Librairie Plon (p. 217-246).
VIII
l’imprévu

Était-ce là une de ces protestations exaltées comme la généreuse ardeur de l’adolescence en prodigue naturellement ? Ou bien quelques phrases surprises par hasard avaient-elles fait travailler l’esprit de l’enfant, avertie déjà par l’absence prolongée et inexplicable de son frère ? Toujours est-il que cet étrange rapport entre cette naïve preuve d’attachement imaginée par la petite et le motif du dissentiment avec Lucien émut davantage encore la pauvre femme. Lorsque, à l’heure dite, on lui fit passer la carte de M. Mounier, elle était arrivée à un tel degré d’agitation qu’elle en avait réellement perdu la voix. Les premiers mots par lesquels elle accueillit le notaire et lui présenta son mari furent énoncés d’un accent si aphone que l’homme de loi offrit de se retirer pour revenir quand elle serait moins souffrante.

— « Nous préférons, monsieur, savoir dès aujourd’hui l’objet de votre visite, » dit Darras. « Vous connaissez ma qualité, maintenant. C’est donc moi qui vous répondrai. »

— « Ce ne serait pas tout à fait correct, » dit M. Mounier, après une seconde d’hésitation, « s’il s’agissait d’une démarche officielle. Mais je ne me suis permis de demander à Mme Darras cette entrevue qu’à titre officieux, et je ne vois que des avantages à m’expliquer devant vous, monsieur, quoique le sujet dont j’ai à entretenir Madame lui soit, de par le Code, exclusivement personnel… Vous savez, n’est-ce pas, que je suis le notaire de M. de Chambault ?… »

Il avait parlé avec cette courtoisie soulignée particulière aux gens de sa profession, derrière la politesse desquels se devine si aisément l’arme invincible, ce Code auquel il venait de faire une immédiate allusion. Le ton cassant de l’ingénieur avait assombri, l’éclair d’un instant, sa physionomie volontairement amère. C’était un homme de cinquante-cinq ans, petit, aux traits menus, à l’œil très fin derrière son lorgnon d’écaille, qui avait une grande habitude du monde, ayant toujours mené une vie de cercle et de salon à côté de sa vie de bureau. Un peu de rougeur lui vint au visage, mais il ne se départit pas de son accent conciliateur, même quand Darras lui eut répondu :

— « Je croyais que, d’après le Code, rien n’était exclusivement personnel à une femme mariée. Mais voyons, monsieur, ce dont il s’agit. »

— « D’un projet d’union formé par M. Lucien de Chambault, » dit le notaire, « et pour lequel il devra demander le consentement de Mme Darras.

— « Il a demandé ce consentement, » interrompit Darras, « et nous le lui avons refusé. »

— « C’est ici, monsieur, » insista M. Mounier, « que je me vois obligé de rappeler mon expression de tout à l’heure. Voilà un des cas très rares où votre personnalité ne saurait en aucune manière intervenir, du moins légalement… Vous m’excuserez de préciser ici un point, peut-être pénible. Mme Darras était divorcée quand vous l’avez épousée. Or, le divorce n’a pas d’effet rétroactif. La loi peut bien déclarer la dissolution du mariage, mais la dissolution n’est pas l’annulation. M. Lucien de Chambault est le fils de M. de Chambault et de celle qui était Mme de Chambault. Elle la redevient pour la circonstance. N’ayant pas vingt-cinq ans, ce jeune homme ne peut se marier qu’en demandant le consentement de ses parents, divorcés ou non, en vertu de l’article 148, et sa mère n’a besoin, pour répondre à cette demande, d’aucune autorisation. »

— « Soit, monsieur, » rectifia Darras, « Mme Darras a refusé. »

— « Je le savais, » reprit le notaire, « et c’est le motif de ma visite. Je tiens d’abord à vous rappeler, monsieur, et à Mme Darras elle-même, que ce refus de sa part n’a aucun caractère prohibitif. Ce même article 148 est très net : en cas de dissentiment entre deux époux, la volonté du père prévaut. »

— « Même si le divorce a été prononcé contre lui ? » interrompit le second mari. « Et si la garde de l’enfant lui a été retirée ? C’est impossible. »

— « Même dans ce cas, » répondit M. Mounier. « Avec ou sans la garde de l’enfant, la puissance paternelle demeure intacte. »

— « Comment ! » s’écria Darras. « La société aura reconnu, par ses tribunaux, qu’un père est incapable de bien élever sa fille ou son fils, la mère se sera dévouée seule à cette éducation, et, dans une crise aussi décisive que celle du choix, d’une femme ou d’un mari, c’est la volonté du père indigne qui décidera ?… C’est une monstruosité… »

— « Cet illogisme a sa logique, » dit le notaire. « C’est un débris de l’ancienne loi dans la nouvelle. L’ancienne loi voulait qu’une famille une fois fondée le fût pour toujours. En fait, même avec le divorce, cette première famille n’est pas tout à fait détruite, puisque le droit d’hériter continue. La puissance paternelle correspond à cette permanence du droit d’hériter. C’est ce principe de la puissance paternelle, inaliénable sauf dans certains cas particuliers de déchéance, que la loi a maintenu sous cette forme. Elle a marqué là nettement la différence dont je vous parlais tout à l’heure entre la dissolution et l’annulation. Il y a cependant une réserve. Le législateur a prévu le cas où un père indigne, comme vous dites, pourrait, pour se venger d’avoir été privé de la garde de l’enfant, refuser de consentir à un mariage désiré par la mère. L’article 3 de la loi du 20 juin 1896 a disposé : — S’il y a dissentiment entre des parents divorcés ou séparés de corps, le consentement de celui des deux époux au profit duquel le divorce ou la séparation aura été prononcé suffira. — Si donc Mme Darras consentait au mariage de son fils et que M. de Chambault s’y refusât, l’avis de Mme Darras l’emporterait. Mais Mme Darras refuse, le père consent. C’est le père qui l’emporte… Peut-être estimerez-vous qu’il y a là une contradiction et que ces diverses parties de la loi ne se tiennent pas très bien. Vous savez que les assemblées où s’élaborent ces soi-disant réformes du Code ne sont pas recrutées parmi les compétences… »

— « La loi est la loi, monsieur, et je suis prêt à lui obéir, quelle qu’elle soit, » répondit sèchement Darras. Il ajouta : — « Je suppose que ce préambule est pour nous annoncer que M. Lucien de Chambault a demandé son consentement à son père et que celui-ci le lui a accordé ?… »

