Collection Hetzel (p. 187-200).

XII

wladimir yanof.


Que l’on veuille bien se reporter de quinze jours en arrière au début de ce drame.

Un homme vient d’apparaître sur la rive orientale du lac Peipous. Pendant la nuit, il s’est jeté à travers les glaçons dont la surface du lac est hérissée. Une ronde de douaniers, croyant suivre la piste de quelque fraudeur, s’est lancée sur ses traces, et, au moment où il se dissimulait entre les blocs, elle a fait feu sur lui. Cet homme n’a pas été atteint et a pu se réfugier dans une hutte de pêcheurs, où il a passé la journée. Puis, le soir venu, il s’est remis en marche, a dû fuir devant une bande de loups, n’a trouvé d’abri que dans un moulin d’où un brave meunier a favorisé son évasion. Enfin, poursuivi par l’escouade du brigadier Eck, c’est miracle s’il a pu lui échapper en se jetant sur les glaçons en dérive de la Pernova. C’est miracle aussi s’il n’a pas péri dans la débâcle, et s’il lui a été possible de séjourner à Pernau sans y être découvert.

Wladimir Yanof est le fils de Michel Yanof, un vieil ami de Dimitri Nicolef, qui, avant de mourir, lui a confié toute sa fortune. Ce dépôt sacré de vingt mille roubles en billets d’État devait être remis à Wladimir Yanof, lorsque le proscrit reviendrait dans son pays natal, s’il lui était jamais donné d’y revenir.

En effet, on sait à la suite de quelle affaire politique il a été envoyé au fond de la Sibérie orientale dans les salines de Munisinsk. Une condamnation à la déportation perpétuelle pesait sur lui. Sa fiancée, Ilka Nicolef, pouvait-elle conserver l’espoir qu’il lui serait rendu, qu’un jour, dans sa famille adoptive, la seule qui lui restât au monde, il retrouverait le repos et le bonheur ?…

Non, et, sans doute, tous deux ne se reverraient que s’il était permis à Ilka de le rejoindre dans son exil — à moins qu’il ne parvînt à s’échapper !…

Or, après quatre ans, il s’est échappé, il a traversé les steppes sibériens et européens de l’Empire russe. Il est arrivé à Pernau, où il espérait s’embarquer pour la France ou l’Angleterre.

C’est là qu’il est caché, dépistant la police, attendant qu’un navire lui offre passage, dès que la navigation sera redevenue libre sur la Baltique.

Réfugié à Pernau, Wladimir Yanof était à bout de ressources. Aussi écrivit-il à Dimitri Nicolef, et ce fut cette lettre qui détermina le professeur à partir, afin de remettre au fils le dépôt qui lui avait été confié par le père.

Et si Nicolef n’a rien voulu dire de son voyage ni à ses amis ni à sa fille, c’est, au départ, parce qu’il voulait s’être assuré de la présence de Wladimir à Pernau ; c’est, au retour, parce que le proscrit lui avait fait jurer de ne point révéler sa présence à Ilka, tant qu’une seconde lettre ne lui aurait pas appris qu’il était en sûreté sur une terre étrangère.

Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga secrètement. Bien qu’il eût payé sa place jusqu’à Revel, afin qu’on ne pût soupçonner où il se rendait, il comptait abandonner la malle-poste à Pernau, où elle arriverait le soir même, et, sans l’accident survenu à vingt verstes de la ville, le voyage se fût accompli dans les meilleures conditions.

On sait quel déplorable concours de circonstances vint


Il a traversé les steppes…

compromettre le plan de Dimitri Nicolef. Il avait dû passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue avec le garçon de banque Poch. Il en était reparti à quatre heures du matin, afin de gagner Pernau, ce qui valait mieux que d’attendre le retour du conducteur de la malle… et on l’accusait maintenant d’avoir assassiné son compagnon de voyage !

Lorsque Dimitri Nicolef quitta l’auberge, il faisait nuit encore. Espérant n’être point remarqué, il prit la route de Pernau, déserte alors.

