Un divorce (André Léo)/Chapitre 11

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 218-240).

CHAPITRE XI


— Mais il vivra ! disait Anna, penchée sur le chevet de sa sœur. Il vivra, je te l’assure ! Prends courage, moi je le sais.

— Tu le sais ! répétait Claire en levant les yeux vers sa sœur.

Et, seulement de rencontrer ce regard divin attaché sur elle, qui lui disait : « Je souffre avec toi, » son amertume devenait un peu moins âpre.

M. Desfayes arriva chez lui dans la matinée, et tout d’abord entra d’un air rogue, s’attendant à une scène de reproches sur ce qui s’était passé la veille. Mais quand il vit quel était l’état de Claire, il fut consterné. Il s’assit auprès du lit de sa femme et partagea quelque temps les soins qu’on lui rendait ; puis il alla de nouveau chercher le médecin et causa longtemps avec lui. Il se frappait le front et laissait échapper des exclamations désolées.

Cependant il ne put tenir longtemps dans cette chambre, où les gémissements de Claire lui blessaient les nerfs. Il sortit, en recommandant qu’on l’envoyât chercher à son bureau dès qu’il surviendrait quelque changement dans l’état de la malade. Sa présence oppressait Claire, qui détournait les yeux pour ne pas le voir. Mais, quand il fut parti, elle pleura beaucoup.

Il n’y avait en elle qu’un sentiment et qu’une pensée, à l’état douloureux : « C’est pour lui que je souffre et il m’a trahie ! Cet enfant naît de nous deux, et nous ne nous aimons plus ! » Il s’y joignait encore cette question ardente : « L’enfant vivra-t-il ? »

Assise à côté de sa fille et lui tenant la main, la bonne madame Grandvaux lui adressait de temps en temps, à mi-voix, de ces encouragements affectueux qui, sans pénétrer l’esprit, bercent l’oreille et le cœur. Anna allait et venait, répandant de la vie dans la chambre, rafraîchissant l’âme et les yeux de Claire de son doux visage et de ses tendres regards, et disant mille choses qui la distrayaient et endormaient pour un instant sa souffrance.

Il y avait aussi la sage-femme, une quinquagénaire calme et rebondie, qui lâchait, d’un ton dolent et d’un air capable, les avis tout faits d’une personne qui connaît le monde et son état.

Le jour tout entier s’écoula pour Claire dans ce débat solennel entre la mort et la naissance, dans ces âpres et énervantes douleurs qui épuisent les forces de ceux mêmes qui en sont témoins.

Le soir était venu. La lampe, surmontée d’un abat-jour, éclairait la chambre d’une discrète lueur. Les bruits de la rue n’arrivaient que par sons vagues, au travers des volets fermés et des grands rideaux de perse rose, qui, détachés, tombaient dans toute leur longueur du plafond jusqu’au plancher. Un feu clair, accosté d’une bouilloire babillarde et monotone, flambait dans la cheminée ; et, dans un coin de la chambre, sur un berceau blanc, reposaient, épars, une petite robe et des langes, une chemise, un petit bonnet. Ferdinand venait de sortir de nouveau ; Anna était allée donner des nouvelles à M. Grandvaux, qui attendait chez la tante Charlet.

Tout à coup, la douleur rendit des forces à la jeune femme ; elle se redressa en poussant des cris déchirants.

Un quart d’heure après, elle retombait sur son lit, sans mouvement, pareille à une morte et la sage-femme déposait sur les genoux de madame Grandvaux une petite forme confuse enveloppée d’un lange. Mais on n’entendait point de vagissements.

— Il est sans vie ! dirent plus haut que ses lèvres tremblantes les regards terrifiés de madame Grandvaux.

— Peut-être ! murmura la sage-femme, qui posa le doigt sur ses lèvres en montrant le lit. Elle se mit à frictionner la pauvre petite créature et à lui souffler dans la bouche ; mais aucun mouvement ne se produisit. À la fin, cependant, grâce à quelques gouttes d’éther, l’enfant tressaillit.

— Il vit, dit la sage-femme avec un soupir de soulagement, et la bonne grand’mère, joignant les mains et courbant le front, adressa du cœur une action de grâces à l’être idéal dont elle avait fait son consolateur.

Au bout de quelques instants l’enfant ouvrit les yeux, et une plainte s’échappa de sa frêle poitrine ; si faible qu’à peine elle frappa l’air. Cependant elle arriva jusqu’au cœur de la jeune mère, qui d’une voix faible, mais d’un accent où se mêlaient la joie, le commandement et le triomphe, dit : Mon enfant !

On le lui porta et l’on fut obligé de la soutenir pour qu’elle pût le voir. Un sourire d’étonnement et de pitié vint sur ses lèvres à l’aspect du petit être aux traits décomposés qu’on lui présentait. Mais ces pâles prunelles qui se mouvaient étonnées de la lumière, cette bouche qui s’ouvrait, c’était la vie. C’était déjà le sens de l’identité rencontrant l’objet extérieur. Ce vagissement si faible, c’était la souffrance. Le sourire s’effaça, et ce fut un regard tendre qui tomba sur l’enfant, prise de possession et don tout ensemble, solennel comme un pacte d’éternel amour, si beau que madame Grandvaux, depuis ce temps-là, se figura la grâce céleste descendant sur l’homme sous la forme de ce regard.

