Un essai d’Église séparée en France au XVe siècle - La pragmatique sanction
Le 19 décembre 1516, le concile du Latran ouvrait sa onzième session. Quoique le Concordat, récemment conclu entre François Ier et Léon X, y dût être discuté et approuvé, l’intérêt de cette session semblait, aux yeux de Rome, résider dans un autre débat.
Le Concordat ayant été accepté par les Pères après une assez vive discussion, Jean Palaviccini, évêque de Cavaillon, gravit à son tour, au centre de la Basilique, les degrés de l’ambon de marbre. Au nom du Saint-Père, il demanda à l’Assemblée de condamner « la Pragmatique ou corruption de Bourges, » entreprise de schisme et d’hérésie qui, pour le malheur de la Chrétienté, avait failli séparer et tenu longtemps éloignée de l’Eglise la France, sa fille aînée.
L’évêque de Cavaillon multipliait vainement les épithètes sévères. Tous les Pères réunis au Latran se rappelaient assez en quels termes les papes avaient, depuis quatre-vingts ans, flétri cette « constitution schismatique des prélats de Bourges » qui, s’était écrié Pie II dès 1460, « faisait, si elle était tolérée, de l’Église quelque chose de monstrueux, y introduisait une hydre à têtes multiples. » Autour des papes, depuis près d’un siècle, on déclarait abominable une loi « à l’abri de laquelle les prélats français croyaient trouver la liberté et qui, au contraire, leur imposait une lourde servitude, en faisant d’eux les esclaves des laïques. »
Le malheur était que, parmi ces laïques, il en était un des plus éminens : le Roi Très Chrétien. Certes, on affectait à Rome, depuis 1438, de dénoncer les seuls prélats français : on tenait cependant pour indubitable que, seul, le consentement accordé par le Roi à la « Pragmatique schismatique, » lui avait, dans le royaume, donné force de loi. C’était une ordonnance de Charles VII qui l’avait, en 1438, mise en vigueur ; c’était Louis XII qui, en 1510, l’avait saisie comme une arme empoisonnée ; et si, pour la première fois, un concile allait être appelé à frapper dans son fruit empoisonné « le mauvais arbre gallican, » c’est qu’à Bologne « le gentil roy François » avait semblé — son concordat obtenu, — se désintéresser dorénavant du sort de cette « détestable Pragmatique. »
L’évêque de Cavaillon ayant terminé sa lecture et un seul évêque ayant fait ses réserves, on passa au vote. Le premier consulté devait être le Pape, premier prélat de la Chrétienté. Léon X se leva avec une impétuosité qui ne lui était pas naturelle ; et à la question traditionnelle : Placet ? (Cela te plaît-il ? ) il lit mieux que la réponse ordinaire : « Non solum placet, sed multum placet ! (Non seulement cela me plaît, mais me plaît beaucoup ! ) » Ce cri de triomphe et de soulagement résumait l’opinion de Rome et en disait long sur les craintes que, pendant trois quarts de siècle, la Pragmatique Sanction avait inspirées au Saint-Siège.
De fait, peu de crises, en cette histoire si mouvementée des rapports de la France avec Rome, paraissent avoir troublé de plus scabreuse manière des relations si souvent tendues.
De 1438 à 1516, la France fut bel et bien considérée par la Curie et une très grande partie de ses fidèles, sinon comme un membre séparé, — le mot de schisme était cependant dans bien des bouches, — du moins comme un membre gangrené de la catholicité.
A dire le vrai, on se tromperait, et gravement, si l’on croyait qu’il y avait là une situation analogue à celle que devait créer en France, trois siècles plus tard, la Constitution civile du clergé. Sous le régime de la Pragmatique, — si schismatique qu’il parût aux rives du Tibre, — les relations ne furent qu’à de très rares intervalles rompues entre Rome et Paris. Il n’en est pas moins vrai que la constitution de Bourges, qui ne fut jamais acceptée ni même tolérée par Rome, aigrissait les rapports à l’heure où ils auraient pu être bons, et, à l’heure où ils auraient pu n’être que médiocres, les exaspérait. Et, de fait, Rome et la Chrétienté assistaient bien à une entreprise qui, sous couleur de rendre au clergé de France, avec les élections canoniques, la disposition de ses biens et le choix de ses chefs, était assurément un premier essai, quelque peu hypocrite, de constitution civile. Eu admettant même que le Roi Très Chrétien n’eût pas eu, en 1438, une pensée aussi arrêtée, les conséquences de l’Assemblée de Bourges devaient, en tous cas, aboutir à ce résultat.
La naissance et les premières années de la Pragmatique viennent de nous être contées avec conscience et succès par un savant qui n’en est pas à faire ses preuves. M. Noël Valois, que son importante Histoire du Grand Schisme a mis au premier rang des historiens de l’Eglise, était désigné pour écrire un chapitre qui, logiquement, fait suite à ceux qu’il avait si magistralement tracés[1]. M. Valois, il est vrai, s’arrête à l’année 1461 qui marque bien une importante étape dans l’histoire de la Pragmatique. J’ai tout lieu d’espérer qu’il ne s’en tiendra pas là. Mais dès aujourd’hui, un certain nombre de travaux plus modestes que les siens permettent d’étudier, à travers les quatre règnes qui suivent celui de Charles VII, les destinées de la « constitution schismatique de Bourges, » pour parler le langage de Rome ; de « l’acte libérateur, » pour prendre celui des canonistes gallicans.
On ne nous croirait pas si nous disions que la Pragmatique Sanction, renfermée dans l’ordonnance royale rendue à Bourges le 7 juillet 1438, est purement et simplement issue du cerveau de quelques hommes d’Eglise et d’Etat. Il n’y a point en histoire de génération spontanée, et l’acte de Bourges était la conséquence d’une situation déjà ancienne. Je n’ai besoin que de la rappeler d’un mot : on sait à quel point, au cours du XIVe siècle, le Grand Schisme installant un pape à Avignon et l’autre à Rome et divisant l’Eglise dans ses membres comme dans son chef, avait favorisé l’éclosion, au sein de la Chrétienté, des Eglises nationales. On sait aussi que ce mouvement contre lequel la Papauté, enfin unifiée sous le pontificat de Martin V, allait si fortement réagir, n’était lui-même que le résultat d’une réaction très vive contre l’influence envahissante des papes romains. L’action de papes énergiques ou politiques avait peu à peu fait de Rome non plus la tête, mais le centre de la Chrétienté. Les élections canoniques tombant en désuétude pour des raisons qu’il serait oiseux d’exposer ici, la Papauté avait favorisé le mouvement : les sièges les plus élevés et les plus humbles bénéfices étant fort souvent, dès lors, pourvus par des nominations et non par des élections, il paraissait plus logique que Pierre donnât les pasteurs au troupeau. Peu à peu la Papauté s’était attribué le pouvoir de désigner par différens procédés des titulaires aux sièges épiscopaux, non pas avec l’absolue liberté qui lui est aujourd’hui laissée et dont elle jouit légitimement, mais par une série de disposions qui, considérées tout d’abord comme fort audacieuses, tendaient de jour en jour davantage à se faire accepter.
Rome, d’autre part, ne s’ingérait pas seulement dans le recrutement du haut clergé, elle appelait à elle les procès intéressant de près ou de loin les causes ecclésiastiques. L’appel à Rome, qui permettait aux plaideurs malheureux de prolonger les procès, devenait fréquent. Mais Rome ne faisait rien pour rien, et, partant, « l’argent français, » s’il faut en croire les plaintes qui se répètent trois siècles durant, s’en allait à flots au-delà des monts. D’ailleurs, par une troisième entreprise qui soulevait plus de mécontentemens encore, le Pape était arrivé à établir une sorte d’impôt sur la Chrétienté tout entière : tout bénéficiaire devait verser à Rome la première année de ses revenus, et cette contribution de l’Annale était ce qui exaspérait le plus les princes et leurs ministres.
Pour comprendre la résistance que rencontrait Rome, il faut envisager non seulement les traditions déjà désuètes, encore qu’assez récentes au XVe siècle, mais aussi les réalités du moment qui, aujourd’hui, ne nous apparaissent plus clairement. Que la Curie désigne à cette heure les prélats de l’Eglise de France, un pareil droit la dote d’une puissance morale considérable ; mais au XVe siècle une telle disposition, si elle s’était établie, aurait attribué à Rome bien plus encore qu’une influence morale, la disposition d’une fortune immense. Les biens ecclésiastiques formaient la plus grosse partie de la fortune française ; leurs revenus étaient énormes ; et si le Pape s’ingérait dans la distribution non seulement des évêchés et abbayes, mais, — ainsi qu’il y tendait, — des bénéfices inférieurs, grosses cures ou modestes chapellenies, il devenait le vrai dispensateur de la fortune en France. Si par surcroît il appelait à Rome les causes intéressant de près ou de loin les bénéficiaires, — ils ne formaient pas loin d’un million, — non seulement il prélevait ainsi, grâce à des frais de justice considérables, un impôt notable sur le pays, mais il troublait l’ordre de la justice. Et si, finalement, il frappait d’un droit élevé les milliers de bénéfices qui vaquaient chaque année, il appauvrissait une fois de plus le royaume de telle façon que ce n’est point, au XVe siècle, le Roi, jaloux de son influence, ce n’est point le chancelier, chef de la justice, mais bien le ministre, surintendant ou général des Finances, qui, devant les résultats de l’intervention de Rome, fronce les sourcils et se récrie.
Rien n’était plus fatal que, sous couleur de traditions sacrées à rétablir, les intérêts se révoltassent : révoltés, ils se devaient coaliser. Ils étaient divers. Rome commit une maladresse : s’arrogeant un droit encore peu assuré, elle eût dû en user avec ménagement et prudence ; mais il est impossible à qui répartit une grosse fortune d’oublier ses amis. La Curie distribua aux siens des bénéfices français. De modestes prêtres italiens se trouvèrent largement dotés ; des cardinaux romains l’étaient au point de posséder plusieurs évêchés, aux rives du Rhône, de la Garonne, de la Loire et de la Somme. Ce spectacle indignait les régnicoles, les prêtres indigènes, et plus particulièrement les universités, hauts séminaires où se formaient alors canonistes et théologiens. Si le Pape avait accordé à leurs suppôts les bénéfices dont il s’attribuait la disposition, aucune des quatre Facultés ne se serait insurgée : mais, devant l’intrusion des étrangers, leur nationalisme intéressé cherchait dans la tradition des armes pour venger leur querelle et rétablir leurs droits. C’est pourquoi l’Université de Paris demandait le rétablissement des « élections apostoliques, » comptant fournir seule les candidats.
Le Parlement de son côté voyait avec jalousie l’appel à Rome et avec inquiétude ses conséquences. Ce corps important se regardait comme la forteresse où les droits du royaume s’étaient réfugiés. Il devait les défendre avec ou sans le Roi, au besoin malgré et contre lui. Beaucoup de ses membres sortaient de « l’ostel du Roy. » Depuis deux siècles, ils se recrutaient parmi ces légistes auxquels Philippe le Bel avait si largement ouvert ses conseils et qui, depuis, peuplaient la cour. Car c’est une illusion que la Révolution a créée chez nous, de s’imaginer nos rois dans le passé entourés de chevaliers bardés de fer : ils ne l’étaient que de robins fort bourgeois. Depuis que Philippe le Bel avait, avec son Nogaret, tenu tête à Boniface VIII, la tradition se maintenait, fort âprement formulée parfois. Ces conseillers qui appelaient le Parlement un Sénat, se considéraient volontiers comme les héritiers de César contre Pierre. Dans nos passions anticléricales actuelles, on distinguerait, plus qu’on ne le croit communément, l’effet de cette lointaine influence. En ces jours du XVe siècle, il ne s’agissait pas d’autre chose, affirmaient ces magistrats, que de défendre la fortune du pays et ses tribunaux contre les exactions de Rome et ses excès de juridiction. Mais ces légistes, dans la tradition césarienne, n’étaient pas fâchés d’avoir à batailler contre le successeur, quel qu’il fut, de Grégoire VII et de Boniface VIII.