Après une rapide marche de deux heures, au soleil levant, il atteignit Pernau, et se rendit à l’hôtel où Wladimir Yanof logeait sous un faux nom.

Quelle joie ce fut pour tous deux de se revoir après une si longue absence, après tant d’épreuves subies, tant de dangers courus !… N’était-ce pas un père qui retrouvait son fils ?… Nicolef remit à Wladimir le portefeuille qui renfermait toute la fortune de Michel Yanof, et, désirant assister à son embarquement, il resta deux jours avec lui. Mais le départ du navire sur lequel Wladimir Yanof avait arrêté son passage ayant été retardé, Dimitri Nicolef, ne pouvant prolonger son absence, dut repartir pour Riga. Le jeune proscrit le chargea de toutes ses tendresses pour Ilka, et lui fit promettre de ne rien dire à sa fiancée de son évasion, tant qu’il ne serait pas à l’abri des poursuites de la redoutable police moscovite. Il lui écrirait dès que sa sécurité serait assurée, et peut-être alors le professeur pourrait-il le rejoindre avec Ilka ?…

Nicolef embrassa Wladimir, quitta Pernau, et rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17, sans se douter de la terrible accusation qui pesait sur lui.

On a vu, d’ailleurs, avec quelle hauteur le professeur repoussa ou plutôt dédaigna cette accusation, quelle attitude il prit devant le juge d’instruction. On sait également combien ce magistrat insista pour que Nicolef fît connaître le but de son voyage, et en quel endroit il s’était rendu en quittant l’auberge de la Croix-Rompue… Mais Dimitri Nicolef refusa de s’expliquer à ce sujet. Il ne parlerait pas tant qu’une lettre de Wladimir ne lui aurait pas appris que le proscrit était en sûreté. Cette lettre n’arriva pas, et on se rappelle avec quelle impatience, pendant ces deux jours, l’attendit Nicolef !

Et, alors, compromis par un silence qu’il ne voulait pas rompre, poursuivi avec une impitoyable haine par ses adversaires politiques, sa vie même menacée par les violences de la foule, il allait être mis en état d’arrestation, lorsque Wladimir Yanof apparut.

Et maintenant, on savait qui il était, ce proscrit, pourquoi il était venu à Riga. La porte de la maison ouverte, Wladimir Yanof tomba dans les bras de Dimitri Nicolef, il pressa sa fiancée sur son cœur, il embrassa Jean, il serra les mains qui lui furent tendues, et devant le colonel, devant le major Verder qui l’avaient suivi, il dit :

« À Pernau… lorsque j’ai su quel crime infâme était imputé à Nicolef, lorsque j’ai appris qu’on l’accusait d’être l’auteur de l’assassinat de la Croix-Rompue, lorsque les journaux eurent rapporté qu’il se refusait à faire connaître le motif de son voyage, bien qu’il n’eût qu’un mot, un nom à prononcer, le mien, pour se justifier, et qu’il ne le disait pas pour ne point me compromettre, je n’ai pas hésité, j’ai compris quel était mon devoir, j’ai quitté Pernau, et me voici !… Ce que tu as voulu faire pour moi, Dimitri Nicolef, toi, l’ami de Jean Yanof, toi, mon second père, j’ai voulu le faire pour toi…

— Et tu as eu tort, Wladimir, tu as eu tort, Wladimir !… Je suis innocent, je n’avais rien à craindre, je ne craignais rien, et mon innocence eût été bientôt reconnue.

— N’ai-je pas eu raison, Ilka ? demanda Wladimir, en s’adressant à la jeune fille.

