Un drame de conscience sous la Révolution

Augustin Sicard
Un drame de conscience sous la Révolution
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 807-834).
UN DRAME DE CONSCIENCE
SOUS LA RÉVOLUTION

Il ne s’agit pas, dans ces pages, de faire l’histoire du serment à la constitution civile du clergé de France pendant la Révolution. Elle a été souvent écrite. Je voudrais aborder un sujet d’ordre plus intime, essayer d’entrer dans l’âme de ceux qui furent sommés de le prêter, et dégager, retracer, le combat qui se livra dans leurs délibérations et leurs résolutions. Il y a là place pour la psychologie. Ce fut vraiment un drame de conscience.

Pour nous en convaincre, plaçons-nous dans le temps et les circonstances où devait être prononcé le serment. Le décret de la Constituante, en date du 8 juillet 1790, prescrivait aux évêques, vicaires généraux, curés, vicaires, professeurs de séminaire et de collège, à tous les ecclésiastiques fonctionnaires publics, de prêter le serment dans la huitaine. Ce devait être un dimanche, à l’issue de la messe dans les églises cathédrales et paroissiales, en présence du conseil général de la commune et des fidèles. Ordre de faire connaître leur intention deux jours d’avance au greffe de la municipalité. Ceux d’entre eux qui n’avaient pas obéi, étaient censés avoir renoncé à leur charge et remplacés. Huit jours après l’expiration du délai, le maire avait ordre de les dénoncer pour refus de serment au procureur général du département, ou au procureur syndic du district. On avait choisi le dimanche, ou un jour de fête, et la grand messe, pour faire de cette prestation du serment un véritable et émouvant spectacle. Il s’agissait d’impressionner le répondant, on pourrait dire le patient, par l’apparat de la scène.

En fait de drame, il ne peut être question des prêtres dont l’acquiescement donné d’avance ne comportait pas de combat. Parmi ceux-là il faut compter les réguliers ou les séculiers qui aspiraient au changement, qui avaient été touchés par la philosophie du XVIIIe siècle, qui jugeaient trop lourd le poids des obligations de leur état. L’occasion se présentait de l’alléger ou de s’en décharger. La Révolution trouva le clergé secondaire irréprochable dans son ensemble ; mais il n’était pas possible que, dans une corporation aussi nombreuse, il ne se rencontrât pas des tièdes, des découragés, qu’un relâchement partiel, excité maintenant par le vent d’émancipation universelle qui soufflait sur la France, préparait à des défaillances.

Plus nombreux sera le camp des politiques, des ambitieux, qui ont donné tête baissée dans la Révolution, qui l’ont faite leur tout entière, et qui ne voudront pas séparer leur destinée de la sienne. On les connaît. Dès 1789 et depuis, ils se démènent, font de la propagande chez leurs confrères, dans les assemblées électorales, déjà dans les clubs, à l’église même, par la parole et par la plume. A les voir à l’œuvre, à les entendre, on peut dès aujourd’hui les ranger parmi les fidèles et même les apôtres de la constitution civile.

Mais, en dehors de ces exaltés que rien n’arrêtera, n’oublions pas que tout le monde fait de la politique depuis 1789, que tous les curés, dès le début, ont obéi au mouvement qui emporte la nation. Ils ont nommé pour les représenter des députés de leur rang, le plus souvent des curés, et du fond de leurs presbytères ils se sont associés à leurs votes, ainsi qu’aux créations, parfois aux destructions de la Constituante. C’est à cette masse que se pose la question du serment. Vont-ils pour la première fois se mettre en opposition avec cette Assemblée, qu’ils ont tant contribué à créer, qui n’a jamais connu un obstacle à sa volonté et qui ne reculera pas ?

La politique prépare des adhérents à la constitution civile. L’âge aura aussi son influence. Il ne semble pas que la jeunesse ait cédé à l’emballement particulier qu’on pouvait craindre. La vieillesse compta des capitulations que les années expliquent. Recevoir signification à soixante, à soixante-dix ans, d’avoir à prêter serment sous peine de destitution, d’expulsion, finalement de déportation, tout quitter pour aller au loin, à l’étranger, infirme et sans argent, ou bien rester en France avec la vision de la prison et même de l’échafaud : il y avait là une perspective capable de déconcerter des volontés affaiblies par le temps.

Enfin, à la catégorie des sujets accessibles à la tentation, il fallait joindre les esprits hésitants, mobiles, les caractères faibles, prêts à subir l’influence des confrères ralliés au serment, et plus souvent encore des autorités civiles, dont la pression fut extrême.

C’est dans cette situation complexe que les curés vont voter. Leur décision sera grave, grave pour eux, grave pour leurs ouailles sensibles à leur exemple et à leur conseil. Les évêques sont loin, le pape plus loin encore. L’humble pasteur est proche et écouté. On peut dire que les curés, laissés dans l’ombre sous l’ancien régime, vont avoir une grande part dans le sort de l’Eglise de France. Certes les évêques, par leur doctrine et leur conduite, leur montrent la voie à suivre, mais la prendront-ils ? Sans la ferme attitude de l’épiscopat, les curés, moins éclairés, plus entraînés, auraient fléchi. Sans le concours des curés, en majorité restés fidèles ou rétractés, les campagnes auraient fléchi à leur tour.

La question du serment était bien complexe pour eux. Le silence du pape, l’approbation du roi, étaient loin d’être un argument contre la constitution civile. Elle paraissait emprunter aux premiers siècles chrétiens des usages et une discipline qu’on trouvait trop abandonnés. Pour le présent, elle libère l’Eglise de France d’abus criants, de privilèges d’une caste qui s’attribue tous les revenus et tous les honneurs. Par ailleurs, pourquoi prendre ombrage de l’intervention du pouvoir civil dans une question intéressant la religion ? Les rois de France, par leur impulsion propre et à la demande même du clergé, ne se sont-ils pas occupés durant des siècles des choses d’Eglise ?

Enfin quels bouleversements entraînera la résistance à la loi nouvelle ! Les prêtres opposants vont paraître rompre avec la Révolution. Or les curés l’ont acclamée. Ils ont tressailli avec leur peuple en 1789, aux noms d’Etats généraux, de liberté, d’égalité. Les fautes, les destructions de la Constituante n’ont pas beaucoup refroidi leur enthousiasme. Ils ont aimé la Révolution, et la Révolution semble les aimer encore. Dans la constitution civile elle-même, n’a-t-elle pas prouvé sa sollicitude à leur égard, en croyant élever leur traitement d’ancien régime, en établissant dans le fonctionnement de l’Eglise de France l’égalité dont vient d’être dotée la nation. Désormais, pour être évêque, grand vicaire, chanoine, il ne sera pas nécessaire de montrer des quartiers de noblesse. Ces bienfaits dus à la Révolution ne sombreraient-ils pas avec elle ? La constitution civile du clergé était bienveillante pour les curés. Dès lors, lui refuser serment, c’était la méconnaître et froisser la Constituante. Décision grave en une nation habituée depuis des siècles à obéir au pouvoir, en face d’une Assemblée nationale devant laquelle depuis deux ans s’inclinait la royauté elle-même.

Les opposés au serment vont avoir contre eux non seulement les législateurs, les tribunaux, l’administration, mais encore l’opinion : hommes de lettres, journalistes, philosophes, avocats, et même la grande majorité de la bourgeoisie et du peuple. Avoir pour ennemie l’opinion, c’était grave, car jamais elle ne fut à ce point souveraine. N’est-ce pas elle qui a fait la Révolution, qui rend la Constituante toute-puissante ? Que peut-on faire malgré l’opinion, en ce temps de liberté fraîchement reconquise ? Les prêtres refusant le serment seront traités de réfractaires, verront se tourner contre eux l’opinion et perdront leur popularité. Oh ! ces souvenirs de 1789, la fusion des esprits et des cœurs, les acclamations du clergé par le tiers-état, les prêtres connaissant tous les enivrements de la popularité ! Vont-ils la perdre et, après la joie d’être aimés, connaître toute l’amertume de la haine ? Oui, cela sera, et cela sera par suite de la constitution civile.

Avec le revirement-de l’opinion, l’impopularité sera complète et terrible. Les prêtres, qui auront refusé le serment pour ne pas trahir leur conscience, vont être accusés de trahir la liberté. Cette époque imbue d’esprit révolutionnaire est déjà trop atteinte dans sa foi pour comprendre que le clergé puisse tout risquer, situation, repos, avenir, popularité, pour des motifs purement religieux. Aussi va-t-elle en chercher d’autres. Quelques détracteurs mettront même en avant, sans y croire beaucoup, des raisons de politique, d’intérêt, la rancune d’avoir perdu les anciens honneurs et la richesse.