Bientôt, également épuisés, ils s’endormirent tous deux, à côté l’un de l’autre, la toute petite main de l’enfant dans celle de sa mère. M. Desfayes, qu’on avait envoyé chercher, rentra. S’étant approché du lit, il contempla quelque temps les deux êtres qui y reposaient ; puis, s’approchant de sa belle-mère, il dit à voix basse :

— Comme c’est laid à voir, un enfant naissant !

— Le pauvre petit est très-faible, Ferdinand, répondit tristement madame Grandvaux.

— Oh ! c’est que, voilà, dit la sage-femme, la grossesse a été pénible. La jeune dame est très-nerveuse ; ça se voit, l’enfant a souffert. Et puis il est venu trop tôt de quinze jours. Il faut que madame ait pris peur ou peine de quelque chose, ou bien qu’elle se soit trop fatiguée hier. Voilà ! le petit est viable, mais on aura du mal pour l’élever.

M. Desfayes fronça les sourcils et fit quelques pas dans la chambre d’un air soucieux. Puis il sortit de nouveau.

Ce fut une longue convalescence que celle de Claire ; un mois plus tard, elle pouvait à peine se lever. Le petit enfant n’allait guère mieux, et l’une des causes qui retardèrent la guérison de sa mère fut la peine et l’angoisse qu’elle prenait pour lui. Car il était si petit, si frêle, si geignant, qu’on tremblait de le toucher, et que le moindre rhume, la plus légère indisposition semblaient devoir rompre le fil léger de sa vie. Faute de force, il criait à peine ; mais, si faible que fût sa plainte, de jour ou de nuit, sa mère l’entendait, et, comme l’enfant ne dormait guère, elle ne dormait pas non plus.

L’idée ne pouvait venir à M. Desfayes de partager avec sa femme la fatigue des soins nécessaires à leur enfant, et il avait fait placer un lit pour lui dans la salle à manger, tandis que Louise couchait dans la chambre de sa maîtresse. Mais, fatiguée du travail du jour, et s’autorisant de ses dix-huit ans, la petite paysanne ronflait à cœur joie du soir au matin, si bien que, lasse d’appeler sans être entendue, Claire avait pris le parti de coucher l’enfant avec elle, heureuse d’ailleurs de couver son trésor.

Elle l’aimait, cet enfant ! Il était devenu tout l’intérêt de sa vie. Il avait cicatrisé dans le cœur de sa mère la blessure de l’amour trahi. C’était lui, maintenant, qui était son amant, sa joie et son espérance. Elle l’adorait, et quand, lui donnant le sein, elle l’abreuvait de sa vie, et qu’il consentait à boire, elle l’aimait trop pour cela, et baisait avec reconnaissance ses petites mains. Lui, apaisé déjà par sa voix, la contemplait, souriant, de ses yeux déjà moins vagues, et, du monde entier, ne connaissait et ne voyait qu’elle.

Souvent, l’entourant de ses bras et penchée sur lui, Claire parlait à son fils, avec des inflexions tendres et harmonieuses, et lui disait ainsi déjà bien des choses, surtout quand ils étaient seuls ; car M. Desfayes et d’autres riaient d’elle à ce propos. Mais elle les laissait dire, sachant très-bien que l’enfant l’entendait.

Beaucoup de gens se plaisent à ne voir dans l’enfant qu’un petit animal, préparé pour la vie humaine, mais ne la possédant pas encore, un être purement physique. Ceux-là n’ont pas vu l’enfant de près, ou n’ont pas su le comprendre ; car il est, dès l’origine, un être non développé sans doute, mais complet selon sa nature, et le regard de sa mère éveille l’amour en lui, aussi bien qu’un rayon de soleil le sens de la chaleur et de la lumière.

Bientôt, il fut possible à l’enfant et à la mère de sortir de la maison et d’aller respirer un air plus pur, à quelques pas de là, sur Montbenon. Pendant l’absence de Claire, la nature s’était parée. Les arbres touffus étaient pleins d’oiseaux. L’air était traversé de grands courants de parfums. Les champs riaient sous leurs couleurs vives, et les montagnes, dépouillées de neige, se montraient fauves, hérissées, rugueuses, au-dessus du lac, bleu comme le ciel. Çà et là seulement, sur les plans les plus reculés des chaînes, on voyait encore de blanches cimes, les immuables et les éternelles.

Le regard de Claire allait de ces choses à l’enfant endormi sur ses genoux ; et, bien qu’il fermât les yeux, elle était sûre qu’il en jouissait, et que les émanations de cette poésie le pénétraient.