— « En effet, monsieur, » repartit le notaire. « Je me suis, sur le désir de M. de Chambault père, mon client, transporté à son domicile, et l’acte authentique constatant qu’il accorde son consentement au mariage de son fils Lucien avec Mlle Berthe Planat est dressé. Il reste une formalité à remplir. Le Code exige qu’un autre acte authentique soit dressé : celui, madame, qui constate votre refus. Réglementairement, je devrais m’être présenté ici, assisté d’un de mes collègues ou de deux témoins, muni d’un acte de réquisition, et vous le signifier. Quoique cette façon de procéder n’offre absolument rien d’injurieux, elle peut paraître pénible. Elle risque de laisser derrière elle des rancunes. J’ai cru devoir tenter une démarche préalable auprès de vous, encouragé d’ailleurs par mon client. Vous ignorez sans doute, madame, que M. de Chambault est malade, très malade. Les médecins redoutent une pneumonie greffée sur une maladie du foie. À mon sens, et je crois devoir vous parler en toute franchise, la fin est proche. Ce n’est qu’une question de semaines, peut-être de jours. Il est à bout. Quand on est si près de la mort, beaucoup de choses apparaissent sous un angle différent. La visite de son fils, la manière dont le jeune homme lui a parlé, les sentiments qu’il lui a montrés ont touché le père. Il a dit oui à sa demande. Mais il s’inquiète. Il ne voudrait pas que son consentement fût considéré par vous comme un nouveau tort. Il en a eu de très grands… Il les reconnaît… Il me semble, madame, qu’en n’opposant pas à ce consentement d’un mourant, car je vous répète qu’il est condamné, un veto d’ailleurs inutile, vous ferez un acte de charité. Je n’ai pas le droit d’invoquer d’autres arguments. Cependant, monsieur votre fils étant devenu mon client par le seul fait que son père me l’a adressé, je me crois autorisé, au nom de son avenir, à souhaiter qu’il n’entre pas dans la vie conjugale avec ce froissement très dur pour un jeune ménage… C’est tout le sens d’une démarche dont M. Darras voudra bien m’excuser… »

La mère avait écouté ce discours sans prononcer une parole. Ses yeux fixés sur son mari avaient tour à tour exprimé les divers sentiments qui se succédaient dans son âme : l’étonnement, quand M. Mounier avait déclaré son indépendance vis-à-vis de ce mari pour le consentement à donner ou à refuser ; sa terreur d’apprendre que vraiment et d’après le Code sa volonté à elle ne comptait pour rien devant celle du vrai père ; toute la douleur de l’affection méconnue, quand elle avait su que Lucien avait fait appel à ce vrai père, après tout ce qu’il savait de leur divorce et de ses causes ; le saisissement à la nouvelle de la grave maladie du misérable dont sa jeunesse avait été la victime ; une véritable indignation à l’idée qu’il osât lui adresser un message, fût-ce de son lit de mort. Elle avait pu voir que des émotions bien analogues passaient dans le regard de Darras. La physionomie du second mari s’était seulement assombrie davantage lorsque le notaire avait parlé de cet indestructible caractère qu’avait jadis la famille, et de l’incohérente manière dont les lois se font et se défont dans notre actuelle anarchie. Il répondit pourtant d’une voix calme, celle d’un homme qui veut arriver vite à une conclusion positive :

— « Nous n’avons pas à vous excuser, monsieur, nous avons à vous remercier. Je suis assuré d’être l’interprète de Mme Darras, en vous priant de répéter aux deux personnes qui vous envoient que son refus est et restera absolu, » — Gabrielle esquissa un geste d’assentiment, — « parce qu’il est fondé sur des questions qui touchent à l’honneur. Je suis certain, maître Mounier, que vous les ignorez et que votre principal client les ignore aussi. Je vous demande, puisque vous vous êtes fait son messager, de vouloir bien lui transmettre mes paroles. Si vous le permettez, je vous en donnerai le commentaire en vous renseignant exactement sur cette Mlle Planat que mon beau-fils prétend épouser… »

— « Il m’est impossible de vous suivre sur ce terrain », interrompit le notaire. « M. de Chambault ne m’a pas communiqué les raisons qu’il avait de consentir au mariage de son fils, et je ne veux pas savoir celles que Mme Darras peut avoir de ne pas y consentir. Le père reste libre jusqu’au dernier jour de révoquer l’autorisation qu’il a donnée, et, dans ce cas-là, M. Lucien, n’ayant que vingt-trois ans, ne pourra pas se marier avant deux autres années. Mais faites parler à M. de Chambault par d’autres. Pour moi, ma mission est terminée. Si votre résolution ne doit pas se modifier, j’aurai l’honneur, madame, de me présenter de nouveau dans les conditions que je vous ai dites. Pour vous laisser tout le temps de la réflexion, ce ne sera pas avant huit jours… »

— « C’est tout réfléchi… » dit Gabrielle à son tour. Un projet qui venait de s’ébaucher dans son esprit lui rendait l’énergie de parler. « Dans huit jours, M. Darras et moi nous penserons ce que nous pensons aujourd’hui… » Le notaire ne fut pas plus tôt sorti de la chambre que, toute pâle et résolue, elle dit à son mari : — « Demande si la voiture est là. C’est maintenant que le temps presse, qu’il n’y a pas une minute à perdre. Il faut que j’aille chez M. de Chambault, que je le voie, que je lui explique. Lucien l’a trompé. Ce n’est pas possible qu’un père, même celui-là, veuille un pareil mariage pour son fils. Il ne sait pas la vérité… »

— « Non, » répondit Darras, « il ne la sait pas. J’en suis sûr aussi. Mais ce n’est pas à toi d’aller chez lui, c’est à moi… »