— Ne réponds pas, mon enfant, dit Nicolef, tu n’es pas à même de décider entre ton père et ton fiancé !… Je t’estime, Wladimir, pour ce que tu as cru devoir faire, mais je te blâme de l’avoir fait !… Avec plus de raison, tu aurais compris que mieux valait te réfugier en un lieu sûr… De là, tu m’aurais écrit, et, aussitôt ta lettre reçue, j’aurais parlé, j’aurais révélé les motifs de mon voyage… Ne pouvais-je pas supporter encore quelques jours de ces tristes épreuves pour que tu fusses hors de danger ?…

— Mon père, dit alors Ilka d’une voix ferme, tu entendras pourtant ma réponse. Quoi qu’il puisse arriver, Wladimir a bien agi, et toute ma vie ne suffira plus à lui payer ma reconnaissance…

— Merci, Ilka, merci ! s’écria Wladimir. Je suis déjà payé puisque j’ai pu épargner à votre père qu’il fût accusé un jour de plus ! »

Maintenant, la justification de Dimitri Nicolef, due à l’intervention de Wladimir Yanof, ne faisait plus l’objet d’un doute. La nouvelle s’en était répandue au-dehors. Que MM. Johausen missent un haineux entêtement à n’y pas croire, que le major Verder vît avec un déplaisir évident ce Slave échapper à ses accusations, que les amis du banquier fissent toutes réserves sur l’incident, cela ne saurait étonner, et l’on verra bientôt s’ils avaient déposé les armes devant ce qui paraissait être l’évidence même. Mais on n’ignore pas avec quelle rapidité, trop souvent illogique et peu durable, un revirement se produit dans les foules, sinon dans l’opinion publique. C’est précisément ce qui se passa en cette circonstance. L’effervescence se calma. Il ne serait plus question d’envahir la maison de Dimitri Nicolef, les agents de police n’auraient plus à le protéger contre la fureur populaire.

Mais il restait à régler la situation de Wladimir Yanof. Parce que son âme généreuse, le sentiment du devoir l’avaient ramené à Riga, il n’en était pas moins un condamné politique, un évadé des mines de Sibérie.

Aussi le colonel Raguenof lui dit d’une voix où l’on sentait percer une bienveillance, tempérée par la réserve du fonctionnaire moscovite, d’un chef de police :


CHAQUE JOUR, JEAN ET ILKA SE PRÉSENTAIENT À LA FORTERESSE.

« Wladimir Yanof, vous êtes en rupture de ban, et je dois en référer au gouverneur. Je vais me rendre chez le général Gorko. Mais, en attendant mon retour, je ne vois aucun inconvénient à vous laisser dans cette maison, si vous donnez votre parole de ne pas chercher à vous enfuir.

— Je vous la donne, colonel », répondit Wladimir.

Le colonel partit, laissant, d’ailleurs, Eck et ses hommes de faction dans la rue.

Inutile d’insister sur la scène intime dans laquelle Jean, Ilka, Wladimir se livrèrent aux plus vifs épanchements. Le docteur Hamine et M. Delaporte les avaient quittés. Ce furent là quelques instants de bonheur, que la famille du professeur ne connaissait plus depuis longtemps. On se revoyait, on se parlait, on faisait presque des projets d’avenir. On oubliait la situation de Yanof, la condamnation qui le frappait, les conséquences de sa fuite, qui pouvaient être terribles, et le colonel qui allait bientôt revenir en faisant connaître les mesures ordonnées par le gouverneur.

Il revint une heure après, et, s’adressant à Wladimir :

« Par ordre du général Gorko, dit-il, vous vous rendrez à la forteresse de Riga, et vous attendrez les instructions qui ont été demandées à Pétersbourg.

— Je suis prêt à obéir, colonel, répondit Wladimir. Adieu, mon père, dit-il à Nicolef, adieu, mon frère, dit-il à Jean, et, prenant la main d’Ilka, adieu, ma sœur…

— Non… votre femme ! » répondit la jeune fille.

La séparation se fit… Combien durerait-elle ? et Wladimir Yanof quitta cette maison, où il venait d’apporter tant de bonheur.