Maintenant, il souriait à sa mère, à sa bonne petite tante, à Louise ; mais quand c’était à Claire que le sourire s’adressait, il avait quelque chose de plus significatif qui disait : « C’est toi ! »

Au retour de la promenade, où la bonne le portait, quand il arrivait affamé, grondant, et qu’avec un petit cri de bonheur attendri il se précipitait sur le sein de sa mère, alors, si M. Desfayes se trouvait là, il raillait l’orgueil et la joie de Claire, et ne voyait là que les manifestations d’un égoïsme.

Elle, ne répondait pas, mais tout son cœur se gonflait de courroux et de mépris. Certainement il voulait vivre, le cher enfant ; oui, grâce à Dieu ; il en avait le droit, et, pour le faire obéir, un langage énergique de commandement, de désespoir, de prière, mieux encore sa faiblesse et sa grâce touchantes ; mais l’instinct de la conservation n’est pas de l’égoïsme, et quand il buvait lentement, l’œil attaché sur l’œil de sa mère, et qu’il s’interrompait tout à coup pour lui adresser ce naïf et large sourire, où tout le cœur de l’enfant s’épanouit, Claire voyait bien qu’il l’aimait, elle, sa mère, et que ce n’était pas là de l’égoïsme, sinon l’égoïsme transformé qui se nomme amour.

Elle avait eu beaucoup de peine à pouvoir le nourrir. Les premiers jours, il était si faible qu’il ne pouvait opérer une succion suffisante, et qu’elle avait dû, penchée sur lui des heures entières, presser de ses doigts et faire tomber goutte à goutte le blanc liquide sur les lèvres de l’enfant. Puis, il avait eu des crises, pendant lesquelles il se tordait, criait à perdre haleine, et devenait noir, comme s’il allait suffoquer. Le médecin avait ordonné des sirops et des frictions. Claire y joignait des appels touchants et mille tendresses, et elle avait deviné comment le tenir pour qu’il souffrît moins, et, quand la joue du petit était collée contre celle de sa mère, et que leurs larmes se mêlaient, il criait moins fort.

Elle n’avait plus guère de pensées que pour son enfant, tant il l’occupait. Cependant, au fond de son âme, comme une douleur sourde, vivait le souvenir de la trahison de son mari, et parfois elle pleurait en y pensant.

Quant à M. Desfayes, depuis deux mois il habitait moins que jamais chez lui, et se plaignait de ce que la maison n’était plus tenable, et que l’enfant la remplissait tout entière, quelque petit qu’il fût. Il semblait éprouver un assez grand désappointement d’avoir une progéniture si chétive, et parlait amèrement des beaux enfants qu’il voyait aux autres.

Cependant il prenait quelquefois le petit Fernand dans ses bras, et il essayait de le faire rire ; mais l’enfant, qui sans doute se trouvait mal tenu, et qui d’ailleurs, souffreteux, n’était pas souvent d’humeur gaie, se mettait à crier le plus souvent. Cela avait découragé dès l’abord les velléités de tendresse de M. Desfayes, et avait déconcerté Claire ; car, bien qu’elle n’espérât plus de bonheur pour elle-même par son mari, il était le père de son cher enfant, et elle aurait voulu qu’il le trouvât aussi beau et aussi charmant qu’elle le trouvait elle-même.

Malgré ses fatigues de nuit et de jour, sous l’influence du beau temps et de ses jouissances maternelles, Claire peu à peu retrouvait la santé et la fraîcheur. Ses joues blanches étaient redevenues roses, et ses yeux, maintenant presque aussi doux que ceux d’Anna, reprenaient en outre leurs anciens éclairs. L’éclat de la jeunesse et les grâces de la maternité, se confondant en elle, lui donnaient un charme pénétrant et profond ; mais elle ne s’en était point aperçue, et ne songeait pas à cela.

Un jour qu’elle était allée voir madame Renaud et qu’elle causait, assise avec son amie, au fond du jardin, le petit Fernand, couché sur ses genoux, s’endormit ; et dès lors Claire ne bougea plus et ne parla plus qu’à voix basse. Le sommeil de l’enfant était si léger !

Elles voyaient bien Camille dessiner en face d’elles sur la galerie, et croyaient qu’il faisait quelque paysage. Mais quand madame Desfayes se leva pour s’en aller, Camille lui remit son dessin, esquisse légère, mais charmante de vérité, qui représentait Claire avec son enfant. Madame Renaud en jeta des cris d’enthousiasme et dit que c’était parfait.

— Non, répliqua vivement Camille ; tout ce qui est inimitable, je n’ai pu le rendre.

Sous le regard enthousiaste du jeune peintre, Claire rougit, en même temps que madame Renaud se récriait sur la galanterie des Français. De retour chez elle, en passant devant une glace, la jeune femme s’y regarda, et vit qu’en effet elle était redevenue belle. Cela lui saisit le cœur.

Sans trop savoir pourquoi, elle eut envie de pleurer, et, prenant son enfant dans ses bras, elle l’embrassa plus passionnément qu’à l’ordinaire.