Être ainsi victimes de la calomnie, perdre la popularité et avec elle le cœur, la confiance du peuple, c’est grave, surtout pour ceux qui ont à se les concilier. L’épreuve sera d’autant plus douloureuse que les accusés vont connaître la désaffection. non seulement de la foule, mais souvent de leurs amis et même de leur propre famille. Beaucoup de prêtres se recrutaient avant la Révolution dans la bourgeoisie. Cette origine même les apparentait fréquemment avec les maires, les magistrats, les avocats, les conseillers généraux, les juges de paix, les procureurs syndics, administrateurs divers, tous mêlés au fonctionnement de la chose publique, et acquis par leurs fonctions mêmes, par le manque d’information théologique, à la loi votée par la Constituante. En dehors de toute préoccupation administrative, dans le cercle intime des affections de famille, quelle insistance les prêtres allaient trouver chez leurs proches en faveur du serment à la constitution civile !

Telle nous apparaît la situation. Véritablement l’épreuve imposée au clergé était bien grave. Il est toujours dangereux de mettre des milliers d’hommes en demeure de bouleverser leur existence. Quelle secousse allait donner aux hésitants le vent qui soufflait sur la France ! La Constituante, par ses innovations, posait des points d’interrogation qui dépassaient la portée ordinaire d’un serment. C’est une imprudence de renverser tout d’un coup les traditions, les règles, les autorités qui dirigent, qui protègent des milliers d’hommes et sont comme une garde d’honneur autour de leur vie. On peut être tenté de la recommencer dans une autre voie quand elle n’a pas tenu ce qu’elle avait promis, et ce recommencement est plein de périls.

La Révolution soumettait un corps immense à une pression qui était un appel à la défection. Nombre d’existences qui se seraient écoulées calmes, irréprochables, en temps ordinaire, vont chanceler, nombre de prêtres vont faillir, dont la chute étonnera d’autant plus qu’ils avaient jusqu’alors édifié par leur conduite. N’avait-on pas prononcé le mot d’ange de Lydda, — ange déchu, — au sujet du futur évêque constitutionnel de Paris, Gobel, lequel d’ailleurs n’avait pas été un ange ? D’autres défections ne seront pas moins surprenantes.


I

C’est dans ce cours des événements, dans cet état des esprits que la partie va se jouer.

Le temps est venu de conclure. On touche au dernier délai de la prestation du serment. Les jours qui précèdent ont été des jours d’angoisse. A Besançon et dans d’autres chefs-lieux, on a vu une procession de prêtres venir demander au directeur du séminaire des lumières et des décisions. Dans les presbytères des villes et des campagnes, l’agitation est extrême. Les réunions du clergé environnant y ont été nombreuses et ardentes. Les opinions contraires ont eu leurs protagonistes, et la discussion a été d’autant plus passionnée qu’il y allait de la conscience de chacun et de l’avenir de toute une vie. On se quitte trop souvent sans s’être entendus, raidis encore par la vivacité de la contradiction.

Voici la date solennelle. Le jour et l’heure du serment sont arrêtés. Toute la paroisse est en émoi. Dans les allées et venues du presbytère, j’aperçois, outre les pieuses femmes, des hommes nombreux qui apportent leurs avis et leurs instances. Plusieurs sont pour les curés des amis, des camarades, des parents. J’y distingue les notables de l’endroit, des membres du conseil de la commune, le maire lui-même. Ils parlent, ils pressent. Ils jugent en citoyens fiers de la Révolution, et très fortement en garde contre toute apparence de réaction, contre tout réveil d’ancien régime. Ils ne comprennent rien à ces polémiques religieuses, à ces distinctions entre l’ordre et la juridiction. Ils voient dans la nouvelle délimitation des diocèses et des paroisses, dans l’élection des évêques et des curés, la suppression d’abus cent fois dénoncés. Quant au Pape, dont ils n’ont pas beaucoup entendu parler, qu’ils ne connaissent guère que pour lui payer les annales et les dispenses, ils se contentent de le vénérer. Pour eux, observateurs de la loi et même gardiens de la légalité, l’Assemblée nationale ayant décrété, il n’y a qu’à obéir.

Le prêtre écoute, parle peu et réfléchit. Où est la vérité, où est le devoir ? Ceux qui préconisent le serment auraient-ils raison ? S’il est si mauvais, pourquoi le pape ne l’a-t-il pas encore condamné ? Pourquoi un roi pieux, Louis XVI, qui a deux prélats ministres dans son conseil, l’a-t-il sanctionné ? Les évêques de France, qui le combattent en masse, n’obéissent-ils pas, peut-être à leur insu, à des préjugés de caste, à des impulsions nobiliaires ?

Ne jugeons pas d’après le clergé actuel la mentalité de l’ancien clergé de France, que la théologie et les habitudes gallicanes tournaient moins vers le pape, et qui cependant allait mourir pour le défendre. C’est dans le feu du combat, dans le tourbillon d’opinions contraires, c’est parmi les ombres projetées sur le débat par les arguments et les exemples des partisans du serment, sous la pression des amis et des proches, des affections et des intérêts, qu’il s’agit de se faire une opinion, une conviction, et de prendre une détermination dont les conséquences seront irréparables. Si elle est contraire au décret, il faudra la produire au grand jour, en pleine église, devant des magistrats qui veulent faire appliquer la loi, devant un peuple partisan du serment, parce qu’il n’en comprend pas la culpabilité, parce qu’il aime son curé et que c’est la condition de le garder. Un refus, de sa part, qui paraîtra une révolte contre la nation et une trahison de la cause populaire, va bouleverser les sentiments, et peut tourner la sympathie de la veille en haine du lendemain.

Ce n’est point là une peinture fantaisiste. Toutes les déclarations que nous allons entendre au sujet du serment, tous les documents de l’époque confirment notre récit et l’assombrissent. « Pendant plus de deux mois, écrit un contemporain, dans toute l’étendue de la capitale et des provinces, les jours de fête furent pour les pasteurs de vrais jours de supplice, et l’imagination ne suffit pas à se faire une idée de toutes les tentatives, de toutes les persécutions, de toutes les sollicitations auxquelles il fallut résister. Aux approches du jour marqué pour la fatale épreuve, tantôt ce sont des bandes envoyées par les clubs pour apprendre au pasteur le sort qui l’attendait s’il refusait ; tantôt c’étaient les prières, les instances de parents, d’amis intéressés cherchant à le séduire. Dans son propre cœur, c’était l’affection même, l’habitude de vivre avec une paroisse dont il avait jusqu’alors la confiance, et qui l’aimait encore, mais que les décrets avaient séduite et qui allait ne voir en lui qu’un ennemi. »

Mais trêve aux hésitations. C’est le moment d’opter. La cloche du village, de la ville, annonce par son dernier tintement que l’office commence. Tous les paroissiens sont à leur place, attirés par ce spectacle d’un nouveau genre, avides de voir l’attitude de leur pasteur, souvent divisés eux-mêmes d’opinion et de parti. Nous devinons le combat intérieur qui se livre dans l’âme de ce prêtre, où la pression du dehors, les liens de famille, l’amour du clocher, la crainte du changement, du lendemain, de la misère, cherchent à endormir sa conscience, et lui prêchent la capitulation. Que répondra le patient dans cette mêlée confuse de sentiments qui l’assiègent ? Les interrogés diront-ils oui ou non, un oui ou un non d’où dépend leur sort ? Beaucoup d’entre eux ne voudraient dire ni oui ni non, et souhaiteraient, à la formule du serment qui atteste leur patriotisme, ajouter la restriction qui rassurerait leur foi. Ces restrictions seront interdites, et il faudra bien se résigner à se classer parmi les assermentés ou les insermentés. Dans le premier camp se rangeront un grand nombre de prêtres et beaucoup, croyons-nous, de bonne foi.

