Un gentilhomme/Pauvre voisin

Ernest Flammarion (p. 220-226).


Pauvre voisin.



Cette année, durant l’été, vint s’établir près de chez moi, dans une petite maison depuis longtemps inhabitée, une sorte de vieux petit bonhomme très propre, très droit, à l’air très doux, très timide, et vers qui tout de suite alla ma sympathie. Oui, ma foi, rien que de le voir, j’avais senti de mon âme à la sienne comme une correspondance d’idées, déjà intime et profonde. Il semblait, tant ses allures étaient humbles, demander pardon de sa présence à toutes les choses, à tous les êtres, à toute la nature. Sur les routes, il s’effaçait, non par crainte, mais par modestie, devant les chiens rôdeurs ; il eût fait certainement des détours de plusieurs kilomètres pour ne pas contrister de son approche un oiseau sur sa branche ou un rat dans son trou. Je fus charmé de la venue, en ce pays, de ce petit bonhomme, dont, sur un premier regard échangé à notre première rencontre, je songeai qu’il pourrait me devenir un compagnon fidèle et utile.

Ici, je suis très seul, trop seul, et, hormis le temps des repas et les courtes heures où je lis le Petit Journal, je m’ennuie. Je m’ennuie immensément. Tous les gens qui m’entourent sont — socialement parlant — ou trop au-dessus de moi, ou trop au-dessous. Chose curieuse, il n’en est pas un seul avec qui je sois — comment dire cela ? — de plain-pied. Pas un avec qui j’aurais plaisir à me lier. Il n’y a pas un commerçant retiré des affaires, pas un fonctionnaire retraité, pas même un ancien capitaine d’infanterie, personne enfin, dont l’intelligence, la conception de la vie, la moralité et les goûts soient équivalents des miens. Des paysans qui me détestent et me jalousent, des gros bourgeois qui méprisent ma médiocrité, des grands seigneurs qui m’éclaboussent de leur luxe, voilà ce dont se compose ce petit village extraordinaire où je vis. Je n’ai pas d’autres ressources intellectuelles que moi-même, et l’on avouera que c’est dur, l’hiver surtout, où les nuits sont si longues, à la campagne. Et les bêtes, me direz-vous ? Les bêtes sont une compagnie délicieuse. Eh bien ! parlons-en. Les chiens ? On me les vole. Les chats ? On me les mange. J’ai eu un moufflon, oui, un moufflon. Il était affectueux et drôle. Il est mort de s’être, un jour de gelée blanche, trop gavé de luzerne. Vraiment, en ce village, je suis aussi abandonné que si j’habitais le centre mystérieux de l’Afrique, et la vie m’y est davantage hostile.

Aussi, vous pensez si j’accueillis avec joie l’apparition inespérée d’un pareil voisin, et, dès les premiers jours où je le rencontrai, je me suis mis en devoir de lui adresser mille et mille politesses, discrètes et muettes il est vrai, mais éloquentes en diable. Le petit bonhomme ne s’y méprit point, et je vis à l’expression reconnaissante de ses yeux que ses sentiments étaient à l’unisson des miens. Il ne nous restait donc plus que l’heureux hasard ou l’adroite combinaison qui mettrait en présence nos deux timidités, nos deux solitudes, et ferait des deux inconnus de la veille deux désormais inséparables amis. Cela arriva un après-midi — car nous dirigions nos promenades aux mêmes heures et dans les mêmes endroits — je ne sais plus à propos de quoi. Je me nommai. Il se nomma. Il s’appelait M. Justin Durand, ancien pharmacien à Grenelle.

C’était bien la dernière profession que sur sa mine j’eusse donnée à mon futur ami. Les pharmaciens ont, en général, des airs effrontés et bohèmes qui, comme on l’a vu, n’étaient pas du tout ceux de M. Justin Durand. Ils sont tranchants dans leurs idées, libres penseurs, affectent, en politique, des opinions radicales. Or, mon voisin semblait l’opposé de cette sorte d’hommes. Je l’emmenai, le soir même, à la maison, et, malgré ses protestations, je le retins à dîner. Au dessert, pour exciter sa confiance, je lui avais raconté ma vie, en l’enjolivant d’événements extraordinaires qui ne m’étaient pas arrivés, et de traits d’héroïsme aussi brillants que faux.

— Et vous ? dis-je à mon nouvel ami — car rien ne vous fait l’ami de quelqu’un comme ces récits où l’on apparaît devant lui, chevaleresque et sublime, — et vous… vous devez avoir eu une existence curieuse et bien remplie ?

— Oh ! moi ! fit Justin Durand, sans trop d’embarras, et avec un sourire mélancolique, moi… j’ai été cocu… Telle fut ma vie !

