… des mollassons ! Au fond de leurs châteaux et de leurs hôtels, ils attendent tout du droit du prince et de la lassitude du peuple… Belle conception ! Ils s’imaginent qu’on fait un roi… comme ça… avec des principes en bronze et des espérances muettes ! Un roi… ou toute autre chose… Il n’y a donc que les bonapartistes pour tenter ce coup-là… et le mener à bien… Ils y ont la main… après… au moment du partage… nous verrons…

— Mais le maréchal ? objectai-je, bien que le marquis persistât à ne pas s’adresser directement à moi.

Il répondit :

— Le maréchal ? Eh bien, voilà !… Le maréchal résiste… ne veut entendre parler de rien… Très loyal, très scrupuleux, il croit son honneur engagé à garder la Constitution, au besoin à la défendre contre ses amis, contre ses propres idées… Seulement, il n’est pas très fort… entre nous, disons-le, il est très bête… Un brave homme !… Et, avec les braves gens de sa trempe, il y a de la ressource… Au fond, voyez-vous, un vieux brisquard… un vieux sabreur… et qui a horreur de la République. Les sournoiseries de Jules Simon le dégoûtent… la popularité de Gambetta l’affole… Et l’évêque d’Orléans, en qui il a toute confiance, l’enveloppe très habilement, sans secousses, sans heurts… le met au point qu’il faut… On l’entraînera, j’en réponds !

J’objectai encore :

— Rien n’est moins certain… on le dit des plus entêtés…

Le marquis répliqua vivement, en se tournant cette fois vers moi :

— Mon cher, vous n’allez pas m’apprendre ce qu’est le maréchal… Le maréchal est mon cousin. Il m’aime beaucoup, et bien qu’il prétende que je sois un cerveau brûlé, j’ai sur lui une petite influence, car il adore mes vices. En tout cas, je le connais à fond, vous comprenez ? Non, non… Du côté du maréchal, rien à craindre… Il marchera… Pure question de temps… D’ailleurs — et c’est l’important — la maréchale nous est complètement acquise… vous pensez bien qu’elle aussi a un confesseur qui n’est pas là seulement pour l’absolution de ses péchés… Excellente femme !… Alors, la Chambre dissoute dans quinze jours… dans un mois, dans deux mois au plus tard… et Gambetta réduit au silence, par la prison… le bannissement, ou… ce qui vaudrait mieux, car on n’en revient pas… la mort… nous voilà tout de suite aux élections…

— Révolution parlementaire !… Mauvaise affaire, monsieur le marquis, affirmai-je catégoriquement. Jamais des élections ne vous donneront la royauté…

Celui-ci pirouetta sur ses talons et, avec un élan de sincérité qui me parut extrêmement comique :

— La royauté ? fit-il… mais je n’y tiens pas du tout… mais je m’en fiche complètement… Je me contenterai fort bien d’une République militaire et cléricale… d’une République de braves gens…

Et, comme il avait sans doute remarqué de l’étonnement sur ma physionomie, il appuya :

— Je vous dirai même que c’est pour cela que je suis royaliste intransigeant… drapeau blanc… Position admirable et qui ne m’engage à rien… La royauté ? Ah ! parbleu… je connais ça !… c’est un peu de l’opérette aujourd’hui. Je vais quelquefois dans les cours d’Europe… à Vienne, à Londres, à Madrid… C’est tordant, mon cher…

Tout cela débité très gaiement… Et brusquement :

— Vous avez déjà fait des élections, je crois ?

— Deux, monsieur le marquis.

Certain, maintenant que je l’amuserais, j’ajoutai :

— Une royaliste… l’autre républicaine…

— Ah ! ah !… s’écria le marquis en riant gentiment… C’est très bien… vous me plaisez beaucoup…

Et il m’expliqua :

— Mon élection est sûre, je pense. Vous savez que je suis l’homme du cultivateur… ah ! ah !… De fait, je n’ai contre moi que deux cantons où l’élément ouvrier domine… Mais avec un bon changement de fonctionnaires… avec un chambardement d’instituteurs… ah ! les salauds ! et surtout avec une bonne petite terreur autour… nous ramènerons facilement ces deux cantons à de plus saines idées… ces deux cantons et toute la France, diable !…

Puis, après un court silence :

— Avant de rentrer… nous ferons un tour dans ma circonscription… Il est urgent que je vous mette au courant des choses et des gens… car les dossiers ne suffisent pas… mais je veux une campagne ardente, violente… sans merci… une vraie bataille, ça vous va ?

— Mais oui, monsieur le marquis… ça me va tout à fait…

S’étant arrêté de marcher, il me demanda encore :

— Naturellement… vous avez fait des armes ?