En ce moment, c’est le second camp qui nous intéresse, parce qu’il comprend ceux qui ont remporté une grande victoire, et que leur attitude va sauver l’Église de France. Saluons-les, saluons-les avec l’émotion et le respect qu’éveille toujours le spectacle de la beauté morale et du courage, car il s’agit d’hommes qui immolent tout, situation, affections, intérêts, repos, habitudes, à leur conscience. Aucun motif humain ne les anime. Disons plus : à voir la tournure des événements et la violence des passions déchaînées, à entendre les menaces, les prédictions sinistres qui s’élèvent comme un sourd mugissement précurseur de la tempête, les esprits attentifs peuvent pressentir qu’il ne s’agit pas seulement de leur situation,, mais de leur vie, et qu’on peut déjà entrevoir comme conséquence du refus qu’ils vont faire une menace non seulement d’exil, mais de mort. C’est à ce prix qu’ils seront fidèles, qu’ils retiendront ou qu’ils ramèneront le peuple qui les eût suivis dans le schisme, parce qu’il était plus près d’eux que des évêques ; c’est à ce prix qu’ils rachèteront l’Eglise de France, qu’elle restera catholique, qu’ils lui conserveront, à travers le sang et les ruines, dans la crise la plus terrible qu’elle ait traversée, le bien inestimable de l’unité. Il n’y a pas eu de date plus émouvante dans notre histoire religieuse.


II

Ces considérations veulent être appuyées sur des faits, et les faits abondent. Ils redisent les sentiments que ce terrible serment fit éprouver au clergé. Il y eut des prêtres réfractaires qui semblent avoir moins souffert que d’autres, tant leur résolution fut prompte, parfois tranchante et altière. « Je jure, déclare le curé de Vulaines, que je donne mon âme à Dieu, mon cœur au roi, mon corps à la nation. En fait de serment, j’ose vous assurer, Messieurs, que je suis dans la ferme résolution de n’en pas faire d’autre. » Le district de Baume, dans le Doubs, dénonce avec une indignation particulière le curé d’Auteuil qui, « à la face des autels, en présence des fidèles de sa paroisse, » leur a tenu « le discours le plus incendiaire qui ait peut-être été prononcé ». Et quel est ce discours ? Le curé d’Auteuil a dit à ses paroissiens : « La force va m’arracher de vous ; je serai toujours votre pasteur, malgré elle. La terre ne peut pas m’ôter le troupeau que le ciel m’a confié. Le curé qui me remplacera sera un schismatique, les sacrements seront profanés, et je ne cesserai de gémir sur le sort auquel vont être livrées des ouailles qui me seront toujours chères. »

Chez des prêtres aussi résolus, dont la décision a été immédiate, irrévocable, il n’y avait guère de place pour l’hésitation. Le devoir leur apparaissait très net ; ils s’étaient déterminés d’emblée à le remplir. Il en était d’autres plus fortement tentés, ou du moins plus sensibles aux sacrifices que le refus du serment allait leur imposer. Leurs impressions, leurs luttes nous intéressent comme tout ce qui est humain. Elles se traduisirent parfois par des effets extraordinaires. Dans le diocèse d’Ax, on cite l’exemple d’un curé qu’on avait entendu toute la nuit promener d’horribles anxiétés. Le lendemain, quand il vint à l’église, on le regarda avec stupeur. En quelques heures, ses cheveux avaient blanchi : c’était un vieillard.

Rarement le combat intérieur devait produire une telle angoisse. Mais les éléments de la lutte étaient multiples. Dans la décision à prendre, le cœur posait ses objections à la conscience. Que de liens à rompre, liens de famille, liens de paroisse, bientôt liens de patrie ! Le curé de Baril écrit à la municipalité qu’il ne prête pas le serment, qu’il se retire chez sa mère, dont il est tendrement aimé, parce qu’elle croit qu’il ne peut rester curé dans les conditions exigées par la loi. Les femmes furent généralement hostiles au serment. Ici, c’est la mère, avertie par la délicatesse de sa foi, qui prêche à son fils l’abstention, et l’appelle auprès d’elle. Les hommes sont moins ardents et moins timorés. Dans le même département, le notaire de Sompins écrit à son fils, Aubert, curé de Fromentières : « Nous sommes pleins d’inquiétude sur votre état ; beaucoup de rumeurs sur les serments de curés, surtout dans votre canton... Nous n’entendons rien dire sur vous. L’avez-vous fait, avec des restrictions ou sans restrictions ? Etes-vous tranquille ou ne l’êtes-vous pas ? C’est le sujet de nos soucis et de nos inquiétudes. » Voilà un père inquiet, qui ne nous dit pas s’il est pour ou contre le serment.

En voici un autre, en Saône-et-Loire, qui est nettement pour. Il avait à sa table son fils. Il lui dit : « Tu prêteras serment, j’espère ; tu ne feras pas comme tant de tes confrères qui refusent. — Mon père, je ne peux pas, j’agirais contre ma conscience. — J’ai consulté un tel, professeur de théologie, qui m’a répondu : On le peut prêter. — Moi aussi, j’ai consulté mes professeurs... Ils m’ont répondu : Gardez-vous en bien ! — Décidément, tu ne veux pas. — Décidément. — Eh bien ! sors de chez moi. Je ne veux pas garder un rebelle aux lois. » A Paris, le curé de la Madeleine-la-Ville-l’Évêque, Le Ber, a été l’objet des sollicitations les plus instantes de sa famille et de ses fabriciens. Un de ses confrères, partisan du serment, le conjure à genoux de le prêter, ajoutant « qu’il le prenait sur sa conscience. » Le Ber juge avec la sienne et refuse le serment.

Un document de l’époque, les Mémoires de l’abbé Traizet, curé dans l’Aisne, apportent un frappant exemple de la pression des familles. Il raconte comment son frère, accompagné de son neveu et d’un notaire, fit irruption chez lui pour le déterminer à jurer. Le syndic du district était de connivence, et avait envoyé, pour convertir Traizet, une collection de lettres pastorales rédigées par les évêques constitutionnels. Elles n’ébranlent en rien sa conviction. Nouvel assaut des parents, qui reviennent flanqués de sa belle-sœur. Mon frère, dit Traizet, « ne voyait pas les choses comme moi ; il se disait assez ouvertement l’ami de la Révolution, séduit qu’il était par quelques bourgeois du voisinage... Cette entrevue me fit beaucoup de mal, et je me vis obligé de mettre fin à leurs instances, en leur disant que ma manière de penser était à moi. » La famille se retira irritée, et fit dire à l’abbé que toute relation était rompue, qu’il s’abstint de paraître chez elle. Traizet avait déjà pris cette détermination, son neveu s’étant permis de lui manquer grossièrement en pleine table. Il décrit l’obsession dont il est l’objet, son énervement devant le flot de visiteurs et de conseillers, qui chaque jour sonnent à sa porte, l’invasion de son église, où l’on s’est permis de faire une lecture impie, qu’il a dû flétrir à haute voix.

L’insistance des fidèles est parfois plus émouvante que la pression de la famille. Dans une commune des environs de Vervins, tous les paroissiens, hommes, femmes, enfants, sachant que le curé est contre le serment, accourent à l’église, au jour marqué, et le supplient de le prêter. Le prêtre ne peut opposer que son silence à ces instances et à ces larmes. On lui demande de le faire avec des restrictions qu’il ne peut accepter. Ce sont des sanglots. Ces braves gens jurent de le défendre et de ne pas reconnaître d’autre pasteur.