— Ah ! je comprends, m’écriai-je… Et je vois, d’ici, la scène terrible et sanglante… Vous avez tué les deux larrons de votre honneur, les deux misérables larrons de votre honneur ?…

— Ma foi, non !… répondit doucement Justin Durand… D’ailleurs, pensez que jamais personne ne fut plus ni même autant cocu que je l’ai été… Et s’il m’avait fallu tuer tous les larrons de mon honneur, comme vous dites, ma vie tout entière se fût passée à cet exercice…

— Mais alors ?

— Je n’étais plus tout jeune quand je me mariai, narra mon ami, et la femme que j’avais choisie était beaucoup trop jolie pour un pauvre homme comme moi. Je m’aperçus tout de suite que je ne serais pas heureux. J’ai l’air d’être bête parce que je suis gauche et timide, mais j’ai pourtant de la perspicacité, et je vois bien des choses que je n’ai pas l’air d’avoir vues. Non, non, je ne suis pas si bête qu’on le croit. Deux mois après mon mariage, je savais très bien que j’étais cocu…

— Deux mois après ? clamai-je avec horreur… Et vous ne vous êtes pas révolté ?…

— Ma femme avait pris sur moi un empire considérable, continua Justin Durand… Je tremblais devant elle comme un petit enfant… C’était une femme violente et qui eût été capable de me battre… Je ne puis supporter les scènes… je ne dis rien… Voici comment les choses se passaient… J’avais trois élèves à la pharmacie, deux blonds et un brun, jolis garçons, ma foi, et solides gaillards… Dame ! pour l’amour, ils étaient mieux bâtis que moi… Ma femme, sous un prétexte quelconque, — je dis quelconque, car vraiment ces prétextes étaient à peine dissimulés, — les faisait monter dans sa chambre à tour de rôle, et dans l’ordre suivant : les deux blonds d’abord, le brun ensuite… Lorsqu’ils entraient, ils la trouvaient au milieu de la chambre, debout et toute nue, et elle leur disait — elle leur a dit cela, chaque jour, pendant plus de quinze ans :

« — Monsieur Charles (ou monsieur Henri, ou monsieur Frédéric), soyez donc assez aimable pour me remettre ma chemise… Je ne sais où est ma femme de chambre ! j’ai beau la sonner, elle ne vient pas. » Et ils lui remettaient sa chemise, vous devinez comme !… vous devinez comme !…

— C’est un peu fort !… Et pourquoi ne la chassiez-vous pas de chez vous ?

— À quoi bon ?… D’ailleurs, leur temps fini, ils partaient. Il fallait bien que je les remplace.

— Eh bien ! moi, j’en aurais choisi de très laids, des bossus…

— Les laids, les bossus, les petits, les grands, les jeunes, les vieux, tout était bon à ma femme… Cela dura quinze ans.

— Mais, depuis Messaline, on n’a jamais vu ça !

— On ne voit pas tout, dans les ménages, reprit philosophiquement Justin Durand… Mais il y a mieux… Après quinze années de cette existence, un matin, ma femme me dit qu’elle avait mal au foie, et qu’il lui fallait s’en aller à Vichy. Je ne fus pas dupe de ce prétexte qui semblait inaugurer un nouvel état de choses… Mais que vouliez-vous que je fisse !… Elle partit… Voilà six ans de cela, et elle n’est pas revenue !…

— Où est-elle, maintenant ?

— Je n’en sais rien… je ne suppose pas qu’elle continue une cure qu’elle n’a pas dû commencer…

— Enfin, vous en voilà débarrassé !…

— Oui !… Mais elle me manque… Elle me manque, le soir, surtout… Nous avions l’habitude de passer ensemble nos soirées… Nous ne nous disions rien, il est vrai… mais elle était là… Elle lisait des romans, moi j’inventais des sirops antiseptiques… des granules contre la tuberculose… Enfin, elle me manque… J’ai cru la remplacer en allant au café, le soir, prendre un bock et lire les feuilles publiques… Eh bien ! non, ça n’est plus la même chose ! Je l’ai attendue six ans. Pendant six ans, chaque jour, j’ai fait mettre à table son couvert, j’ai fait préparer, le soir, par la femme de chambre ses petites affaires dans le cabinet de toilette… Je pensais qu’elle reviendrait ; elle aurait, en rentrant, trouvé les choses posées comme au jour où elle me quitta… Je n’y pense plus maintenant… Je ne l’espère plus… Alors j’ai vendu la pharmacie, donné congé de mon appartement… Et, depuis que je suis ici, à la campagne, en pleine nature, cela va mieux… Oui, je commence à me moquer de ma femme ; et savez-vous à quoi je pense en ce moment ?

Il eut un petit rire triste et se frotta les mains, de longues mains grises et sèches et flétries qui faisaient, l’une contre l’autre, un bruit de papier froissé.

— Eh bien ! je songe que si ma femme revenait et qu’elle vît la pharmacie vendue, l’appartement vide… elle serait bien étonnée… bien étonnée… Et cela serait drôle qu’elle fût obligée d’aller coucher à l’hôtel… Hé ! hé ! ne trouvez-vous pas ?

Nous nous levâmes de table, et nous attaquâmes notre première partie de piquet.