— « Toi ? » s’écria-t-elle épouvantée…

— « Oui, moi, » répondit-il. « Je ne supporterai pas que tu revoies cet homme qui t’a fait tant souffrir. Je ne te le permets pas… » Elle retrouva dans son accent ce je ne sais quoi d’impérieux et de dur qu’elle y avait remarqué ces derniers jours. — « J’ai acquis le droit », continua-t-il, par mes douze années de dévouement pour Lucien, d’aller défendre son avenir auprès de n’importe qui. Si la maladie a vraiment donné à M. de Chambault les sentiments que l’on vient de nous dire, il comprendra, par ma démarche, combien la situation est grave. Le vrai moyen de briser du coup ce mariage, le voilà. Dans une heure, il aura révoqué son consentement. Adieu, mon amie ; ne me dis rien. Attends mon retour sans te dévorer d’inquiétude. Le danger va être conjuré pour deux ans, le notaire te l’a dit. Et ce n’est pas de deux ans que j’ai besoin pour le projet dont je t’ai parlé ; c’est de deux ou trois semaines, au plus. Tu vois bien que, s’il y a une fatalité, elle est pour nous, puisque le hasard veut que nous ayons été prévenus à temps. Que ce notaire n’eût pas été l’homme scrupuleux qu’il est évidemment, et nous n’aurions point su comment parer le coup. N’en doute pas. Il a soupçonné la vérité et il est venu nous indiquer, dans la mesure où il pouvait le faire, le moyen d’agir. »

— « Tu as peut-être raison, » dit-elle. Et, avec une tendresse où il la retrouva, telle qui l’avait longtemps connue, aimante, abandonnée et si à lui : — « Ah ! mon Albert, cours en finir, cours le sauver, et moi, » ajouta-t-elle à voix basse, « moi, pardonne-moi… »

Cet adieu de Gabrielle avait fait courir dans le cœur de Darras comme un flot si chaud et si fort, il avait cru y trouver la preuve d’un tel retour à lui, que ce réconfort le soutint tout le temps qu’il mit à franchir la distance de la rue du Luxembourg à la place François Ier, où habitait Chambault. L’amertume de cette visite venait de lui être soudain voilée jusqu’à lui être rendue douce par ce cri d’amour après ces quatre journées d’un horrible silence. Il ne comprenait qu’une chose : sa femme, sa chère femme lui appartenait de nouveau tout entière. Ce pardon qu’elle lui avait demandé, c’était le désaveu de sa folie de ces derniers jours, le signe qu’elle allait rentrer, qu’elle était déjà rentrée dans la vérité de leur ménage. Qu’Albert réussît dans sa démarche actuelle, et la crise serait conjurée ! Bien loin de voir dans la suite des derniers événements l’action d’un châtiment providentiel exercée contre leur foyer, elle y verrait, comme il le lui avait dit, le jeu d’un hasard finalement favorable. Ce serait à lui, quand il l’aurait reprise, de ne plus laisser le fatal poison dominer cette sensibilité souffrante. Cette fièvre d’espérance cessa du coup lorsqu’il se trouva devant la maison du premier mari. Il ne la connaissait que trop bien. Depuis qu’il avait épousé la femme divorcée d’Edgar de Chambault, jamais Darras ne s’était désintéressé entièrement de cet homme. Dans les premières années, la nécessité d’envoyer Lucien chez lui à de certains jours avait maintenu un contact forcé. Puis, la négligence de Chambault avait laissé tomber même ces dernières relations avec son ancienne vie. On se rappelle — c’avait été une des justifications de Mme Darras auprès du Père Euvrard — que l’initiative du divorce était venue de lui et qu’il s’était remarié de son côté bien avant elle. Sa seconde femme était morte, et il s’était, depuis ce veuvage, de plus en plus dégradé. Ses désordres par trop avérés avaient été la cause que la mère s’était considérée comme en droit d’interdire les visites du fils. L’enfant avait à plusieurs reprises trouvé son père à demi ivre et en très mauvaise compagnie. Chambault n’avait pas réclamé. Depuis lors, les Darras n’avaient eu de lui que des nouvelles détournées. Tantôt, c’était un mot dit en passant par un de ses cousins, le vieux général de Jardes, qui avait pris parti ouvertement pour Gabrielle et qui continuait à la voir, même remariée. Tantôt, une simple mention rencontrée dans un journal, à propos de quelque déplacement à Nice, à Aix-les-Bains. Chambault avait hérité d’un oncle une seconde fortune, après avoir à peu près complètement gâché la première, et, à près de soixante ans, il ne cessait pas de tenir sa place parmi les figurants de Paris qui s’amuse. Lucien lui faisait une visite au Jour de l’an. Il était reçu ou n’était pas reçu, suivant l’occurrence. Mais, qu’il eût vu ou n’eût pas vu le triste personnage, il rapportait toujours un détail précis sur le lieu de son habitation, sur sa présence à Paris ou son absence, sur son humeur souvent, devenue plus inégale encore et plus brutale avec l’âge. Pas un de ces petits détails qui n’eût touché le successeur à cette place intime et obscure où nous portons l’image vivante de nos vrais ennemis, — non pas ceux contre qui nous devons lutter, qui cherchent à nous faire du mal et à qui nous le rendons, — mais ceux dont la seule existence nous est une douleur presque insupportable, en dehors de tout rapport personnel, et parce qu’ils respirent. Que de fois, par exemple, depuis que Chambault demeurait place François Ier, Darras avait ordonné à son cocher de passer par ailleurs, alors que le hasard d’une course l’amenait de ce côté, et quand le chemin naturel eût été celui-là ! D’autres fois, se reprochant comme une indigne faiblesse ce recul devant une impression pénible, il lui arrivait de se détourner de sa route pour traverser la petite place et dévisager la maison, une construction à trois étages avec un petit jardin derrière une grille. La porte d’entrée donnait sur la rue Jean-Goujon. Darras savait que Chambault occupait l’entresol. L’idée de ce que pensait cet homme à qui sa femme avait appartenu vierge, des images qu’il gardait dans sa mémoire, des droits du sang qu’il conservait malgré tout sur Lucien, le poignait, le suppliciait. Il cherchait à se le représenter, n’ayant vu de lui que des portraits. L’apparition d’un passant se dirigeant vers la porte lui faisait tressauter le cœur. Il haussait les épaules, par mépris de ce qu’il appelait, en s’en condamnant, une curiosité malsaine. La secrète blessure n’en saignait pas moins. Qu’elle était profonde et mal cicatrisée par le temps ! Il put s’en rendre compte, à la sentir se rouvrir quand il descendit de sa voiture sous les fenêtres derrière lesquelles, si le notaire avait dit vrai, l’ancien bourreau de la jeunesse de Gabrielle agonisait peut-être. Même sa mort empêcherait-elle qu’il n’eût été le premier mari ? Mais si l’inguérissable jalousie du passé dont Darras avait tant souffert lui fit un peu mal, à cette minute encore et en dépit de ses pressantes préoccupations, elle n’empêcha pas qu’il ne marchât sans hésiter vers la loge. Il demanda d’une voix ferme : « M. de Chambault est-il là ?… » comme s’il n’eût pas su une indisposition dont la gravité lui était dénoncée cependant par un sinistre indice : le sol jonché de paille devant la maison, pour assourdir le bruit de la rue.