Les séparations sont douloureuses. Dans la capitale, le curé de Sainte-Marguerite, doyen des curés de Paris, de Laugier de Beaurecueil, lutte contre les calomnies qu’on répand au sujet des refus de serment. Ce n’est ni l’intérêt, ni la politique, mais sa foi qui le guide. Ce qui le tracasse, c’est le péril des âmes, surtout de ceux qui, parmi ses paroissiens, passent à l’ennemi. « Si j’ai pleuré, dit-il à ses fidèles, j’ai pleuré sur vous et non sur moi. » Aucun motif humain ne l’inspire. La vie elle-même ne lui tient à rien. Il sait son âge. « Le tombeau, ajoute-t-il, est entr’ouvert sous mes pas, et je soupirerais encore après une ombre qui va m’échapper ! » Ce qui le déchire, c’est d’avoir à quitter son troupeau. Il pleure sur les transfuges et sur tous ceux qu’il va quitter : « Vous, leur dit-il, qui fûtes longtemps le tourment de mon zèle... , vous que j’ai presque tous vus naître et qui me devez vos premiers principes de religion, vous que je chéris comme un père chérit ses enfants ! Infortuné, après tant de veilles, après tant d’années d’un ministère pénible, devais-je attendre que la fuite et la misère deviendraient mon partage ? » Interpellant alors les meneurs qui, « séparant l’Eglise de France de son tronc antique, ont mieux aimé la scier en deux que d’accorder un délai de quelques jours », il crie aux responsables de l’iniquité, et parlant des sacrifiés : «. Arrêtez, barbares, ils sont vos frères et ils furent vos bienfaiteurs. »

Le cœur a parlé. Voici l’intérêt, ou plutôt le sentiment de sa propre conservation, qui dit son mot dans les délibérations de la conscience. Comment demander à des hommes, dont beaucoup sont des vieillards, de ne pas envisager, ne serait-ce que d’un regard furtif, la misère qui sera la conséquence de leur refus ? La Révolution avait paru préoccupée de la situation temporelle des curés. En fait, elle n’avait guère amélioré leur situation. Celle-ci paraissait avoir grandi moins, par ce qu’ils avaient obtenu eux-mêmes que par ce qu’avaient perdu les évêques, les abbés, les chanoines, ces privilégiés de l’ancien régime. Il n’y avait plus de bas clergé, plus de curés à portion congrue. Leur traitement était de 1 200 francs. Il allait être perdu pour ceux qui refusaient le serment. Ils ne pouvaient espérer qu’une pension aléatoire de 500 francs. Le district, au reçu du procès-verbal d’une réponse négative ou insuffisante, ne manquait pas de leur en signifier la suppression, ce qui fit revenir quelques-uns sur leur décision.

Heureusement, combien nous avons à enregistrer de déclarations dédaigneuses de tout intérêt humain ! « Puisqu’il faut choisir, dit le curé de Vauchamp, je choisis plutôt les tourments de la faim que les remords déchirants de la conscience. J’aime mieux mourir innocent que de vivre coupable. Du moins, dans mon infortune, j’aurai la consolation de pouvoir me dire à moi-même que je n’ai point péché contre la loi, ni contre César. J’ai juré d’être fidèle à la patrie, je ne suis dépouillé que pour avoir ajouté que je serai fidèle à Dieu et soumis à l’Eglise catholique. » Et cette déclaration concise, tranchante, du curé de Warloy-Baillon, en Picardie ; « Il y en a qui font le serment parce qu’il faut vivre, et moi je le fais avec restriction parce qu’il faut mourir. »

Parfois, les interrogés exposent plus longuement les motifs de leur refus et le combat intérieur qu’ils ont à soutenir. Le desservant de Pargues, en Champagne, répond à la municipalité : « Je vais être honteusement chassé... Je serai bientôt exposé aux horreurs de l’indigence, au mépris et peut-être à la persécution... Mais ne me trouverais-je pas encore dans un état plus triste si je venais à céder contre ma conscience à la crainte d’un avenir inquiétant ? Le remords dont je serais dévoré, les jugements du Seigneur, que j’aurais à craindre, tout cela n’est-il pas capable de me faire envisager comme incomparablement plus affligeante la situation où je serais réduit en méprisant la voix du sens intime ? »

Dans cette lutte entre l’intérêt et le devoir, les jeunes, plus rapprochés de leurs promesses cléricales, mieux protégés d’ailleurs par l’insouciance de leur âge, mieux armés contre les soucis du lendemain, firent parfois la leçon aux anciens. Un curé des environs d’Evron avait fait en chaire une lecture qui impliquait l’adhésion à la constitution civile. Son vicaire l’interrompt : « Monsieur le Curé, ce n’est pas là ce que vous me disiez encore hier au soir. » A Saint-Clément de Craon, le curé ayant prêté serment du haut de la chaire, son second vicaire, se tournant vers l’auditoire, s’écria : « Vous venez d’entendre le schisme s’établir ; que tous ceux qui sont attachés à l’Eglise me suivent. » Il sortit avec le plus grand nombre des fidèles.

Ces rappels à l’honneur faits par des vicaires aux curés furent rares. C’est l’inverse qui était dans l’ordre. Nous aurions à citer, dans tous les diocèses, de fières déclarations de dédain pour toute compromission d’intérêt. Certains curés auxquels on a payé le premier trimestre de l’année 1791 poussent la délicatesse jusqu’à le renvoyer à l’autorité, craignant que l’acceptation puisse mettre en doute la décision qu’ils ont prise.

Les cœurs, les intérêts se sont fait entendre. Voici qu’intervient l’autorité, ou plutôt les autorités. Ces autorités ne sont pas lointaines, elles sont proches. Elles s’appellent M. le procureur syndic, M. le maire. Quelle place ces deux personnages vont tenir dans la prestation du serment !

On a pu remarquer que le civil en prend à son aise avec les églises sous la Révolution. A travers les siècles, les fidèles les avaient considérées comme la maison de Dieu, un peu aussi comme la leur, tant les circonstances de leur existence individuelle, familiale et nationale, avaient leur répercussion dans le temple. Au moment de la Révolution, bien que la foi ait baissé, l’église apparaît encore comme le bien de tous, et pour tout, pour le temporel comme pour le spirituel, pour la politique comme pour la religion. Depuis 1789, presque toutes les réunions électorales se sont tenues dans les églises, dans les couvents. On va continuer, mais maintenant l’invasion du temple prend un caractère nouveau et menaçant. Un laïc y entre en maître, et c’est pour s’immiscer dans la question religieuse. Il s’appelle M. le maire. Il vient pour faire comparaître le curé du lieu, et cela publiquement, à tel jour, à telle heure, pour l’interpeller, pour prononcer sur son sort, pour décider s’il sera maintenu ou révoqué. A cet effet, du banc d’œuvre, il prend la parole. Il la prend dans ce sanctuaire où le ministre de Dieu a seul le droit de se faire entendre. Il le questionne là-haut, dans cette chaire où le prêtre a si souvent parlé en docteur, où il est maintenant mandé, enquêté et jugé.

Le maire, voilà l’homme qui, en l’affaire du serment, jouera le grand rôle dans les campagnes. Avec lui et au-dessus de lui, le procureur syndic du district va exercer une action plus large dans l’arrondissement. On pourrait s’étonner de la pression que les fonctionnaires appartenant la plupart, à cette époque, aux familles distinguées du tiers-état, à la bourgeoisie, voulurent exercer sur les curés. Beaucoup de prêtres, recrutés dans la classe moyenne, dans des milieux assez relevés, comptaient des parents, des amis parmi les maires, les juges de paix, les membres des tribunaux, des conseils généraux et des directoires. Comment s’expliquer leur rigueur envers des proches, des amis ? C’est que la plupart ne comprirent pas les motifs de la résistance du clergé ; c’est aussi parce qu’ils firent passer le devoir professionnel avant toute autre considération. Quelques-uns, nous le verrons, mirent une véritable cordialité à convaincre les réfractaires pour leur épargner la rigueur de la loi, et une grande indulgence dans l’interprétation de leurs réponses, mais l’attitude, chez beaucoup, fut stricte, chez plusieurs impitoyable.

Parmi toutes les autorités locales, le procureur syndic du district joua un rôle très important. Les procès-verbaux le montrent toujours en mouvement, parcourant avec une activité fébrile la circonscription, excitant les maires, mettant son honneur, son orgueil, à obtenir des adhésions, et pour cela multipliant chez les prêtres les visites, les arguments, les sollicitations, les objurgations, même les câlineries de l’amitié, et, en désespoir de cause, employant le grand moyen, les menaces, y compris celle d’une misère prochaine par la suppression du traitement en cas de refus. Ces missionnaires laïcs du serment ont parfois la chance de rencontrer des collaborateurs précieux chez des curés qui, l’ayant prêté pour eux-mêmes, se font rabatteurs auprès de leurs confrères, soit par conviction, soit pour rassurer leur conscience par le nombre de leurs imitateurs.

