Un drame au Labrador/Où Wapwi commence à avoir la puce à l’oreille

Leprohon & Leprohon (p. 62-66).

XV

OÙ WAPWI COMMENCE À AVOIR LA PUCE À L’OREILLE


Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau, – nous voulons dire dans Kécarpoui.

Bien que le naufragé lui-même se montrât très sobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n’en construisit pas moins, grâce à l’imagination des femmes, un drame des plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient le vilain rôle.

C’est Gaspard qui émit le premier cette idée…

N’avait-il pas, les jours précédents, découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans la savane, par des mains inconnues ?

Qui donc venaient chasser si près des deux seules familles blanches de la baie, sinon les Micmas du détroit de Belle-Isle ?

Et, d’ailleurs, à l’appui de cette thèse, ne pouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités de l’enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour de l’établissement français, dans le but de reprendre leur bien ?…

À cela Arthur répondait, en haussant les épaules :

– Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires !… Tu sais bien que Wapwi n’a pas de parenté micmacque, puisqu’il est Abénaki et vient du sud !…

– D’accord ; mais il y a sa belle-mère, – sa belle-mère inconsolable !

Et Gaspard riait d’un petit rire sonnant faux.

— Oh ! là ! là !… cette grande guenon qui battait son beau-fils à coup de trique, comme s’il eût été un simple mari ?… En voilà une femme pour se faire du mauvais sang à cause qu’il est parti !

— Hé ! bon Dieu, c’est peut-être leur façon d’aimer, à ces brigands-là !


La passerelle se rompit et s’abîma dans le torrent.

— Les vraies mères, je ne dis pas… Mais la veuve du pauvre vieux que nous avons ensablé là-haut, dans la savane, doit avoir d’autres soucis que de courir après un enfant qu’elle haïssait comme peste.

— Alors, c’est par pure méchanceté qu’ils ont fait le coup, — si toutefois quelqu’un a touché à la passerelle.

— Pas méchants, pas méchants sans raison, les sauvages !… murmura Wapwi.

Gaspard regarda l’enfant avec des yeux mauvais :

— Toi, silence, petite vermine !… Ne viens pas défendre tes amis.

— Gaspard ! fit Arthur, élevant le ton.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

— Laisse cet enfant : tu n’as que des mots durs pour lui.

— Faut-il donc se mettre la bouche en cœur pour lui parler ?

— Il a sauvé ma vie, Gaspard !

— La belle affaire !… Puisqu’il se trouvait là, à point nommé.

— Quand tu y aurais été toi-même, je parie bien que tu ne serais pas arrivé à temps pour me harponner au passage, comme il l’a fait.

— Peut-être !.. On ne sait pas…

Et le cousin ajoutait en lui-même : « Ah ! mais non, par exemple. Pas si bête ! »

Ces propos s’échangeaient sous l’auvent du hangar où se serraient les articles nécessaires à la pêche et où se préparait le poisson destiné à être encaqué.

Ce hangar, assez vaste, était divisé en deux compartiments : l’un où se faisait la salaison, l’autre servant d’atelier de tonnellerie.

Une petite forge, munie de sa large cheminée, y était attenante.

C’est dans cette dernière partie de l’édifice que se tenait le plus souvent Wapwi, en qualité de souffleur du père Labarou, le maître-forgeron.

Quand il n’était pas à son soufflet, Wapwi ne quittait guère Arthur, à moins que ce ne fut pour aider les deux femmes.

Car il ne se ménageait point, l’agile enfant, et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.

Aussi il fallait voir comme tout le monde l’aimait dans la famille, à l’exception toutefois de Gaspard, qui ne perdait jamais une occasion de lui témoigner son aversion.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis la catastrophe de la passerelle.

Peu à peu, le souvenir de cet étrange accident s’affaiblissait dans l’esprit des intéressés.

Arthur lui-même n’y pensait plus, ou du moins semblait n’y plus penser.

Seul, un membre de la petite colonie en avait l’esprit occupé.

Et c’était… Wapwi.

Diable !… Pourquoi donc l’enfant se martelait-il la tête avec un accident vieux de deux semaines ?