— Je me suis battu trois fois… mais, je sais très peu tirer… au vrai, pas du tout…

— C’est idiot, mon cher… Aussitôt à Paris… vous prendrez des leçons…

Il se frotta les mains, et à plusieurs reprises il dit, joyeux :

— Tout ça m’amusera… tout ça m’amusera…

La pendule marquait minuit… Nous entrâmes dans nos chambres…

Je n’avais plus envie de dormir… et, bien qu’étourdi par ce que j’avais vu et entendu, je conservais toute ma lucidité d’esprit. Confrontant alors les racontars de l’hôtelière des Trois Couronnes à la personnalité du marquis, et la personnalité du marquis aux incidents menus, en somme, mais pour moi si considérables de la journée, je demeurai perplexe… Quel homme était réellement ce marquis d’Amblezy-Sérac ? Je n’en savais rien, et je m’inquiétais, je m’effrayais de ne pas le savoir, de ne pouvoir pas le savoir… Certains gestes, certains tics, certaines expressions m’avaient bien livré un peu de sa personne superficielle… Mais l’âme… l’âme secrète et vraie… l’âme cachée au fond de cette blague pittoresque et ostentatoire, sous ces sentiments affectés et nullement sincères, peut-être ?… Je l’ignorais, et je m’irritais de rester sans une réponse plausible, tout bête, devant ce point d’interrogation… D’habitude, j’avais vite fait le tour des gens chez qui j’arrivais encore plus à l’improviste… encore moins informé qu’ici… Ici, je n’avais fait le tour de rien… Il est vrai que le marquis était autre que ces fantômes d’humanité, qui se ressemblaient tous, d’ailleurs… Il y avait en lui une vie puissante… un torrent de vie puissante, et qui voulait de tout, de la spontanéité et du calcul, du scepticisme glacé et de la passion impétueuse, de la ruse enveloppante et de la décision rapide, hardie, implacable, tant de surprises, de heurts et de contradictions que ce n’est pas en quelques minutes, en quelques jours même, que je pouvais débrouiller tout cela… À coup sûr, c’était un homme, et dans toute la force de ce mot redoutable… Oui… mais enfin, qu’est-ce qui dominait en cet homme ?… Où était placé le point mort en cet homme ?… Au seul point de vue de mes relations avec lui — et c’est par là qu’il m’intéressait de le savoir,  — que devais-je espérer ou craindre de cet homme ?… Je n’en avais aucune idée…

Une chose, maintenant, me surprenait par-dessus toutes les autres, et me surprenait prodigieusement… et je me torturais l’esprit à en trouver une explication raisonnable… Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il m’avait fait, avec cette désinvolture extraordinaire, des confidences qu’on ne fait pas toujours à son plus intime ami ; pourquoi, au cours de notre dernière conversation, il avait tenu, tout de suite, à m’ouvrir toute grande la porte de son scepticisme et de son immoralité ? Était-ce insouciance naturelle ?… Confiance imprudente ou naïve ?… Cynisme volontaire et réfléchi ?… Ou bien détour de ruse pour mieux expérimenter la qualité de mes sentiments ?… Ou encore orgueil inconscient de quelqu’un qui se croit supérieur aux conventions sociales, aux préjugés mondains ?… Suppositions absurdes, invraisemblables, inadmissibles ! Et j’en revenais toujours à me répéter ceci : « Enfin, il ne me connaît pas… pourquoi fait-il cela ? » Malgré les renseignements favorables qu’on avait pu lui donner sur mon compte et dont il était homme à estimer la valeur, sachant bien que de tels renseignements ne renseignent jamais sur personne et sur rien, il ne me connaissait absolument pas… Il n’avait encore éprouvé ni mon intelligence, ni mon caractère ; et moi, me tenant vis-à-vis de lui sur une extrême réserve, je m’étais appliqué à ne lui livrer rien de moi-même… La plus élémentaire sagesse voulait qu’il pensât que je pouvais le trahir, le desservir, tout au moins profiter, contre lui, d’une manière quelconque, de l’inconcevable faiblesse de ces confessions. Le premier mouvement d’un homme, en présence d’un autre homme, d’un homme ballotté comme moi, en tous les sens, par une existence continue de dépendance et de misère, n’est-il pas de se défier, de ne voir que le mal, quitte à rechercher plus tard, à loisir, le bien qu’il peut y avoir en lui ? Or, non seulement il ne se défiait pas, mais encore, sans raison, follement, il me jetait à la tête jusqu’aux secrets de son propre ménage… jusqu’aux secrets compromettants, peut-être, de ces papiers et de ces lettres accumulés dans les tiroirs de son bureau, jusqu’à des secrets qui ne lui appartenaient pas… des secrets d’État… Et pas des secrets complets, définis, ce qui eût pu, à la rigueur, se justifier, mais des commencements de secrets, des bouts de secrets, qui laissent à notre imagination le droit de les fausser ou de les amplifier démesurément !… En vérité, n’était-ce pas bouffon ?… Et si ce n’était pas bouffon, n’était-ce pas un peu effarant ?