Les archives ont conservé le nom de ces magistrats particulièrement entreprenants et fiers de leurs succès. Dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, le syndic Gilson, après avoir écrit lettre sur lettre, a réussi auprès des prêtres Jacquesson et Labbé ; il annonce le serment prochain des curés de Verrière et de Passavant. Dans la région de Sézanne, le procureur syndic Royer, à la fois avocat et notaire, n’est pas moins agité, et fait surtout valoir, lui aussi, comme argument la menace de la suppression de traitement. Dorizy, syndic du district de Vitry, est particulièrement actif et heureux. Il se vante dans sa correspondance d’avoir gagné les curés Lapierre, de Favresse, Pomel, de Trois-Fontaines, Salleron, de Bignicourt-sur-Marne, Bardet, de Vernancourt, Desprez, de Sermaize, et son frère, vicaire. Desprez ne veut toucher son traitement qu’après que les membres du district auront vu la raison de son adhésion ; car il rougirait, dit-il, d’être rangé parmi ceux quorum Deus venter est. Le syndic, qui a décidé le curé de Bassu à rétracter toute restriction et à prêter un serment pur et simple, a été moins heureux auprès de Hubert, curé de Norrois, lequel est resté inflexible malgré une visite personnelle. Autre échec : Dorizy avait écrit au sujet de Buret, curé de Possesse : Sa « façon de penser est si chancelante que je ne désespère pas de recevoir de lui une nouvelle rétractation. » Il se trompait. Buret resta ferme. En revanche, Dorizy apprend avec joie que le curé de Sermaize sort de chez Bardet, curé de Vernancourt, qu’il a décidé à abandonner ses réserves. Quelle sollicitude, quels apôtres de la constitution civile que ces syndics !

Les maires ne sont pas moins attentifs. Dans le nombre, il y a de braves gens qui mettent de la bienveillance à exécuter la consigne. Celui de Frignicourt a été au presbytère demander à son curé, qui était rentré très tard, quand il prêterait le serment. Celui-ci répondit qu’il s’expliquerait le lendemain à la messe. C’est ce qu’il fit en disant que, si on se contentait du serment fait par Mgr de Clermont-Tonnerre, il le prêterait. Le maire en informe le procureur syndic et ajoute : « Je laisse à votre sagesse d’agir avec toute la modération possible, pour nous conserver un aussi célèbre pasteur, adoré et chéri de tous ses paroissiens. Cette perte serait irréparable. » Le maire d’Esternay, « par respect pour le lieu saint, » n’a pas osé interpeller le curé en pleine église.

Nombre de ces magistrats, restés chrétiens, entretenant avec leurs curés des rapports anciens et affectueux, désiraient les conserver. Plusieurs le prouvèrent en s’efforçant de faire agréer des serments qui ne répondaient pas à la lettre de la loi, mais lo plus grand nombre l’exécute avec ponctualité, souvent avec rigueur. Chez eux, l’investiture officielle, la gloire de remplir un mandat en quelque sorte national, firent trop souvent taire les sentiments de l’homme, du paroissien, même de l’ami, pour ne laisser apparaître que le citoyen, le citoyen de la Révolution.

A Verneuil-le-Haut, j’entends le maire faire après la messe un discours au curé et lui poser nettement la question : « Jurez-vous ? » Celui-ci répond : « Je le jure. » A Sézanne le maire Prieur félicite séance tenante, du banc d’œuvre, les prêtres de la paroisse de leur obéissance à la loi. Les victoires des autorités ne sont pas partout aussi faciles. La municipalité d’Ornans a appris que le pasteur et ses vicaires doivent s’expliquer le dimanche 23 janvier. Le curé Outhenin, vénéré des fidèles, en plus membre du directoire, eût été de bonne prise. Craignant avec raison une réponse négative devant toute la paroisse, le maire fait dire au clergé que légalement le serment doit être prêté après la messe et non au prône. Comme le curé est monté en chaire après l’Evangile, le procureur syndic de la commune s’avance à son tour vers lui et lui rappelle la même prescription. Le curé répond qu’il s’expliquera une seconde fois à la fin de la messe, et il fait tout de suite un serment restrictif pour le spirituel. Les deux vicaires l’imitent. Avant le dernier évangile, le curé, se tournant vers les fidèles, annonce qu’il va réitérer son serment. Le procureur de la commune s’approche de nouveau pour réclamer un serment pur et simple. Le clergé ayant maintenu les termes de sa déclaration, la municipalité se retire, et transmet le serment au district de Baume, qui le qualifie de « sanguinaire. »

Les administrateurs ne se contentent pas de veiller sur le serment. Ils sont ou se croient grands clercs en fait de liturgie et d’observance cultuelle. Dans le district de Sézanne, le procureur-syndic invite le curé de Saint-Denis et de Notre-Dame à oublier au prône la permission d’user de lait, de beurre et d’œufs pendant le Carême de 1791, ce qu’ils n’avaient osé faire à cause de la modification des circonscriptions. Le maire de Notre-Dame, s’étonnant du silence du curé, annonce du banc d’œuvre aux fidèles qu’ils n’ont plus à fêter le lendemain saint Savinien et peuvent travailler ce jour-là la paroisse étant passée du calendrier de Troyes à celui de Reims, qui ne parle pas de cette fête.

Mais la question du serment cause aux maires de plus graves soucis. Je les aperçois au banc d’œuvre ouvrant l’œil et tendant l’oreille, pendant que le patient fait en chaire sa confession publique. Ils font bien de regarder. Que voient-ils çà et là non sans scandale ? Nous apprenons par leur rapport qu’à Soulanges, à Lignon, les curés ont prêté le serment à la balustrade en levant les mains ; à Plichancourt, à la grille ; à Outines, en face de l’autel, d’autres du haut de la chaire. C’est consolant. Mais ailleurs, qu’ont-ils constaté ? A Verdey, le curé Masse n’a pas levé la main assez haut : horreur ! A La Croix-en-Champagne, le curé est plus coupable encore. Le dimanche, 10 février, à l’offrande, « tenant un papier des deux mains, sans en vouloir lever une », il a aggravé cette réticence du geste par une déclaration et peine entendue, mais certaine, « qu’il jurait de maintenir la constitution en cas que cela ne fasse aucun tort à la religion [1]. »

Un témoin peu suspect, Grégoire, qui a été curé et qui, à travers ses fautes, déploya souvent un grand courage pendant la Révolution, confirme l’attitude hostile de nombre de maires et des agitateurs dans la question du serment. Il montre déjà en 1790 et plus encore en 1791 ses anciens confrères poursuivis avec un « acharnement aussi lâche que cruel. » Gravures, comédies, chansons, couplets, rien, dit Grégoire, n’a été épargné par les libellistes pour attiser la haine du peuple. On s’est fait un plaisir barbare d’agiter sur eux « les grelots du ridicule », de déverser à pleines mains le fiel de la calomnie. On les a livrés presque partout à la dérision, aux insultes, à la rage. Eux, les pères du peuple, sont poursuivis jusque dans les temples, devenus en plusieurs départements, depuis que l’on y fait les élections, le « théâtre des cabales, des blasphèmes, des fureurs sanguinaires. » Quelle tristesse de voir tant de « curés et de vicaires sans ressources, sans crédit, en proie à la misère, à la dérision insultante ! » Si ces malheureux ont rencontré protection dans quelques administrations municipales, « dans mille autres, dit Grégoire, ils n’ont trouvé que des bourreaux en écharpe. » Quel tableau ! et il n’est pas chargé. Les Mémoires du temps font foi que les meneurs ne reculaient pas devant le crime. A Fertars, dans le Doubs, pendant que le curé en chaire explique les raisons de son refus, un des assistants tire sur lui et le manque. A Septsaux, en Champagne, l’assassin fut plus habile. Le curé, qui développait les raisons de ne pas prêter serment, reçut une balle en plein cœur et tomba raide mort.

L’impression qui se dégage de la tenue des foules accourues au temple pour assister à un spectacle d’un nouveau genre, c’est qu’obéissant à un mot d’ordre officiel ou à leurs idées, elles ne cachaient pas leur préférence pour le serment. Au besoin, le parti avancé avait eu soin de remplir l’église et de préparer l’opinion. Manifestement, les prêtres décidés à ne pas le prêter trouvaient dans le fait même d’avoir à le déclarer devant une telle assistance, avec un surcroît d’épreuve, le besoin d’un surcroit de détermination et de courage. Le moyen d’éviter l’épreuve, c’était de ne pas l’affronter, de ne pas comparaître. Mais les autorités sauront retrouver les absents, les délinquants.