Le haut clergé se recrutait en grande partie parmi les membres des universités et dans les familles parlementaires. Beaucoup de prélats, il est vrai, avaient reçu de Rome, par suite des usages que la Curie tentait d’établir, l’anneau et la crosse ; mais une fois pourvus, ils vivaient sous l’influence de leur entourage. Si certains avaient eu recours à Rome pour se faire désigner, ils trouvaient fort mauvais de lui payer l’impôt. Ils entendaient nommer librement aux bénéfices inférieurs où leurs prédécesseurs avaient eu privilège de pourvoir, et, cependant, voyaient Rome allonger son bras vers les cures et les diaconés. Ils se défiaient des congrégations, et particulièrement des ordres mendians. Enfin ils eussent voulu connaître sans appel des causes ecclésiastiques. Même nommés par Rome, ils s’insurgeaient donc contre l’ingérence romaine. L’épiscopat français, et derrière lui, disait-on, le clergé, formait le troisième personnage de la trinité gallicane dont l’Université et le Parlement, — ses cousins, — étaient membres si actifs.
L’Université à privilèges, le Parlement à remontrances constituent, dans cette monarchie dite absolue, de véritables corps qui, certes, tiendraient en mépris nos professeurs et nos magistrats, petits fonctionnaires isolés et timides. Le haut clergé, à son tour, veut être un corps : s’il arrive à se constituer en corporation quasi indépendante, quelle force il détiendra ! Se recrutant par élections, mais maintenant jalousement, avec le droit d’y pourvoir, les bénéfices inférieurs sous sa domination, il se dérobera à Rome et lui enlèvera le bas clergé. Maître d’une grande fortune, ne devant plus rien aux collecteurs pontificaux, il devient le propriétaire et le rentier le plus opulent du royaume et peut-être de l’Europe. Ses réunions feront loi. Tenant les âmes par le spirituel et des millions par le temporel, il dictera au Roi ses conditions, jouira de privilèges et fera un jour, lui aussi, ses remontrances. Délivré de l’intervention romaine, il ne lui restera plus qu’à réduire le Roi Très Chrétien à merci.
En tout cela que devient et que pense le Roi Très Chrétien lui-même ?
Qu’il s’appelle Charles ou Louis, il appartient à cette race avisée issue de Hugues Capet qui, en quatre siècles, s’est, par une politique patiente plus encore que par de grands coups d’épée, taillé un si admirable royaume, hommes d’Etat avertis, renards sous la peau du lion. Ils voient clair. Ils voient assurément que la mainmise du Pape sur la fortune bénéficiaire est chose néfaste et que bientôt ils seront moins maîtres chez eux que « les prêtres de Rome ; » que leur justice est entravée, que les millions que prend la Curie bon an mal an feraient mieux dans les coffres de leurs argentiers ; que d’ailleurs leurs conseillers, Parlemens et Universités, sont personnes anti-romaines et personnes de poids qu’il faut satisfaire ; que, partant, tout, pousse un Valois à faire échec aux prétentions du siège romain.
Mais ils voient non moins clairement quels dangers présenterait, appuyé sur les Parlemens et Universités, un corps sacerdotal maître de son recrutement et disposant de biens considérables, à quelle servitude les vouerait cette ambitieuse Eglise gallicane dont le fils de saint Louis ne serait point du tout le chef, mais tout uniment le « bras dextre. » Le gallicanisme leur paraît un instrument de règne excellent contre Rome, mais d’un maniement dangereux, l’arme à deux tranchans. Parlementaires si décidés à défendre contre le Roi même les droits du royaume, universitaires que l’émeute au pays Latin n’effraye pas, évêques dont l’humilité est apparente et grand l’orgueil, paraissent à ces rois Valois de ces terribles amis dont on prie volontiers le ciel de vous délivrer.
Seules de pareilles dispositions, facilement perceptibles chez un Charles VII, visibles chez un Louis XI, éclatantes chez un François Ier, — mais qui datent de loin, — éclairent toute cette histoire. Une politique un peu louvoyante, mais persévérante, en découle, dont la Pragmatique acceptée, retirée, ressuscitée, est une manifestation singulière, mais dont le Concordat, conçu dès 1440, tenté en 1472, conclu en 1516 est la fin, en ayant été le but vite avoué.
Certes on laissera les gallicans exalter la personne royale, en faire un personnage sacré, « personne mixte, écrit l’un, c’est-à-dire temporelle et ecclésiastique, » « non personne laye simplement, dit l’autre, mais le premier en votre royaume qui soit après le Pape, le bras dextre de l’Eglise. » Et par là on laisse croire à ces serviteurs zélés qu’on pourra être un jour le protecteur intransigeant des libertés gallicanes. Au fond, ces libertés gallicanes ne paraissent appréciables et légitimes que pour être dressées contre Rome. On les dressera ; on provoquera les assemblées d’évêques ; on leur soufflera au besoin les déclamations contre la Curie « qui ne paît point les brebis, mais les tond, » et les décisions les plus téméraires ; on sanctionnera ces résolutions ; on leur donnera force de loi.
Par là on atteindra deux buts d’un seul geste. En 1438, on est encore trop affaibli par la crise de la guerre de Cent ans et de l’usurpation anglaise pour résister à ce qui semble la volonté la plus chère de toute une partie de ce gouvernement à côté, Conseil du Roi, Parlement, Université, Clergé. N’a-t-on pas par surcroît la féodalité à réduire, et contre les grands vassaux laïques, n’est-il pas prudent de s’appuyer sur les deux autres ordres du royaume, bourgeoisie parlementaire et clergé issu des Universités ? Les satisfaire paraît opportun : ils sortiront de Bourges en 1438 croyant avoir gain de cause.
À Rome, on laissera croire qu’on poursuit énergiquement le dessein de constituer une Eglise française, ne reconnaissant que la prééminence du siège de Pierre et aucunement son ingérence ; on laissera entendre qu’on voit avec plaisir le droit électoral rendu aux clercs et la distribution des bénéfices restituée aux collateurs ordinaires. Au fond, on voit bien que de ces élections ne sortent qu’anarchie, violence, procès, conflits, et que si le Roi veut, — ce à quoi jamais il ne renonce, — placer ses protégés à Rouen, à Reims, à Orléans, à Lyon, à Poitiers, il lui faudra sans cesse négocier avec des chanoines récalcitrans ou d’incommodes métropolitains. Le mieux serait assurément d’amener Rome à un accord, d’autant que sans cesse on a besoin de Rome pour les affaires d’Italie. Mais Rome ne se montre point en 1438, en 1444, en 1445, ni même en 1472 disposée à céder assez. Alors on redressera sans cesse l’épouvantail de Bourges ; on réunira des assemblées d’évêques sous Charles VII ; on se fera faire des réprimandes par le Parlement sous Louis XI ; on fera manifester les États généraux sous Charles VIII ; on braquera sous Louis XII contre Rome la lourde artillerie des canonistes à la Sorbonne et l’artillerie plus légère des pamphlétaires et des satiristes ; enfin, dans les premiers mois du règne de François Ier, on affectera pour la vieille Pragmatique, au fond condamnée, une tendresse qui soudain s’évanouira à Bologne. Il faut, l’ordonnance de Bourges en main, faire une si grande peur au Pape, lui créer tant de soucis et de si constans, lui persuader si bien que tout serait préférable à cette menace de schisme, qu’enfin le Pape cédera. Il faut que le jour où la Pragmatique sera retirée, le Roi ait obtenu ce qu’au lendemain même, — peut-être à la veille, — de l’Assemblée de Bourges, il avait désiré : la libre disposition, consentie par Rome, des bénéfices de son royaume. Il fallut soixante-dix-huit ans d’une inlassable diplomatie pour préparer l’œuvre de Bologne dont Bourges avait, sans qu’on s’en doutât, fourni l’instrument.
Pour qui a étudié, au terme de cette histoire, les négociations de Bologne dans leur détail, le dessein ne paraît guère douteux : je me suis, il y a quelques années, permis de l’affirmer[2]. J’ai eu plaisir à constater que le jeune historien des rapports de Louis XI avec le Saint-Siège arrivait, en ce qui concernait le rusé souverain, aux mêmes conclusions[3] ; et voici qu’à son tour M. Noël Valois écrit que, « loin de clore l’ère des négociations entre le Saint-Siège et la France, l’acte de 1438 sembla plutôt la rouvrir. » Pas un instant nos rois n’estimèrent qu’une rupture avec le Pape, violente et irréparable sur le double terrain spirituel et temporel, devait suivre une manifestation d’indépendance, si audacieuse fût-elle, et avoir pour conséquence le retrait des représentans français au-delà des Alpes. Jamais on ne vit plus d’agens sur le chemin de Paris à Rome qu’au lendemain de la Pragmatique, prêts à profiter de la moindre lassitude témoignée par la Curie pour lui imposer les desiderata du Roi. De 1438 à 1515, le dessein paraît constant et tout pareils les procédés.
C’est pour ces raisons que le gouvernement français avait accueilli avec une extrême froideur les Concordats conclus en 1418 entre le pape Martin V et les prélats de la « nation française » du Concile de Constance. Cette attitude réservée venait moins de ce que le Pape paraissait avoir bien peu cédé, que de ce que l’accord s’était fait en dehors des conseils de Paris. Même en pleine crise, à l’heure où, pour se faire reconnaître par Rome, le parti anglais, maître de la capitale, multipliait les courbettes et les avances à la Curie, le gouvernement désemparé de Charles VII, réfugié sur la Loire, refusa constamment d’appliquer aux quelques provinces restées sous sa loi le Concordat illusoire, passé sans le consentement des Valois, entre les « pères » français de Constance et le Saint-Siège. Proscrit, dépouillé, Charles VII ne céda point. Il savait qu’à Paris où tout était soumis à Redford et aux Lancastre, Parlement et Université, si ralliés fussent-ils, voyaient d’un œil jaloux la politique ultramontaine des Anglais. N’était-ce point sous la loi de Redford que le Parlement, frémissant de cette contrainte, avait accueilli avec joie et publié un réquisitoire du procureur général où se lisait cette phrase cruelle : « Dieu dist à saint Pierre : Pasce oves meas, mais il ne dist mie : Tonde oves meas ? »
Le gouvernement de Charles VII se montrait plus intransigeant encore. Le Roi ayant, en 1426, tenté de conclure un Concordat avec Martini V à Genazzano, le Conseille fit rejeter en 1428 comme insuffisant et vain.