— « Monsieur le comte est chez lui, » répondit le concierge, « mais il ne pourra certainement pas recevoir Monsieur. Il était déjà très souffrant hier, et, cette nuit, son état s’est aggravé. »

— « Je monterai toujours à l’appartement, » fit Darras, » et je verrai son domestique. »

Le fait que l’on n’eût donné aucune consigne à la porte était un second indice : c’était le désarroi dont s’accompagne la survenue inattendue d’une complication redoutable au cours d’une maladie jugée d’abord plutôt bénigne. Quoique le ton de M. Mounier eût préparé le visiteur à se trouver en présence d’un homme très atteint, il jugea que la situation avait évidemment empiré d’une façon inquiétante. Était-il même temps encore de voir Chambault, et le malade serait-il capable de soutenir un entretien qui exigeait beaucoup de lucidité et d’énergie ? C’est la question que Darras ne put s’empêcher de se poser devant la mine effarée du valet de chambre qui vint ouvrir à son coup de sonnette. Raison de plus pour insister, et, s’il étail possible, arracher le désaveu écrit de l’autorisation donnée. En admettant, ce qu’il avait négligé de vérifier, que Lucien eût déjà fait afficher à la mairie le premier acte de publication de son mariage, la célébration n’en pouvait avoir lieu que dans onze ou douze jours. D’ici là, l’état du père pouvait empirer. Darras vint à bout des scrupules du domestique en disant qu’il était envoyé par M. Mounier, le notaire, pour une affaire très urgente, et il obtint que cet homme allât porter sa carte. Les cinq minutes passées seul dans cette antichambre à attendre la réponse furent poignantes pour lui. Trop de révélations étaient partout éparses sur le caractère et les mœurs de celui dont dépendrait peut-être l’avenir de son ménage, après qu’il avait été si tristement mêlé à son passé. Ce n’était pourtant que la banale entrée de l’appartement d’un célibataire riche, avec ce luxe un peu étalé des viveurs d’aujourd’hui. Mais justement ces traces d’une existence d’homme de plaisir causaient une horreur presque physique au puritain que restait Darras. Deux tableaux d’une nudité vaguement galante étaient pendus des deux côtés de la porte. Deux panneaux formés par de longues glaces anciennes leur faisaient face et réfléchissaient les taches roses des chairs peintes sur les toiles. Il y avait aussi, sur les murs, plusieurs programmes de fêtes sportives ou autres, soigneusement encadrés, comme si les falotes images dessinées et coloriées dont s’illustrait la liste des divertissements promis représentaient d’intéressants souvenirs. Des gravures anglaises figurant des courses d’obstacles alternaient avec quelques grandes photographies, dont une signée, de femmes en toilettes tapageuses, sur la profession desquelles le doute n’était guère permis. Une panoplie de fusils proclamait les goûts du chasseur, et une autre, en pendant, garnie de cannes, les prétentions du vieux Beau. Des cartes de visite s’amassaient dans une coupe. Darras en prit distraitement quatre ou cinq. Le hasard voulut qu’il tombât sur celle d’une fille. Il y lut, écrit familièrement au crayon : « À ce soir, à dîner. » Il savait bien que Chambault vivait ainsi. Pourquoi cette constatation d’habitudes peu délicates, mais après tout assez inoffensives, l’accablait-elle d’une mélancolie, à laquelle il n’eut pas le loisir de s’abandonner, car le valet de chambre revenait, et avec une réponse négative :

— « M. le comte aurait bien voulu recevoir monsieur, mais il est plus mal en ce moment, et la personne qui a été mise là par le docteur s’y est absolument opposée. »

— « Je ne peux pas voir le fils de M. de Chambault ? » dit Darras qui voulait savoir si Lucien n’était pour rien dans cette défense.

— « Il est parti, voici une heure, pour aller chez un grand médecin qu’ils veulent avoir en consultation. Il ne tardera pas à rentrer… »

— « Et la personne dont vous parliez et qui garde le malade ? » interrogea Darras… « Donnez-lui ma carte, et demandez-lui si elle veut me recevoir un instant… »

Un soupçon venait de traverser sa pensée. La formule employée par le valet de chambre lui avait fait deviner qu’il s’agissait d’une femme. Pourquoi cet homme n’avait-il pas simplement dit : la garde ? Darras avait aussitôt songé à l’une quelconque des créatures dont les cartes de visite dans le plateau et les portraits sur les murs de cette antichambre attestaient l’intimité avec le maître du logis. Non, Lucien n’aurait pas supporté une pareille présence. Il avait passé la nuit là. Il était parti à la recherche d’un célèbre consultant. C’était donc lui qui avait pris en main, comme il était d’ailleurs naturel, en sa qualité de fils, la direction de cet intérieur… Si cette personne installée au chevet du mourant, avec l’autorisation du docteur et celle du jeune homme, était Berthe Planat, en sa qualité d’étudiante en médecine ?… Pourquoi pas ?… Cette idée, brusquement apparue, s’était du coup traduite en acte, par cette bien étrange demande. — « Je suis fou, » se dit l’ingénieur, quand le domestique fut reparti dans la direction de la chambre à coucher avec ce second message ; « si c’est elle, elle ne voudra pas me voir, et, si ce n’est pas elle, à quoi bon ?… » — Cet acte impulsif était si en dehors de son caractère, il s’accordait si peu avec ses plans qu’il en demeurait étonné lui-même. En réalité, il avait obéi à un accès de l’énervement que la multiplication des obstacles produit vite chez les hommes de son type, habitués à marcher droit à leur but. La rupture de la liaison entre Lucien et cette fille lui avait semblé si aisée ! Il avait rencontré de telles surprises, quand il en était arrivé au fait et au prendre ! Cette présence de Berthe, si vraiment elle était là, lui avait soudain représenté la chance d’une scène décisive. Il l’avait saisie, instinctivement, presque follement. Était-ce l’endroit, était-ce l’instant d’engager avec elle la négociation qu’il avait entrevue comme un des moyens possibles d’en finir ? Et si ce n’était pas pour en arriver à ce hideux mais nécessaire marchandage, quel était le sens de cette demande d’entretien ?… Le sens ?… Mais c’était surtout, c’était simplement de se trouver enfin face à face avec son ennemie. Il saurait avec exactitude ce qu’elle voulait et jusqu’à quel point elle le voulait. Et puis Darras subissait, sans s’en rendre compte, la suggestion du sentiment que son beau-fils éprouvait pour cette femme. Pas plus que Lucien n’avait pu mépriser tout à fait son opinion lors de leur premier conflit, il ne pouvait, lui, mépriser tout à fait l’opinion du jeune homme. Ils s’étaient trop habitués à s’estimer l’un l’autre. Le beau-père était bien persuadé que Berthe était une coquine. Pourtant, au fond de lui, l’opinion de son beau-fils sur elle ne le laissait pas aussi calme, aussi établi dans sa certitude que le supposait l’implacable énergie avec laquelle il avait conduit cette affaire. Il n’y avait là qu’un très petit point de doute, imperceptible à lui-même. Ce point suffisait pour que cette conscience, passionnément éprise de vérité, subît un obscur malaise, qui se changea en une irritation, toute voisine de la colère, lorsque, le valet de chambre ayant reparu et l’ayant fait entrer dans le salon pour y attendre la personne qu’il avait demandée et qui allait venir, il vit arriver Mlle Planat.

