Collection Hetzel (p. 135-149).

IX

dénonciation


Voici ce qui s’était passé la journée précédente à Riga, où le juge Kerstorf, le major Verder, le docteur Hamine et M. Frank Johausen étaient rentrés dans la nuit du 15 au 16 avril.

Douze heures auparavant, dès le matin, s’était répandue la nouvelle du crime commis au kabak de la Croix-Rompue. En même temps que l’assassinat on apprenait le nom de la victime, Poch, le garçon de banque.

Cet infortuné était très connu de toute la ville. Chaque jour on le rencontrait, lorsque, la sacoche pendue à son épaule, sous le bras le portefeuille retenu à sa ceinture par une chaînette de cuivre, il allait faire les recouvrements pour la maison Johausen frères. Homme bon et serviable, d’heureuse et belle humeur, très aimé et estimé, il n’avait que des amis, pas un ennemi. À la veille d’épouser Zénaïde Parensof, après une si longue attente, grâce à son travail, à sa conduite, à la régularité de son existence, à la sympathie qu’il inspirait, ses économies lui permettaient, en les joignant à celles de sa femme, d’assurer leur avenir. Le surlendemain, les futurs devaient se trouver en présence du pasteur protestant qui célébrerait leur union. Il y aurait une fête de famille à laquelle se joindraient les collègues des autres banques, afin de prendre joyeuse part à la cérémonie nuptiale. On ne doutait pas que MM. Johausen frères voulussent l’honorer de leur présence. Les préparatifs étaient commencés, achevés même… Et voilà que Poch venait de tomber sous les coups d’un assassin, dans un cabaret isolé, sur l’une des routes de la Livonie !… Quel effet produisit cette nouvelle !

Et, paraît-il, on ne put éviter que Zénaïde ne l’apprît brusquement, sans préparation, en lisant un journal qui insérait la dépêche et ne donnait aucun détail.

La pauvre femme fut comme foudroyée. Ses voisins d’abord, Mme Johausen ensuite, lui apportèrent des consolations et des secours. Peut-être la pauvre femme ne se relèverait-elle pas d’un si terrible coup.

Cependant, si on connaissait la victime, on ne connaissait pas le meurtrier. Au cours de ces deux journées du 14 et du 15, alors que la justice s’était rendue sur les lieux et procédait à son enquête, rien n’avait transpiré à ce sujet. Il convenait d’attendre le retour des magistrats, et encore était-il possible qu’ils n’eussent point découvert l’auteur du crime.

Quant au meurtrier, quel qu’il fût, il était voué à l’exécration publique. Ce ne serait pas assez pour le châtier de toute la sévérité des lois. On était à regretter le temps où les plus épouvantables tortures précédaient l’expiation suprême. Il ne faut pas oublier que ce drame judiciaire a pour théâtre les provinces Baltiques où, sans remonter à une lointaine époque, la justice procédait d’une façon barbare contre les condamnés à la peine capitale. On les tenaillait d’abord au fer rouge, on les livrait au supplice des verges, mille coups quelquefois, six mille même, qui ne frappaient plus qu’un cadavre. Il y avait de ces patients que l’on enfermait entre quatre murs, où ils mouraient dans les tortures de la faim, — à moins qu’on ne voulût leur arracher des révélations.

Alors on les nourrissait uniquement de viande ou de poisson salés, sans jamais les abreuver d’une seule goutte d’eau — genre de « question » qui arrachait bien des réponses.

« Tu affirmes ?… » (Page 147.)

Les mœurs se sont sensiblement adoucies, au point que, si la peine de mort a été maintenue en Russie pour les crimes politiques, elle est abolie pour les crimes de droit commun, et remplacée par les travaux forcés dans les mines sibériennes. La déportation pour l’assassin du kabak de la Croix-Rompue, ce ne suffisait pas à satisfaire la population rigane.

Ainsi que cela a été dit, des ordres avaient été donnés relativement au transport de la victime. Ce n’était pas qu’il y eût lieu de faire de nouvelles constatations à Riga.

