Un drame au Labrador/Le passé revient sur l’eau

Leprohon & Leprohon (p. 20-24).

VI

LE PASSÉ REVIENT SUR L’EAU


Inutile de dire que la nouvelle apportée par les jeunes gens produisit une révolution dans la famille.

Songez donc !… Des voisins après un isolement d’une douzaine d’années !… Des visages autres que ceux des Labarou à rencontrer autour de la baie de Kécarpoui !… Pour les vieux, de bonnes causeries près de l’âtre, l’évocation du passé et des souvenirs de là-bas !… Pour les jeunes, la connaissance à faire, l’intimité grandissant à mesure qu’on se connaîtrait mieux, la joie de se revoir après s’être quittés, les suaves émotions de l’amour partagé : quelle porte entr’ouverte sur l’avenir ! et, par cet entrebâillement, que de perspectives riantes, vaguement éclairées à la lumière de l’imagination !

Il faut avoir vécu isolé sur une côte déserte, ayant sans cesse sous les yeux la majesté vierge de la nature telle que Dieu l’a faite pour comprendre l’insondable mélancolie qu’une telle situation amène à la longue dans l’âme humaine.

L’Écriture Sainte l’a dit : Vœ soli ! — malheur à l’homme seul, sans cesse replié sur lui-même et abîmé dans la contemplation de sa misère !

Mais, si l’isolement est fatal à l’homme mûr qui a vécu auparavant dans la communauté de ses semblables et a dû en maintes circonstances, subir les heurts de la promiscuité, les chocs des passions en lutte, — que dire de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l’âme avide a soif d’inconnu, d’épanchement, de satisfaction légitime à une curiosité toujours en éveil !

Pour ceux-là, c’est le repos, — un repos trop complet, peut-être ; — mais, à ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle inénarrable tristesse elle infiltre goutte à goutte dans les veines de la personnalité morale !…

On en causa longtemps dans la famille.

Jamais on ne s’était vu à pareille fête.

Seul, Jean Labarou ne prenait pas part à l’allégresse générale ; — ce qui mettait bien un peu de gris dans le ciel bleu de la mère Hélène…

Mais son Jean avait parfois de si singulières lubies, — comme tous les hommes, du reste ! — que la bonne femme, haussant les épaules, se contenta de penser : Allons ! le voilà encore qui voyage dans la lune !

Et elle se reprit à caqueter, — car elle n’avait pas la langue dans sa poche, la mère Hélène, « ma foi jurée », non !

— Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, il faudra « traîner vos grègues » par là, vers la brunante, sans faire semblant de rien…

— Oui, oui… appuya Mimie, en frappant ses mains l’une contre l’autre et en jetant une tendre œillade à Gaspard, qui fit un signe de tête approbateur.

— Pourquoi ça, la mère ? demanda Arthur.

— Hé ! mon fieu, pour savoir quelque chose.

— À quoi bon se cacher ?… C’est métier de loup. Nous irons plutôt les visiter demain, au grand jour et comme de bons voisins.

— L’un n’empêche pas l’autre, reprit la mère Hélène… Allez pêcher des truites en bas des chutes, au ruisseau Rouge, tout là-bas, et arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue… Tachez même de leur parler, s’il y a moyen, sans que ça paraisse…

— Tu entends, Gaspard ?… Il faudra entrer en conversation avec eux, s’écria la pétulante Mimie. D’abord, moi, je ne pourrai dormir si je ne sais rien avant la nuit…

Jean Labarou releva la tête.

— Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il en retirant sa pipe ; ne vous mettez pas si vite martel en tête… Laissez ces gens-là tranquilles.

— Mais, Jean…

— La paix, femme. Tu dois savoir ce qu’on gagne au commerce de ses semblables.

— Mais, papa…

— Toi Mimie, ne sois pas si pressée de faire de nouvelles connaissances ; tu pourrais t’en mordre les pouces plus tard, ma fille.

— Moi, père !… Comment cela ?

— Suffit !… Je me comprends.

Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et ne comprenait pas, elle.

Gaspard était-il plus avancé ?

Peut-être bien, car, à cette observation du père Labarou, il passa sa chique de « tribord à bâbord », comme disent les matelots, sans toutefois perdre son flegme.

On jabota encore une grande heure. Puis la mère Hélène, qui avait sur le cœur l’observation de son mari et tenait à avoir le dernier mot, conclut en ces termes aigres-doux :

— C’est bon, les enfants… Puisque mossieu Jean le veut, on attendra que les voisins fassent la première visite.

C’est plus « huppé » !

On n’attendit pas longtemps.

Le lendemain dans la matinée, deux solides « gars », montant une petite chaloupe, abordaient en face de l’habitation Labarou.

Gaspard se trouvait là, d’aventure.

— Venez, camarades, dit-il aux étrangers, qu’il semblait déjà connaître… Mais ne parlez à personne de notre rencontre d’hier soir ; mon cousin m’en voudrait de l’avoir devancé…

— Ni vu, ni connu ! firent les jeunes gens en riant.

Arthur accourait.

Mimie, derrière sa mère, regardait par l’entrebâillement de la porte.

Jean Labarou était invisible.

Sans faire attention à Gaspard, qui ouvrait la bouche pour parler, Arthur donna une bonne poignée de main aux nouveaux arrivés, tout en leur disant :

— Soyez mille fois les bienvenus, mes amis… Savez-vous que ça devenait furieusement ennuyeux de ne voir toujours que nos figures, qui ne sont pas déjà si avenantes, jugez-en !…

— Hé ! hé ! il y en a de pires aux Îles… répliqua galamment le plus vieux des visiteurs.

