Un drame au Labrador/Quand on revient de Condatchy…

Leprohon & Leprohon (p. 115-119).

XXV

QUAND ON REVIENT DE CONDATCHY…


Thomas Noël venait de dire à son complice Gaspard, en parlant d’Arthur Labarou : « On ne revient pas de là où il est ! »

Eh bien, n’en déplaise à ce froid organisateur de noyade, on en revient de l’endroit où était alors le jeune pêcheur, puisque nous le retrouvons plein de vie, second officier d’un bon navire de douze cents tonneaux de jauge et, de plus, porteur d’un joli sac de… perles.

Ceci demande explication, nous le savons bien…

Aussi, n’entendons-nous pas nous contenter d’une froide affirmation et allons-nous raconter brièvement l’odyssée de notre héros, depuis cette nuit sinistre où nous l’avons laissé sur un îlot perdu, à la veille d’être submergé par la marée montante, et criant en vain à son compagnon, qui l’abandonnait :

– Gaspard, mon frère !…

Quelles heures terribles !… Quelles angoisses mortelles !  !

De telles impressions ne se racontent pas.

La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevant de la crête des lames une poussière liquide qui la rendait encore plus puissante…

Les vagues, heurtées en tous sens, avaient des clameurs de colère, comme si elles eussent été animées, au lieu de n’avoir que la force brutale des grandes masses déséquilibrées…

Et le flot, poussé par le flot, montait toujours, emplissant la crique, couvrant les pointes, submergeant les contreforts, escaladant les pics.

Arthur aussi montait, précédant cette marée envahissante qui gonflait le fleuve comme un immense levain en fermentation.

Il vint un temps où, debout sur le pic le plus élevé de l’îlot, — comme un de ces antiques monuments de la vieille Égypte, envahi par cet autre flot des déserts africains : la mer de sable ! — naufragé n’eut plus autour de lui que les vagues en fureur, sonores comme des cloches, souples comme des tigresses, lui livrant un dernier assaut avant de le rouler dans leurs vertex et de l’ensevelir dans leurs replis.

C’est alors que, jetant un dernier regard vers le fond de la baie, où reposait en ce moment tout ce qu’il aimait en ce monde : — ses parents et sa fiancée, — le pauvre garçon lança à travers la nuit cette clameur d’agonie, ce cri d’adieu, qui fut entendu du petit sauvage arrivant à la rescousse.

Ce qui suivit paraissait, dans le souvenir d’Arthur, comme un grand éclair, suivi d’une nuit profonde.

Une voix d’enfant, bien connue, — celle de Wapwi, — avait crié «… Petit père !… »

Puis une masse sombre, se balançant au sommet d’une vague énorme, avait semblé s’abattre sur le naufragé qui, d’instinct, avait étendu les bras vers cette « chose » entrevue, s’y était cramponné, hissé, jouant des coudes et des genoux, jusqu’à ce qu’il se sentit enfin emporté dans une embarcation, venue à lui miraculeusement, et tourbillonnant sous la poussée des lames affolés…

Et puis, quoi encore ?…

Rien… pendant des heures, si ce n’est le balancement de l’esquif qui le portait, l’écume des vagues l’inondant, la brise sifflant toujours…

Pendant combien de temps dura cette demi-inconscience, cet affaissement de l’âme et du corps, cette insouciance absolue de ce qui se passait dans le monde physique ?…


Gaspard s’élança vers la jeune fille qu’il prit dans ses bras.

Des heures entières, sans doute, puisque, éveillé soudain par des cris d’appel, Arthur Labarou constata, en ouvrant les yeux, que le jour naissait.

Mais d’où venaient les cris ?…

D’un navire à l’ancre, sous l’étrave duquel le chaland du naufragé allait s’engager.

Des matelots, en train de virer au cabestan, avaient aperçu la petite embarcation en détresse et hélaient l’homme, endormi ou mort, qui se trouvait couché dedans.

Comme cet homme, tout en ne répondant pas, semblait, tout de même avoir un reste de vie, un des mathurins, s’accrochant aux sous-barbes du beaupré, guetta le chaland au passage et s’y laissa choir.