Le docteur Hamine avait minutieusement relevé dans son procès-verbal la nature et la forme de la blessure, et les empreintes du coup de couteau à son orifice extérieur.

Mais M. Frank Johausen tenait à ce que les funérailles du garçon de banque fussent faites dans la ville, funérailles, commandées par la pitié et la sympathie, qui seraient entièrement à la charge de sa maison.

Dès la matinée du 16, le major Verder se présenta au cabinet de son chef hiérarchique, le colonel de police Raguenof. Ce fonctionnaire attendait impatiemment d’être mis au courant de l’affaire afin de lancer ses meilleurs limiers sur la piste du meurtrier, si quelques indications le permettaient. On verrait plus tard s’il serait nécessaire d’en référer au gouverneur des provinces. Jusqu’à plus ample information, il semblait bien qu’il ne s’agissait que d’un crime de droit commun, un assassinat suivi de vol.

Le major rapporta tous les détails de l’enquête au colonel Raguenof, les circonstances dans lesquelles le crime avait été commis, les indices relevés au cours des perquisitions, les constatations qui avaient été faites par le docteur Hamine.

« Je vois, lui répondit le colonel, que vos soupçons visent plus particulièrement ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge…

— Très particulièrement, mon colonel.

— Le cabaretier Kroff n’a pas eu une attitude suspecte pendant l’enquête ?…

— Il venait naturellement à l’esprit qu’il pouvait être l’assassin, répondit le major, bien qu’il n’y ait rien à reprendre dans ses antécédents. Mais, après les traces observées à la fenêtre de la chambre de ce voyageur, dont le départ a été si matinal ; après la découverte, dans ladite chambre, du tisonnier qui a servi à forcer les contrevents, nous n’avions plus de doute sur l’auteur du crime.

— Il sera bon, cependant, de surveiller ce Kroff…

— Assurément, mon colonel. Aussi deux de mes agents gardent-ils la maison, et le cabaretier doit se tenir à la disposition de la justice.

— Ainsi, reprit le colonel Raguenof en insistant, vous n’attribuez même pas ce meurtre à quelque malfaiteur du dehors, qui aurait pu pénétrer dans la chambre de la victime ?…

— Je ne veux pas être trop affirmatif, répondit le major, mais il m’est difficile de l’admettre, tant les présomptions se changent en certitudes, lorsqu’on les applique au compagnon de Poch.

— Je vois que votre conviction est faite, major Verder…

— Ma conviction, comme celle du juge Kerstorf, du docteur Hamine et de M. Johausen… Vous remarquerez que ce voyageur a toujours cherché à ne point être reconnu, aussi bien lorsqu’il est arrivé au kabak qu’au moment où il en est parti…

— Et il n’a pas dit où il allait en sortant de l’auberge de la Croix-Rompue ?…

— Non, mon colonel.

— Ne peut-on supposer que son intention était, en quittant Riga, de se rendre à Pernau ?…

— Hypothèse très plausible, mon colonel, bien qu’il eût retenu sa place jusqu’à Revel.

— Aucun étranger n’a été vu à Pernau pendant les journées du 14 et du 15 ?…

— Aucun, affirma le major Verder, et pourtant la police était en éveil, l’assassinat lui ayant été signalé le jour même… Où est allé ce voyageur ?… A-t-il gagné Pernau ?… Ne s’est-il pas enfui hors des provinces Baltiques, avec le produit de son vol ?…

— En effet, major Verder, et il est à croire que la proximité des ports lui aura fourni l’occasion de s’échapper…

— Lui fournira cette occasion, mon colonel, repartit le major, car actuellement c’est à peine si la navigation est libre dans la mer Baltique ou sur le golfe de Finlande… Les renseignements que j’ai reçus constatent que pas un navire n’a encore pu prendre le large… Si donc ledit voyageur cherche à s’embarquer, il faut qu’il attende quelques jours, soit dans une bourgade de l’intérieur, soit dans un des ports du littoral, Pernau, Revel…