À cette heure, Jeanne d’Arc a fait sacrer le Roi à Reims et la fortune a tourné. Ce n’est plus d’ailleurs vers Rome que la Chrétienté tient les yeux fixés, mais vers Bâle où le Concile réformateur donne raison aux revendications du gallicanisme au-delà de tout espoir, au-delà de toute mesure. L’historien de la Pragmatique juge fort bien l’œuvre de la célèbre réunion. « Excellente par certains côtés, écrit-il, — car elle procédait de beaucoup de bonnes intentions et s’inspirait largement des essais de réforme antérieurs, — elle avait le grave inconvénient à être faite sans le Pape et contre lui, par suite de ne tenir pas suffisamment compte des traditions, des préférences, des besoins du Saint-Siège. » Quoi qu’il en soit, le Concile ayant, entre autres choses, rétabli de la plus rigoureuse façon les élections canoniques, il était logique que la France suivit. Nul n’avait attaqué à Bâle la Cour de Rome avec plus de violence que la « nation française ; » et l’Université de Paris s’était empressée de dénoncer les quelques prélats dont la tiédeur à l’égard des décrets du Concile lui paraissait crime de lèse-gallicanisme. Mais c’est vers le Roi surtout que se tournaient finalement les regards.
Charles VII était embarrassé. Le Concile, jugeant Eugène IV indocile, avait violemment rompu avec lui et allait élire un antipape : le roi de France allait-il suivre l’assemblée de Bâle dans le schisme ? Il avait ses raisons pour hésiter, que peut-être l’historien eût pu indiquer plus nettement ici. Les Valois, suivant les principes que j’ai cru discerner à travers leur politique, entendaient ne se laisser jamais forcer la main même par leurs amis : nul plus qu’eux ne se gara des plus royalistes que le Roi. Si les prélats de France y rétablissaient les élections, il fallait que ce fût sous la contresignature du Roi, et cette contresignature, il fallait que le Roi pût toujours la retirer, dès que Rome en viendrait aux concessions attendues, au Concordat rêvé. Le résultat ne serait pas obtenu si le Concile de Bâle, déclarant seul légal dans l’Eglise universelle ce mode de recrutement, le Roi laissait purement et simplement enregistrer par ses prélats les décrets restaurateurs des libertés de l’Eglise. Les libertés de l’Église, il les vénérait, certes ! mais à condition que l’Eglise n’en disposât pas seule. Le Concile de Bâle lui parut excessif et presque fâcheux. On pouvait s’appuyer sur lui pour effrayer Eugène ; mais il ne fallait pas rompre avec Eugène. Comment traiter un jour avec un pape qu’on a cessé de reconnaître ?
Le mieux était, tout en se disant désormais fort des décisions du Concile, de nationaliser le mouvement et, par là, de s’en rendre maître. Lui résister était impossible. Bâle semblait accorder, — et au delà, — ce que, cent fois, rois et peuple de France avaient demandé ; Parlement, Université, haut clergé exigeaient du Roi une sanction, et le royaume était trop désorganisé encore par la longue crise, le Roi avait un besoin trop pressant des concours qui entendaient se faire payer, pour qu’on put prendre contre Bâle la défense du Pape. Charles VI n’y songeait point ; entre Rome et Bâle, il n’y avait pas lieu de se prononcer ; la France ferait ses affaires toute seule. Provisoirement on ne connaîtrait ni Bâle ni Rome, mais Bourges où, dans les premiers jours du printemps de 1438, le Roi Très Chrétien appelait ses amés et féaux prélats à donner enfin une constitution à l’Eglise de France.
Des ambassadeurs arrivaient de Rome et de Bâle, l’injure et l’objurgation à la bouche : tranquillement le Roi les renvoya à Bourges où l’Eglise de France seule aurait, disait-il, la parole. Ce Valois semblait subitement s’effacer, se faisait petit : il n’était que la « main dextre » qui signerait le papier. Attitude assez commode et conforme à la politique traditionnelle qui tend à s’affirmer.
Le 5 juin 1438, l’assemblée était réunie à Bourges ; quatre archevêques, vingt-cinq évêques, des abbés et prieurs en quantité, les délégués des chapitres et universités. L’Université de Paris surtout avait délégué. Ces terribles pédans arrivaient avec du latin plein la bouche et au cœur tout le vieux levain des rancunes anti-romaines. On ouvrit les portes à quelques laïcs de marque : le Roi d’abord, le Dauphin Louis, pâle jeune homme de-quinze ans, au regard déjà plein d’astuce et qui silencieusement s’édifie ; puis quelques princes du sang, Bourbon, Anjou, quelques seigneurs, Pierre de Bretagne, Vendôme, Tancarville, le comte de la Marche.
Eugène IV avait cru habile de placer dans son ambassade, entre un Espagnol, Valbuena, et un Italien, Fantino Valaresso, un Français, moine bénédictin, Pierre de Versailles, auquel il avait conféré l’évêché de Digne. Valaresso ayant en latin revendiqué les droits du siège romain, l’évêque de Digne se livra, en français, à une furieuse attaque contre le « conciliabule » schismatique de Bâle. Mais Bâle riposta sur un ton plus haut encore : le chef de l’ambassade « bâloise » était d’ailleurs un conseiller de Charles VII, Géraud de Bricogne, qu’Eugène IV avait nommé à l’évêché de Saint-Pons et que la reconnaissance évidemment n’étouffait point. Il faisait cependant figure de désintéressement ! Ce produit de « l’intervention abusive du Pape romain » demandait qu’on revînt aux élections de la primitive Église, — à condition sans doute que la nouvelle constitution n’eût aucun effet rétroactif. En réalité, l’orateur de Bâle fut Thomas de Courcelles, dont la mémoire nous est en mauvaise odeur, car il avait été avec Cauchon l’un des juges de Jeanne. Il semblait qu’il dût avoir, de ce fait, un médiocre succès dans une de nos assemblées ; mais le haut archevêque de Reims, Regnault de Chartres, un des notables « pères » de ce « Concile de Bourges, » qui n’avait rien fait pour sauver Jeanne, ne pouvait garder rancune à qui l’avait perdue. Thomas parla avec violence de Rome et avec tendresse de Bâle, adjura les Français de ne point déléguer à Ferrare où le Pape convoquait un contre-concile, d’envoyer à Bâle, où le concile se perpétuait, de nouveaux représentans et de ne plus reconnaître Eugène IV suspendu par le sacro-saint concile. Subsidiairement, — car on était alors plus animé par les ressentimens que par les principes, — il pria l’assemblée d’adopter les décrets réformateurs du concile.
Ce point cependant paraissait seul admissible au Roi : nous avons dit pourquoi il n’entendait pas rompre avec le Pape. Les ambassadeurs de Rome et de Bâle s’étant retirés emportant leur âme irritée, le chancelier invita le clergé assemblé à se prononcer. Il fit toutefois savoir que « le désir du Roi était, avant tout, de conjurer toute espèce de schisme. » Cette concession faite au respect dû au siège de Pierre… et à la secrète politique de la couronne, il parut néanmoins que, provisoirement, le Roi entendait faire œuvre anti-romaine ou laisser l’œuvre s’accomplir. Un orateur officiel se chargea de démontrer la supériorité de l’Église (entendez le Concile de Bâle) sur le Pape qui, si éminent qu’il fut, « était faillible. » Ce tenant du Concile n’était autre que Gérard Machet, évêque de Castres, qui resta toute sa vie le confesseur du Roi : on suppose assez qu’en cette circonstance c’était le pénitent qui avait stylé le confesseur. M. Noël Valois a eu entre les mains la correspondance de ce confesseur, intransigeant gallican qui eût pu confesser, sans crainte de conflits, tous les ministres de Louis XIV, de Napoléon Ier et de Louis-Philippe. C’est un précieux document : les historiens de la crise actuelle n’en auront point de pareil, car l’exécutif, dit-on, ne se confesse plus.
Ce Machet avait parlé de haut. Par la suite cependant, le Pape ne lui en voulut point, un confesseur de roi étant homme à ménager. Rome, au contraire, devait garder une longue rancune à Philippe de Coetquis, archevêque de Tours, qui, par le menu, rappela les abus de juridiction, d’imposition et de nomination dont la Curie s’était rendue coupable, et acheva, au nom du Roi, d’émouvoir l’assemblée. Celle-ci d’ailleurs avait son siège fait. Après plusieurs jours de discussion, elle prit les fameuses décisions dont l’ensemble constitue la Pragmatique Sanction. L’assemblée semble avoir écarté, — seule concession faite à Rome, — la périodicité des conciles, mesure chère à Bâle, qui transformait le régime de l’Eglise en un parlementarisme assez étroit. Elle adopta sans peine, — et elle eut raison, — les prescriptions du concile relatives à la réformation morale du clergé : mais il est fâcheux que par la suite Eugène IV ait pu prouver que l’évêque élu à Nevers, suivant les règles de Bourges, était concubinarius publicus et père de quelques bâtards.
Le décret sur les élections fut adopté : toutefois, l’action du Roi dans l’assemblée fut assez forte pour qu’on lui fît une dangereuse invite, bien caractéristique de toute cette histoire. « L’assemblée ne voit pas d’inconvénient, disait un amendement, à ce que parfois le Roi ou les princes interviennent dans les élections au moyen de douces prières et de bienveillantes recommandations. » C’était la candidature officielle encouragée, provoquée. A l’heure où, avec la prétention de parler au nom du Christ, on affirmait que Paul pouvait se faire élire sans l’intervention de Pierre, César était invité d’un geste gracieux, par ces zélés admirateurs de la primitive Eglise, à s’ingérer dans le choix des apôtres.
Pour cette question tics élections on renchérit encore sur Bâle. Ou jour où Charles VII tenait pour certain qu’il pourrait peser sur les électeurs, il ne voyait nul inconvénient à ce que, plus que jamais, le Pape fût tenu à distance. On laissait à Eugène IV, dans le visible dessein de le désarmer, la jouissance de quelques droits acquis, mais après lui le royaume devait être fermé aux « pourvus » de Rome. Les universités triomphaient, cependant : leurs amis enlevaient une décision d’après laquelle les deux tiers des prébendes seraient donnés à leurs suppôts. Dix mille licenciés in utroque jure frémirent d’aise de Toulouse à Paris. Collateurs de bénéfices et chanoines chargés d’élire ne pourraient agir sans le jaloux concours des quatre Facultés.
Mais là où éclata l’esprit nationaliste de l’assemblée de Bourges, — cette fois contre Bâle, — ce fut, entre autres mesures qu’il serait oiseux d’énumérer, dans la question de juridiction. Le Concile de Bâle avait, de par la Chrétienté, substitué sa juridiction à celle du Pape : qu’importait au Roi, à ses gens des parlemens et aux évêques français, que les plaideurs allassent porter causes et argent à Rome ou à Bâle ? Si l’on avait pu croire que Bourges serait un succédané de Bâle, on était cette fois détrompé. Pour bien affirmer encore à quel point on s’en éloignait, on blâma subsidiairement le concile d’avoir abusivement interdit aux papes de faire entrer leurs neveux dans le Sacré-Collège. « Chacun chez soi » est le principe qui triomphe à Bourges. Les Français choisissent leurs prélats, jugent leurs affaires, dépensent leur argent chez eux : que les Romains fassent ce qui leur plaît !
L’esprit de l’assemblée apparaît donc clairement : il est en partie conforme à celui du Roi. Celui-ci doit estimer qu’on fait la part trop large aux électeurs et collateurs et c’est par là que la Pragmatique est imposée au Roi par une aristocratie épiscopale, parlementaire et universitaire, qui déjà se croit maîtresse de l’Eglise de France : mais le Roi se rassure, ayant prêté une oreille attentive à l’amendement qui lui entr’ouvre la porte des chapitres électeurs : la porte entr’ouverte, il suffira, lui semble-t-il, d’un coup d’épaule pour l’ouvrir toute grande. D’ailleurs, le reste des décisions lui convient assez. On éconduit le Pape sans violence exagérée : on a ainsi dressé un mur entre Rome et la France. Il faut persuader au Pape qu’à ce mur aucune brèche ne sera faite, mais que le Roi est maître des portes et ne les ouvrira que quand le Saint-Siège viendra à composition.