III

Nombre d’intéressés, devant la pression et les menaces dont ils étaient l’objet, devant les sacrifices immenses que le serment entraînait à sa suite, essayèrent de concilier par des réserves les exigences de la loi et celles de la conscience. N’était-ce pas se montrer de la sorte bon citoyen et bon prêtre ? Cette formule ainsi adaptée était bien tentante. Elle fut employée si fréquemment que l’Assemblée nationale porta, le 17 février 1791, un décret pour la prohiber ! Vaine défense. Fort nombreux furent les serments restrictifs. D’aucuns étaient très nets. Ils affirmaient la soumission aux lois dans l’ordre temporel, la soumission à l’Eglise dans l’ordre spirituel. On aime la crânerie de ces paroles graves, prononcées devant ses paroissiens par Petitcolas, curé de Courchapan : « Etant septuagénaire, et à la quarante-quatrième année révolue que je suis parmi vous... , sur le point... de comparaître au tribunal du souverain pasteur et du souverain juge... , je vais faire mon serment comme je souhaiterais l’avoir fait à l’heure de ma mort, au moment d’être cité au tribunal qui décidera de mon éternité. En présence de la municipalité et de toute la paroisse dûment avertie pour être, en plus grand nombre possible, témoin de mes dernières volontés : Je jure... » Suit le serment restrictif.

A côté de ces déclarations claires, dont la signification nette est un refus, on relève des réponses moins affirmatives, mais plus humaines, dans lesquelles les malheureux curés, désireux d’éviter leur révocation et ses terribles conséquences, ne voulant point par ailleurs manquer au devoir, emploient des phrases entrecoupées d’incidentes, où ils s’efforcent de concilier la loi et la conscience. Ils allongent la formule dont ils diluent le venin dans des prologues, des explications. Ils glissent telle ligne d’apparence inoffensive qui rassure leur foi. Ils ne voudraient pas la trahir, mais ils voudraient ne pas partir. De là ces ruses de rédaction, qui ne semblent pas dire non, sans dire oui. Le curé de Morteau fit devant ses paroissiens la déclaration suivante : « Je donne au serment que me commande la nation, toute l’extension que m’autorise à lui donner la religion que je professe, toute l’extension d’un serment qui serait fait purement et simplement. » Guillemot, curé de Liathelles, a prêté le « serment d’un bon patriote, d’un bon catholique, » se faisant un devoir de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. « Par conséquent la colonne où vous devez me placer, dit-il, est celle des bons citoyens », où « j’ai à cœur de me trouver. » Cette déclaration sera-t-elle acceptée ? Non. Le district met au-dessous la note : déchu, à remplacer. — Et cette formule de Robert, curé de Vincelles : « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de ma paroisse, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roi. » C’est bien ; mais l’imprudent timoré ajoute : « Et par suite nécessaire de ma fidélité à remplir mes devoirs envers mes paroissiens, je jure aussi, pour l’acquit de ma conscience, de demeurer toujours fidèle en matière spirituelle, au Saint-Siège et à l’Église. » Il n’échappera pas à la note : déchu et à remplacer. — Lablanche. curé de Bignicourt-sur-Saulx, a plus de chance. « Vous savez, dit-il, que j’ai déjà plusieurs fois, en ma qualité de citoyen actif, de maire, de président de la première assemblée primaire, et enfin à l’époque de la Fédération, fait serment d’être fidèle. Mais, comme pasteur, je dois montrer le même zèle pour la cause de Dieu, et je déclare hautement que je serai toujours fidèle à la foi de nos pères, et à la religion catholique, apostolique et romaine, dont j’ai le bonheur d’être ministre... Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César... C’est dans ce sentiment que je jure... » Ce serment fut accepté malgré le préambule, peut-être en souvenir des fonctions de maire, de président d’assemblée électorale remplies par ce curé. Voici une restriction sur laquelle la casuistique va particulièrement s’exercer. Dans le district de Besançon, dix-neuf curés et dix vicaires s’étaient concertés pour prêter serment « comme et autant que le permettait la religion catholique, apostolique et romaine dans laquelle ils voulaient vivre et mourir. » Le district, en garde contre cette rédaction alambiquée, promit de l’accepter si on retranchait les mots et autant que, lesquels subordonnaient la prestation du serment à sa compatibilité avec la religion. Les signataires, à l’exception de deux vieillards, ne voulurent pas se laisser prendre au piège ; mais leur serment ne fut pas agréé. — Dans le district de Pontarlier, six curés et douze vicaires adoptèrent la formule conditionnelle : « comme et autant que le permettait la religion. » D’autres curés et vicaires exceptèrent de leur serment « tout ce qui ne serait pas conforme à la religion... tout ce qui n’était pas de l’ordre civil et politique. »


IV

Nous avons suivi le drame de conscience chez les prêtres qui avaient refusé le serment, à travers les nuages où se débattait la question, et la pression exercée sur eux de tant de côtés. Ce drame, que nous avons constaté chez ceux qui ont refusé le serment, nous le retrouvons avec un autre caractère chez nombre de ceux qui l’ont fait. C’est l’angoisse des assermentés après celle des insermentés. Drame de conscience d’avoir à prêter le serment, drame de conscience de l’avoir prêté lorsque cette conscience d’abord vaincue recommence le combat, allume le remords, et amène nombre de délinquants à se rétracter. L’épreuve fut peut-être plus grande dans le second cas que dans le premier.

Il y eut une foule de rétractations, et c’est peut-être là en ces évolutions d’âme, qu’apparaît le mieux le drame intérieur. Dans la question qui nous occupe, attendons-nous à trouver moins de changement dans les parties extrêmes du clergé. La droite s’est prononcée contre le serment et reste ferme dans sa décision. La gauche, formée par le clergé constitutionnel, a une extrême gauche qu’il faut à peu près désespérer de ramener. Il ne semble pas qu’il faille ranger parmi les tourmentés et les futurs rétractés, ce curé de Le Vieil-Dampierre, Nicolas Anchier, qui s’était écrié après avoir juré : « Voilà mon serment. Si j’y suis infidèle, que la voûte du ciel s’appesantisse sur moi et me fasse rentrer dans le néant. » Encore y avait-il peut-être dans cette fanfaronnade le cri d’une conscience agitée qui cherchait à se rassurer par ce défi porté contre elle-même. Mais tous les jureurs n’étaient pas si déterminés. L’Eglise constitutionnelle, qui a son extrême gauche, sa gauche, a aussi son centre, disons même sa droite, qui n’est pas insensible aux leçons des événements et aux réveils de la conscience. L’expérience, en semant les désillusions, favorise les retours. La politique, qui a entraîné tant de constitutionnels, les abandonne maintenant et les dépouille. Leur Eglise s’est déconsidérée par trop d’apostasies, trop de scandales. Les meilleurs sentent que la vérité doit être là où est l’honneur. Ils se demandent s’ils ne se sont pas trompés. Les supérieurs légitimes le leur déclarent, et les pressent de rentrer dans l’unité. Il y a là une masse flottante, dont la première décision n’est pas sans appel, et qu’on peut reconquérir. Nous assistons dès lors à une des phases les plus intéressantes de cette lutte, aux rétractations d’une foule d’assermentés. Elles sont attachantes, parce qu’aucun motif humain ne les inspire, parce qu’il y a péril, parce qu’elles sont un acte, non de lâcheté, mais de courage.

Les archives ont recueilli en très grand nombre ces déclarations où l’homme, qui s’est trompé, ou qui a failli, avoue, répare son erreur ou sa faute. Surpris par une mise en demeure qui ne lui a pas laissé le temps de réfléchir ou de s’éclaircir, dominé, peut-être à son insu, par les illusions, les sophismes, les craintes, l’âge, les attaches humaines qui lui ont inculqué une impression passagère, il a laissé échapper plus qu’il n’a proféré son serment. Mais vient la réflexion, avec la réflexion le doute, lequel ne tarde pas à faire place à la crainte, bientôt à la certitude de s’être trompé. Les lettres, les condamnations des évêques et du pape lui apportent peu à peu l’argument suprême de l’autorité, toujours si puissant sur ceux qui veulent rester catholiques. Les fausses nouvelles de la prestation en masse du serment dans toute la France sont démenties. La marche de l’Eglise constitutionnelle n’est pas faite pour lui conquérir ou lui garder des adhérents. La conscience un moment vaincue se ressaisit, reprend la lutte et excite le remords. Dans cette fermentation confuse de sentiments contraires, de foi et de passions, s’élabore peu à peu un nouvel homme, et ce sera, par un dernier effort de la volonté reconquise, l’homme du devoir. Nous entendrons alors des déclarations qu’on ne peut lire sans une sympathie mêlée de respect, car l’humilité, le repentir, la franchise avec soi-même, la sincérité poussée jusqu’à l’héroïsme du sacrifice, s’y font tour à tour entendre. Il est peut-être plus difficile de rentrer dans le devoir que de s’y tenir. Rétracter le serment était plus malaisé que ne l’avoir pas prêté. Dans le Nord, un curé jureur répondait aux reproches d’un ami : « J’ai su faire un pli à ma conscience, il s’y est formé un calus et je vais mon train. » Il n’y avait rien à attendre de cette conscience cautérisée, comme dit saint Paul. Dans le Maine, un prêtre constitutionnel fait cette déclaration : « Depuis mon serment, je ne consacre plus. » C’était mieux. C’était déjà l’éveil du remords, l’abstention des fonctions saintes qu’on ne pouvait exercer sans profanation. Un pas de plus et ce sera le retour à la règle, à l’honneur et à la paix. Ce pas, tous les rétractés le font, tantôt par un retour prompt, irrésistible, tantôt après des luttes, des hésitations que finit par vaincre la conscience encouragée, aiguillonnée par les instances des défenseurs de l’unité catholique, de la fidélité au pape et à l’épiscopat.