À partir de ce moment, l’extraordinaire intérêt que présentait cette affaire, si loin d’être terminée, se reporta sur le fugitif qui n’avait pas hésité à sacrifier sa liberté, et peut-être sa vie, car il avait été condamné pour crime politique. Sa conduite, il eût été difficile de ne pas l’admirer, quelle que fût l’opinion qu’on eût de Dimitri Nicolef. Il est certain que, même dans les camps opposés, les femmes célébraient à l’envi cette générosité d’âme qui avait entraîné Wladimir Yanof. Et puis, il y avait le côté si touchant de son existence, son amour pour Ilka Nicolef, leur brusque séparation au moment où leur union allait s’accomplir !… Et maintenant quels seraient les ordres de l’Empereur !… Le fugitif retournerait-il au fond de cette Sibérie orientale, d’où il s’était échappé au prix de tant de fatigues, en bravant tant de dangers ? Sa fiancée, après le bonheur de l’avoir revu un instant, n’allait-elle pas être condamnée à le pleurer éternellement ?… Quand il quitterait la forteresse de Riga, sa conduite lui vaudrait-elle d’avoir obtenu sa grâce, ou reprendrait-il le chemin de l’exil ?…

Toutefois, ce serait une erreur de croire que cette subite et inattendue intervention de Wladimir Yanof eût proclamé pour tous les esprits l’innocence de Dimitri Nicolef. Dans cette ville de Riga, si infestée de germanisme, il ne pouvait en être ainsi. Les hautes classes, principalement, ne supportaient pas que ce professeur, ce représentant des intérêts slaves, fût quitte de l’accusation portée contre lui. Les journaux du parti ne laissèrent pas de faire des réserves avec leur insigne mauvaise foi. En somme, l’assassin n’était pas découvert. Il y avait une victime qui criait vengeance, et surtout par ces bouches haineuses et intraitables des ennemis de l’influence moscovite.

Et Frank Johausen de résumer ainsi l’opinion de nombre de gens, de ceux surtout qui ne voulaient point lâcher leur proie :

« On connaît maintenant les motifs de ce voyage de Nicolef… Il allait rejoindre Wladimir Yanof à Pernau, soit !… En quittant l’auberge à quatre heures du matin, c’était pour se rendre à Pernau, soit encore !… Mais, oui ou non, a-t-il passé la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue ?… Oui ou non, Poch a-t-il été assassiné, puis volé, cette nuit-là, dans ledit kabak ?… Oui ou non, l’assassin peut-il être autre que le voyageur qui occupait la chambre où l’on a retrouvé l’instrument qui a servi à forcer celle du malheureux ?… Oui ou non, ce voyageur était-il Dimitri Nicolef ?… »

À des questions ainsi posées, seule une réponse affirmative était possible. Mais si aux « oui ou non » du banquier on eût opposé ceux-ci : Oui ou non, le crime a-t-il pu être commis par un malfaiteur du dehors ?… Oui ou non, le criminel ne serait-il pas l’aubergiste Kroff ?… Oui ou non, plus encore que Nicolef, celui-ci a-t-il eu toute facilité pour frapper Poch, soit avant, soit après le départ du professeur ?… Oui ou non, ce Kroff ne savait-il pas que le portefeuille du garçon de banque contenait une somme considérable ?…

À cela l’enquête répondait que les perquisitions n’avaient rien relevé de suspect contre l’aubergiste, — réponse qui n’était pas absolument probante. D’autre part, la justice ne se refusait pas à admettre que l’auteur du crime fût un de ces malfaiteurs dont on signalait depuis quelque temps la présence dans la région de la haute Livonie.

Et c’était bien l’opinion du colonel Raguenof qui, le lendemain, s’entretenait de cette affaire avec le major Verder, sans parvenir à le convaincre, comme on l’imagine aisément.

« Voyez-vous, major, disait-il, que Nicolef soit sorti par la fenêtre de sa chambre pendant la nuit pour pénétrer par la fenêtre dans celle de Poch, cela me paraît fort hypothétique…

— Et les empreintes ?… objecta le major.