Pour cela une dernière mesure s’imposait : c’est peut-être celle qui, à l’heure présente, nous intéresse le plus ; celle aussi qui devait, soixante-dix-huit ans durant, scandaliser, au dernier degré, terrifier ou exaspérer Rome. On décida que, quels que fussent d’ailleurs les sentimens de respect que l’assemblée éprouvait pour la personne du Pape, l’œuvre de Bourges ne serait à aucun degré et sous aucun prétexte soumise à son assentiment. « L’Eglise avait parlé par l’organe des gens de Bâle ; le Pape n’avait qu’à s’incliner. » La constitution de Bourges ne devait recevoir qu’une signature, celle du Roi. C’était, par là, bel et bien, une constitution civile du clergé.
Cette fameuse signature, destinée à peser d’un si grand poids dans l’histoire des relations de Rome avec la France, fut accordée par le Roi le 7 juillet 1438. Ce fut l’ordonnance de Bourges qui eut dans la Chrétienté un retentissement considérable. Bâle, quoiqu’il n’eût pas eu gain de cause sur les points auxquels le concile tenait le plus, affecta cependant un air de triomphe, ce qui acheva d’irriter Rome.
Alors commence la grande manœuvre qui n’aboutira qu’à Bologne en 1515. Le Roi feint de vouloir à Rome, — en dépit de la décision finale de l’assemblée de Bourges, — faire approuver par le Pape la Pragmatique Sanction. On n’écrit point encore comme on le fera en 1515 : ou bien un Concordat qui soit semblable. Mais on le pense.
Quelle prétention ! s’écrie Rome. Rien n’y est prêt pour un accord. On vitupère, on s’indigne, on déclare les lettres du Roi « insolentes et folles. » La Pragmatique est « un acte inique, impie, propre à compromettre le salut du Roi. » Le ciel et l’enfer sont invoqués contre cette abomination, bête de l’Apocalypse, bête infâme et monstrueuse. On ne veut point reconnaître les élections, encore que dans maintes circonstances les papes s’y fussent depuis 1419 résignés. Les élus sont rejetés, jugés détestables en termes vifs. L’un a des bâtards, l’autre est sans naissance et sans intelligence, ignobilis et idiota ! A la place de ces élus, — fruits pourris d’un mauvais arbre, — le Pape continue à nommer les siens.
A vrai dire, il y est fort encouragé, et la manœuvre tentée à Bourges faillit échouer dès le principe par le manque d’entente des artisans de l’œuvre « libératrice. » Si la Curie résista longtemps à la pression que le Roi avait, à l’aide de l’instrument de Bourges, tenté d’exercer sur elle, c’est que la France à peine « libérée » parut se livrer par l’anarchie, plus qu’auparavant peut-être, aux maîtres dont elle avait déclaré si haut s’affranchir. L’impression de cette incohérente attitude fut si forte à Rome qu’elle détermina la Curie à tenir bon et dans les termes les plus énergiques. Le Parlement lui-même, — qui le croirait ? — devant cette sainte colère semble un instant intimidé : le Pape n’a pas le droit de pourvoir, mais peut-être a-t-il le droit de transférer. Quelle porte rouverte à Rome ! Et puis, encore que la Pragmatique n’en ait rien dit, bien des fidèles, — même gallicans, — admettent que le Pape doit confirmer. Or, parce qu’il a été élu, le pauvre Beschebien, médecin du Roi, confirmé par l’archevêque de Sens, est opiniâtrement empêché par le Pape de s’asseoir sur le siège de Chartres. Dans d’autres circonstances, le Pape eût accédé aux désirs du royal client en faveur de cet Esculape. Il semble alors que Charles VII se décourage et veuille s’entendre avec le Pape contre les décisions de Bourges. Instruit par l’aventure de Beschebien, le voilà qui, sans vergogne, trois ans après Bourges, sollicite pour son conseiller Jean Le Meunier l’intervention du Pape. Les chanoines ont fait essuyer au candidat du Roi un échec pénible. En vain « les douces prières et les bienveillantes recommandations » se sont fait entendre : le candidat du Roi a échoué. La Pragmatique soudain se découvre obstacle au bon plaisir. Qu’on est loin dès lors de l’intransigeance du 7 juillet 1438 ! Un petit concordat installe, en dépit des chanoines électeurs, Jean Le Meunier sur le siège de Chartres. Le Roi ira plus loin encore et l’aventure ici devient comique. Si le Pape radouci confirme l’élection faite à Clermont de Jacques de Courboin, voilà le Roi indigné : le Saint-Père ne sait-il pas qu’un des maîtres de requêtes de l’ostel, Jean d’Etampes, ambitionnait ce siège ? Et voici que Machet lui-même, après son royal pénitent, s’irrite. Le Pape respectueux d’une élection dont le Roi ne voulait pas ! La situation prête à rire.
C’est que, bien vite, trop vite peut-être, le Roi a essayé de recueillir tous les fruits de l’acte de Bourges : « les douces prières, » maintenant il en abuse, et leur douceur devient contestable. A Laon, à Meaux, à Angers, à Orléans, à Châlons, tous sièges enviables pour des serviteurs du Roi, on voit Charles VII intervenir : c’est la plus éhontée des candidatures officielles. De l’aveu du Roi, le maître de l’artillerie Jean Bureau se rend à Orléans où il entend faire élire son fils. Il y apparaît déjà comme un de ces préfets qui, pour obtenir l’envoi au Palais-Bourbon d’un candidat bien vu, passent des promesses aux menaces. Si le petit Bureau est élu, que de bienfaits s’abattront sur Orléans ! La ville sera déchargée des tailles et la cathédrale sera achevée. Mais, s’il ne l’est pas, privilèges retirés, gens d’armes envoyés, impôts doublés ! A Langres, c’est le procureur général, à Tulle, le bailli de Touraine, qui viennent signifier de rude façon les volontés du Roi.
Plus que de l’intervention abusive du Roi, les gallicans intransigeans se plaignaient de la trahison des élus. Aussitôt choisis, suivant les règles consacrées par la Pragmatique, ces prélats, pour ne point être inquiétés, s’en allaient à Rome faire acte de soumission et y portaient de l’argent. Beschebien, repoussé une première fois, n’a-t-il pas cru tirer la leçon des événemens et, élu évêque de Chartres, n’a-t-il point couru à Rome porter 2 000 ducats pour se faire bien venir ?
Et puis, l’anarchie est bel et bien introduite dans le sanctuaire, et, avec l’anarchie, la violence. Le dimanche 19 février 1441, Philippe de Gamaches, abbé de Saint-Faron de Meaux, sachant son siège contesté, a envoyé six hommes d’armes dans l’église, dont un occupe la chaire abbatiale où l’adversaire veut installer son candidat. A Orléans, le petit Bureau a été installé de force sur le maître-autel de la cathédrale et dans la chaire épiscopale : on s’est battu à coups de torches, on a déchiré la robe du concurrent. A Rouen, c’est un cas plus gai : lors d’une élection douteuse en 1453, on s’en remettra franchement à la force… ou à la ruse. Celui des candidats qui, le lendemain matin, parviendra à se faire porter le premier sur l’autel, demeurera archevêque. Dès l’aube, les compagnons du Vieux-Marché investissent les portes de la cathédrale pour y introduire les premiers Richard Olivier, leur candidat : ils enfoncent la porte, pénètrent dans l’église et aperçoivent, trônant sur l’autel, Philippe de la Rose, que les drapiers, ses amis, ont introduit par la fenêtre.
Les évêques et les chanoines, devant un tel état de choses, semblent se décourager : certains chapitres renoncent à leur droit d’élire, s’en remettent au Pape. Machet, Machet lui-même ! invite le Pape à pourvoir à des bénéfices de son diocèse.
Enfin, les universités ont eu des mécomptes. Les chanoines n’ont point toujours respecté les droits, ni de la très illustre Faculté des Arts, ni de la très salubre Faculté de Médecine, saluberrima Facultas, ni de la très savante Faculté de Droit, consultissima Decretorum Facultas, ni même de la très sacrée Faculté de Théologie. L’Université de Paris déçue — en qui désormais se confier ? — a député à Rome. Tous ces gens nous étonnent et nous amusent. Les voilà qui, ayant banni le Pape de France et continuant d’ailleurs, observons-le, à l’en tenir opiniâtrement éloigné dans la plupart des cas et en principe, l’y rappellent sans cesse quand leurs intérêts privés semblent lésés. Il n’est pas étonnant que le Pape s’y soit laissé prendre, ait tenu ces démarches pour autant d’indices d’une anarchie faite de faiblesse, ait cru que roi et nation, parlemens et universités, haut et bas clergé, reviendraient en masse à résipiscence et que la Pragmatique à peine née allait succomber à ses propres vices. Eugène IV attendait l’heure de la capitulation.
Il se méprenait. Tous ces quémandeurs, — outre que, malgré tout, ils constituaient des exceptions, — ne sacrifiaient qu’un instant leurs principes à leur intérêt. Beaucoup d’entre eux auraient les premiers protesté, si l’on avait derechef érigé en règle ce qu’ils avaient admis comme un privilège en leur faveur. Dès lors il s’établissait entre Rome et la France un malentendu qui ajournait singulièrement la solution rêvée par le Roi.
Le désir d’entente était visible chez celui-ci : le maintien d’un agent à Rome, au lendemain de la Pragmatique, est un indice de ses sentimens, le témoignage d’un incontestable esprit politique. Le frère d’un de ses plus illustres ministres, Nicolas Cœur, resta à Rome jusqu’en 1442 et eut toujours depuis des successeurs. Jamais les négociations ne furent plus actives avec Rome, — sans que Charles VII s’en vantât toujours devant les membres de son Parlement et même de son Conseil, — que dans les années qui suivirent l’assemblée de Bourges.
Eugène IV, de son côté, ne demandait qu’à causer ; mais il se croyait autorisé, nous le savons, à parler haut. Dès 1441, il pria le Roi d’abroger « certaine sanction jadis édictée à Bourges, » comme il eût parlé d’une pièce méprisable et sans portée : on lui avait assuré d’ailleurs qu’elle avait été édictée, « non par le Roi, mais par des gens intéressés. » Il donna du côté de l’Université un second coup de sonde. Le 2 septembre, Antoine de Bourras, abréviateur des lettres apostoliques, crut pouvoir, devant les maîtres de la Sorbonne, attaquer avec violence l’acte de Bourges, « hérétique et réprouvé. » C’était aller trop vite : on lui coupa la parole.
Le Pape connut par là qu’il fallait non point vitupérer, mais négocier. Il envoya un légat en France chargé de conclure un accord. Malheureusement, ce Pierre dal Monte participait à la mentalité de Rome : il le prit de haut et, dès sa première entrevue avec Charles VII, le 23 décembre 1443, il interpella avec vivacité le Roi. « Comment, s’écria-t-il, avez-vous osé accepter de tels décrets ? » Le mot était fâcheux. Cependant Charles VII consentit à entamer une négociation. Le légat lui présenta un projet de Concordat fort peu avantageux. Pierre était plein de confiance : « on briserait cette misérable Pragmatique. » Mais il se leurrait. Le Roi était d’autant moins porté à la laisser « briser, » qu’Eugène IV soutenait en Italie les ennemis de ses cousins d’Anjou, prétendans au trône de Naples. Suivant toujours la même politique, il se retrancha derrière son clergé, qui derechef fut convoqué à Bourges au mois de septembre 1444. L’assemblée déçut un peu le Roi : si elle se montra défavorable aux requêtes du Pape, ce fut en termes fort modérés, et elle n’apporta au projet du Concordat que des amendemens et non une fin de non recevoir. Le Roi avait espéré une résistance plus forte. Son Conseil alors souleva d’autres exigences, et le légat, sans avoir rien conclu, quitta la France.