Un grelin lui fut jeté par ses camarades, et, une minute plus tard, le naufragé, attaché solidement sous les bras, était hissé à bord.

D’où venait-il ?

On ne s’en inquiéta pas.

C’était une victime de la mer, et la grande fraternité des marins n’a pas besoin des formalités d’une enquête pour secourir un camarade.

Le capitaine, — un jeune homme d’une trentaine d’années, au plus, — fit transporter l’inconnu dans sa propre cabine, où un cadre se trouvait libre, et se chargea lui-même des premiers soins à donner. Après quoi, appelé à ses devoirs de commandant, il se fit remplacer par un homme de confiance.

Pendant trois jours, le naufragé fut en proie à une fièvre ardente, marmottant des phrases incohérentes, poussant des cris de détresse, appelant au secours, d’une voix navrée…

Puis le sang se tiédit, les nerfs s’apaisèrent, le sommeil vint…

Il était sauvé !

— Où suis-je ? demanda-t-il au capitaine, un beau matin.

— Sur l’Atlantique, fut la réponse.

— Et nous allons ?…

— Dans les Indes, à Ceylan.

Arthur se recueillit un instant pour rappeler ses souvenirs.

Mais, en dépit de tous ses efforts, sa mémoire ne lui disait rien, après le cri entendu au sein de la tempête, sur l’îlot submergé, — ce cri d’enfant appelant : « Petit père ! »

— Wapwi ! pensait-il… C’était Wapwi !… Et c’est le chaland qu’il montait qui m’a recueilli… Mais lui, le cher petit, qu’est-il devenu ?… noyé, sans doute… Pauvre enfant !

Et Arthur sentait des larmes courir dans ses yeux, à cette triste pensée.

— Capitaine, dit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le pensez, et, puisque la Providence a voulu que je fusse sauvé par un compatriote… car vous êtes Français, n’est-ce pas ?

— Canadien-français, de Québec, répondit le capitaine.

— C’est tout comme… Eh bien, je ne veux rien vous cacher ; je ne suis pas un naufragé, capitaine !

— Alors ?… fit le marin, étonné.

— Je suis la victime du plus lâche attentat qui se puisse imaginer… J’ai été abandonné sur un îlot perdu, à marée basse, avec la perspective d’une lente agonie et d’une mort inévitable, quand la mer viendrait à couvrir mon rocher, au montant.

— C’est horrible, cela ! interrompit le Canadien, s’approchant du naufragé avec un redoublement d’intérêt.

— Laissez-moi vous raconter cette histoire, qui ressemble à un conte des Mille et Une Nuits.

Le capitaine fit un geste d’assentiment.

— Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sa pipe. J’ai aujourd’hui, grâce au bon vent, plus de loisirs à vous consacrer, que d’habitude.

Alors Arthur fit le récit court, mais très mouvementé, de ce qui avait précédé et amené, suivant lui, l’affaire de l’Îlot.

Puis il conclut, en disant :

— Que pensez-vous, capitaine, d’un parent capable d’une pareille infamie ?

— Je pense que ce gaillard-là finira par être pendu à la maîtresse vergue du premier navire sur lequel il mettra le pied, — quand ce serait le mien…

En attendant, jeune homme, suivez-moi où j’irai, et soyez certain qu’en juin prochain, — avant la visite du missionnaire qui pourrait bien, sans cela, marier votre cher cousin à votre fiancée, — je vous aurai ramené à Kécarpoui, où vous réglerez vos comptes avec cet aimable assassin.

— Ah ! capitaine, puissiez-vous dire vrai !… Si, au commencement du mois de juin de l’année 1853, je pouvais apparaître dans ce petit coin du Labrador, où l’on me croit, sans doute, au fond de l’eau, quel règlement de comptes, comme vous dites, capitaine !

— Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant…

Le capitaine Pouliot, de Québec, connaît son navire, l’Albatros. D’ailleurs, j’ai promis à mon armateur, M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Québec avant la fin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, à moins que le diable ne s’en mêle…

— Vous le tenez ?… Eh bien, tant mieux, et puissent les vents et la mer nous être favorables !