— Les empreintes ?… Mais il faudrait savoir, tout d’abord, si elles étaient de fraîche date, ce qui n’est pas absolument prouvé… Ce kabak de la Croix-Rompue est isolé sur la grande route… Que quelque rôdeur ait essayé d’enfoncer la fenêtre, cette nuit-là ou une autre, c’est très admissible…

— Je vous ferai observer, mon colonel, que l’assassin a dû nécessairement savoir qu’il y avait gros à voler, et que Nicolef ne l’ignorait pas…

— Ni d’autres non plus, repartit vivement le colonel Raguenof, puisque Poch avait été assez imprudent pour bavarder là-dessus, pour laisser voir son portefeuille… Est-ce que Kroff ne le savait pas, et Broks, le conducteur, et les iemshicks qui se sont succédé aux différents relais, sans compter les paysans et bûcherons attablés dans la grande salle, à l’heure où Nicolef et le garçon de banque ont ouvert la porte du cabaret ? »

Assurément, cette argumentation avait sa valeur. Les présomptions ne pesaient pas uniquement sur Dimitri Nicolef. Il restait toujours à démontrer, d’ailleurs, que le professeur se serait trouvé dans une telle situation pécuniaire qu’il n’aurait pu en sortir que par un vol doublé d’un meurtre.

Malgré tout, le major ne voulait pas se rendre et concluait à la culpabilité de Nicolef.

« Et moi je conclus, répondit le colonel, que les Allemands sont toujours des Allemands…

— Comme les Slaves sont toujours des Slaves, riposta le major.

— Aussi, laissons le juge Kerstorf continuer son enquête, dit en terminant le colonel Raguenof. Lorsque l’instruction sera définitivement close, il sera temps de discuter le pour et le contre. »

Tout en se tenant en dehors de ces opinions trop asservies aux passions politiques du jour, le magistrat instruisait l’affaire avec un soin minutieux. Il savait maintenant ce que le professeur s’était toujours refusé à révéler : les motifs de son voyage, et cela justifiait sa répugnance à le croire coupable. Mais alors, quel était l’auteur du crime ?… Nombre de témoins furent appelés dans son cabinet : les postillons qui avaient conduit la malle entre Riga et Pernau, les paysans et bûcherons qui buvaient dans l’auberge à l’arrivée de Poch, tous ceux qui étaient au courant de ce que le garçon de banque allait faire à Revel, c’est-à-dire un versement pour le compte des frères Johausen. Rien ne permit d’incriminer l’un ou l’autre de ces témoins.

À plusieurs reprises, le conducteur Broks fut interrogé. Mieux que personne, il connaissait la situation de Poch et savait qu’il était porteur d’une somme considérable. Mais ce brave homme ne donnait prise à aucun soupçon. Après l’accident de la malle, il s’était rendu à Pernau avec l’attelage et le postillon ; il avait couché à l’auberge du relais, nul doute à cet égard. L’alibi étant indiscutable, il ne pouvait être inquiété dans cette affaire.

Ainsi donc, l’intervention d’un malfaiteur du dehors se voyait écartée. D’ailleurs, comment un rôdeur de grande route, s’il n’avait eu aucun rapport avec le garçon de banque, aurait-il eu l’idée de le voler, à moins qu’il n’eût appris à Riga, d’une façon quelconque, de quelle mission Poch était chargé ?… Et, alors, faisant diligence pour le suivre et guetter l’occasion, il aurait profité de ce que l’accident avait obligé Poch à se réfugier au kabak de la Croix-Rompue

Bien que cette dernière hypothèse fût admissible, en somme, il était plus probable, cependant, que le crime avait été commis par l’un ou l’autre de ceux qui avaient passé la nuit dans l’auberge. Or, ils n’étaient que deux : le cabaretier et Dimitri Nicolef.

Depuis l’affaire, Kroff était resté au kabak, on le sait, très surveillé par les agents. Amené plusieurs fois devant le juge d’instruction, il avait subi de longs et minutieux interrogatoires. Rien dans sa conduite, rien dans ses réponses, n’avait donné prise aux plus légers soupçons. Au surplus, il était affirmatif sur ce point : c’est que Dimitri Nicolef devait être l’assassin, ayant eu toute facilité pour commettre le crime.

« Et vous n’avez entendu aucun bruit pendant la nuit ?… lui demandait le magistrat.

— Aucun, monsieur le juge.