C’était donc sérieux : Rome resta atterrée. Sa colère se traduisit en termes singulièrement acrimonieux : ils se résument dans un factum dont l’auteur vivait à Rome. Bernard de Rossergue lançait, en novembre 1444, une assez pesante diatribe contre la « révolte damnable » de Bourges, et l’ « entreprise ténébreuse » du clergé français. Et après avoir attaqué nommément quelques ecclésiastiques, il menaçait, — officieusement, — Charles VII, ses conseillers et officiers de l’excommunication.
Croyant peut-être avoir ainsi semé la terreur, la Curie dépêcha, en août 1445, un second légat, Geoffroy Vassal, qui échoua. Mais Eugène IV étant mort sur ces entrefaites, Nicolas V, plus conciliant, expédia en France un nouveau plénipotentiaire, Alphonse de Segura. Ce légat était porteur de quelques cadeaux, de tasses d’argent pour le Roi, et pour la favorite, Agnès Sorel, de faveurs spirituelles dont elle avait assurément le plus grand besoin.
Charles VII parut alors plus traitable. Il provoqua, bien entendu, une nouvelle assemblée du clergé à Chartres et les lettres de convocation portaient, — grande audace, — que la réunion serait appelée à remplacer la Pragmatique par un Concordat. Il y eut grand débat : un fort groupe soutenait que la France, en maintenant sa Pragmatique, s’engageait dans la voie schismatique. Il fallut faire jouer un grand ressort ; Machet tira de dessous sa robe, en guise d’arme terrible, un faux magnifique, l’un des plus célèbres que l’histoire ait à enregistrer, la Pragmatique de Louis IX. On accusait Charles VII de faire un schisme : le dirait-on encore quand on saurait qu’on avait retrouvé dans les Archives du royaume une Pragmatique édictée par le saint roi Louis IX ? Il brandit le papier, que d’ailleurs il tenait sincèrement pour authentique, mais ne le montra point et fit bien. Il était faux. Néanmoins, la manœuvre emporta le vote qui fut défavorable aux offres du Pape. Maintenant qu’ils se couvraient du saint roi Louis IX, les écrivains aux gages de l’Université, — et par exemple Martin Berruyer, — attaquaient Rome avec une nouvelle vivacité, rappelant les abus, les méfaits, les tyrannies. Nos journaux les plus avancés eussent fait bon accueil à Berruyer. Il parlait du Pape comme d’un souverain étranger : le mot, on le voit, n’est pas d’hier. On devait, d’ailleurs, l’entendre prononcer dans toutes nos crises d’anti-papalisme : à la Constituante, à la Convention, dans les Conseils du Directoire, — et dans nos Chambres du XXe siècle.
Il n’y avait plus grand espoir pour le Pape de faire abroger la Pragmatique. Chaque nouvelle légation provoquait une manifestation gallicane plus accentuée. Celle de Guillaume d’Estouteville, la dernière, échoua devant la troisième assemblée de Bourges où la Pragmatique fut, en août 1452, rééditée et derechef proclamée immuable constitution de l’Eglise de France.
Nicolas V parut découragé : il répondit par une lettre plus attristée qu’irritée. Son successeur, Pie II, un des plus grands de cette magnifique suite de pontifes, moins patient, fulmina : au Concile de Mantoue, l’illustre Pape revendiqua tous les droits de Pierre à la direction de l’Eglise, flétrit ces prétendues « libertés gallicanes, » qui mettaient les ecclésiastiques sous la dure loi des laïques, et quelques mois après, le 18 janvier 1460, dans la bulle Exsecrabilis, il parla en termes amers de ceux qui déchirent la robe du Christ, « introduisent dans l’Eglise, écrivait-il ailleurs, une hydre à têtes multiples. »
Le Parlement répondit à la bulle Exsecrabilis : le 10 novembre 1460, le procureur général Dauvet affirma, — au nom du Roi, disait-il, — que le Pape cherchait un prétexte pour rompre « et qu’il l’engageait à réfléchir mûrement avant d’engager la lutte contre une telle multitude de chrétiens. » On l’avertissait d’ailleurs sans aucune aménité de renoncer à s’ingérer en France.
C’était pousser un pape de ce génie et de cette vigueur à rompre effectivement. L’Europe, hostile à la France, commençait à voir dans ce conflit latent, déjà vieux de vingt-trois ans, une occasion excellente de desservir la « fille aînée, » toujours haïe par la Chrétienté. François Sforza, duc de Milan, insinuait par exemple à Pie II que la France allait occuper Avignon. Le bon apôtre s’indignait des « desseins hérétiques » du Roi Très Chrétien ; subsidiairement, il engageait Pie II à fermer l’Italie à l’influence française. Si ces insidieuses paroles n’arrachaient pas au Pape une formelle condamnation, elles l’incitèrent à écrire une lettre fort acrimonieuse à Charles : « Tu te dis fils très obéissant de la sainte Eglise romaine. Pardon ! Pourquoi gardes-tu, en ce cas, la Pragmatique ? »
La lettre fut écrite le 25 mars 1461 et resta sans réponse : le 22 juillet suivant, Charles VII rendait l’âme.
Le 27 novembre 1461, sans que rien l’eût fait prévoir, le nouveau roi Louis XI abolissait purement et simplement la Pragmatique Sanction. Par des lettres de Tours il s’exprimait sur la constitution de 1438 en des termes propres à satisfaire le plus exigeant des papes : « Nous reconnaissons que la Pragmatique Sanction est un instrument forgé contre vous et contre le Saint-Siège, car elle a été rédigée à l’occasion d’une rébellion, à une époque de schisme : sa mise en vigueur a été un acte de révolte, de séparation d’avec le Saint-Siège ; c’est de vous que découlent les lois sacrées, c’est en vous qu’elles ont leur principe : en vous enlevant toute autorité, la Pragmatique a détruit tout droit et toute loi… »
Ces termes sont tels qu’on pourrait réellement croire à une mystification grandiose, surtout si l’on songe que, lorsque ce prince retors et d’ailleurs éminent mourut vingt ans après, la Pragmatique était encore en vigueur.
En réalité, il y eut dans le geste imprévu de Louis XI autre chose que l’acte d’un politique astucieux qui se plaît à jouer son monde. Il était sincèrement pieux, et même superstitieux. La mort du roi Charles avait suivi de si près la lettre accusatrice du pape Pie II qu’il pouvait voir là un signe certain de la colère du ciel. Par surcroît, il était, on le sait, brouillé à mort avec son père et haïssait ses conseillers : il était visiblement porté à démolir l’œuvre du dernier règne et à en congédier durement les artisans. Jeune encore, il n’avait peut-être pas compris ce qu’il y avait derrière cette soumission apparente de Charles aux volontés du clergé gallican. Ce qu’il avait retenu de l’assemblée de Bourges à laquelle, adolescent, il avait assisté, c’est que de hauts prélats très fastueux s’étaient levés et avaient parlé de façon très hautaine au Pape, mais parfois aussi sans ménagement au Roi. Son esprit foncièrement autoritaire, — atrocement, pourrait-on dire en se remémorant les événemens de son règne, — avait souffert de ce spectacle. Il ne voulait pas être « le bras droit » de ces gens-là.
Cette main musclée dans sa maigreur allait garrotter le royaume : grands feudataires de Bourgogne, de Bretagne, d’Anjou, de Provence, Bourbonnais et petits seigneurs dans leurs châteaux forts, bourgeois des villes, conseillers des parlemens, « escholiers » des universités, princes du sang rebelles et ministres indociles, tous allaient se sentir serrés, étouffés, étranglés, broyés vingt ans dans ces doigts de fer. Tout ce qui faisait obstacle à la couronne, privilèges et droits, libertés et abus, ligues et corporations, tout serait balayé. Tout ce qui était aristocratie, nobles à droits régaliens ou parlementaires à remontrances, gros seigneurs de la finance, chefs de maisons, chefs de groupes, chefs de corps, tout devait être abaissé, sinon supprimé. Le Roi seul doit élever la tête : il y avait dans les mains de ce jeune prince la baguette avec laquelle Tarquin fauchait les pavots.
Pourquoi l’aristocratie cléricale échapperait-elle, seule dans le royaume ? Ils ont parlé trop haut, parfois, ces grands seigneurs mitrés à l’assemblée de Bourges, et même s’ils ont avec condescendance prêté appui au Roi, c’est déjà un crime de lèse-majesté que d’avoir pensé que le souverain avait besoin de cet étai. Il n’y aura plus, sous Louis XI, d’assemblée d’évêques alors qu’on en compta huit sous le règne précédent.
Et ces élections ? De quel œil torve le jeune homme les doit considérer ! Ces chanoines qui élisent, au milieu des brigues, un prêtre qui peut-être est l’ennemi du Roi, et que nulle loi ne permet ni d’écarter avant ni de dépouiller après ; ces chapitres qui parfois ont, sous son père, — personnage trop débonnaire, — refusé d’agréer « le féal et amé serviteur » que de Tours ou d’Amboise on leur voulait bien indiquer ; ces foyers d’intrigues, de querelles, de procès, d’anarchie, quoi de plus répugnant à cet esprit d’ordre et d’autorité, tout entier bandé vers la dictature ? Etait-il vraiment raisonnable, pour couvrir du manteau fleurdelisé prélats et chanoines arrogans et facilement rebelles, d’encourir les foudres de notre sainte mère l’Eglise dont il est « le dévot fils ? »
Et puis ce roi, — le plus génial sans doute de la race des Valois, — ce roi qui, d’un œil perçant, sonde la France en désordre et va, en vingt ans, y mettre bon ordre, porte plus loin son regard, vers l’Angleterre, l’Allemagne où les cousins de Bourgogne peuvent trouver des alliés, vers l’Italie surtout. Il a une politique européenne : il entend ne point fournir aux éternelles coalitions des ennemis de la France l’arme hypocrite, empoisonnée, dont se serviront, quarante ans plus tard, les souverains de la Sainte-Ligue et que Rome, légitimement, fournira. En Italie, il entend implanter l’influence française sans dépenser un homme d’armes ni un denier. Si le Roi Très Chrétien redevient en France le bras de Rome, le Pape de Rome ne pourra-t-il être en Italie le bras du Roi ? D’ailleurs, on verra venir On abolira, sur le papier envoyé à Rome, la Pragmatique, mais elle restera aux mains du Parlement l’arche sainte qu’on voile sans la détruire. Le Palais de Justice servira d’asile à la proscrite : on ira l’y rechercher le jour où le Pape aura déçu des espérances et où le Roi aura, parlant, conçu d’autres projets.
En réalité, ce prince, qui toujours poursuit un dessein net par des voies détournées, aime la combinaison et y excelle. Louis XI est le véritable père de la politique concordataire : elle est le fruit de sa mentalité. Plus que pour Charles VII, la Pragmatique abolie, tolérée, rétablie, réabolie et derechef rétablie, ne sera pour lui qu’un moyen. L’historien des rapports du Saint-Siège et de Louis XI a indiqué le trait sans le souligner assez nettement. Le Concordat de 1472 est l’expression d’une politique constante : on y trouve l’embryon de ceux de 1516 et de 1801. Un gouvernement faible peut craindre un concordat, car il risque d’être joué. Seuls trois grands souverains, parmi les plus vigoureux que nous ayons eus, Louis XI, François Ier, Napoléon Ier, regardent d’un œil assuré le partage à faire, parce qu’ils savent d’avance que la part du lion sera la leur.