Les déclarations recueillies nous font assister à des drames intimes, à des victoires disputées, mais enfin gagnées par la conscience que les intéressés se plaisent à évoquer. Le curé de Saint-Rémy-sur-Bussy rétracte son serment dans cet aveu adressé au procureur syndic : « Ma conscience est un bourreau qui me suit partout et ne me donne pas un moment de relâche. Aussi vous pouvez me faire remplacer. Quant aux cent écus que j’ai reçus en assignats pour le quartier du mois d’avril, je vous ferai passer ce que je n’ai pas gagné. » Au diocèse d’Amiens, le vicaire de Flixecourt, dans une lettre au maire, déclare se rétracter pour satisfaire aux cris de sa conscience « qui me reproche continuellement, dit-il, le fatal serment où j’ai eu le malheur de me laisser entraîner... Mon âme est bourrelée par l’énormité de ce parjure, et quoi qu’il m’en coûte, il faut que je le rétracte comme je fais par cet acte. » Dans le canton de Lignières-Chatelain, un autre vicaire fait cet aveu : « Les remords de ma conscience ne me permettent pas de rester plus longtemps rebelle à sa voix. J’ai une âme, je la dois à Dieu et à la religion : je dois la sauvegarder. Ne le pouvant hors de la véritable Église, de laquelle je me suis séparé, je rétracte le serment. » Un jureur écrit à l’ancien archevêque de Bordeaux : « Depuis cette fatale époque, je ne goûte ni repos, ni tranquillité. J’ai beau me faire illusion, tout me reproche mon parjure, tout me crie que je ne suis plus dans la véritable voie. » Un prêtre assermenté, Bernard Lanoë, déclare : « Je me suis rendu coupable d’un crime affreux. Je me suis séparé de l’Eglise catholique, je suis tombé dans le schisme. Pénétré de la plus profonde douleur, je rétracte formellement le serment que j’ai eu la lâcheté de prêter ; je proteste devant Dieu et devant les hommes que je ne veux plus désormais connaître pour le spirituel d’autre autorité que celle de l’Eglise romaine... De tous les maux et scandales (donnés par moi) je demande pardon à Dieu du plus profond de mon cœur. »

Ces rétractations donnèrent lieu parfois à des scènes saisissantes. Dans la paroisse de Hauteville, près Valognes, diocèse de Coutances, l’intrus qui avait juré par faiblesse, mais que ses réflexions et des influences heureuses avaient amené à résipiscence, voulut donner un grand éclat à la réparation. . Un jour de dimanche, en présence du peuple, en face de son prédécesseur légitime, auquel il avait demandé de chanter la messe, il monta en chaire sans surplis et dit : « J’ai péché contre le ciel et contre vous en m’arrogeant la direction de cette paroisse... Pardon, mon Dieu, de l’outrage que je vous ai fait. Pardon, digne et vénérable pasteur, ici présent, de vous avoir enlevé vos ouailles ; pardon enfin, chers habitants de cette paroisse de vous avoir administré des sacrements sans pouvoir [2]. »

Certains de ces vaincus d’hier, aujourd’hui vainqueurs de l’erreur et d’eux-mêmes, tiennent à réparer par leur vaillance et leur prosélytisme leur faiblesse, et aussi le scandale qu’ils ont donné. A Paris, le premier vicaire de Saint-Merry, qui a prêté serment et qui s’est rétracté, écrit à son curé, jureur lui-même, une lettre admirable où parlent tour à tour le remords, le repentir, l’ardeur conquérante mêlée de tendre respect pour l’ancien supérieur qu’il voudrait ramener à la vérité et à la paix reconquise pour lui-même. « Depuis longtemps, lui dit-il, accablé sous le poids du remords, je sens qu’il n’est plus permis de tergiverser avec ma conscience ; plus mon sacrifice est pénible, plus j’espère qu’il sera méritoire devant Dieu. Toujours je me rappellerai que vous avez été mon premier conducteur dans l’exercice de mon ministère, et que j’y aurais peut-être commis de plus grandes fautes, si je ne vous avais pas eu pour modèle ; mais puissé-je aujourd’hui devenir le vôtre, et avoir la consolation d’apprendre que la lettre que je viens d’écrire à M. le maire de Paris a fait quelque impression sur vous ! Il vient un temps où toutes nos illusions se dissipent, et nous plongent dans le plus terrible désespoir. Vous avez des vertus et toutes les qualités pastorales ; mais pouvez-vous vous en servir à précipiter vous-même vos ouailles dans l’abime de l’erreur et à vous y plonger avec elles ? Si cæcus cæco ducatum præstet, ambo in foveam cadunt. C’est avec les larmes aux yeux que je vous écris ; puissiez-vous un jour servir à les essuyer. »

Suit la lettre adressée au maire. Le repentant y déclare que « tous les remparts de la philosophie sont incapables de servir d’abri à une âme vraiment chrétienne. » Il prévoit qu’on prendra sa déclaration en pitié ; mais, dit-il, j’ai donné un tel scandale à l’Eglise que je ne connais pas d’humiliation à réparer ma faute. » Il expose les raisons de sa passagère erreur ; mais il a réfléchi : « Il m’est impossible, s’écrie-t-il, de résister plus longtemps au cri de ma conscience ». C’est avec déchirement qu’il va quitter une paroisse où il est aimé et qu’il a aimée. Outre la séparation, « il ne reste, ajoute-t-il, d’autre perspective que la misère et l’indigence ; mais j’aurai toujours pour consolation Dieu et ma conscience ; et quand je serais obligé de sacrifier ma vie, je la donnerais volontiers pour sceller de mon sang la vérité que je professe. Heureux si je pouvais montrer par là la vivacité de ma foi, et servir de guide à ceux que mon exemple aurait pu précipiter dans le schisme. »

Ces rétractations étaient sincères. Elles semblaient irrévocables. Afin de réparer le scandale, elles étaient faites parfois en pleine église, là même où avait été prêté le serment. Les rétractants voulaient qu’elles fussent publiques, authentiques, incontestables. Tel d’entre eux insère sa déclaration dans les registres paroissiaux. D’autres, comme le curé d’Herpont, la font signifier par huissier au procureur-syndic. Le curé de Longchamp en fait dresser acte par deux notaires de Guise.

C’était se prémunir contre toute dénégation par autrui d’un acte si grave. N’était-ce point aussi, chez quelques-uns, se prémunir contre soi-même ? Les repentis s’honoraient en rentrant dans l’ordre, en se donnant un désaveu commandé par la conscience. Mais n’y avait-il pas dans leur première erreur la preuve qu’ils avaient manqué de clairvoyance ou de courage, et comme une indication qu’ils pouvaient en manquer encore ? Il faut toujours s’attendre à trouver dans une vaste corporation des esprits incertains, versatiles, qu’une impressionnabilité maladive promène de résolution en résolution, qui n’arrivent pas à savoir ce qu’ils veulent et à s’y tenir. Tel fut le cas de Pinsart, curé de Lestieux, et de plusieurs prêtres dans le canton de Vic-sur-Aisne. Là et ailleurs, des rétractations déjà faites sont rétractées elles-mêmes sur l’insistance des familles, des paroissiens, des autorités. Baudiet, curé de Florent, a transcrit la sienne sur ses registres paroissiaux. Il la fait « sans crainte de punition ou de mort, car, ajoute-t-il, j’en souffrirais plutôt mille que de trahir ma religion. » O faiblesse humaine ! cette belle ardeur ne dure pas ; il revient sur sa détermination.