— Ou Riga, répondit le colonel Raguenof. Pourquoi n’y serait-il pas revenu ?… Peut-être est-ce ici qu’il trouverait à dépister plus sûrement la police ?…

— Cela me paraît peu probable, mon colonel, mais enfin il faut tout prévoir, et nos agents seront chargés de visiter les navires en partance. Dans tous les cas, la débâcle ne sera pas complète avant la fin de la semaine, et, jusque-là, je donnerai des ordres pour que la surveillance de la ville et du port soit sévèrement organisée. »

Le colonel approuva les diverses mesures projetées par son subordonné, en les étendant à tout le territoire des provinces Baltiques.

Le major Verder lui promit de le tenir au courant. Quant à l’enquête, elle serait poursuivie par le juge Kerstorf, et l’on pouvait se reposer sur cet actif magistrat du soin de réunir tous les documents relatifs à cette affaire.

D’ailleurs, après cette conversation avec le major Verder, le colonel Raguenof ne mettait plus en doute que l’assassin ne fût le voyageur qui accompagnait le garçon de banque à l’auberge de Kroff. Il existait contre lui des charges accablantes. Mais qui était-il ?…

Et comment parviendrait-on à établir son identité, puisqu’il n’était connu ni du conducteur Broks, qui l’avait pris à Riga au départ de la malle, ni du cabaretier Kroff, qui l’avait hébergé dans son kabak ?… Ni l’un ni l’autre n’ayant aperçu son visage, ils ne pouvaient dire s’il était jeune ou vieux. En ces conditions, sur quelle piste lancer les agents ?… De quel côté diriger les recherches ?… De quels nouveaux témoins l’instruction attendrait-elle une révélation qui lui permît d’agir avec quelque chance de succès ?…

C’était l’obscurité complète.

On verra bientôt comment cette obscurité fut soudainement illuminée d’une lueur, comment cette nuit devint le jour.

Ce matin-là, après avoir rédigé son rapport médico-légal sur l’Affaire de la Croix-Rompue, le docteur Hamine était allé le porter au cabinet de M. Kerstorf.

« Aucun nouvel indice ?… demanda-t-il au magistrat.

— Aucun, docteur. »

En quittant le cabinet du juge, le docteur Hamine rencontra le consul de France, M. Delaporte. Chemin faisant, il lui parla de l’affaire et des difficultés qu’elle présentait.

« En effet, répondit le consul, et, s’il paraît certain que ce voyageur est l’auteur du crime, il est au moins douteux que l’on parvienne à le découvrir… Vous attachez, docteur, une grande importance à cette constatation que le coup a été porté avec un couteau dont la virole a laissé une empreinte autour de la blessure ?… Soit !… Mais de là à retrouver ce couteau…

— Qui sait ?… répondit le docteur Hamine.

— Nous verrons bien, dit M. Delaporte. À propos, avez-vous des nouvelles de M. Nicolef ?

— Des nouvelles de Dimitri ?… demanda le docteur. Et comment en aurais-je, puisqu’il est en voyage ?…

— En effet, répondit le consul, et depuis trois jours !… Et c’est singulier, plus j’y réfléchis…

— Oui… observa le docteur Hamine.

— Et, hier, Mlle Nicolef n’avait encore reçu aucune nouvelle…

— Allons voir Ilka, proposa le docteur. Peut-être le facteur lui a-t-il remis ce matin une lettre de son père, ou peut-être Nicolef est-il de retour chez lui ?… »

M. Delaporte et le docteur Hamine se dirigèrent vers le faubourg à l’extrémité duquel s’élevait la maison du professeur.

Lorsqu’ils furent à la porte, ils demandèrent si Mlle Nicolef pouvait les recevoir.

Sur la réponse affirmative de la servante, ils furent aussitôt introduits dans la salle où se tenait Ilka.