Par un beau soir de juillet, comme elle allaitait le petit Fernand, près de la fenêtre ouverte du salon, en regardant les dernières lueurs du jour décroître sur la dent d’Oche, Ferdinand rentra. Il ne dit rien à sa femme, selon l’ordinaire ; car il y avait longtemps que s’était effacée entre eux l’habitude d’échanger un baiser à chaque départ et à chaque retour ; mais il s’assit dans un fauteuil, en face d’elle.

Claire, plongée dans une rêverie, que nourrissaient les harmonies répandues autour d’elle, s’apercevait à peine de la présence de son mari. Un reflet du couchant éclairait son beau visage, et son sein blanc éclatait sous la mousseline, dont il n’était couvert qu’à demi.

Ferdinand alla se placer derrière la chaise de sa femme et se mit à agacer le petit Fernand.

L’enfant se trouvait de belle humeur ; il répondit par des sourires, toucha de sa petite main le visage de son père, et voulut bien se laisser embrasser par lui.

Tout à coup, au milieu du jeu, Claire sentit deux lèvres ardentes s’imprimer sur son cou.

Elle devint toute tremblante, et, sans savoir ce qu’elle faisait, elle se leva brusquement, l’enfant dans ses bras, et se mit à marcher dans la chambre. Puis, elle fut obligée de s’asseoir, et elle n’osait regarder son mari. Cependant elle jeta vers lui un coup d’œil furtif ; il avait les sourcils froncés. Un moment après, il dit avec brusquerie :

— Sais-tu les belles frasques de ton cousin ?

— D’Étienne ?

— Il vient de donner sa démission d’employé.

— Quoi ! est-ce possible ?

— C’est fait, et il n’a pris pour cela conseil de personne, excepté de cet emballeur de Monadier qui s’est emparé de lui. Et le voilà maintenant faisant du cirage.

— Du cirage !

— Il compte avec cela gagner des millions. Il est dans une baraque, sur les bords du Flon, tout près d’ici, avec un ouvrier qu’il surveille, et auquel il s’occupe d’enseigner ce qu’il ne sait pas lui-même. Mais tout cela ne l’empêche pas d’être enchanté de son sort.

— Quelle folie ! c’est inconcevable ! Donner sa démission d’une place, qui, après tout, lui assurait le nécessaire et un certain avenir !

— Il trouvait que cet avenir n’était pas large, et c’est bien vrai ; mais il y a tant de gens ici qui se contentent d’aussi peu. Et puis Étienne est-il homme à faire quelque chose par lui-même ? Sais-tu ce qui l’a décidé ? C’est une réprimande de son chef, parce qu’il s’était présenté au bureau trop tard, et dans un état peu recommandable. Bah ! c’est un pauvre garçon de toutes manières ; rien que deux ou trois bouteilles lui suffisent pour se coiffer complétement. On l’a trouvé l’autre jour dans la rue, près de chez lui, tout à fait ivre. Mathilde ne s’en est pas plainte à toi ?

— Non, elle ne me parle plus de son frère.

— Eh bien ! c’est un garçon perdu que ce pauvre Étienne. C’est dommage. Il était bon enfant ; il avait de l’esprit, mais pas le moindre sens commun. Le voilà dans une belle position ! Toujours empêtré de cette fille, tu sais ?

— N’a-t-elle pas un enfant, je crois ?

— Parbleu ! oui, et l’on peut bien compter sur un autre pour l’année prochaine. Quelle cervelle ! Il y a des gens fous, ma parole d’honneur !

Il marchait à grands pas, et se mit à siffloter ; puis il reprit d’un ton de confidence :

— Je crois que j’ai fait une bêtise en m’associant à ce Monadier pour les mines. Ça se présentait bien ; mais je pourrais avoir risqué mon argent.

— Oh ! moi, je te l’avais bien dit, répondit Claire, cet homme-là ne m’a jamais plu.

— Voilà une belle raison en affaires, ma fillette, dit-il en se rapprochant d’elle et en passant la main sur ses cheveux. Tu conviendras qu’elle n’était pas suffisante. Il faudra pourtant que tu te résignes à le recevoir à dîner un de ces jours ; car j’ai besoin de lui pour les élections prochaines.

— Lesquelles ?

— Les élections municipales. Oh ! cette fois, je suis sûr de réussir. Voyons, cela ne te fera-t-il pas plaisir que ton mari devienne une des autorités de la ville ?

— Si cela t’est agréable…

— Quelle superbe indifférence ! Rien ne te touche donc plus ? lui dit-il à l’oreille fort tendrement.

— Pas ces choses-là, Ferdinand ; pas ces choses, répondit-elle avec une vive émotion ; mais il en est d’autres…

— D’autres… Il n’y faut plus penser.

— Elles m’ont brisé le cœur.

— Voilà bien une expression de femme, répliqua-t-il avec impatience. Le cœur ne se brise pas, ma chère, et il recommence à aimer toutes les fois qu’il veut. Ne disons pas de grands mots, va !

Il passait le bras autour d’elle ; mais elle le repoussa en disant :

— Ce n’est pas une petite chose qui s’est passée ! Je n’ai plus de confiance en toi.