— Amen ! fit le capitaine.

Sur quoi, les deux amis montèrent sur le pont, où le capitaine constata que tout allait bien, sous l’œil de Dieu.

Mais résumons…

Le voyage, par le cap de Bonne-Espérance et l’océan Indien dura trois mois et demi.

Les vents avaient été maniables et la mer, clémente.

On avait passé la ligne deux fois, lorsque, dans les premiers jours de janvier, on arriva en vue de la grande île de Ceylan.

Une partie du chargement y fut débarquée ; puis on continua jusqu’à Madras, pour livrer ce qui restait.

Vers la fin de janvier 1853, commença le voyage de retour, en longeant la côte de Coromandel, pour s’engager dans le détroit de Manaar.

Mais, contrarié par une très grosse brise de ouest-sud-ouest, l’Albatros dut chercher refuge dans la baie de Condatchy, qui échancre le littoral ouest de l’île de Ceylan.

On fut là deux jours à l’ancre, un calme plat ayant succédé à la bourrasque qui avait fait rage.

Une multitude d’embarcations de toutes formes y faisaient la pêche des perles.

Pour tuer le temps, le capitaine proposa à son lieutenant, Labarou, — promu à ce grade après la mort accidentelle du titulaire, arrivée à Madras, — de tenter la fortune.

Celui-ci, plongeur émérite et pouvant rester près d’une minute sous l’eau, y consentit.

Le reste de l’équipage voulut en faire autant…

Quelle idée lumineuse, et à quoi tient la fortune !

En moins d’une demi-journée, chaque plongeur, descendu au fond de l’eau, au moyen d’une corde ayant une grosse pierre attachée à son extrémité, avait recueilli, à la barbe des requins, de pleins sacs d’huîtres, que l’on s’empressa d’ouvrir et dont plusieurs contenaient des perles, que l’on ferait examiner par les marchands du Cap, en passant.

Enfin, un bon vent d’est ayant succédé au calme, on leva l’ancre et… en route pour l’Europe !

Le mois de février commençait, et l’on n’eut pas trop des vingt-huit jours qu’il renferme pour atteindre la côte africaine.

Le 8 mars, l’Albatros mouillait en rade de la ville du Cap.

Dès le lendemain, chacun s’empressa d’aller trafiquer de ses perles avec les joailliers de la Cité aux diamants…

Et, chose étonnante, il se trouva que tous les pêcheurs de l’Albatros avaient en mains des perles d’une grande valeur.

Par un hasard providentiel, le navire canadien avait jeté l’ancre, dans la baie de Condatchy, sur un des bancs les plus riches, en huîtres perlières, de la région.

Quelle aubaine pour ces braves gens, plus accoutumés aux gros sous de cuivre qu’aux belles guinées jaunes et aux scintillants souverains d’or qu’on leur donna en échange des perles de Condatchy !

Bref, quand l’Albatros quitta le Cap de Bonne-Espérance, le 12 mars 1853, tout le monde à son bord était riche, depuis le capitaine jusqu’au dernier des Mathurins salés !

Le voyage de retour se fit sans encombre, et le 8 juin, par une belle matinée ensoleillée, l’Albatros jetait l’ancre dans la rade de Saint-Jean de Terreneuve, où le lieutenant Labarou se sépara de son capitaine, non sans regret.

Mais il avait, arrêté en son esprit, un programme à remplir, et il désirait avoir les mains libres pour arriver à son but.

En effet, son intention était d’acheter, pour son propre compte, une bonne et solide goélette, avec laquelle il ferait, à Kécarpoui, une entrée… dont on garderait le souvenir, sur la côte du Labrador.

Deux jours lui suffirent pour trouver un joli schooner à sa convenance ; et le 10 juin, ayant recruté un équipage de trois hommes, — deux Canadiens et un Français, — il levait l’ancre pour gagner le détroit de Belle-Isle, par où le capitaine Arthur Labarou voulait rentrer chez lui.

La goélette portait un nom significatif…

Elle s’appelait : Le Revenant !