Tout à coup, une réflexion m’emplit de terreur et je songeai :

— Mais si, il me connaît… Une minute lui a suffi, à lui, pour me connaître jusqu’au fond de l’âme… Il me connaît aussi bien qu’il connaît ses chevaux, ses bœufs, ses chiens. Et il abuse de me connaître, et il commet là un véritable acte de chantage… Très rapidement, très clairement, il a démêlé en moi cette faiblesse, en quelque sorte de femme, cette faiblesse qui survit aux désenchantements de ma vie, et que je maudis de ne pouvoir m’en délivrer, et qui fait que, en dépit de mes tares morales, de la corruption de mon esprit, de mes haines curieuses et jalouses, de l’endurcissement de ma sensibilité, je suis capable de me donner tout entier, de me dévouer stupidement à qui m’accorde de l’importance et me parle avec bonté !… Mais alors, si ce diable d’homme lit aussi facilement dans les âmes, même dans les âmes rétractées, compliquées, comme la mienne, s’il a déjà compris qu’au fond je ne sais rien, je ne suis rien… que je ne sais et ne suis quelque chose que par rapport à la stupidité des gens qui m’employèrent sans dignité et que je servis sans vertu… que compte-t-il donc faire de moi ?… Et moi, avec le sentiment déprimant de mon infériorité, que vais-je devenir ici, sous l’empire, sous la domination de ce regard qui sait tout et qui voit tout ? »

Cette pensée, que je tournai et retournai dans tous les sens, m’angoissa au point que je me demandai si, vraiment, je ne ferais pas mieux de partir.

Je m’étais déshabillé et me promenais en chemise dans la chambre. Les dernières bouffées du calorifère y rendaient l’atmosphère tiède et douce. Les rideaux de cretonne fermaient, de l’entrelacs de leurs fleurs, l’embrasure des fenêtres. Une lampe, sous un abat-jour rouge, veillait sur une table à la droite de mon lit, au-dessus duquel un crucifix étendait drôlement ses deux bras de faux ivoire. À la gauche, un prie-Dieu, que je n’avais pas jusqu’ici remarqué, un prie-Dieu de pitchpin, prétentieusement façonné en ogive et surmonté d’une croix ! — encore !  — attendait vainement mes génuflexions et mes prières. Deux désolantes potiches, en faïence de Gien, une grosse pelote à épingles en velours grenat brodé d’attributs mystiques et représentant le Sacré-Cœur de Jésus, quantité de menus et affreux objets, presque tous d’inspiration religieuse, achetés à des ventes de charité, éparpillaient sur la cheminée et sur les meubles un peu de l’âme vulgaire, économe et dévote de la marquise, de cette marquise au ventre malade, à la figure sévère que, sans la connaître, je détestai, à cette minute, farouchement… Et je marchais plus vite, fiévreusement, sous l’influence de cette évocation haineuse… Et mes pieds nus faisaient un craquement sec et léger, agaçant, sur le parquet entièrement recouvert de nattes dépareillées… Nul autre bruit dans le château, où cet homme devait maintenant dormir d’un sommeil sonore et puissant comme lui, et nul bruit au dehors, dans cet immense parc peuplé de gens, de bêtes, de grands végétaux, de nuit profonde qui, sachant que le maître était là, retenaient leurs souffles et se taisaient, dans un silence servile… infiniment.

En un dernier effort, j’essayai encore de me rappeler exactement les diverses expressions de la physionomie, les diverses formes de la personne morale du marquis… ses insolences… ses familiarités… ses allures cordiales et rondes… ses emportements grossiers, la précision de son commandement, la gaîté rusée de son regard… la noblesse de son front… la laideur ricanante de sa bouche… le terrible martèlement de ses mâchoires… ses belles mains souples et caressantes… et le maréchal, et maître Houzeau, et M. Joseph Lerible… et Victor Flamant… et tout… tout… tout ce qui m’effrayait… tout ce qui me rassurait… Puis, ayant pesé tout cela, je limitai dès lors mes curiosités à ces deux questions plus générales :

— Est-ce un brave homme ?… Est-ce une canaille ?

Mais, de toutes ces images et de toutes ces expressions, confuses et fuyantes, que je tentais en vain de retenir, une seule image : Flamant… une seule expression : la bouche ricanante, restaient très nettes devant moi.

— Ce doit être une canaille… c’est sûrement une affreuse canaille ! résumai-je, en me mettant au lit.

Une fois que cette opinion sur le marquis fut définitivement ancrée en moi, j’éprouvai aussitôt comme une détente nerveuse… comme un soulagement…

Et il ne me déplut pas…