C’était bien elle, avec cette silhouette fine et cette physionomie si à part des autres, qui l’avaient tant frappé quand il l’avait vue assise dans la crémerie de la rue Racine à côté de Lucien. La blouse d’infirmière, qu’elle avait passée par-dessus son corsage, pour vaquer à sa besogne, accentuait encore le caractère presque trop grave de ce joli visage, pâli par l’étude et qu’encadraient, comme alors, les masses de ses cheveux châtains, séparés en deux bandeaux plats et toujours noués par derrière en un épais catogan. Ses prunelles brunes avaient leur même regard, droit et froid dans son insistance attentive, sous lequel les yeux de Darras avaient dû plier, lors de cette première rencontre, — un vrai regard de clinicien, calme, pénétrant, celui d’un esprit qui ramasse toutes ses forces pour y voir très clair et conformer son activité au fait, sans aucun autre souci. Berthe était cependant bien émue à cette minute. La remise de la carte de Darras au malade avait provoqué chez celui-ci une immédiate excitation, qui l’avait épouvantée plus encore que la menaçante énigme de cette visite. Quand le valet de chambre était revenu, rapportant cette même carte et la demandant, elle, son geste instinctif avait été celui du refus. Puis elle s’était levée pour suivre le domestique. Elle n’avait pas voulu que le beau-père de Lucien crût qu’elle avait peur de cette entrevue. Pourquoi l’éviter ? Sa conscience ne lui reprochait rien vis-à-vis de cet homme, dont elle avait au contraire tant à se plaindre ! Si son cœur battait très fort en entrant dans le salon, elle gardait sur son front, autour de sa bouche, dans ses yeux, cet air de fierté, si souvent opposé, depuis ces cinq ans, à l’ostracisme de ceux qui savaient son histoire, et qui la méconnaissaient. Ce fut elle qui dit la première :

— « Vous avez demandé à me voir, monsieur. Je vous prierai seulement de me dire aussi brièvement que possible l’objet de votre visite. M. de Chambault est trop malade pour que je puisse le laisser seul longtemps. En attendant le retour de son fils, il n’a que moi auprès de lui. »

— « Je le sais, mademoiselle, » répondit Darras agressivement. « Le domestique est même venu me dire que M. de Chambault avait désiré me recevoir et que vous aviez pris sur vous de vous y opposer. »

— « Je n’ai rien pris sur moi, monsieur, » répliqua Berthe avec sa fermeté douce. « Ma volonté ne compte pas, n’existe pas. Le médecin qui traite le malade a recommandé instamment que toutes les émotions lui fussent évitées. Il en a éprouvé une et très forte, rien qu’à la lecture de votre nom sur votre carte. Mon devoir professionnel le plus strict était, dans ces conditions, d’interdire votre visite. M. de Chambault est atteint, depuis plusieurs semaines, d’une cirrhose alcoolique du foie. Il a eu samedi un refroidissement et il fait une pneumonie lobaire. Il en est au troisième jour, le plus critique. Il souffre horriblement pour parler. Il a déjà eu quelques absences et il est sous le coup d’un délire qui risquerait de l’emporter. Ces accidents nerveux sont, dans son état, d’une extrême gravité. Jugez vous-même si, professionnellement, je le répète, je pouvais autoriser cet entretien. »

Elle avait parlé d’une voix nette, affectant d’employer des termes d’une extrême précision technique, comme si, au lieu de s’adresser au beau-père hostile de son fiancé, à un adversaire mêlé d’une si dangereuse façon au drame de sa vie, elle eût formulé un diagnostic devant un des lits de l’ Hôtel-Dieu, parmi des étudiants attentifs, dans le service du professeur Louvet. Cette maîtrise de soi eut pour résultat immédiat d’exaspérer l’aversion si profonde de Darras. Il lui était impossible de rien trouver à reprendre dans cette altitude de la jeune fille, à la fois digne et polie, distante et cependant courtoise. Mais cette force d’hypocrisie n’était-elle pas précisément la cause de la perdition du malheureux Lucien ? Aussi fut-ce d’un ton sarcastique, presque haineux, qu’il répondit :

— « Il est très malheureux pour nous tous, mademoiselle, que ces raisons professionnelles se trouvent coïncider d’une façon si étonnante avec des raisons d’intérêt personnel. »

— « Je ne vous comprends pas, monsieur, » dit Berthe. Un flot de sang lui était monté aux joues, mais son regard demeurait si ferme que son interlocuteur en éprouva la sorte de révolte qui nous saisit devant certaines audaces de dénégation trop imprudentes. Il voulut confondre l’intrigante avec l’indiscutable vérité des faits et il reprit, brutalement :