Dans un autre département, nous recueillons cette plainte : « Les bons citoyens se trouvent aujourd’hui consternés ; ils ne savent plus quel chemin tenir en voyant celui qui doit, ou plutôt qui devrait les conduire, varier à chaque moment. Le sieur de Gardes, notre curé, après la lecture du mandement de Marolles, avait persuadé aux habitants de Haution qu’il s’était trompé en refusant le serment ; plus tard, il s’est accusé d’avoir semé l’hérésie dans sa paroisse ; plus tard, il a demandé pardon à ses paroissiens et a fait réparation. »

De telles instabilités étaient rares. En général, les rétractants furent fermes, et ils furent légion. Les administrations se préoccupèrent de ces désertions qui menaçaient de désagréger l’armée constitutionnelle. Les rétractations sont particulièrement nombreuses à la fin de 1791. La Constituante avait été la première à en manifester sa mauvaise humeur. Dès les lendemain et surlendemain de la fameuse séance du 4 janvier 1790, plus de vingt prêtres de l’Assemblée se rétractèrent. On repoussa leur déclaration. Un des secrétaires la jeta même à la figure d’un député qui venait la déposer sur les bureaux. La Constituante punira les récalcitrants par la déposition et la suspension du traitement.

Les autorités poussent des cris d’alarme. « Dans tous les districts, écrit le procureur de Sainte-Menehould, les rétractations se multiplient au point qu’on manquera de sujets pour les remplacements. » Ailleurs, le procureur de Saint-Flour dit dans un réquisitoire : « Les serments ont été rétractés avec scandale. » Dans l’Aisne, les administrateurs éprouvent un sursaut en lisant les listes de rétractations qui leur arrivent chaque jour de différents points du département. Ils font signifier aux délinquants qu’ils sont « déchus de leurs fonctions », et ne toucheront rien. Aux menaces de la faim s’ajoutent parfois les menaces pour la vie de ceux qui ont le courage de se rétracter. Le péril ne semble pas les avoir arrêtés. Dans plusieurs provinces, on constate une recrudescence de retours en pleine persécution, au moment où vient d’être votée la loi de proscription. Les évêques constitutionnels, qui ont remplacé les anciens, multiplient les remontrances pour maintenir le clergé dans leur obédience. Ces appels sont souvent sans résultat : la désertion de son clergé fut une des grandes douteurs du nouvel épiscopat. Les défenseurs de l’Eglise constitutionnelle sont exaspérés. Les violences inouïes de certains polémistes, en particulier de Gorsas, dans le Courrier de Paris, disent quelle menace pour la nouvelle Eglise ils voyaient dans ces défections.


V

Cette étude nous a permis de pénétrer dans un domaine où atteint rarement l’histoire, jusqu’aux consciences. La conduite de la Révolution dans la question de la constitution civile fut un attentat non seulement à la liberté, mais à l’âme. On a de la peine à comprendre que la Constituante, qui avait proclamé hautement la liberté des « opinions religieuses », ait donné un tel démenti à ses principes. On s’explique qu’avec la manie du serment, qui hanta dans tout son cours la Révolution, on l’ait exigé du prêtre comme citoyen en fait de lois politiques et sociales. Mais légiférer sur la religion, dans des questions de foi, prendre des sanctions contre la conscience, déposséder ceux dont le crime est de lui obéir, les pousser hors de leur église, de leur diocèse, finalement hors de la France, commettre le crime de déportation, voilà l’engrenage où furent prises la Constituante, la Législative et la Convention, par suite d’un faux départ. En moins de quatre ans, le clergé de France, si bien assis, si puissant encore en 1789, est chassé de toutes ses positions, dépouillé de tous ses biens, dévoré par le schisme, traqué sur tous les chemins, en marche vers la frontière ou la guillotine.

Nous ne connaissons pas, dans l’histoire de l’Eglise, d’autre exemple d’une pareille catastrophe. Elle parut si complète que les exécuteurs purent croire à l’anéantissement du catholicisme en France. Ils se trompaient. Les survivants du sacerdoce devaient rentrer après la tourmente avec des légions décimées, mais fidèles et prêtes à reconquérir les âmes.

Ce qui était grave, indépendamment des ravages faits dans les rangs du clergé, c’était la répulsion pour la Révolution, que la tragédie sanglante venait d’inspirer aux victimes qui avaient si généreusement et si sincèrement travaillé pour elle et avec elle. Les mêmes qui, dans leurs cahiers et à la Constituante, avaient aidé à l’enfantement du monde nouveau, l’entrevoyaient maintenant à travers le schisme, la ruine, l’anarchie, l’échafaud ou l’exil. C’était, dans les rangs du clergé, le danger de se détacher pour longtemps de la liberté, de ne pas distinguer entre Révolution et Révolution, de ne plus voir en elle que le caractère satanique que lui attribue J. de Maistre, et que semblait justifier sa rage antireligieuse.

Certes, les prêtres ne furent pas l’unique proie de cette Révolution, qu’on put accuser, comme Saturne, de dévorer ses enfants. Il y eut des victimes et, comme on disait alors, des fournées dans toutes les classes de la société. Les partis se déchirent, se proscrivent. Mais ces combats se livraient dans l’arène de la politique, sous le feu des ambitions et des passions qui se disputaient le pouvoir. Les combattants, tour à tour vainqueurs et vaincus, n’excitent guère notre pitié, parce que tous ont des crimes à se reprocher, et que Girondins, Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes, ont tué avant d’être frappés eux-mêmes. Rien de pareil dans le clergé. Il s’est battu pour une cause immortelle. Rallié très sincèrement aux institutions nouvelles, il ne s’est pas sacrifié pour l’ancien régime, mais pour la défense de sa foi. Il a voulu sauver la tradition catholique, et il y a réussi. On l’a souvent dit, avec la constitution civile, l’Eglise de France était à peu près séparée du tronc, et tenait à peine à Rome par un fil que le moindre incident pouvait rompre. Le clergé, divisé en deux camps ennemis, sans cohésion, sans défense, était à la merci du pouvoir civil, et voué à la servitude religieuse que la Révolution fit peser sur les constitutionnels Le grand bienfait des insermentés fut de ne pas plier sous le joug, de repousser la création d’une Eglise nationale, au prix de la persécution, de l’exil et souvent du martyre. L’enjeu de la lutte était digne d’un pareil effort, mais quel épuisement, quels sacrifices !

La constitution civile, qui fut un grand malheur pour l’Eglise, fut aussi un malheur pour l’Etat et fit dévier la Révolution. Par la pression exercée sur les prêtres, la Révolution en vint pour la première fois à forfaire à l’un de ses plus grands principes, à la liberté la plus sacrée de toutes, la liberté de conscience. Dès ce jour, elle est engagée dans une entreprise qui la conduira aux abimes. Devant le premier obstacle, obstacle inébranlable, qu’elle rencontre à ses volontés, la résistance des consciences, elle s’étonne, s’irrite et peu à peu s’exaspère. Les idées de liberté et de justice se voilent. Après avoir légiféré, elle sévit contre les réfractaires. Elle procède successivement par démission, expulsion, exécution, tant le fantôme de la constitution civile la hante ! Elle sera conduite par lui au 10 août, date du renversement de la royauté, devant le veto d’un prince qui ne connut la ténacité que dans la cause religieuse. On a pu se demander avec raison si, la constitution civile n’existant pas, de tels excès auraient été épargnés à la France, si les événements auraient pris une autre tournure.

C’est déjà grave pour elle qu’une pareille question puisse être posée. Ce qui est sûr, c’est que cette loi et les mesures draconiennes qu’elle inspira, répandirent des idées et des pratiques de persécution. On se fit peu à peu la main à proscrire, à verser le sang. Il paraît bien qu’aux massacres de septembre, l’éducation de la foule, tout au moins des bourreaux, est complète. Deux années vont suivre, deux années de vertige et de terreur. La secousse qui fait trembler Paris se répercute jusqu’aux plus humbles campagnes. Les haines religieuses attisent les passions qui ensanglantent la scène. Mais voici thermidor, qui emporte les acteurs les plus sinistres et sonne la réaction. Comme toujours, au drame de conscience va succéder la revanche des consciences.


Abbé A. SICARD.

  1. Cf. Abbé Millard, le Clergé du diocèse de Châlons-sur-Marne, 1903, in-8, passim.
  2. Le P. Bliard, Jureurs et Assermentés, p. 19, 30, 34.