— Cependant, cette première fenêtre qu’il a fallu ouvrir, cette seconde fenêtre qu’il a fallu forcer…

— Ma chambre est sur la cour, répondait Kroff, et les fenêtres des deux autres donnent sur la grande route… Je dormais profondément… D’ailleurs, cette nuit-là, il faisait un temps épouvantable, et la bourrasque n’eût permis d’entendre aucun bruit. »

Le juge, en écoutant les dépositions de Kroff, le regardait attentivement, et, bien qu’au fond il fût prévenu contre lui, il ne pouvait rien surprendre qui mît en doute la véracité du cabaretier.

L’interrogatoire achevé, Kroff reprenait librement le chemin de la Croix-Rompue. S’il était coupable, ne valait-il pas mieux lui laisser sa liberté tout en le surveillant ?… Peut-être se compromettrait-il d’une façon ou d’une autre ?…

Quatre jours s’étaient écoulés depuis que Wladimir Yanof avait été enfermé dans la forteresse de Riga.

Conformément aux ordres du gouverneur, une chambre avait été affectée au prisonnier. On le traitait avec les égards que méritaient sa situation et sa conduite. Le général Gorko ne doutait pas que ces ménagements ne fussent approuvés en haut lieu, quelque dénouement que dût avoir cette affaire pour Wladimir Yanof.

Dimitri Nicolef, dont la santé se ressentait de ces terribles épreuves, retenu à la chambre, ne put le voir comme il l’eût désiré. D’ailleurs, l’accès de la prison était permis à la famille de Nicolef et aux amis de Wladimir Yanof. Chaque jour Jean et Ilka se présentaient à la forteresse et on les conduisait près du prisonnier. Et là, que de longs et intimes entretiens d’où l’espoir n’était pas banni ! Oui ! la sœur et le frère croyaient, voulaient croire à la magnanimité de l’Empereur… Sa Majesté ne serait point insensible aux supplications de cette malheureuse famille si rudement frappée depuis quelque temps… Wladimir et Ilka ne seraient plus séparés par des milliers de lieues, et surtout par cette condamnation à perpétuité, plus terrible encore que la distance… Le mariage de ces deux êtres qui s’aimaient pourrait enfin s’accomplir dans quelques semaines, si Wladimir bénéficiait de la clémence impériale… On le savait, le gouverneur faisait des démarches dans ce but… La situation particulière de Dimitri Nicolef à Riga, à la veille des élections où il représentait le parti slave, les tendances du gouvernement à russifier l’administration municipale dans les provinces Baltiques, tout concourait à ce que le fugitif obtînt remise entière de sa peine.

Le 24 avril, après avoir pris congé de Yanof, puis de son père et de sa sœur, Jean quitta Riga pour retourner à Dorpat. C’était le front haut qu’il voulait rentrer à l’Université, lui qu’on avait traité de fils d’assassin.

Inutile d’insister sur l’accueil que lui firent ses camarades, ceux de sa corporation et Gospodin plus chaleureusement que personne.

Mais inutile aussi de dire que les autres étudiants, ceux que menait Karl Johausen, n’avaient point désarmé. Il semblait donc impossible que cela ne finît pas par un éclat.

Cet éclat se produisit le lendemain du retour de Jean Nicolef.

Jean, ayant demandé satisfaction à Karl de ses insultes, celui-ci refusa de se battre en les aggravant encore.

Jean le frappa au visage. Le duel, qui était devenu inévitable, eut lieu et Karl Johausen fut grièvement blessé.

Que l’on juge de l’effet de cette rencontre lorsque la nouvelle en parvint à Riga ! M. et Mme  Johausen partirent aussitôt pour aller soigner leur fils mortellement atteint peut-être. Et, à leur retour, avec quelle violence, sans doute, reprendrait la lutte entre ces ennemis acharnés !

En attendant, cinq jours après, la réponse relative à Wladimir Yanof arrivait de Pétersbourg.

On avait eu raison de compter sur la générosité de l’Empereur. Grâce entière était accordée au proscrit, échappé des mines de Sibérie, et Wladimir Yanof fut immédiatement remis en liberté.