— Vous me comprenez parfaitement, et vous savez très bien pourquoi je suis ici… Mais pour faire cesser toute équivoque, je vais préciser à mon tour : mon beau-fils, Lucien de Chambault, veut vous épouser. Il a demandé son consentement à ma femme, qui l’a refusé, et, profitant d’un article de loi mal fait, il compte passer outre, grâce au consentement de son père. Je suis venu savoir si ce père a été vraiment instruit des raisons qui ont dicté le refus de Mme Darras. J’avais tout lieu d’en douter. Je suis très sûr maintenant qu’il ne l’a pas été. Vous me le prouvez trop en m’empêchant d’arriver jusqu’à lui. Je saurai trouver le moyen de l’avertir, malgré vous… »

— « Malgré moi ?… » répéta-t-elle. « Vous m’accusez maintenant de cette infamie ?… De quel droit ?… Les autres choses, celles que vous avez dites à Lucien, vous pouviez croire que je les méritais !… Mais celle-là ?… Restez, monsieur, c’est moi qui veux que vous restiez, jusqu’à ce que le docteur soit ici. Vous lui demanderez, à lui-même, de voir le malade. Qu’il vous le permette, sous sa responsabilité !… Moi, je ne peux pas. Vous m’outrageriez plus cruellement encore que ma conscience médicale me ferait vous répondre : « Non, vous ne verrez pas M. de Chambault en ce moment… » Seulement, il est affreux d’être jugée ainsi, quand on ne fait que son devoir !… »

— « Et comment voulez-vous que je vous juge autrement ? » s’écria Darras, L’accent de la jeune fille trahissait une si intense souffrance, une telle sincérité, et si blessée, que le point de doute avait été touché en lui. Il n’en mit que plus d’âpreté à continuer : — « Vous parlez de conscience médicale. On n’a pas de conscience dans un métier quand on n’en a pas dans sa vie… Oui ou non, Lucien a-t-il fait ce que j’ai dit ?… Oui ou non, l’a-t il fait avec votre assentiment ? Qui sait ? avec votre conseil ?… Oui ou non, vous préparez-vous à entrer de force dans une famille qui ne veut pas de vous, et qui a des raisons trop légitimes pour ne pas en vouloir ?… Je n’ai pas cherché cette rencontre ; mais, puisque le hasard nous a mis en présence l’un de l’autre, je vous aurai du moins dit ce que Lucien vous a sans doute caché, notre résolution définitive, irrévocable, à ma femme et à moi. Vous réussirez peut-être à épouser Lucien, quoique je sois décidé à tout pour l’empêcher. Oui, à tout. Mais jamais, ni ma femme ni moi, nous ne vous verrons. Jamais, vous ne serez de notre famille. Jamais, entendez-Vous. Jamais. Vous en aurez fait sortir Lucien, vous n’y serez pas entrée. »

— « Lucien ne m’avait rien caché, monsieur, » répliqua-t-elle plus douloureusement encore. « Je savais votre opinion sur moi, et celle de Mme Darras… Je n’essaierai pas de la changer… Je sais aussi par Lucien que vous avez le culte, la religion de la justice. Vous êtes cependant injuste en ce moment, bien injuste. Mais il m’est impossible de vous le démontrer… Je ne l’essaierai pas, » insista-t-elle, comme accablée et en secouant la tête. « Il y a cependant une de vos affirmations contre laquelle je veux avoir protesté. Non, l’idée de ce mariage n’est pas venue de moi. Non. Je n’ai pas médité d’entrer dans votre famille… Cela, vous auriez pu l’apprendre en interrogeant Lucien… Mais, c’est vrai, vous ne le croiriez pas, même lui. Vous supposeriez que je lui ai joué une comédie… Ah ! comment prouver que je ne mens pas ?… »

— « En renonçant à ce mariage, tout simplement, » répondit Darras. — De plus en plus, à mesure qu’avançait cet étrange entretien, la véracité de son interlocutrice s’imposait à lui. Cette évidence aurait dû, dans la logique de ses principes, désarmer l’énergie de son opposition. Le grand bourgeois français qu’il était resté, malgré ses théories, n’apercevait au contraire, dans cette bonne foi possible de l’amie de son beau-fils, qu’un moyen de séparer les deux jeunes gens. — « Oui, » insista-t-il, « si vous me dites la vérité, agissez en conséquence. Si cette idée de mariage n’est pas venue de vous, elle doit vous faire horreur maintenant. On ne sépare pas un fils de sa mère, et pour toujours. C’est trop coupable. »

— « Ce n’est pas moi qui les ai séparés, — interrompit Berthe vivement ; elle répéta : — « Ce n’est pas moi… Moi, non plus, je n’ai pas cherché cette rencontre, qui m’est plus pénible encore qu’à vous, monsieur. Il vaut peut-être mieux en effet qu’elle se soit produite et que vous m’ayez parlé d’une manière qui m’autorise à ne rien ménager… Descendez en vous-même et demandez-vous si, moi partie de sa vie, Lucien vous reviendrait, à vous et à sa mère ; s’il serait vraiment uni de cœur avec vous ? Monsieur Darras, vous savez trop que non. Vous savez que c’est vrai, ce que je vous dis là, que c’est vrai… J’ai bien réfléchi, ces derniers jours, je vous assure, j’ai bien regardé Lucien. Je l’aime. Ah ! profondément, passionnément… Mais, si je croyais qu’il dût être heureux par le sacrifice de cet amour, j’aurais la force de l’accomplir, et de le quitter, pour lui. J’ai voulu le faire, et j’ai compris que je ne devais pas le faire, parce qu’il n’a que moi… Cette famille de Lucien dont vous me parlez, où est-elle ? Chez vous ? Pourquoi court-il Paris alors, fou d’inquiétude, à cause de cet homme qui agonise dans cette chambre ? Il y a trois jours, il croyait que cet homme ne lui était plus rien. C’était son père, avec tous les droits du père, vous en êtes convenu vous-même, de par la loi, et, l’angoisse de son fils le prouve, de par la nature. Quand on a deux familles, on n’en a pas ; et il n’en a pas… Vous savez que c’est vrai encore et que ce n’est pas moi qui en suis la cause. Je m’en irais, qu’il vous en voudrait seulement davantage de l’avoir privé du seul cœur qui soit tout à lui. Car il est tout à lui, sans partage, absolument. Sa famille, ce sera moi, et lui, il sera la mienne. Nous nous suffirons. C’est le mot qu’il m’a dit quand il m’est revenu après avoir tout appris, par vous, de ce que j’avais voulu lui cacher. Je l’avais voulu pour lui encore, pour lui toujours… J’avais tort… Je n’ai su combien il m’aimait que depuis ce moment… Laissez-le faire sa vie, monsieur Darras… J’irai jusqu’au bout : vous le lui devez. Êtes-vous sûr de n’avoir pas fait la vôtre à ses dépens ?… »

