Le Bec en l’air/Un garçon sensible

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 63-73).

UN GARÇON SENSIBLE


Ah ! mon pauvre monsieur, me répondit mon ancienne concierge à laquelle je demandais ce que devenait son fils, c’est un garçon qui me donnera bien du tourment, allez ! Des natures impressionnables comme lui, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse dans l’existence ?

Tout petit déjà, il était si sensible qu’on n’osait rien dire et rien faire, devant lui. Au moment où on s’y attendait le moins, il éclatait en sanglots.

Croiriez-vous, par exemple, qu’il ne voulait jamais manger de la crème fouettée, et il l’adorait, pourtant !

— Pourquoi qu’on la fouette, la crème, disait le pauvre enfant, puisqu’elle n’a pas été méchante ?

C’est comme pour le riz : il l’adorait aussi. Un jour, j’étais à la cuisine en train de lui préparer son plat favori. Tout d’un coup, il me demande :

— Qu’est-ce que tu fais, maman ?

— Tu vois, je fais crever mon riz.

Voilà mon enfant qui se met à pousser des cris, à pleurer, à s’accrocher à mon tablier :

— Je t’en prie, maman, j’ t’en prie, ne le fais pas crever, ce pauvre riz ! J’aime mieux ne pas en manger !

Et de tout, c’était la même chose.

Du reste, vous l’avez connu, vous savez ce qu’il en est.

Depuis votre départ de la maison, on a essayé de le mettre en apprentissage dans différentes industries : il n’a pu rester dans aucune.

D’abord, M. Henry Mercier, notre locataire du deuxième, a voulu le prendre avec lui dans sa grande manufacture de serrurerie.

Le soir même de son entrée, mon garçon est rentré, ses pauvres yeux tout rougis d’avoir pleuré.

— Non, maman, disait-il, non, maman, je ne pourrai jamais m’habituer à faire tant de pênes aux serrures !

Quelques jours après, il entrait dans une fabrique de poires tapées à Levallois-Perret. Il fit tous ses efforts pour y rester le plus longtemps possible, mais, au bout de huit jours, il me revint, bien décidé à ne pas y remettre les pieds.

— Ça beau être des poires, ça n’est pas une raison pour les taper comme ça ! C’est ignoble et ça me dégoûte !

Après, ce fut le tour de l’usine frigorifique d’Auteuil où il trouva une petite place, grâce à la recommandation de M. Maurice Bertrand, notre locataire du rez-de-chaussée.

Ah ! là, ça ne traîna pas ; il resta à peine deux heures et revint à la maison avec un gros chagrin et une indignation plus forte encore :

— Quelle infamie ! quelle lâcheté de frapper toutes ces pauvres carafes sans défense !

Et il parlait d’organiser une Société protectrice des Carafes dont chaque membre aurait droit de dresser procès-verbal aux personnes brutales qui s’oublient jusqu’à les frapper.

Au bout de quelque temps, il eut la chance d’entrer comme commis à la banque Raoul Ponchon.

Là, ça commençait à aller pas trop mal, quand son patron eut, un jour, le malheur de lui dire :

— Voici un petit travail qu’il s’agirait d’exécuter le plus vite possible.

Mon fils devient blanc comme un linge et sort de la banque en disant :

— Je ne suis pas un bourreau, monsieur Ponchon !

Sa dernière place, c’était dans la grande maison d’électricité Charles Lahonce, où l’avait présenté M. Vandérem, le grand romancier, vous savez bien, notre locataire du premier.

C’est une maison qui fournit à domicile des piles électriques pour actionner de faibles moteurs à l’usage de petits industriels.

Mon fils ne travaillait pas dans les ateliers ; il était attaché à l’administration.

Malgré toute sa bonne volonté, il ne put rester dans cette maison que huit jours. Comme il me l’expliquait très bien :

— Comment veux-tu qu’avec ma nature si douce, si sensible, si peu batailleuse, je passe toutes mes journées à administrer des piles ?

