Revue La Science Illustrée (p. 1-13).

ROMAN

UN DUEL À VAPEUR


I


Tout le monde connaît cette histoire ; mais personne n’en a jamais su ni la cause, ni les détails. Lorsqu’un journaliste est à court de bruits à sensation, quand la marée aux nouvelles a manqué, loin de se passer sa plume au travers du corps, le publiciste cherche dans les vieilles collections, trouve le récit de mon duel, le fait précéder du fameux : On nous écrit de New-York, l’insère avec calme et s’en va déjeuner consciencieusement.

Le lendemain, l’abonné lit le fait, sourit, et lui adresse un salut amical, comme à une vieille connaissance. Ainsi, tout le monde est content.

Il m’est venu à l’idée, — en présence de cet état de choses, — de raconter l’origine et le dénoûment de la querelle. Et cela par pure philanthropie, car les journalistes, après m’avoir lu, — si tant est qu’ils lisent quelque chose, — auront l’inappréciable ressource d’ajouter une cinquantaine de lignes soigneusement condensées à la narration si fréquemment reproduite et tant soit peu vieillotte de mon duel. Quant aux abonnés, — qui lisent tout, — cela remplacera pour eux l’histoire d’un vol de chaussettes ou la cent vingt-septième édition d’un calembour moisi.

Une particularité entre mille, dont on n’a jamais fait mention, c’est que mon adversaire n’était autre que Tom Tompson, qui est bien le plus intrépide mécanicien d’Amérique, — ce que je puis proclamer sans jalousie, puisqu’il soutient ordinairement, à ceux qui le complimentent là-dessus, que son gendre est le premier mécanicien des deux mondes.

Et son gendre, mesdames, c’est moi, moi qui n’hésite pas à convenir que Tom Tompson s’y connaît, car je suis aussi dépourvu de fausse modestie que de réelle vanité.

Avant qu’il eût l’honneur de devenir mon beau-père, Tom Thompson était laid. Je ne veux pas dire que la vieillesse et le seul fait de m’avoir accordé sa fille l’aient rendu beau ! Non ; mais on sait, dans la trente-cinquième avenue et aux environs, que le père de ma femme a été le plus laid des Tompson, — et Dieu sait s’il y en a d’affreux ! — Tandis que depuis mon entrée dans sa famille il est presque supportable.

La nature l’avait affligé d’un nez horrible. Outre que cette partie cartilagineuse de son facies avait pris, dès son enfance, des proportions incroyables, par une farce lugubre du hasard, il était orné, juste à l’extrémité, d’une large, noirâtre, épaisse, poilue et grasse verrue, qui parfois avait des soubresauts et s’agitait comiquement, suivant les impressions que ressentait son propriétaire infortuné.

Ce qu’il y avait de terrible, c’est que personne au monde ne pouvait, même en se faisant une raison, regarder Tom Tompson sans lui rire au nez. Et jamais expression ne fût plus exacte, car c’était au seul aspect de cet appendice qu’un éclat de rire s’emparait de vous, sans que vous pussiez vous y soustraire.

Un fakir en eût pouffé au moins une grande heure sans plus s’inquiéter de son nombril, non plus que de Brahma, et j’ai toujours pensé que Démocrite, s’il eût connu Tom Tompson, aurait trouvé au moins une fois dans sa vie une occasion de crever de rire, au grand ébahissement de ses connaissances contemporaines.

Donc la première fois que je vis Tom Tompson, c’était à Albany, dans Hudson’s street, devant le numéro 9, je m’en souviendrai toute ma vie. Il s’avançait avec une certaine majesté, l’abdomen en avant et sa fille Ellen à son bras.

Je ne permettrai ni à l’ancien ni au nouveau monde d’oser penser que miss Ellen n’était pas la plus belle fille des deux Amériques, Antilles comprises. Aussi, lorsque je fus en présence du couple, mes regards se portèrent-ils exclusivement sur la jeune personne. Je ne soupçonnais pas de quelle incalculable gaieté je me privais en ne contemplant pas d’abord Tom Tompson, son nez et sa verrue…

Mais ce plaisir, pour avoir été retardé, n’en fut pas moins vif, car aussitôt que l’admirable beauté d’Ellen me permit de porter mes regards vers son compagnon, je fus obligé de me tenir les côtes et de détourner les yeux, car si j’avais continué à le contempler, il est certain que j’aurais été forcé de me rouler sur le trottoir, dans une crise de rire telle que l’expression homérique elle-même ne peut rendre ma pensée que dans une proportion homœpathique, je veux dire infinitésimale.



Tom Thompson ! m’écriai-je aussitôt que mon accès me permit de parler.

« Tom Tompson ! Tom Tompson ! m’écriai-je aussitôt que mon accès me permit de parler. Ah ! ah ! ah ! ah ! Tom Thompson ! je parie cinquante dollars que vous êtes Tom Tompson ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Aïe ! on ne devrait pas rire comme cela. Aïe ! ah ! ah ! Vous êtes bien Tom Tompson ? »

On m’avait averti pourtant. Dans les ateliers des chemins de fer, dans les gares, sur les locomotives, le nez et la verrue de Tom Tompson étaient célèbres, et l’on m’avait prévenu que lorsque je le rencontrerais, je ne pourrais manquer de le reconnaître et de rire aux larmes, de rire jusqu’à la douleur et de crier : Vous êtes Tom Tompson ! ce qui n’avait pas manqué.