— Vous avez tort, reprit-il avec colère ; vous avez tort de le prendre sur ce ton avec moi. Vous êtes ma femme ; vous me devez respect et obéissance. Vous voudriez faire la petite reine. Vous voudriez qu’on se mît à vos genoux pour obtenir grâce. Vous n’y réussirez point. Ce n’est pas avec sa femme qu’on fait de ces choses-là. — Vous avez tort, s’écria-t-il encore, avec une irritation nouvelle. Tout cela est fort ridicule, et vous vous en repentirez !

Claire, tremblante, n’osait répondre, quand Louise entra pour annoncer que le souper était servi.

Ferdinand mangea et but avec emportement, et sortit ensuite, en disant très-haut qu’il allait au café Fonjallaz. Claire, seule, retomba dans toutes les tortures de la jalousie. Elle craignait aussi d’avoir mal agi ; car elle possédait en elle-même si peu de certitude… Mais recevoir dans ses bras l’amant de madame Fonjallaz, oh ! non ; tout son être se révoltait à cette pensée ; elle aimait encore Ferdinand et sentait qu’une lâcheté pareille serait la mort de tout entre eux. Combien elle avait souffert déjà en pensant que sans doute elle avait été trompée après leur réconciliation ! Mais elle ne le savait pas, du moins, et ne l’avait pas accepté. Cet amour de son amour la sauvait et la soutenait seul dans cette épreuve ; car autrement elle n’eût eu pour guide que cette morale d’abnégation et d’obéissance qui conseille toutes les lâchetés et confirme tous les despotismes ; et même, malgré ses répugnances, par moments elle hésitait… Ne lui avait-on pas appris à honorer quand même les hommes coupables d’adultère ou de galanterie ? Puis elle se demandait avec terreur ce qu’elle allait devenir dans cette lutte domestique, et comment elle soutiendrait la colère de Ferdinand. Enfin, au bout de toutes ces incertitudes et de tous ces désespoirs, incapable de conclure, elle ne savait que s’en prendre à sa rivale, contre laquelle sa haine s’exaltait de plus en plus.

À partir de ce jour, son intérieur fut un enfer. M. Desfayes n’eut plus pour elle que sarcasmes, duretés, procédés mauvais. Il blâmait tout chez lui, exigeait impérieusement les choses les plus gênantes, et affectait du mépris pour Claire. Elle passait sa vie à retenir ses larmes ou à pleurer. Le sang s’aigrit et s’échauffa dans ses veines ; l’enfant qui se nourrissait d’elle éprouva des coliques plus fréquentes et maigrit. Cela surtout la désespérait. Hélas ! elle ne demandait pourtant qu’à être aimée. Mais ce qu’on voulait d’elle, était-ce de l’amour ? Et cependant elle avait si peu de force pour la résistance que, si Ferdinand eut daigné s’adoucir et prier encore, elle eut cédé. Mais il ne faisait que la frapper sans relâche.

Mathilde, qui vint la voir un jour, la trouva seule et tout en larmes.

— Tu pleureras donc toujours, ma pauvre Claire ? lui dit-elle. À quoi cela te sert-il ?

— Puis-je m’empêcher de souffrir ?

— Oui, pour beaucoup. Il n’y a pas que l’amour au monde. Cherche autre chose où t’attacher. Le tout est d’avoir un but. Le bonheur est fort rare, et peu de gens le possèdent, si même il y en a. Regarde autour de toi, et, quand tu t’en seras convaincue, tu n’oseras plus regretter le tien comme un joujou perdu.

— Tu traites tout le monde en enfant, dit Claire un peu blessée. Il y a pourtant des choses que tu ne peux comprendre aussi bien que moi.

— Oh ! c’est cela ! l’expérience, le grand argument de ceux qui ne raisonnent pas. Qu’est-ce que l’expérience, je te prie : une science, un ensemble de principes ? Non, mais ce qu’il y a de plus insaisissable et de plus changeant, puisqu’elle n’est qu’une appréciation personnelle de faits personnels. La petite part de connaissance que me donnerait l’expérience du mariage, je n’en ai pas besoin pour savoir ce qu’il doit être. Je sais fort bien qu’à ta place j’aurais pris mon parti, et que, me considérant comme veuve, je m’occuperais exclusivement de mon enfant et de préparer son éducation.

— Tu devrais savoir qu’elle ne me sera pas confiée, objecta Claire, et qu’aussitôt que ce pauvre ange aura atteint seulement sept ans, on exigera qu’il aille à l’école avec les autres ; je voudrais bien, d’ailleurs, ne m’occuper que de lui ; mais quand on me fait du mal, puis-je ne pas le sentir ? Comment me mettre à part de mon mari ? Comment lui échapper ? Sa volonté ne domine-t-elle pas dans la maison ? Puis-je agir en rien sans avoir son consentement ? C’est lui qui règle tout, qui tient tout dans sa main. Moi-même, hélas ! il me considère comme à lui. Et peut-être… C’est de là, vois-tu, que vient tout le mal, car si je cédais…

— Tu ne le feras pas, j’espère, s’écria Mathilde, tu ne t’aviliras pas à ce point ! Tu sais que ton mari va plus que jamais chez la Fonjallaz. Tout le monde en parle ; c’est une chose certaine. Tu es dans ton droit, ce n’est pas toi qui romps vos liens ; c’est lui qui les a brisés.