Nous sommes forcés de faire ici un aveu, un bien pénible aveu…

Wapwi — ce modèle de gratitude, ce vase contenant la quintessence de l’affection filiale, — Wapwi avait un défaut, un grand défaut :

Il était chauvin !

On avait accusé, après l’accident de la rivière, ses compatriotes cuivrés d’avoir organisé ce guet-apens odieux, en faisant tomber un énorme caillou, arraché des flancs du cap…

Wapwi voulait prouver la fausseté de ce soupçon en retrouvant les deux ou du moins l’un des bouts de la dite passerelle. Une fois en possession de cette pièce justificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l’arbre avait été scié ou s’il s’était rompu sous un choc pesant.

Qu’il réussît à mettre la main sur ce simple morceau de sapin, et tout de suite les soupçons étaient détournés pour se voir reporter sur le véritable coupable, que Wapwi ne serait pas en peine de désigner, le cas échéant.

Voilà à quoi, le jour et la nuit, songeait l’enfant.

Il avait bien fait des recherches des deux côtés de la baie, le long du rivage.

Mais, sans doute, le courant de la rivière avait entraîné au large les deux bouts du tronc d’arbre encore garni d’une partie de ses branches, car il n’avait rien trouvé.

– Ils seront descendus jusqu’à Belle-Isle… se disait Wapwi, ou bien ils sont allés s’échouer sur le rivage de Terre-Neuve… Il faudra que j’aille par là, l’un de ces jours.

« Si je retrouve le sapin avec une cassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.

« Mais s’il y a un trait de scie à l’endroit de la rupture, le coupable… c’est… l’oncle Gaspard !

« Les sauvages ne traînent pas de scie avec eux, quand ils vont en expédition.

« Au reste, il n’y a dans les bois, autour d’ici, ni Micmacs, ni Abénakis, ni Montagnais. Les trappes que l’oncle Gaspard dit avoir découvertes près de la rivière, Wapwi sait mieux que personne qui les a tendues, puisque c’est lui-même…

« Il faut bien que la marmite de la mère Labarou soit fournie de gibier ! »

Et, sur ce raisonnement très juste, comme canevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.

Pour légende à ce travail d’imagination enfantine, il y avait ces mots : je veillerai !

De l’autre côté de la baie, chez les Noël, les choses continuaient aussi d’aller leur train ordinaire.

L’accident de la passerelle avait, sans doute, causé une vive alerte, surtout dans l’esprit de Suzanne ; mais on avait attribué la rupture à une cause toute fortuite, comme la chute d’un caillou pesant plusieurs tonnes.

Ainsi l’expliquait, du moins, Thomas, le chef de la petite colonie.

Quant à ce qui avait fait choir ce caillou, les avis étaient partagés…

Étaient-ce les pluies torrentielles des jours précédant la catastrophe ou la main criminelle des sauvages ?

Thomas accusait ces derniers, tout comme le faisait Gaspard.

Les autres opinaient pour une dégringolade accidentelle.

Personne, on le voit, — pas plus à l’est qu’à l’ouest de la baie, — ne soupçonnait que la passerelle eût été sciée malicieusement.

Telle était la situation dans les premiers jours de septembre.

Ajoutons cependant qu’à l’est comme à l’ouest, chez les Noël comme chez les Labarou, certains remue-ménages inusités, un branlebas général de nettoyage, divers travaux de couture et autres préparatifs ayant une signification énigmatique… laissaient prévoir que quelque événement mémorable devait se passer sous peu.

En effet, le 15 septembre, — c’est-à-dire dans une dizaine de jours au plus, — une grande visite était attendue…

Celle du missionnaire !

Or, à l’occasion de cette visite bisannuelle, le premier mariage entre gens de race blanche serait célébré à Kécarpoui…

Celui d’Arthur Labarou et de Suzanne Noël !

Il avait bien aussi été question d’unir Gaspard et Mimie.

Mais les deux fiancés, d’un commun accord, — ou plutôt désaccord, — avaient remis la partie au printemps suivant.

Jusque-là, il pouvait couler « joliment » de l’eau sous les ponts.