La Curie resta saisie. Pie II laissa éclater sa joie : l’entourage exultait. Le Siennois Lolli, familier du Pape, écrivait chez lui : « La Pragmatique Sanction est abrogée sans conditions. L’acte accompli hier a été des plus solennels et des plus beaux qui se soient vus depuis longtemps à la Cour (de Rome) ; on l’a célébré par des fêtes et des processions. » Le Pape était un humaniste : il envoya à Louis XI, avec une épée bénie, des vers latins de sa façon.
Aux remontrances du Parlement et de l’Université, Louis XI avait rudement répondu : « Allez-vous-en : car vous ne valez que je me mesle de vous. » Peut-être estimèrent-ils qu’il s’en mêlait trop. Le Parlement se résolut à plier en apparence : en réalité, il donnait contre tout pourvoi de Rome imperturbablement gain de cause à l’élu des chanoines, choisi suivant les règles de la Pragmatique. L’Université, cependant, ne dissimulait pas qu’elle gardait sa religion à la « Sainte Constitution de Bourges, » et même au Concile de Bâle dont, en 1516, elle dira encore qu’ « il a donné seureté et providence… telle que plus ne pourrait, se le Saint-Esprit visiblement était descendu. »
D’ailleurs, les tenans de la Pragmatique reprenaient courage. Le Pape avait été trop grisé d’un succès si imprévu : il en avait conclu que le Roi s’était définitivement désarmé. Et ses desseins le portant ailleurs, il ne rendait en Italie aucun des services que Louis avait attendus de lui. Un distique latin écrit de la main de Pie II était chose appréciable : le Roi eût cependant préféré qu’on lui octroyât le trône de Naples pour ses cousins d’Anjou.
Dès lors, tout se complique et s’enchevêtre. La Pragmatique reste au second plan, et il nous faut y rester avec elle. Au premier plan, ce sont les affaires d’Italie et aussi celles de la Ligue du Bien public. Dans l’un et l’autre cas, le Roi voit contre lui la main de l’ingrate Rome. Comment demander un concordat favorable, comment en espérer de gens qui n’ont tenu, en leur politique, aucun compte de l’abolition de la Pragmatique ? C’est alors que Louis XI va chercher à nouveau le vieil épouvantail, le tire des arcanes du Parlement et l’agite. Les ordonnances gallicanes reparaissent en 1463 et 1464, « pires, écrit un ambassadeur, que la Pragmatique Sanction. » Après 1465, c’est encore bien autre chose. Pie II est mort ; Paul III, plus que son prédécesseur, gère contre la France les affaires d’Italie. Sur le terrain ecclésiastique, d’ailleurs, ne refuse-t-il pas de laisser le Roi Très Chrétien nommer à vingt-cinq évêchés ? Qu’attendre de ce fâcheux ? Croit-il avoir affaire à un sot ? Si à diverses reprises Louis revient encore à la Pragmatique, puis la retire, il s’inspire tous les jours davantage de cette politique qu’il a d’abord écartée dans les premiers jours du règne et qui lui apparaît, à l’examen, meilleure qu’il n’eût pensé. Comme bien des fils, le rusé monarque trouve, sur le tard, que son père pensait juste. Néanmoins on tient à Rome la Pragmatique pour enterrée. Le Roi se décide donc à peser sur la Curie et ressuscite cette fausse morte. Le conflit éclata à l’occasion d’un bien médiocre personnage : ce Balue, que la cage où il fut enfermé a rendu presque populaire, était un mauvais diable, vulgaire, retors et sot à la fois, que Louis XI eut fort grand’raison d’encager. Mais il était cardinal, ayant reçu le chapeau précisément en récompense de l’abolition de la Pragmatique dont, avec l’évêque d’Arras Jean Jouffroy, autre maraud, il avait contribué à hâter la fin. Un cardinal en cage ! Le cas parut sérieux à Rome et fit éclater le conflit. Paul II entendait juger seul ce porporato confiné en une si austère retraite. Louis XI, ayant eu vent qu’une commission judiciaire venait en France pour absoudre ce mauvais serviteur, parla très haut, menaça de jeter dehors cette commission, de rétablir la Pragmatique Sanction, et de provoquer la réunion d’un concile réformateur.
Ce roi d’apparence pateline et narquoise avait retrouvé pour parler à Rome la voix âpre d’un légiste de Philippe le Rel. La Papauté prit peur : la Pragmatique semblait prête à ressusciter. Paul II céda, et lorsque Sixte IV lui eut succédé, celui-ci montra tant d’empressement à satisfaire le Roi que Louis crut le moment venu de régler le sort de l’Église de France à son profit. Il relégua derechef la Pragmatique et proposa un concordat.
Le 9 juillet 1472, une ambassade française fort solennelle, dirigée par Gérard de Crussol, évêque de Valence, vint apporter au pied du trône apostolique les desiderata du Roi. Les débats se poursuivirent jusqu’au 15 août. Dès le 13, le Pape en avait consigné les résultats dans une bulle que l’évêque de Valence apporta au Roi. Le 31 octobre, Louis XI faisait passer ce concordat dans l’ordonnance d’Amboise dont les partisans de la politique d’accord doivent garder la mémoire : pour la première fois, un traité passé entre le Pape et l’Etat français apparut dans le code de nos lois. A lire ce traité, on s’explique d’ailleurs qu’il ait eu une existence assez éphémère. Louis XI n’obtenait pas autant qu’il aurait voulu ; mais il était à cette heure-là en proie à mille affaires scabreuses, et il était important que Rome se tînt tranquille quelque temps. Le principe adopté était celui de l’alternative. Le Saint-Siège et les Ordinaires devaient conférer, chacune des deux parties pendant six mois, les bénéfices vacans. Tous les six mois, le Pape devait pourvoir six sièges non point vacans, mais à vaquer, « ceux que désigneront le Roi, la Reine, le Dauphin et les Cours du Parlement. » D’ailleurs, par l’article 10 de l’ordonnance, Louis XI déclarait, — pour désarmer les gallicans alarmés, — que, par un bref sub annulo piscatoris, le Pape lui avait octroyé « qu’il ne pourvoirait aucunes personnes de dignités consistoriales de nostre dict royaume, Dauphiné et autres nos terres et seigneuries, sans avoir sur ce préalablement nos lectres, pour y pourveoir des personnes à nous seurres, féales et agréables. » C’était la clef… peut-être.
Cet article rassurant ne rassura personne ni au Palais de justice ni à la Sorbonne : on s’y insurgea en termes vifs contre un contrat où tout avantage réel était, disait-on, refusé à l’Eglise de France. Louis XI ne pouvait proclamer que, s’il avait cédé, c’était en vue d’événemens dont le secret devait être gardé. Il se laissa remontrer par le Parlement, lui permit, avec une patience qui lui était peu ordinaire, de ne pas enregistrer les bulles « attentatoires à la couronne, » et n’appliqua le Concordat qu’en pourvoyant directement aux sièges vacans. Il avait fait admettre le principe du Concordat, mais une fois de plus s’était aperçu que Rome n’était pas encore mûre. Il n’avait pas voulu opposer une fin de non-recevoir, ni décourager pour l’avenir la Cour de Rome, mais il s’était rendu compte qu’on pouvait obtenir mieux et qu’on obtiendrait mieux, au besoin par une nouvelle rupture. Il n’attendit pas celle qu’en 1478 et 1479 les affaires d’Italie provoquèrent entre Sixte IV et lui pour laisser dormir en ses principaux articles l’ordonnance d’Amboise et laisser se réveiller la vieille Pragmatique : même réconcilié sur ses dernières années avec le Pape, qui envoyait au vieux souverain malade reliques et absolutions, il resta dans l’équivoque. Lorsque, le 31 août 1483, il mourut, aucun acte décisif n’était venu mettre fin à la situation où sciemment Louis XI avait entendu rester : le Concordat n était point enregistré, la Pragmatique restait entière aux yeux d’une partie de la nation. Toutefois, d’un geste sans résultats immédiats, Louis avait montré à ses successeurs la voie à suivre. En dépit de la géographie, Amboise est, dans notre histoire, à moitié chemin entre Bourges et Bologne.
Rien ne serait plus contraire à mon dessein que d’entrer dans le détail des affaires qui mirent aux prises les rois Charles VIII et Louis XII avec la Papauté. Elles sont d’ordre diplomatique, infiniment plus que canonique, et par là échappent aujourd’hui à notre appréciation. Les guerres d’Italie jetaient dans ces relations un nouveau ferment si violent qu’il emportait tout. La question ecclésiastique parut ne pas exister pour Charles VIII, et Louis XII ne la réveilla que pour servir les rancunes du prétendant aux trônes de Milan et de Naples contre le souverain de Rome qui se trouvait, par suite d’une gênante dualité, Pontife suprême de sa religion. Il ne semble pas qu’avant 1510, le Roi Très Chrétien, — Charles ou Louis, — ait paru penser qu’il avait contre le pape de Rome d’autres armes que les canons de d’Aubigny, les lances de La Trémoïlle et l’épée de Bayard.
On avait cependant, dès les premiers mois du règne de Charles VIII, remis à neuf l’instrument de Bourges qui, sous Louis XI, n’avait, somme toute, été sorti qu’assez rarement et s’était quelque peu rouillé. Les États Généraux de Tours avaient en 1484 soulevé expressément la question de la Pragmatique. C’était là un nouveau corps qui, plus que Parlement et Université, représentait la nation. Il dut paraître dès lors assez grave à Rome que le clergé y eût demandé formellement le rétablissement de la Sanction de Bourges. Les États adhérèrent à cette requête, estimant « que la conservacion et entretenement des saintz décretz, de Constance et de Basle, conformes aux decretz des saintz concilies anciens, et l’acceptation et modification d’iceux, qui fut en la congregacion de l’Eglise gallicane à Bourges… ont grand intérêt que rien ne soit fait au préjudice desditz saintz decretz. »
Le pouvoir exécutif, représenté par le chancelier, avait fait savoir aux États que le Roi acceptait tout ce qui avait été décidé relativement à l’Eglise, mais qu’il députerait à Rome pour faire agréer la Pragmatique Sanction. On voit par cette réserve que l’idée d’un accord non seulement se maintenait, mais s’accentuait, sinon dans les groupes gallicans de la nation, du moins en ce Conseil du Roi qui, sous Charles VII, avait paru s’incliner au début devant l’intransigeante formule de l’assemblée de Bourges : défense même de faire approuver par le Pape la Constitution de l’Eglise gallicane.
Ni Charles VIII, ni, dans les premières années de son règne, Louis XII ne parurent d’ailleurs, je le répète, vouloir user de l’arme que les États de 1484 avaient derechef aiguisée. Il est bien vrai que dès lors la Pragmatique fut censée appliquée et qu’en principe on pourvut aux bénéfices suivant les règles de Bourges. Etait-ce insouciance ou, au contraire, raffinement d’intransigeance ? Il est certain que le jour où Charles VIII, entré dans Rome sur son cheval de bataille, contraignit Alexandre VI à une entrevue, le Roi ne parut pas vouloir abuser d’une situation si bonne pour imposer au pontife tombé à sa merci d’autres avantages que ceux qu’il était venu chercher en Italie. Le jeune vainqueur pouvait arracher « au Borgia » la reconnaissance de la Pragmatique : il préféra se faire accorder l’investiture de Naples.
