Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Préface
Nulle histoire ne ressemble plus à un roman que celle du baron de Benyowszky ; il est peu d’auteurs parmi ceux dont on vante l’imagination qui aient prêté à leurs personnages autant d’aventures qu’il s’en attribue à lui-même dans ses Mémoires.
Que ce gentilhomme hongrois, combattant pour la liberté de la Pologne, tombe aux mains des Russes, soit exilé au delà de la mer d’Okhotsk, dans des régions à peine parcourues jusqu’alors par les chasseurs de fourrures, on accordera qu’il y avait là matière à de beaux souvenirs de voyage et qui eussent peut-être compensé les souffrances de l’exilé par la gloire de l’explorateur. On ne connaissait guère en 1770 les lointaines provinces de l’empire des tsars, steppes vides, forêts inertes de l’extrême Sibérie, ports glacés du Pacifique où nul vaisseau parti d’Europe n’avait jamais abordé. Mais cet exil, qui serait le plus notable événement d’une vie commune, n’est que le premier, presque le moindre de celle-ci. À peine rendu au Kamtchatka, le baron soulève les autres bannis, s’empare de la place de Bolsheretzk et réduit la garnison à merci. Sur une barque de cinquante tonneaux, il se risque sur les mers inconnues qui baignent les côtes de Tartarie ; après cinq mois d’une navigation hasardeuse, il touche à Macao, trouve enfin des Européens et l’assurance de la liberté. Accueilli par le chef du comptoir français de Chine, il arrive à Lorient avec ses compagnons, ayant fait presque le tour du vieux continent. Un autre eût regagné la Hongrie, souhaité au moins le repos ; mais lui semble ne pouvoir subir la discipline d’une société ordonnée. Il accepte d’aller fonder au nom du roi de France un établissement à Madagascar. Bientôt, ses lettres annoncent qu’il a créé une ville, installé des comptoirs, défriché le sol, exploré l’île entière, dompté les indigènes. Pourtant, des plaintes aussi parviennent à Paris ; les administrateurs des colonies voisines contredisent ses rapports, incriminent ses actes : une enquête est ordonnée, après laquelle, mécontent, mais non pas disgracié, Benyowszky rentre en France. On l’y reçoit donc bien, en dépit de l’enquête défavorable, on lui donne une pension, on le nomme brigadier à la suite ; mais, toujours inquiet, il retourne en Autriche, Colonel de hussards en Bohême, entrepreneur de commerce à Fiume, volontaire en Amérique, où il arrive trop tard, la guerre finie, poursuivant partout et vainement la fortune, il finit par offrir aux princes en quête de terres nouvelles, son prétendu royaume de Madagascar. Rebuté par les ministres anglais, il circonvient un mathématicien sans expérience, persuade cinq à six gentilshommes ruinés, tire quelque argent à deux négriers, frète un navire et retourne vers ceux qu’il nomme ses sujets pour en faire la traite au profit de ses bailleurs de fonds. Mais l’entreprise croule en une catastrophe : pour se procurer des vivres, il avait pillé un poste français ; attaqué par nos troupes, il périt les armes à la main.
On ne s’étonnera pas qu’un pareil homme ait embelli de fictions plus ou moins heureuses des mémoires faits surtout pour séduire des actionnaires ; d’ailleurs, sa correspondance officielle avec le ministre de la Marine prouve qu’il ne se croyait pas le moins du monde tenu de décrire les choses comme elles étaient. Il n’est pas le premier voyageur qui ait pris quelques libertés avec la vérité ; mais on peut affirmer qu’il a dépassé de bien loin les bornes de la licence permise aux gens qui disent du bien d’eux-mêmes, Il est donc impossible d’accepter sans un sévère examen ses moindres assertions ; et pourtant, même en le dépouillant des erreurs et des mensonges qu’il contient, on reste en présence d’un des plus extraordinaires récits d’aventures qui puissent être lus, et ce magnat de Hongrie, Ampansacabé, seigneur souverain ou, pour mieux dire, empereur de Madagascar, qui a des ministres, des armées, une capitale et cependant loge le diable en sa bourse, est venu à son heure dans les dernières années d’un siècle qui connut le roi de Corse, Théodore de Neuhof, fut la dupe de Cagliostro et vit naître Alexandre Dumas.
On a tiré les éléments de cette étude des archives coloniales (fonds Madagascar, fonds Ile-de-France), qui contiennent tout le dossier en originaux ou en copies certifiées, des archives du ministère des Affaires étrangères, où le fonds Asie (vol. 18) renferme les pièces saisies dans le portefeuille du baron, lors de sa mort. Les introductions mises par le capitaine Pasfield Oliver en tête des deux éditions anglaises des Mémoires qu’il a données en 1893 et 1904 ont fourni de précieux renseignements ; on trouvera à la fin de la seconde une bibliographie très complète des ouvrages qui, de près ou de loin, ont rapport à Benyowszky. Enfin M. A. Lirondelle a pris la peine d’analyser pour nous au British-Museum le texte du récit d’Ivan Ryoumin, un des Russes qui furent emmenés de force jusqu’à Macao et de là en France. Grâce à ce témoin, l’évasion et le voyage gagnent auprès de l’historien ce qu’ils perdent aux yeux de l’amateur de romans.