« Ma chère Ilka, ton père est-il revenu ?… demanda tout d’abord le docteur.

— Il n’est pas revenu… » répondit la jeune fille.

Et, à sa figure pâle et soucieuse, on voyait combien elle devait être inquiète.

« Mais, mademoiselle, avez-vous eu de ses nouvelles ? » reprit le consul.

Un signe négatif d’Ilka fut sa seule réponse.

« Cette absence est inexplicable, reprit le docteur, non moins que la cause du voyage de Dimitri…

— Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à mon père !… murmura la jeune fille d’une voix troublée. Les crimes sont fréquents en Livonie depuis quelque temps… »

Le docteur Hamine voulut la rassurer, étant, en somme, plus surpris qu’inquiet de cette absence.

« Il ne faut rien exagérer, dit-il, et l’on peut encore voyager avec quelque sécurité !… Il est vrai, un meurtre a été commis du côté de Pernau… et, si on ne connaît pas l’assassin, on connaît la victime… un malheureux garçon de banque…

— Vous le voyez, mon bon docteur, fit observer Ilka, les routes ne sont pas très sûres, et voilà bientôt quatre jours que mon père est parti… Ah ! j’ai malgré moi le pressentiment de quelque malheur…

— Rassurez-vous, ma chère enfant, dit le docteur en lui prenant les mains, il ne faut pas vous abandonner !… Dimitri ayant prévenu qu’il serait absent deux ou trois jours… il n’y a pas de retard inquiétant.

— Vous dites ce que vous pensez, docteur ?… demanda la jeune fille en le regardant.

— Certainement, Ilka, certainement, et je n’aurais aucune inquiétude, je vous assure, si je savais quelle a été la cause de ce voyage… Avez-vous le mot que votre père a laissé avant de partir ?…

— Le voici ! » répondit Ilka en tirant de sa poche un billet qu’elle remit au docteur.

M. Delaporte lut attentivement. Rien de plus à tirer de cette phrase laconique de Dimitri que sa fille avait lue et relue maintes fois.

« Ainsi, reprit le docteur, il ne vous a pas embrassée au moment de son départ ?…

— Non, mon bon docteur, répondit Ilka, et même, la veille, en le faisant comme chaque soir, il m’a semblé que sa pensée était à tout autre chose…

— Peut-être, fit observer le consul, M. Nicolef avait-il quelque sujet de préoccupation ?…

— Il était rentré plus tard que d’habitude, vous vous en souvenez, docteur… Retenu par une leçon qui s’était prolongée… a-t-il prétendu.

— En effet, répondit le docteur Hamine, il m’a paru moins libre d’esprit qu’à l’ordinaire !… Mais, j’insiste sur ce point, ma chère Ilka, après notre départ, qu’a fait Dimitri ?…

— Il m’a dit bonsoir et est remonté dans sa chambre, tandis que j’ai regagné la mienne…

— Et, depuis, il n’a pu recevoir de visite qui ait pu motiver ce voyage ?…

— Non, assurément, répondit la jeune fille. Je pense qu’il a dû se coucher aussitôt, car je n’ai entendu aucun bruit pendant la soirée…

— Votre servante ne lui a point remis une lettre qui serait arrivée plus tard ?…

— Non, docteur, et je puis affirmer que la porte de la maison ne s’est pas rouverte, après s’être refermée sur vous.

— Il est donc certain que, ce soir-là, son projet était déjà arrêté…

— Nul doute à cet égard, ajouta M. Delaporte.

— Nul doute ! répondit le docteur. Et, le lendemain matin, ma chère enfant, après avoir lu le billet de votre père, vous n’avez pas cherché à savoir quelle direction il avait prise en quittant sa maison ?…

— Comment l’aurais-je pu, répondit Ilka, et même pourquoi l’aurais-je fait ?… Mon père a eu des raisons qu’il n’a cru devoir communiquer à personne, pas même à sa fille… Aussi, si je suis inquiète, c’est moins parce que mon père s’est absenté que parce que son absence se prolonge…

— Non, Ilka, non !… répondit le docteur Hamine, qui voulait absolument rassurer la jeune fille, Dimitri est encore dans les délais qu’il a fixés, et cette nuit, ou demain au plus tard, il sera de retour ! »

Au fond, le docteur était peut-être plus inquiet des motifs qui avaient pu déterminer ce voyage que du voyage même.