Quant à Louis XII, allié dix ans plus tard, dans l’hiver de 1408, du pape Jules II, il ne semble point qu’il ait un instant songé à faire de l’acceptation de l’acte de Bourges la condition d’une alliance que le Pape cependant estimait alors précieuse. Ce n’est qu’à l’heure où à cette amitié de 1508 succédait de part et d’autre la plus cruelle inimitié que, soudain, le Roi alla tirer de son doux sommeil la Pragmatique, devenue dès lors machine de guerre et arme de vengeance.
Le Roi n’avait, au fond, jamais aimé le Pape. Ce Jules II, arrogant et éminent, magnifique type d’énergie qui force l’admiration plus que la sympathie, avait toujours dû inspirer à Louis XII l’antipathie que les esprits faibles réservent aux esprits forts. La France était l’alliée de Rome que déjà son roi s’exprimait en termes violens au sujet du rude pontife : « ce fils des paysans ! il faudrait le mener au bâton ! » Ce sont là mots dangereux qu’un souverain, même moins altier que Jules, n’eût point pardonnés. Il se vengea en abandonnant et presque en bafouant le Roi.
Joué, trahi en Italie, Louis XII s’exaspéra ainsi que le font les faibles. Il saisit toutes les armes, encore que l’une après l’autre elles se brisassent dans ses mains maladroites. Les gallicans lui en tendaient une, l’éternelle Pragmatique que, le 18 mars 1503, les Facultés, alors émues des bonnes dispositions du Roi pour Rome, avaient cru devoir, pour la centième fois, affirmer, en dépit des actes passés de Louis XI, immuable base des lois du royaume. Le Roi saisit l’arme et essaye d’en accabler le Pape. Mais, de ce fait, il méconnaît la politique de ses prédécesseurs : l’arme forgée à Bourges n’a jamais été destinée à trancher les liens qui unissent Rome à Paris, mais à faire peur à Rome. Louis XII entend l’employer à une vengeance : conception détestable. Un gouvernement que pousse la haine ne saurait faire œuvre d’Etat. Pour commencer il fit ce qu’aucun de ses prédécesseurs, beaux joueurs lorsqu’ils jouaient avec Rome, n’eût assurément fait : il rompit les relations et pria le nonce Leonini de quitter le royaume. C’était un brave homme de nonce conciliant et aimable, qui, d’Avignon où il se retira, essaya maintes fois d’apaiser le conflit.
Les évêques, ces « chapelains du Roy, » offraient cependant leur concours : il fut accepté. On vit dans les assemblées d’Orléans et de Tours, à l’automne de 1510, se reformer la vieille coalition gallicane dont Bourges avait connu le triomphe. Les universités exultaient : le Parlement rejetait sur le Pape tous les torts qui cependant étaient fort partagés. Le clergé assemblé encourageait le Roi à tenir tête à Jules, « notoire ennemi. » De Lyon, de Blois, le Roi lançait des ordonnances qui rétablissaient formellement en toute sa rigueur la « sainte Pragmatique. » Et le Pape ayant menacé d’interdit le royaume de France, ce fut un déchaînement.
La violence de ce déchaînement étonna Rome. Il importe d’y insister. L’impression profonde que la Curie en garda explique comment, en quelques années, mûrit aux rives du Tibre le fruit concordataire. Le roi de France parut bien puissant chez lui : d’un seul geste il redressait contre le Siège romain la vieille ligue des traditions et des intérêts gallicans, et, du haut archevêque à l’ « escholier » de Paris, il sembla bien que le Roi disposait à sa guise des cœurs et des volontés : chose étrange, cette entreprise de colère et de haine allait hâter la solution de concorde et de paix.
Ce qui dut, par-dessus tout, émouvoir Rome, c’est que de cette crise sortait une sorte de journalisme et de journalisme anticlérical, inquiétant et menaçant, en ce début du XVIe siècle. A côté des pesans polémistes, Le Maire de Belges et Bouchet, avec leurs lourdes dissertations antiromaines, toute une équipe de piquans écrivains, subventionnée et excitée par le gouvernement, se jette dans la mêlée. Quelle mentalité révèle, — entre dix autres, — l’œuvre de Pierre Gringoire et, plus particulièrement, ce Jeu du Prince des Sots qui, sur les tréteaux des Halles, jette un Jules II, vêtu du manteau pontifical, la bouteille à la main et avec les façons d’un soudard ivre, à la risée de la populace parisienne ! 1793, brûlant en effigie Pie VI, « le Braschi, » sur le Pont-Neuf, ne fera pas mieux.
Gringoire ricanant, Louis XII voulait cependant d’autres armes. Il fit réunir à Pise un « concile réformateur : » le Pape y opposa son propre Concile, celui du Latran, coup droit qui déconcerta le rival, d’autant que, passant à l’offensive, Jules II inscrivit à l’ordre du jour du Latran la formelle condamnation de la Pragmatique. Et si Pise, sous l’influence de Paris, suspend le Pape, le Pape arrache au Roi par une bulle célèbre la couronne de France pour la déférer à l’Anglais. Terribles heures !
Toute guerre, dès lors, contre la France semblait sacrée, « Sainte Ligue, » Croisade. Des appels, — ainsi que plus tard, en 1792, — partaient de Rome vers Londres, Vienne, Madrid. Le Français n’est plus seulement l’un des Barbares qu’il faut bouter fuori l’Italia : il est le profanateur du temple de Dieu.
Rien de plus symbolique que le mur des « Chambres » où Héliodore terrassé crie merci. A Gringoire qui bouffonne à Paris, Raphaël s’oppose à Rome. Plus que cent documens d’archives, la redoutable face de Jules II nous émeut et nous éclaire : creusée par les soucis, le front plissé, la bouche sévère sous la barbe rude, l’œil implacable, l’expression d’un orgueil sûr de vaincre ! Héliodore sera chassé après avoir été flagellé. Le maître des cérémonies Pâris de Grassis donne le commentaire du tableau. Quelle antipathie gallophobe révèle son Journal ! La détestable nation ! la mauvaise fille de l’Eglise ! pestilence gallicane ! Et puis ces gens vains, légers, qui toujours se révoltent et qui toujours plaisantent ! Car à Rome, c’est un des reproches qu’on fait, — au XVIe comme au XIXe siècle, — à la France : cette incorrigible « vanité, » ce ricanement sacrilège, ces « légèretés gauloises » dont parle le maître des cérémonies de Léon X.
Héliodore, de fait, était expulsé : les Français chassés d’Italie étaient menacés chez eux, de la Manche aux Pyrénées. Mais, pour notre fortune, le 21 février 1513, Jules II mourait.
Le Concile du Latran attendait qu’il lui fût permis de frapper la détestable œuvre de Bourges. Tout dépendait du nouveau pape.
Le conclave fut agité : jamais l’Europe n’intrigua tant pour peser sur les cardinaux. L’Angleterre, qui erra en cette occurrence, se croyait sûre du cardinal de Médicis. Le 10 mars, les gardiens du conclave saisirent un plat d’argent qui, en apparence, ne portait qu’un rôt inoffensif au cardinal de Bambridge, agent anglais dans la place : mais, au revers, un stylet, qui sans doute venait de Sheffield, avait tracé ces mots : « Fieschi or Médicis. » Le 11, Médicis fut élu. Tout, du côté français, semblait perdu. Tout était sauvé : le pape du Concordat était sur le siège de Pierre.
Léon X était un modéré. Artiste voluptueux, politique du mezzo termino, d’une finesse extrême dans les petites combinaisons, mais les yeux clignotans, — que nous livre Raphaël en un portrait célèbre, — devant les grandes. Il n’avait point l’âme irritée de son prédécesseur ni son puissant cerveau ; les situations tragiques lui déplaisaient, les grands desseins l’effrayaient, les lourds soucis lui étaient odieux. Autant Jules II est de physionomie ravagée et sévère, autant Jean de Médicis présente une face pleine, dont les lèvres gourmandes dénoncent une sorte de bienveillance paresseuse et le désir de jouir en paix des bonnes choses qu’apporte la vie. La combinazione satisfaisait ses goûts : elle devint sa politique.
Il fit ajourner la condamnation solennelle de la Pragmatique. « La Chrétienté, écrit-il à son frère, est troublée : il faut lui donner le repos. » On a besoin de la France : l’Eglise n’entend point la frapper à outrance. Et il chargea d’une mission pacificatrice auprès de Louis XII le cardinal de Nantes, qui, ayant refusé de s’associer à la politique « schismatique » du Roi, avait dû se retirer à Rome. Lorsque, le 27 avril, le promoteur du concile, suivant les instructions de Jules II, appela à l’ordre du jour l’abolition de la Pragmatique, le Pape vers lequel se tournaient les regards, ne répondit point, et on remit à la session suivante, celle de 1514, la condamnation de la constitution française. Avant d’entrer en séance, Léon X avait confié à son maître des cérémonies « qu’il ne donnerait son assentiment à rien de ce qui se pourrait faire contre le roi de France. » L’Europe s’était trompée : l’Angleterre était jouée. Etait-ce vraiment la peine d’avoir détérioré la vaisselle plate du cardinal anglais enfermé au conclave ?
Louis XII, vieilli et las, accueillit avec joie la main qui discrètement se tendait. La mort de la Pragmatique fut ainsi reculée ; mais il fallut qu’un changement de règne facilitât l’accord. Louis était compromis par sa lutte trop âpre et finalement malheureuse avec Rome. Le destin voulut qu’il succombât. Le jeune duc d’Angoulême François, qu’aucun passé n’alourdissait, hardi et habile, d’esprit ouvert et de bonne poigne, séduisant et vigoureux, était le partenaire désigné pour le jeu de Léon X.
Autant que Louis XI, François Ier était ennemi de tout ce qui faisait obstacle à la marche de la dynastie vers le pouvoir absolu et centralisé. Sous aucun règne, la politique en vue de laquelle Charles VII avait laissé voter la Pragmatique, ne fut plus clairement aperçue. Certes, le chancelier Antoine Duprat est un gallican : élevé dans le palais d’un archevêque son parent, suppôt des universités, président au Parlement, il connaît dans ses détours les plus secrets l’arsenal où s’alignent les armes gallicanes. Mais devenu ministre, il n’entend plus les mettre au service d’un groupe de clercs, fût-il étayé de tous les parlemens et universités du royaume. Ces armes, il ne les veut utiliser qu’au service de son maître, dont, aussi bien, les idées sont les siennes.
« Grand ministre, » a dit de Duprat M. Hanotaux : certes ! trop peu connu, trop peu loué ! Antipathique, odieux même, rude produit du terroir d’Auvergne, dur avec des côtés de ruse, « le plus malfaisant des bipèdes, » a écrit de lui un de ses contemporains qu’il avait froissé ; Duprat « de hideuse mémoire, » dira l’abbé Grégoire à Bonaparte. Bon ouvrier de la France autant que bon serviteur des Valois, il fut l’artisan du Concordat, c’est-à-dire de la solution la meilleure de la crise que traversait la France depuis près d’un siècle et dont l’acuité était vraiment devenue intolérable.
Les inconvéniens de la situation lui apparaissaient tous : l’Europe à l’affût de nos querelles avec Rome, les excitant, les envenimant, les exploitant avec des mines faussement scandalisées, et le Pape livré à l’influence ennemie. Le Roi a beau battre dans les plaines de Marignan les Suisses, soldats de l’Europe et alliés du Pape : François Ier avec Duprat n’y voit qu’une raison de plus de tout régler avec quelque avantage. Il faut, — le mot est prononcé par François au lendemain de Marignan, — « au lieu d’ycelle Pragmatique faire un concordat proufitable. » C’est pourquoi il court à Bologne.