— Ah ! dame ! je plains ceux qui les possèdent… Mais, dites donc… jetez le grappin et allons voir les bonnes gens… Je les sens qui grillent d’impatience.

— Allons ! firent les gars, se laissant conduire de bonne grâce.

On pénétra pêle-mêle dans la maison, le bouillant Arthur tenant la tête.

— Père et mère, et toi Mimie, voici nos voisins… annonça-t-il sans plus de cérémonie. — À propos, comment vous appelez-vous ?… Nous autres, notre nom est Labarou : le père Jean Labarou, la mère Hélène Labarou, le garçon que je suis, Arthur Labarou, la fille Euphémie Labarou, — plus connue sous la petit nom de Mimie ; enfin ce garçon discret et sage que vous avez vu tout d’abord s’appelle, lui, Gaspard Labarou… Voilà !

Arthur, ayant ainsi désigné chaque membre de la famille par ses noms et prénoms, mit les poings sur ses hanches et reprit haleine.

Ce n’était pas sans besoin !

On se donna la main à la ronde, comme de vieux amis qui se retrouvent. Après quoi, l’aîné des deux frères, sans répondre directement, dit :

— Ça nous fait plaisir, tout de même, nom d’un loup marin, de rencontrer des pays sur cette bigre de côte, — car vous êtes de Saint-Pierre, n’est-ce pas ?

— De Saint-Malo ! se hâta de rectifier Jean Labarou.

— C’est tout comme. Notre père aussi était de là.

— Ah !… et son nom ?

— Pierre Noël.

— Pierre Noël !… Vous êtes les fils de Pierre Noël ? s’écria Jean Labarou, pâlissant affreusement.

— Oui. L’auriez-vous connu, par hasard ?

Jean fut quelques secondes sans répondre.

Puis il dit d’une voix changée :

— Non, pas précisément… Mais j’en ai entendu parler aux Îles.

— Vous savez alors comment il a fini, ce pauvre père ?

— Dans une rixe, n’est-ce pas ? bégaya Jean.

— Malheureusement, oui : d’un coup de couteau en pleine poitrine.

— Le pauvre homme ! murmura, Labarou, qui se remettait peu à peu.

— Nous étions bien jeunes alors, dit le fils aîné de Pierre Noël, et c’est à peine si nous nous rappelons vaguement cette terrible affaire.


L’auriez-vous connu, par hasard ?

— Vous a-t-on dit le nom de… celui qui a fait le coup ?

— Oui, c’est un nommé Jean Lehoulier.

— Il a sans doute été puni ?

— On n’a jamais pu mettre la main dessus… Il disparut avec sa famille dans la nuit qui suivit l’affaire et, depuis, on ne sait pas ce qu’il est devenu.

— Il aura péri en mer, sans doute !

— C’est probable, car il faisait, cette nuit-là, au dire de ma mère, un temps de chien ; et sa barque qui n’était pas grande, n’a pas dû résister à la bourrasque.

— Que Dieu ait pitié de lui et des siens ! dit gravement Jean Labarou. Lui seul est le juge des actions des hommes.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Comme ça, vous venez pour vous établir ici ?

— S’il y a moyen d’y vivre ! — Ça ne va plus là-bas.

— On vit partout, mon garçon, quand on n’est pas trop exigeant.

— Ah ! pour ça, la misère nous connaît… Il n’y a pas toujours eu du pain blanc dans la huche.

— Je conçois… fit Jean avec une émotion contenue. On vous aidera, mes enfants. Vous n’aurez qu’un signe à faire, vous savez… N’allez pas au moins vous gêner avec nous : ça me ferait de la peine, là, vrai… Et, pour commencer par le commencement, mes fils, vous allez tout de suite donner un coup de main à vos amis pour qu’ils se construisent sans retard une maisonnette… C’est le plus pressé.

— Bravo, père ! s’écria Arthur.

— Bien parlé, mon oncle ! appuya Gaspard.

— Vous êtes trop bon… Merci, tout de même… Ça n’est pas de refus… murmurèrent les jeunes Noël, enchantés.

— Allez, mes enfants… Ah ! mais non ; il faut dîner tout d’abord.

— C’est ce que j’allais dire, put enfin articuler la mère Hélène, jusque-là muette, contre son habitude.

— C’est que les femmes… voulut objecter l’aîné des Noël, qui s’appelait Thomas.

— Nous attendent… acheva le cadet, Louis.

— Vous les rejoindrez tous ensemble, aussitôt la dernière bouchée avalée.

— Dame ! puisque vous êtes assez honnêtes…

— C’est dit. Allons, femme, attise le feu.

— Dans un quart-d’heure, tout sera prêt.

Point n’est besoin de dire si le repas fut animé. Toute cette jeunesse avait soif de confidences. Chacun fit sa biographie, qui n’était pas longue, heureusement. On échangea force propos, souvent sans… à propos… On fit des projets pour l’avenir… Des chasses qui resteraient légendaires furent organisées séance tenante. On extermina, autour de cette table primitive, tout le gibier à poil et à plume des forêts et des savanes labradoriennes ; on retira du golfe Saint-Laurent des milliers et des milliers de poissons de toutes grosseurs ; on dépeupla l’atmosphère de tous les volatiles qui s’y promènent…

Bref, le repas terminé, il ne restait plus de vivant, dans cette partie du Canada, que les hommes et les animaux domestiques à qui l’on fit grâce, — faute de munitions, sans doute !

Puis toute cette jeunesse émoustillée prit place dans la chaloupe des Noël et traversa la baie, faisant retentir les échos de Kécarpoui de ses joyeuses chansons.