Puis, M. Delaporte et lui, prenant congé, promirent de revenir dans la soirée pour avoir des nouvelles de Dimitri.

La jeune fille resta sur le seuil de la maison jusqu’au moment où tous deux disparurent au tournant de la rue. Puis, pensive, agitée de sombres pressentiments, elle regagna sa chambre.


LA JEUNE FILLE RESTA SUR LE SEUIL DE LA MAISON.

Presque à la même heure, dans le cabinet du major Verder, se révélait un fait relatif au crime de la Croix-Rompue, et qui allait mettre le magistrat sur la trace du coupable.

Ce jour-là, dès le matin, la brigade dirigée par Eck était rentrée à Riga.

On ne l’a pas oublié, ces agents avaient été envoyés dans le nord de la province, où, depuis quelque temps, se commettaient nombre d’attentats contre les personnes et les propriétés. Il y a lieu de rappeler aussi que, huit jours auparavant, Eck opérait aux environs du lac Peipous, à la recherche d’un évadé des mines de Sibérie, et qu’il avait dû le poursuivre jusqu’en vue de Pernau.

Mais le fugitif, se jetant au milieu des glaçons en dérive de la Pernova, disparut dans la débâcle de la rivière.

Ce malfaiteur avait-il péri ?… C’était probable, ce n’était pas sûr.

Et, précisément, le brigadier Eck en doutait d’autant mieux que le corps du fugitif n’avait été retrouvé ni dans le port, ni à l’embouchure de la Pernova.

Bref, de retour à Riga, le brigadier, ayant hâte de transmettre son rapport au major Verder, se rendait à son cabinet, lorsqu’il fut informé de l’assassinat de la Croix-Rompue, et personne n’eût pu soupçonner qu’il possédait la clef de cette mystérieuse affaire.

Aussi furent-elles grandes, et la surprise et la satisfaction du major Verder, en apprenant que le brigadier avait des révélations à lui faire sur le crime dont on cherchait vainement l’auteur.

« L’assassin du garçon de banque ?…

— Lui-même, monsieur le major.

— Tu connaissais Poch ?…

— Je le connaissais, et je l’ai vu pour la dernière fois dans la soirée du 13.

— Où ?…

— Au kabak de Kroff.

— Tu étais là ?…

— Oui, monsieur le major, avec un de mes agents, avant de retourner à Pernau.

— Et tu as parlé à ce malheureux garçon ?…

— Pendant quelques minutes, et j’ajoute que si l’assassin, comme tout le fait supposer, est ce voyageur qui accompagnait Poch, ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge… je le connais aussi…

— Tu le connais ?…

— Oui, et si le meurtrier est bien le voyageur en question…

— Mais cela n’est pas douteux d’après les constatations de l’enquête…

— Eh bien, monsieur le major, je vais vous le nommer… Peut-être ne me croirez-vous pas !

— Je te croirai, si tu m’affirmes…

— J’affirme ceci, répondit Eck : ce voyageur, auquel je n’ai point adressé la parole, je l’ai parfaitement reconnu dans le kabak, bien qu’il tînt sa figure sous son capuchon… C’est le professeur Dimitri Nicolef…

— Dimitri Nicolef ?… s’écria le major Verder, stupéfait. Lui… ce n’est pas possible…

— Je vous avais bien dit que vous ne voudriez pas me croire ! » répéta le brigadier.