Elle avait à peine achevé de prononcer ces phrases si dures pour celui qui les écoutait, qu’un incident auquel ils ne s’attendaient ni l’un ni l’autre vint apporter un commentaire d’une force singulière à ces trop justes réflexions. Chacune avait blessé dans Darras une fibre vivante, mais à chacune aussi une voix avait répondu en lui le : « C’est vrai, » par laquelle l’accusée avait commenté ce réquisitoire où elle s’était tout d’un coup posée en accusatrice. Il allait pourtant répondre, et non moins violemment que l’autre jour à son beau-fils, quand celui-ci avait, sous une autre forme, fait aussi le procès à son ménage de mari d’une divorcée. Un coup de timbre, dont la force et la brusquerie trahissaient l’impatience nerveuse de l’arrivant, arrêta les mots sur ses lèvres.

— « C’est Lucien… » dit Berthe en joignant les mains dans un geste d’angoisse qui contrastait avec sa fermeté de tout à l’heure, comme si elle n’eût plus eu son énergie lorsqu’elle n’était plus seule en jeu. « Je vous en supplie, monsieur, ne vous montrez pas… Pensez où vous êtes… »

— « C’est à lui de penser où il est, » répondit le beau-père. « Je n’ai pas à me cacher de cette visite. Comme il se conduira, je me conduirai… » L’intuition de l’étudiante ne l’avait pas trompée. La voix de Lucien se faisait entendre dans l’antichambre. Il interrogeait le domestique qui lui ouvrit la porte du salon. Il vit celui qu’il avait si longtemps appelé son père, et celle qu’il appelait sa fiancée, l’un auprès de l’autre, les yeux encore brillants, les traits encore bouleversés de ce rapide et tragique dialogue. Il esquissa un geste d’une surprise qui aurait dû aussitôt, après la discussion qui avait provoqué son départ de la maison maternelle, se changer en une fureur agressive. À peine s’il regarda l’insulteur de son amie, qui avait osé la poursuivre et le poursuivre, même ici. L’anxiété dont il était dévoré fut plus forte que le sursaut de sa rancune. Il marcha droit sur Berthe, et comme s’il n’eût pas aperçu Darras :

— « Hé bien ? » demanda-t-il. « Comment s’est passée cette heure ? A-t-il eu une autre crise ? »

— « Il n’en a pas eu, » répondit-elle. « L’oppression est très grande, mais il a sa pleine connaissance. »

— « Louvet me suit, » reprit le jeune homme, « je l’ai trouvé à sa consultation. Elle finissait. J’ai prévenu l’autre docteur. Ils seront là avant vingt minutes… Lui avez-vous fait l’injection de morphine ? »

— « Oui, » répondit Berthe, « et j’ai appliqué les ventouses. Que pense Louvet ? Lui avez-vous expliqué le cas comme je vous l’avais dit ? »

— « Mot pour mot. Il croit que cette nuit sera très critique, mais naturellement il ne peut pas se prononcer sans avoir vu… Je vais près du malade… Il est seul ? »

— « Depuis dix minutes… J’y retourne aussi… » Lucien était sorti du salon, comme il y était entré, sans une parole pour Darras, sans un regard. Berthe le suivit, après avoir dit presque à voix basse un : « Oh !… partez, monsieur, » où frémissait le reste de la terreur qui l’avait saisie devant cette rencontre inopinée des deux hommes. Aucun événement n’en était résulté cependant. Pourquoi ? Parce qu’en ce moment et comme elle l’avait dit, Lucien était fou d’inquiétude. Son vrai père existait seul pour lui. Celui qui l’avait élevé, et dont sa mère portait le nom, ne comptait plus. Il avait suffi que le fils se retrouvât devant un mortel danger de ce vrai père, pour que la voix du sang s’éveillât en lui, unique, souveraine, toute-puissante. Il était revenu à Chambault, c’étaient les termes encore de Berthe, de par la loi et de par la nature. Cette sensation de la faillite de son propre mariage que Darras avait eue, d’une façon si amère, devant les remords religieux de sa femme, l’étreignit dans ce salon du premier mari avec une telle force qu’il ne put pas supporter de demeurer là plus longtemps. Le malade eût demandé à lui parler, maintenant, qu’il eût refusé de se rendre dans cette chambre d’agonie, par horreur d’y voir son beau-fils montrer au moribond cette affection qu’il n’avait pas le droit de condamner, — le père le plus criminel reste un père, — dont il ne devait pas s’étonner, — l’approche de la mort retourne si profondément le cœur de celui qui va mourir et de ceux qui le voient mourir ! Qu’un flot de pitié eût jailli en Lucien, balayant tout, noyant tout, et les plus légitimes rancunes et les plus justes sévérités, comment ne pas l’en estimer ? Darras était trop magnanime, à travers les étroitesses de certaines de ses idées, pour ne pas s’incliner devant ce foudroyant renouveau de piété filiale. Cependant c’était, des divers sentiments constatés chez le jeune homme durant cette funeste semaine, celui qui lui répugnait le plus intimement, le plus absolument. À ce trouble se mélangeaient, pour l’accroître, ses doutes grandissants sur l’équité des procédés qu’il avait employés vis-à-vis de Berthe Planat. Il n’avait hésité devant aucun coup à lui porter, tant qu’il l’avait crue une dangereuse intrigante. L’était-elle vraiment ? La conversation qu’elle venait de soutenir avec lui le poursuivait d’une espèce de remords à mesure qu’il s’éloignait du théâtre de cette bouleversante rencontre… Il la revoyait, et son regard si droit, si perçant. Il l’entendait, et sa voix si franche… Si pourtant il s’était trompé sur elle et que Lucien eût raison ?… Sa loyauté ne se fût point pardonné de cacher à Gabrielle cet ébranlement d’une conviction qui n’était plus entière, et ce fut l’un de ses premiers mots, quand, rentré à la maison de la rue du Luxembourg, il la trouva qui l’attendait toute fiévreuse. Elle l’avait guetté par la fenêtre et se précipitait au-devant de lui à mi-chemin de l’escalier :

— « Tu l’as vu ? » interrogea-t-elle. « Qu’a-t-il répondu ? Retire-t-il son consentement ?… Parle. Mais parle vite… »

— « Je ne l’ai pas vu, » répondit-il, « son état est trop grave. Mais j’ai vu Lucien. »

— « Mon Dieu ! Et que vous êtes-vous dit ? »

— « Rien. Il a fait celui qui ne me reconnaissait pas. J’ai vu aussi Mlle Planat. »

— « Berthe Planat ?… Lucien a osé installer Berthe Planat au chevet de son père ?… »

— « Il faut lui rendre la justice qu’elle paraît le soigner avec beaucoup d’intelligence et de dévouement… J’ai causé avec elle, » reprit-il après un silence d’un instant. « Ah ! ma pauvre amie, si j’avais été injuste cependant ?… »

— « Que veux-tu dire ? » demanda Gabrielle.