Par malheur, c’était la première fois que le père d’Ellen venait à Albany, et par conséquent il n’y avait jamais exhibé ses désagréments physiques. Mon hilarité infinie attira l’attention des passants ; une foule s’amassa, qui d’abord ne prit garde qu’à moi, et me crut fou ; mais aussitôt que j’eus étendu le bras vers l’homme au nez, et que je lui eus lancé mon fameux : Vous êtes Tom Tompson ! tous les regards suivirent machinalement la direction que j’indiquais, et à l’aspect de la verrue et de son propriétaire, dont les yeux furibonds roulaient de chaque côté de ce nez comme deux brasiers aux deux bords d’un double précipice, une clameur s’éleva, un rire inextinguible s’empara de la foule, et jamais, j’en suis certain, depuis que Noé a jugé à propos de se sauver dans l’arche, jamais on n’a ri comme cela sur cette terre déplorablement désolée.

Intimidé par les regards qui s’étaient portés sur lui, singulièrement embarrassé par mon apostrophe, ahuri par les éclats de rire qui jaillissaient en fusées, ce malheureux Tom faisait une mine qui devenait plus comique à chaque minute. Sa verrue, objet de l’admiration générale, commençait à se mouvoir, malgré lui, au bout de son nez, et prenait des poses, et faisait la belle comme pour mériter l’immense succès d’enthousiasme qu’elle obtenait en ce moment.

Et plus Tom Tompson cherchait à donner à sa physionomie la placidité de l’étonnement, plus cette satanée verrue, agitée sans doute par des mouvements intérieurs de l’âme, se trémoussait sur son promontoire, et se plaçait de minute en minute sous un jour nouveau ; en sorte que l’hilarité de la foule, qui semblait pourtant arrivée à son apogée, grandissait encore.

Il y avait des gens qui s’étaient assis sur le trottoir, et se tordaient en un rire nerveux. Vous jugez par là si le nez de Tom Tompson et la perle noire qui en faisait l’ornement produisirent leur effet.

Mais tout a un terme, même la patience de Tom Tompson. Il s’était séparé de sa fille Ellen pour se placer au centre du groupe dont il faisait la joie. Ses yeux furibonds allaient d’un rieur à l’autre, cherchant sans doute sur qui il pourrait faire retomber sa puissante colère.

Ce ne fut pas très long, s’il m’en souvient encore.

Nous étions deux personnes plus rapprochées de lui que les autres passants. Il s’avança droit vers mon voisin, et, repliant son formidable médius sur le pouce, pour lui donner la détente nécessaire, il asséna une terrible chiquenaude sur le nez du jeune homme, qui cessa de rire.

On pensa qu’il avait voulu s’attaquer ainsi à cette partie de la figure que tout être humain avait plus belle que lui. L’homme au nez meurtri poussa un rugissement, et porta précipitamment la main à son nez comme s’il n’eût pas été sûr de le retrouver à sa place, tant ce coup avait été violent.

Le public, qui s’attendait à quelque chose et qui commençait à se calmer, se reprit à rire de plus belle.

Quant à Tom Tompson, il se tourna vers moi pour se venger aussi. D’un puissant revers, il allait m’atteindre à la face et me casser peut-être deux ou trois dents, lorsque je me baissai rapidement ; en sorte que son coup alla porter sur une figure voisine, mais non sans avoir fait voler mon chapeau à vingt pas.

Ce fut alors que les éclats de rire prirent les proportions de la folie. Tout Hudson’s street ressemblait à un préau d’aliénés. Il y avait des gens qui se sauvaient à toutes jambes pour se guérir d’une telle hilarité.

Ce dernier accès, bien plus étonnant que les premiers, demande une explication, et je vais la donner de bonne grâce.

Dès l’âge de vingt-deux ans, — et j’en avais alors vingt-sept, — j’avais perdu la plupart des cheveux que je tenais de la mère nature. J’étais la victime d’une calvitie aussi absolue que possible.

Le mot victime n’est pas trop fort, car à l’époque même où j’avais vu mes cheveux s’en aller, — je n’ose pas dire un à un, puisqu’ils tombaient chaque jour par milliers, — sur le sommet de mon crâne on avait vu poindre une protubérance qui en peu de temps prit des proportions invraisemblables.

C’était une loupe, mais une loupe plus grande que nature, une loupe géante, qui, par-dessus le marché, affectait des formes bizarres. Vous voyez cela d’ici.

Quand je me découvrais volontairement, une perruque très admirablement construite, dérobait mon infirmité aux yeux de mes contemporains. Mais quand j’ôtais ce supplément dissimulateur et réchauffant, ma pauvre tête avait l’air d’un mamelon de montagne aride et désolé, au sommet duquel l’effort d’un volcan aurait produit une bosse immense.

Or, Tom Tompson, en faisant sauter mon chapeau, avait provoqué du même coup l’enlèvement de ma chevelure artificielle, et l’effet de ma loupe sur les spectateurs de cette scène fut encore plus hilarant que l’effet de la verrue automate dont Tom Tompson était si peu fier.

À peine étais-je décoiffé que la colère de mon adversaire tomba. Il éclata de rire à son tour, et se tint les côtes jusqu’au moment où, pouvant reprendre sa respiration, il s’écria :

« Vous êtes William Turkey ! »

Je fus stupéfait en entendant ainsi prononcer mon nom, et je ne comprenais pas, tant les hommes les plus enclins à rire des autres se figurent difficilement qu’on peut aussi se moquer d’eux, je ne comprenais pas comment Tom Tompson m’avait reconnu.

Je sus depuis que ma loupe était aussi célèbre dans les gares et sur les locomotives que la verrue de mon adversaire.