— Oui ! Oh ! oui ! dit la pauvre femme, il est bien coupable ! Je l’aimais tant ! Ah ! s’il voulait quitter cette indigne femme ; si je pouvais croire…

— Tu lui pardonnerais ? dit Mathilde les sourcils froncés.

— Quoi ! tu n’admets pas qu’on pardonne ?

— Pas ces choses-là, non. Quand l’amour n’existe plus, quand la confiance a été trahie, c’est irréparable. L’âme envolée, enterrez le cadavre, et ne vous empoisonnez pas de ses miasmes. Car le mariage sans l’amour est l’agent le plus actif de la dégradation humaine. C’est par lui que le fils de l’homme tient de la brute plus que de Dieu. Tu me regardes avec étonnement ; tu penses que je ne connais pas la nature des hommes ; qu’on ne peut la changer… tu te trompes ; les femmes le pourraient ; il leur suffirait de vouloir.

Ainsi qu’elle faisait toujours quand elle ne comprenait pas sa cousine ou qu’elle la trouvait exagérée dans ses assertions, Claire ne répondit pas et regarda le plancher d’un air ennuyé. La jeune philosophe s’en aperçut et reprit d’un ton acerbe :

— Mais vous ne savez ni raisonner ni vouloir, vous autres. Vous croyez en cela être habiles, sauver vos intérêts par le sacrifice de votre dignité. Pas du tout. Vous êtes simplement lâches et sottes, et vous vous perdez…

— Mathilde !… vraiment…

— Je parle en général. Ne t’amuse pas à être susceptible et tâche seulement de me comprendre. Tu crois, comme les autres, qu’on plaît en cédant toujours. Eh bien, réfléchis un peu. Quand tu en seras arrivée à avoir dépouillé successivement pour ton maître ta volonté, ta raison, ta justice, ta pudeur, tout ce qui constitue l’être, que restera-t-il ? Vois-tu, malgré eux, à leur insu, ce qu’il leur faut, ce qu’ils cherchent, ce n’est pas la chose, c’est l’être ; ce n’est pas le visible, le connu, le borné, c’est ce qui se renouvelle et se garde ; ce qui est au delà d’eux et qu’ils ne peuvent jamais posséder tout entier. En sorte que ce qu’ils ont pris tant de peine à détruire, c’était précisément ce qu’il leur fallait. N’as-tu jamais entendu parler de femmes laides qui sont adorées ? Sais-tu pourquoi les coquettes ont tant de succès ? Claire, cette madame Fonjallaz est moins belle que toi ; mais ton mari la préférerait à une Cléopâtre, parce qu’elle a, quoique assez vulgaire, une personnalité décidée. Elle est elle-même. Elle veut, elle se fait sentir. On ne l’a jamais tout entière. La coquette, ce génie du faux amour, pourquoi règne-t-elle au milieu de l’asservissement des autres femmes ? Parce qu’elle sait se reprendre ou se garder, et ceux que des buts plus nobles ne touchent point, la poursuivent sans cesse, parce qu’ils ne l’atteignent jamais.

— Je ne sais pas être coquette, moi, dit la jeune femme en secouant sa jolie tête, et ne le saurai jamais.

— Est-ce un conseil que je te donne ? Je te cite cet exemple dans le mal des effets d’une loi sublime. Je veux te faire comprendre que l’on peut donner son cœur, jamais son intelligence et sa volonté. Fais-toi respecter de ton mari, Claire ; sache être et vouloir, et sois sûre que, s’il peut t’aimer encore, ce ne sera que par ce moyen.

— Tu as raison, dit la jeune femme lentement et les yeux attachés sur sa cousine, oui, tu as raison. Je sentais bien un peu tout cela moi-même ; mais on nous dit tant qu’il faut obéir à nos maris !… En effet, ils nous méprisent alors comme des êtres inférieurs, et quand on méprise, on n’aime plus. Oui ! je comprends très-bien à présent… Mais sont-ils lâches !… Oh ! qui que ce fût qui m’aimât, ne fût-ce qu’un ver de terre, moi, je l’aimerais…

L’arrivée de madame Grandvaux interrompit la conversation. Elle apportait le petit Fernand, qu’elle avait pris des bras de sa bonne à la promenade. L’enfant arrivait en grommelant, et ses accents, aussi bien que des paroles, réclamaient sa mère, dans les bras de laquelle il tomba, en redoublant ses cris d’impatience et de désir.