— « Que je l’ai trouvée bien différente de ce que j’attendais. Elle a montré, dans ces quelques minutes, une intelligence, une fermeté, une netteté… Enfin, il faut attendre l’enquête que l’on fait pour moi au ministère. »

— « Et toi aussi, tu vas prendre son parti, tourner, m’abandonner ?… » gémit la mère. « Est-ce possible ? Ne me dis pas que tu consentiras jamais à ce mariage, Albert. Ce n’est pas vrai… S’il se fait, quelle épreuve pour moi ! quelle expiation !

— « Il ne se fera pas maintenant, en tout cas, » interrompit Darras. « Je rapporte de ma visite l’impression que le malade a bien peu de jours à vivre, peut-être quelques heures… Qu’il meure cette semaine, et son consentement n’est plus valable. Tout alors dépendra de toi. »

— « Quelques heures, » répéta Gabrielle. « Est-ce possible ?… »

Elle avait mis dans cette exclamation tant de sérieux triste, une si douloureuse épouvante avait passé dans ses yeux, que Darras laissa tomber la conversation. Il avait cru saisir un signe nouveau de l’indestructible durée du premier mariage à travers et malgré le second. Il avait suffi que cet abject Chambault fût en danger pour que son fils retrouvât en lui les plus chaudes tendresses de sa lointaine enfance à l’égard de ce père déchu ! En était-il ainsi pour Gabrielle ? L’idée de la mort possible de cet homme avec qui elle avait vécu des années, — cinq années, presque la moitié de la durée de son présent ménage, — réveillait-elle dans sa mémoire des images qui le lui rendaient vivant ? Darras en frémit, sans se douter que les émotions subies par cette femme, désormais vouée à une inguérissable nostalgie des choses religieuses, étaient d’un tout autre ordre. Il ne les eût pas moins détestées. À cette nouvelle que cette existence si bassement traînée dans les pires désordres allait s’éteindre, la pensée de l’autre vie s’était tout d’un coup offerte à Gabrielle. Ce jugement d’outre-tombe qu’elle redoutait tant pour elle-même depuis qu’elle avait recommencé de croire, cette âme dégradée allait l’affronter, dans quelles conditions ? Distinctement, elle avait vu la chambre de l’agonisant, le malheureux se débattant sous l’étreinte du mal, son fils auprès de lui, Berthe Planat, un médecin — et pas de prêtre ! Qui donc songerait à en appeler un ! Ce ne serait pas Lucien, qui ne croyait pas ; ce ne serait pas cette étudiante dont les mœurs révélaient assez l’absence de foi. Ce ne serait pas le médecin. Ils en auraient choisi un qui avait les mêmes convictions qu’eux. Ce ne serait pas le malade. Le peu de religion qu’il avait pu avoir s’était certes usé dans sa triste vie. Il n’avait plus de proche parent pour lui rendre ce suprême service de lui assurer ce pardon que la bonté de Dieu réserve même au repentir de la dernière minute. Plus de proche parent ?… Et elle-même ?… La phrase, qu’elle avait osé dire à Darras quand son secret lui avait enfin échappé, n’était pas le cri de surprise d’une exaltation passagère. Devant ce Dieu, dont personne ne rappellerait la redoutable justice au mourant, elle était toujours la femme de ce malheureux. Si le devoir incombait à quelqu’un de procurer à cet homme la grâce des sacrements, c’était à elle. — Oui, mais elle portait le nom d’un autre… Elle vivait avec un autre… Elle était, légalement, la femme d’un autre… Elle en aimait un autre… Elle l’avait regardé, cet autre, avec une supplication au bord de ses lèvres qu’il lui permît d’aller là-bas, d’où il venait. Et elle s’était sentie incapable de formuler cette demande, d’en avouer le motif surtout… Elle s’était tue… Les quelques heures passaient cependant. Le soir avait succédé à l’après-midi, la nuit au soir… Albert et elle étaient derechef en tête à tête dans le cabinet de travail qui les avait vus prolonger des veillées si taciturnes, cette dernière semaine. Celle-ci s’écoulait pareille, sans qu’il levât les yeux d’un travail où il paraissait s’absorber. Elle ajoutait des points après des points à sa tapisserie commencée… Était-il encore temps de parler seulement ?… Quelques heures ?… Darras avait dit « quelques heures », et combien étaient déjà passées 1… Minuit allait sonner… Il était inutile de parler ce soir. Mais demain matin, dès la première heure, elle parlerait, et, si elle n’en avait pas la force, elle sortirait sans avoir parlé. Elle irait chercher le Père Euvrard. Elle l’amènerait place François Ier… Elle se coucha sur cette résolution et cette espérance, pour être réveillée, le lendemain matin, par ce billet de son fils : « Maman, mon père est mort cette nuit. J’ai besoin de te voir, de te parler. Il m’a demandé de le faire. D’après sa volonté, ses obsèques auront lieu dans le caveau de famille, à Villefranche-d’Aveyron. À mon retour, je te demanderai de me recevoir. Je suis très malheureux et je t’aime. Pense que je n’ai plus que toi. » Et il avait signé, comme dans son enfance : « Ton petit. »

— « Ah ! » gémit-elle, « si j’avais parlé hier ! Si j’y étais allée ! Et il est trop tard !… Je pouvais le sauver. Je ne l’ai pas fait… C’est maintenant que je suis perdue. C’était mon mari et j’étais sa femme. Je l’étais toujours… J’ai été trop coupable !… »