Tout l’y excite, mais, par-dessus tout, l’anarchie où vit le royaume.
Telle nous avons vu en 1440, 1442, ou 1443, l’Eglise gallicane électorale, telle, hélas ! elle est restée. Peut-être électeurs et élus, en ce début du XVIe siècle, sont-ils moins édifians encore que devant. Je ne sais s’il faut croire Brantôme, — que le Concordat avait pourvu d’une abbaye, — lorsqu’il juge si sévèrement ses prédécesseurs élus : « Ils en elisoient le meilleur compagnon qui aimoit plus les garces, chiens et oyseaux, qui estoit le meilleur biberon… afin qu’il… leur permît toutes pareilles desbauches. » Le fait, pour n’être point si général, n’était pas rare.
Mais si, au lieu de nous promener, ainsi que nous l’avons fait avec M. Noël Valois, à travers les registres du Parlement de 1441, nous les ouvrons sur les années 1510 ou 1515, nous devons constater que, loin de s’améliorer, les mœurs électorales mises en vigueur par la Pragmatique, avaient encore empiré. Duprat savait à qui il s’adressait quand, en 1517, défendant le Concordat devant le Parlement, il lui rappelait ce que les procès lui avaient révélé : « les vices de symonie et parjurement que de jour à autre se commettoiont es eslections » perpétrés « par de gros personnages en l’Eglise… lesquels par lesdictes façons de faire scandalisent le peuple. »
La pression officielle, plus que la simonie, viciait l’élection. Pour ne nous en tenir qu’à un cas et un témoignage, — entre mille, — la correspondance des agens florentins de 1514 est sur ce point fort édifiante : les chanoines de Lavaur ont élu un évêque. Naïfs chanoines ! Ils ignoraient que le Roi avait promis le siège à un Médicis. Le ministre Robertet qui, d’ailleurs, a pour principe, — c’était un précurseur, — « qu’il se fallait défier des prêtres, » a déclaré aux Florentins « qu’on ferait annuler l’élection » et que le Roi « donnerait possession du siège » au cardinal toscan : double atteinte à la sacro-sainte loi de Bourges. « Les bras du Roi sont longs, » écrivent les Florentins. La formule vaut pour toute l’histoire de ce régime dit électoral, triomphe des « libertés. » Si les chanoines résistent, conflit, intervention des gens d’armes. Le Parlement intervient, conflit entre le Roi et le Parlement : partant, anarchie.
Si le Roi viole la Pragmatique, que sera-ce du Pape ? Imperturbablement il nomme, impose son candidat grâce à mille petits concordats que, faute d’un grand, il faut, pour mille cas particuliers, passer entre Paris et Rome. Des élus courent se faire absoudre à Rome où, moyennant finance, ils sont pourvus. J’ouvre au hasard les registres de Léon X, conservés au Vatican, au 19 mars 1513 : en un jour on a expédié 290 actes concernant l’Eglise de France, cette Eglise « arrachée » cependant à l’intervention romaine.
On pense si Rome pourvoit ses amis : pauvres « régnicoles, » suppôts des universités ! Un Écossais est en 1513 évêque de Tours, un Allemand, évêque de Chartres ; César Borgia, — qui le sait ? — a été membre de l’épiscopat français, évêque de Castres et de Perpignan où un Sforza lui a succédé ; un Fieschi, Génois, est évêque de Fréjus, Embrun et Agde : trois della Rovere se sont succédé à Mende, entre lesquels le futur Jules II ; Caretto, Ligurien, tint Tours et Reims. Si les libertés sont malades, que dire de cette singulière Église nationale ?
Attentats du Roi, attentats du Pape ne vont point sans succès : trois élus, deux pourvus, car il y a des schismes dans les assemblées électorales : procès interminables. Le cas de l’infortuné Cassillac qui, élu à Albi, a dû plaider vingt-six ans pour obtenir son siège, n’est point rare. Tout l’argent des églises passe en procès : et, cependant, les chanoines profitent de la vacance pour faire de scandaleuse façon leurs petites affaires.
Tout cela n’est point beau, ni rassurant : tout le monde s’y compromet. Un pareil régime vaut-il que le Roi, la Pragmatique étant déclarée solennellement schismatique, rompe avec le Pape et se fasse le patriarche, — si du moins les gallicans le lui permettent, — d’une Eglise séparée ? Le mieux est de faire la part du feu, et, sacrifiant l’amour-propre, — ce qui n’a rien d’humiliant, — de sauver les bénéfices. C’est parfois faire œuvre d’homme d’Etat avisé que de faire croire à Rome qu’on vient à Canossa. Léon X, pour avoir pris Bologne pour Canossa, lâcha tout ce que, depuis 1438, dix de ses prédécesseurs avaient opiniâtrement retenu et donna l’Eglise de France à son Roi.
Je ne m’étendrai pas sur ce que fut la célèbre entrevue de décembre 1515, ni sur l’œuvre qui en sortit. La Pragmatique seule nous intéresse aujourd’hui.
Elle était, pour tant de raisons que nous avons vues, condamnée dans l’esprit du Roi et de son chancelier ; et des documens confirment l’hypothèse. De quelle rude façon Duprat avait accueilli les suppôts de l’Université qui, à la veille de son départ pour l’Italie, lui venaient demander in extremis de sauver la Pragmatique : « Davantaige serait besoin que preniez soucy et ne vous entremettiez aucunement des affaires publicques, ains seulement de vos affaires privées qui concernent votre estude ! « Cette séparation brutale de l’Université et de l’Etat ne présageait rien de bon pour la constitution de Bourges.
Mais, par contre, quelle aimable hypocrisie révèle chez François le mot dont, le sourire aux lèvres, il aborda Léon X, lors de leur premier entretien ! Le Roi est bien dans la tradition et sait que jusqu’au bout la Pragmatique doit jouer son rôle d’épouvantail : « N’est-il point vrai, Saint-Père, que vous maintiendrez et conserverez en France notre Pragmatique ? » Quel dépit s’il était pris au mot ! C’est le Pape, cependant, qui y est pris ; il se récrie : « Constitution schismatique ! Non ! non ! au lieu d’ycelle un concordat qui fust semblable. »
Le mot attendu depuis 1438 par les Valois est lâché : le Pape propose ce que depuis soixante-dix-huit ans cinq rois ont désiré. Ce fut l’œuvre de Duprat d’achever de rendre le Concordat « semblable à la Pragmatique. » Le légat, négociateur de l’autre partie, reconnaît, dans une lettre, qui dort inédite aux Archives de Florence, que « l’on a conservé quelques articles de la Pragmatique. » On en conserva de considérables. Duprat exagère simplement lorsque, devant le Parlement, il s’écrie, comme s’il eût joué le Pape : « Il n’y eust d’autre différence que ce qui s’appelait Pragmatique s’appelle Concordat. »
il y a deux grandes différences : le Roi est devenu grand électeur de son royaume, et le Roi tient du consentement du Pape le droit exorbitant qui lui est dévolu.
Le Pape, en effet, n’est point aussi joué que le prétend Duprat : ce qui par-dessus tout avait alarmé et exaspéré la Curie en 1438 et depuis, c’était la prétention affichée par le clergé et l’Etat de régler en dehors du Saint-Siège et presque contre lui le sort d’une partie de l’Eglise et son organisation. Sur ce point, — le plus grave aux yeux de Rome, — Léon X avait satisfaction. Le roi de France avait servi la messe au Pape en la basilique San Petronio : à cette messe il avait conquis la fortune bénéficiaire et la direction réelle de l’Eglise gallicane. « Baiser les pieds au Pape… et lui lier les mains, » disait à Louis XIV le président Harlay.
Cinq rois de France, au fond, avaient poursuivi ce dessein.
Dès le début un œil perspicace eût pu prévoir que l’essai tenté à Bourges était, dans un avenir plus ou moins éloigné, condamné à l’avortement. L’Eglise séparée que la Pragmatique organisait devait succomber à un vice originel. Le Roi ne l’avait jamais admise que comme un moyen de peser sur Rome et d’en obtenir ses convenances ; le Pape ne pouvait pas l’admettre, puisque c’était contre lui qu’elle s’était instituée.
Les Valois, marchant de jour en jour vers une monarchie plus absolue, ne pouvaient voir d’un œil sincèrement favorable une constitution qui érigeait le clergé en corps autonome, puissant et riche, s’appuyant sur les universités à privilèges et les parlemens à remontrances. Ces souverains, hommes d’Etat autoritaires, devaient par ailleurs regarder sans aménité le désordre où se débattit promptement l’Eglise électorale.
D’autre part, le siège de Pierre était trop haut dès le XVe siècle et son ascension avait été trop rapide au cours de ce siècle, pour qu’il fût permis de lui refuser en France ce que, de 1450 à 1515, la Chrétienté avait fini par reconnaître comme un droit : la confirmation. Même si des élections surannées et scabreuses n’avaient point donné les résultats odieux ou ridicules que nous avons à deux reprises signalés, au lendemain de leur institution et à la veille de leur disparition, l’Eglise électorale était frappée d’une tare mortelle. On ne légifère pas en matière canonique malgré et contre Rome.
Monarchie et Papauté avaient grandi depuis 1438. Entre ces deux puissances, l’Eglise séparée de Bourges, dès l’abord condamnée, devait succomber soit à une réaction monarchique, soit à une réaction papaline.
L’habileté de François, à Bologne, fut qu’il résolut la crise au profit de sa couronne et, partant, de l’Etat français. Jusqu’au bout la Pragmatique fut dressée, en épouvantail, devant les yeux de Rome. L’effroyable crise de 1510 avait mûri la Curie. L’aimable diplomatie de François fit le reste.
Et quoique ce « gentil roy » eût, somme toute, mené à bien la savante et persévérante manœuvre que quatre rois, ses cousins, avaient conçue et poursuivie, telle avait été l’horreur inspirée à Rome par la « monstrueuse entreprise de Bourges » que la Curie crut à un grand triomphe. C’est pourquoi le jour où, dans les murs du Latran, le Pape, interrogé sur la condamnation de la Pragmatique, se leva transporté de joie et saluant la fin de l’Eglise gallicane séparée de Rome, cria : Multum placet ! il parlait ainsi au nom de dix pontifes, ses prédécesseurs. Ce fut le soupir de Pie VII après le traité de 1801, suivant de si près la Constitution civile du clergé.
Rien décidément ne prépare mieux à un concordat qu’une séparation.
LOUIS MADELIN.
- ↑ Noël Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourges sous Charles VII. — Archives de l’histoire religieuse de la France, Picard, 1906. Il convient de signaler ici l’œuvre de la Société des Archives religieuses qui, depuis cinq ans, a déjà publié d’importans documens intéressant les relations de Rome et de la France et qui, notamment, entreprend la publication tant désirée du monde savant, des Nonciatures de France, dont un volume a déjà paru.
- ↑ Il est toujours fort indiscret de renvoyer le lecteur à un ouvrage qu’on a signé : quand cet ouvrage est une thèse latine, l’indiscrétion dépasse toutes les bornes. Ce n’est donc que pour mémoire que je rappelle ici la modeste contribution que j’ai apportée à l’histoire du Concordat de 1510 : De Conventu Bononiensi (De l’entrevue de Bologne), publiée chez Plon, 1901. J’y ai exposé les négociations du Concordat et défini à cette occasion la politique religieuse de François Ier dont on connaîtra par la suite quelques traits.
- ↑ Combet, Louis XI et le Saint-Siège, Hachette, 1903.