— Eh ! que ce petit est extraordinaire, s’écria madame Grandvaux en se laissant tomber sur une chaise. Quand il a eu commencé de vouloir revenir, plus moyen de lui faire entendre autre chose. C’est merveilleux, toute la connaissance qu’il a ; tant que j’allais du côté de la maison, il ne disait rien ; mais, si je me retournais d’un autre côté, il se remettait à crier. Quel enfant ! si petit, et déjà cela vous mène !

Il eût fallu voir pendant ce discours la figure de Claire ; elle écoutait de toute son âme, les lèvres entr’ouvertes, le cou tendu… Puis elle sourit et regarda l’enfant d’un air inexprimable.

— Et comment va ce pauvre Étienne ? demanda madame Grandvaux en s’adressant à sa nièce.

— Comme à l’ordinaire, ma tante, répondit Mathilde froidement.

— Et son cirage ?

— Cela, je l’ignore.

— C’est pourtant assez inquiétant, car il a fait là une grande folie ; ma sœur est tout aux abois.

— Ma tante en fait effectivement beaucoup de bruit, ce qui, la chose étant faite, est plus qu’inutile.

— On ne peut pourtant pas prendre cela froidement. C’est un garçon qui se perd. Malgré ta philosophie, je suis bien sûre que tu ne l’approuves pas. Anna est toute bouleversée. Elle dit cependant que ça pourrait réussir ; car elle a envoyé chercher par Jenny de ce cirage, et elle le trouve bon. Mais, en attendant, je ne sais pas de quoi il vit. Est-ce qu’il est toujours avec cette fille ?

— Oui, ma tante.

— Je pense que tu as dû écrire de cela à ton père. Une pareille chose ne peut pas durer ; il y aurait des mesures à prendre.

— Mon père n’en veut prendre aucune, dit Mathilde avec raideur. Il trouve que l’union de mon frère avec cette fille est aussi sacrée que si elle était de celles qu’on nomme légitimes, et il se défend d’y toucher.

— Vraiment ! s’écria Claire ; et sa figure comme celle de madame Grandvaux exprimait un vif étonnement.

— Oh ! ton père a toujours eu des idées extraordinaires, dit madame Grandvaux. C’est un bien digne homme ; mais j’ai entendu dire par plus d’une personne qu’il n’avait pas le cerveau… fait comme les autres… quoique ce soit un homme d’un grand talent… Comme cela, il laisse ce pauvre Étienne faire tout ce qu’il veut ?

— Mon père croit, ma tante, qu’il n’y a rien d’efficace et de vrai que par la raison et la liberté. La verge de l’autorité ne lui a jamais semblé bonne qu’à faire des esclaves ; et vous savez avec quelle douceur il nous a élevés tout enfants.

— Eh bien, ça ne lui a pas tant servi… du moins pour Étienne, se hâta d’ajouter madame Grandvaux.

— Il y a très-peu de personnes capables de juger mon père, dit Mathilde avec dédain, en nouant sous son menton les rubans de son chapeau. Je ne suis pas moi-même toujours de son avis ; mais il m’inspire tant de respect que je ne puis souffrir d’entendre discuter ses actes. Tout ce que je vous dirai, ma tante, pour vous rassurer, c’est qu’il n’abandonne pas Étienne et fera pour lui tout ce qui est possible, mais sans lui permettre de s’abandonner lui-même.

— On ne peut lui parler de rien sans la fâcher, observa madame Grandvaux quand Mathilde fut partie. Je ne lui ai pourtant dit que ce que tout le monde pense. Elle a un caractère bien étrange pour une femme. Mais il faut dire que mon pauvre beau-frère l’a voulu ainsi. C’est lui qui a élevé cette petite, et il ne pouvait s’en passer, jusqu’à lui apprendre la géométrie !

— Ce que je ne comprends pas, dit Claire, c’est que mon oncle et ma tante vivent ainsi loin de leurs enfants. Ne pourraient-ils pas revenir ou les appeler auprès d’eux ?

— Oh ! pour leur éducation, il paraît qu’elle n’aurait pu se faire là-bas aussi bien qu’ici ; et dans la maison où est ton oncle, on n’aurait pas voulu de ses enfants. Ces gens-là sont presque des princes, à ce qu’il paraît. Mathilde nous disait encore l’autre jour que l’aîné des jeunes gens est un esprit extraordinaire. Quant à revenir ici, ce ne serait pas avantageux pour Sargeaz. Il ne retrouverait pas facilement la place qu’il a quittée.

— Il a eu tort de s’expatrier. S’il était resté près de ses enfants…

— On ne peut pas trop le blâmer : il avait de grands chagrins. Ma pauvre sœur, sa femme, n’était pas raisonnable du tout. Elle doit avoir à présent près de cinquante ans, et j’espère qu’elle a bien changé ; mais il y a eu des choses… Enfin elle avait la tête… vive, et elle a tant donné… d’inquiétude à son mari, qu’il a fini par vouloir quitter la Suisse. Je te dis tout cela parce que tu es mariée ; car tu sens bien que c’est une chose dont il ne faut pas parler. Elle s’était affolée alors d’un comte prussien et même s’en était allée avec lui jusqu’à Berne. Sargeaz est allé la chercher, l’a ramenée, et tout aussitôt il s’est occupé d’avoir une place en Russie, et il est parti.