Bref ! le voilà encore sans place ! Pauvre garçon ! Un tempérament comme ça, c’est une vraie maladie !

Le soir, comme ça, vers cinq ou six heures, une tristesse terrible le prend.

— Qu’est-ce que tu as ? que je lui fais.

— Voilà la nuit qui tombe, me répond-il. Pourvu qu’elle ne se casse rien ! Pauvre nuit !

Encore, hier, un de ses camarades est venu l’inviter à une petite fête qu’il organise pour pendre la crémaillère.

Mon fils a refusé avec horreur. Pendre une crémaillère qui n’a rien fait. Ce spectacle était au-dessus de ses forces.

Ah oui, mon cher monsieur, on peut le dire : Pauvre garçon !

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Fort ému de ce récit et pour arracher le jeune homme à la vie de Paris, plus cruelle que toute autre, je priai un oncle que je possède à Thouars (Loir-et-Cher) de le prendre comme secrétaire.

Très brave homme, cet oncle n’a qu’un défaut : c’est de se laisser chambrer par sa gouvernante, la fille Azutat (Laure), une grande bringue noiraude et effrontée, très capable de se faire coucher, avec toute la couverture pour elle, sur le testament de mon vieux parent.

Et nous nous y attendons si bien, à cette captation, que, dans la famille, nous appelons cet héritage : l’héritage Allais, à Thouars !

Mon oncle est le type de ces vieux savants de province qui, lentement, mais sûrement, apportent leur modeste contribution à la science et qui font plus pour le bonheur de l’humanité que bien des commandants de recrutement dont je pourrais citer les noms.

Auteur de plusieurs opuscules parus chez Gauthier-Villars, notamment d’un Essai de logologie, d’un Petit traité de graphographie, d’Éléments de métrométrie, mon oncle est surtout connu du monde savant par ses bien personnels travaux technotechniques.

Je mis ce brave homme au courant de la situation matérielle et morale du fils de mon ancienne concierge : il en ressentit une vive pitié et prit avec lui tous les ménagements possibles.

Le pauvre garçon eut bien à souffrir au spectacle des travaux rustiques : c’était le moment où d’impitoyables faucheurs coupaient le blé, l’orge, l’avoine.

Pauvre blé ! Pauvre orge ! Pauvre avoine !

Et puis, ensuite, ce fut le grain qu’on battit !

Pauvre grain !

Le bruit de la machine à battre indisposait tellement l’âme de notre ami qu’il fuyait, pour ne point l’entendre, au fond des bois.

Dans la maison de mon oncle, il ne souffrit pas moins. La gouvernante, cette personne dont j’ai parlé plus haut, la fille Azutat (Laure), est affligée d’une manie respectable en soi, mais ridicule dès que poussée à l’excès : l’horreur de ces myriades de petites maculatures spéciales qu’on est bien forcé — si parfaitement élevé qu’on soit — d’appeler des chiures de mouches.

— Encore une chiure de mouche ! s’écriait fréquemment la mégère.

Et vite, elle dressait de terribles appareils de mort pour détruire les pauvres petits êtres ailés et bourdonnants.

Dans toute la maison, ce n’était que papier tue-mouche, que carafes à noyades, que fils attrape-mouches, etc., etc.

— Pauvres mouches ! sanglotait mon protégé.

Et chaque fois qu’il rencontrait un de ces meurtriers engins, il le jetait dehors.

D’où, fureur de la gouvernante et luttes homériques entre la Destruction et la Pitié.

Ce fut cette dernière qui eut le dessus.

Le fils de mon ancienne concierge, sentant que si les mouches ne se livraient plus à leurs petites incongruités, on les laisserait tranquilles, eut une de ces idées que seule fournit la Bonté, égale au Génie.

Il confectionna de petites boulettes, avec un mélange de bismuth et de miel de Narbonne.

Les mouches s’en régalèrent et contractèrent aussitôt une constipation opiniâtre, qui fut leur salut.