Le major Verder s’était levé, il marchait à grands pas dans son cabinet, murmurant :

« Dimitri Nicolef !… Dimitri Nicolef ! »

Quoi ! cet homme dont on faisait un candidat aux prochaines élections municipales, cet adversaire de la puissante famille des Johausen, ce Russe en qui se résumaient toutes les aspirations, toutes les revendications du parti slave contre l’élément germanique, ce protégé du gouvernement moscovite, ce serait l’assassin du malheureux Poch !…

« Tu affirmes ?… répéta-t-il en s’arrêtant devant Eck.

— J’affirme.

— Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga ?…

— Oui… cette nuit-là, du moins… Il est, d’ailleurs, facile de vérifier le fait…

— Je vais envoyer un agent à son domicile, répondit le major, et je ferai prévenir M. Frank Johausen de passer à mon cabinet… Toi, reste ici…

À vos ordres, monsieur le major. »

Celui-ci donna ses instructions à deux des agents du poste, qui partirent aussitôt.

Dix minutes après, M. Frank Johausen était en présence du major, et, devant lui, le brigadier Eck répétait sa déposition.

On peut juger, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, des sentiments qui s’agitèrent dans l’âme vindicative du banquier. Enfin la plus inattendue des éventualités, un crime, un assassinat lui livrait ce rival qu’il poursuivait de sa haine !… Dimitri Nicolef… meurtrier de Poch !…

« Tu affirmes ?… demanda une dernière fois le major en se retournant vers le brigadier.

— J’affirme ! prononça Eck d’une voix qui dénotait l’absolue certitude.

— Mais… s’il n’a pas quitté Riga ? dit à son tour M. Frank Johausen.

— Il l’a quitté, déclara Eck. Pendant la nuit du 13 au 14, il n’était pas dans sa maison… puisque je l’ai vu… de mes yeux vu… et reconnu…

— Attendons le retour de l’agent que j’ai envoyé au domicile de Dimitri Nicolef, ajouta le major Verder, il sera ici dans quelques minutes. »

M. Frank Johausen, assis près de la fenêtre, s’abandonnait au tumulte de ses pensées. Il voulait croire que le brigadier ne s’était pas trompé, et pourtant sentait comme un instinct de justice se révolter en lui contre la vraisemblance d’une telle accusation.

L’agent revint et fit connaître le résultat de sa démarche :

M. Dimitri Nicolef était parti de Riga le 13, de grand matin, et il n’était pas encore de retour.

C’était la confirmation des révélations du brigadier Eck.

« J’avais donc raison, monsieur le major, dit-il. Dimitri Nicolef a quitté son domicile le 13, dès l’aube… Poch et lui ont pris place dans la malle-poste… L’accident de voiture s’est produit vers sept heures du soir, et les deux voyageurs sont entrés à huit heures au kabak de la Croix-Rompue, où tous deux ont passé la nuit… Si donc l’un des voyageurs a assassiné l’autre, c’est Dimitri Nicolef qui est l’assassin ! »

M. Frank Johausen se retira, à la fois confondu et triomphant de cette terrible nouvelle.

Elle ne pouvait tarder à s’ébruiter.

Ce fut, à travers la ville, comme une traînée de poudre qu’une étincelle eût enflammée !… Dimitri Nicolef l’auteur du crime de la Croix-Rompue !

Heureusement, cela ne fut pas connu d’Ilka Nicolef. La maison resta close à ce bruit. Le docteur Hamine y veilla.

Le soir, lorsque M. Delaporte et lui se rencontrèrent dans la salle, pas un mot ne fut prononcé à ce sujet. D’ailleurs, ils avaient haussé les épaules… Nicolef, un assassin !… Ils refusaient de le croire.

Mais le télégraphe avait joué. Les brigades de police du territoire étaient prévenues : ordre d’arrêter Dimitri Nicolef si elles le découvraient.

Et c’est ainsi que cette nouvelle était parvenue à Dorpat, dans l’après-midi du 16. Karl Johausen en avait été instruit un des premiers, et l’on sait par quelle réponse il accueillit Jean Nicolef en présence de ses camarades de l’Université.