— Une femme mariée ! s’écria Claire en joignant les mains.

Mon Père ! oui. Il y en a comme cela. C’est une terrible épreuve que le mariage, et on ne sait jamais comment les choses y tourneront. Pourtant on en voit plus qui oublient leurs devoirs parmi les hommes que parmi les femmes.

Elle s’arrêta en regardant Claire, qui baissa les yeux.

— Contre ça, vois-tu, les femmes n’ont de ressources que la patience. On ne ramène point un mari par de l’humeur et des reproches ; ils n’aiment pas cela. Mais quand on reste attachée à ses devoirs, douce, attentive, soigneuse, ils finissent toujours par s’ennuyer de leur mauvaise vie et vous revenir.

— Ah ! vraiment ! répondit la jeune femme, dont le cou et le visage se couvrirent de rougeur. Et alors il faut se trouver honorée de les recevoir ?

Un éclair jaillit au milieu des larmes qui voilaient ses yeux.

— Ma pauvre fille, reprit madame Grandvaux, il ne faut pas prendre les choses comme cela. Ça ne servirait de rien, vois-tu : les hommes sont les maîtres. Qu’est-ce que peut espérer une femme de lutter contre son mari ? C’est le moyen de se rendre tout à fait malheureuse.

— Quand le bonheur est détruit, quand c’est bien fini, dit Claire, un peu plus ou un peu moins de malheur, qu’importe ?

— Ah ! ma pauvre enfant ! je savais bien que tu n’étais pas heureuse. Je me suis aperçue de bien des choses, et jusqu’à présent je n’avais rien dit, parce que tu ne m’en parlais pas ; mais je crois que tu as besoin d’un bon conseil. Tu es très-froide avec ton mari : l’autre jour, il a voulu t’embrasser, tu t’es reculée. Il a froncé les sourcils, et j’ai vu dans ses yeux quelque chose qui m’a fait peur pour toi. Tu es imprudente, ma fille. Tu ne sais pas jusqu’où cela pourrait aller. Tu n’aurais plus de repos ; tu ne pourrais plus faire à ton gré la moindre chose. Il te reprendrait sur tout ; il ne te permettrait pas la plus légère distraction, et tu ne recevrais de lui que des affronts.

— Je serais donc obligée de le haïr, dit Claire ; eh bien !…

— Tu n’en serais ni plus heureuse ni plus avancée. Ma pauvre petite, il faut que les femmes cèdent toujours. Je ne dis pas que c’est bien, mais ça ne se peut pas autrement, puisque la loi le commande et la religion aussi. Nous n’y pouvons rien, vois-tu. Nous ne possédons aucune force. Nous n’avons la libre disposition de rien, ni de nous-mêmes. Nous n’entendons pas les affaires. Tout est contre nous, et nous ne pouvons que nous résigner.

— On peut encore se défendre et se faire respecter, dit Claire se rattachant aux leçons de Mathilde. Je n’ai que ma volonté, c’est vrai ; mais si je veux fortement, ce sera assez.

— Pour moi, reprit la mère, je ne comprends guère à quoi cela pourrait te servir. J’ai été habituée à obéir toute ma vie, et je ne vois pas le moyen de faire différemment. La volonté, c’est ce que les hommes détestent le plus chez les femmes ; et tu finiras comme cela par te brouiller tout à fait avec ton mari. Ce n’est pas moi seule qui le dis, car je l’ai entendu bien souvent de personnages sages, et même j’ai lu dans des livres de morale que, lorsqu’une femme avait de la volonté et de l’esprit, elle devait le cacher soigneusement.

Claire avait les yeux attachés sur son enfant endormi.

— Si tu savais, maman, quand je regarde mon enfant et que je pense qu’il est aussi le sien, que nous sommes là tous deux mêlés dans ce petit être, si tu savais ce que je ressens ; non, je ne pourrais pas le dire. C’est une impression si douce et si cruelle !… Je sens que j’aimerai toujours Ferdinand, et je sens en même temps que je ne lui pardonnerai jamais !

— Tu as tort, ma fille ; il faut être raisonnable. Tu ne peux rester séparée de ton mari tout en vivant avec lui : cela ne s’est jamais vu, et ce serait le forcer à avoir des maîtresses. Alors ça deviendrait la ruine de ton ménage. Il aurait des enfants hors de la maison et ferait du tort au tien. Tu n’as rien de mieux à faire, ma pauvre Claire, que de te remettre bien avec Ferdinand, dans ton intérêt et dans celui des bonnes mœurs. On dit toujours qu’une femme habile ne doit pas s’apercevoir des infidélités de son mari et n’en être que plus empressée à le retenir auprès d’elle.

Pendant quelque temps encore, madame Grandvaux continua ses exhortations et laissa Claire plus hésitante que jamais, et ne trouvant, comme à l’ordinaire, d’autre solution à ses chagrins que le désespoir, la plainte et les larmes.