Un divorce (André Léo)/Chapitre 07

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 117-128).

CHAPITRE VII


Depuis ce jour, Étienne vint souvent à Beausite. Il trouvait moyen de rendre à son oncle de petits services dont M. Grandvaux n’avait pas besoin, et, sous un prétexte ou sous un autre, trois ou quatre fois par semaine, on le voyait accourir le soir, après sa sortie des bureaux. C’était l’heure à laquelle M. Grandvaux, de son côté, se dirigeait vers Lausanne pour y passer la soirée parmi les habitués du café Jorand.

Étienne, coupant à travers champs, rencontrait rarement son oncle ; la bonne madame Grandvaux avait toujours quelque chose à faire çà et là, et le jeune homme pouvait tout à l’aise goûter le bonheur de s’entretenir avec sa cousine ; soit qu’assis auprès d’elle, au seuil de la maison, sur un banc, il regardât ses petits doigts jouer autour de l’aiguille, et admirât la suave expression de son visage penché sur un travail, soit qu’ils allassent ensemble caresser Bichette, ou qu’il fût conduit, en suivant toujours ses pas, jusqu’à présider au coucher d’une famille déplumée de cochinchinois.

Étienne était enivré ; il répétait chaque jour à Anna qu’il ne se sentait plus le même, que désormais, pour la conquérir, il serait capable et fort. Que ferait-il ? À la vérité, il ne le savait pas encore ; mais ses élans étaient si vifs, qu’ils dévoraient d’avance incessamment l’avenir qu’il se promettait. Souvent aussi il revenait sur le passé, en s’excusant de ses fautes et de ses étourderies par l’abandon où son père et sa mère l’avaient laissé dès l’âge de dix ans, et par la sécheresse de son éducation, confiée aux soins contradictoires d’une tante acariâtre et d’une sœur austère, inflexible, qui ignorait entièrement les bienfaits de la tendresse.

Anna le plaignait alors avec tant d’amour, et, en vertu des circonstances atténuantes, le réhabilitait avec tant de chaleur, qu’il ne pouvait se lasser d’être plaint et consolé. Il retrouvait près d’elle au centuple cette tendresse de l’absence de laquelle il avait souffert, et le fiancé, parfois, obtenait quelqu’un des baisers qui avaient, disait-il, manqué à l’enfant. Anna ne demandait qu’à avoir pour lui cette estime de l’amour qui devient si facilement de l’adoration. Elle le gâta si bien qu’au bout d’un mois, il s’irritait déjà des obstacles, de l’attente, et les maudissait comme des malheurs.

— Quoi ! lui dit-elle alors, tandis qu’un étonnement pénible se peignait dans ses doux yeux, tu te trouves malheureux quand nous nous aimons et que nous pouvons nous voir, nous encourager, nous secourir ! Tiens, l’autre jour, dans la Bible, je lisais un passage que j’ai trouvé très-beau : c’est quand Jacob, trompé par son beau-père, consent à travailler sept ans de plus afin d’obtenir Rachel. « Jacob donc servit sept ans pour Rachel, qui lui parurent comme peu de jours, parce qu’il l’aimait. »

— Ah ! ma chère Anna, s’écria-t-il, est-ce bien moi que tu aimes ? et suis-je bien digne de toi ?

Cependant la bonne madame Grandvaux, si peu observatrice qu’elle fût, ne pouvait s’empêcher d’être frappée de l’expression éclatante du visage de ces deux enfants, dont sa présence interrompait souvent les entretiens. Un jour, elle dit à sa fille, après le départ de son neveu :

— Étienne vient ici trop souvent : cela lui attirera des ennuis avec ton père. Quand on veut aller loin, il ne faut pas aller trop vite : et moi je crois que, s’il continuait de venir comme ça presque tous les jours, il pourrait bien se faire qu’on l’obligeât à renoncer même aux visites du dimanche.

Anna dût s’avouer que le conseil de sa mère était juste. Aussi écrivit-elle à son cousin pour lui remontrer la nécessité d’une grande prudence, en lui enveloppant sous une foule de bonnes raisons et de pures tendresses l’injonction de ne plus se présenter à Beausite que tous les huit jours.

Ce soir-là, Étienne avait quitté sa cousine dans une grande exaltation. Il sentait plus vivement que jamais le bonheur d’être aimé, lui, l’étourdi, le paresseux, le mauvais garçon, par cet ange de sagesse, de douceur et de pureté.

Il allait d’un pas fier et rapide, presque emporté, d’un pas à conquérir le monde ; et de temps en temps, quand il s’arrêtait pour reconnaître sa route, il jetait autour de lui un coup d’œil souverain, souriait aux belles Alpes blanches comme si elles eussent été ses sœurs, et reprenait sa marche avec une nouvelle rapidité.

Oui, désormais il est un autre homme. Il sent un miracle en lui. Dieu l’a repris, le diable l’a laissé. Désormais, il sera fort ; il sent très-bien, à l’ardeur qui le remplit, qu’il n’a qu’à se laisser aller pour être bon et grand.

Et il marchait, il marchait si vite qu’on l’eût dit à la poursuite de quelqu’un.

— Un batz, s’il vous plaît, mon bon monsieur !

À cette requête chantée sur trois notes plaintives, à mesure traînante, le jeune rêveur s’arrêta brusquement, et, voyant une petite main rouge tendue vers lui, machinalement il fouilla dans sa poche, et y prit une de ces jolies pièces de dix centimes qui représentent, ainsi que les autres monnaies suisses, l’Helvétie et ses attributs.

Mais au moment de remettre son aumône à la créature suppliante qui attendait son bon vouloir, un flot de tendresse et de miséricorde inonda le cœur d’Étienne. Elle était si bonne, elle ! non-seulement elle donnait aux pauvres tout ce qu’elle avait, mais c’était encore avec des paroles douces et fraternelles qui versaient dans l’âme un autre secours. Il replongea donc la main dans sa poche, et cette fois, en retirant une pièce de deux francs, il la mit dans la main de la mendiante, en lui disant d’un ton affectueux :

— Bonsoir, mon enfant !

C’était une fille de dix-sept à dix-huit ans, vêtue de loques, et dont les traits offraient un mélange singulier de hardiesse et de candeur ! Elle n’avait d’autre coiffure qu’un mauvais fichu de soie noire attaché sous le menton, et ses cheveux en désordre, mal retenus par un peigne brisé, ondulaient sur son front et pendaient sur son cou. Sa taille, déjà forte, et gracieusement arrondie, se révélait sous les plis d’une mauvaise camisole de laine, et sa jupe d’indienne, qui, serrée à la taille, dessinait ses hanches, dans le bas pendait en lambeaux. Elle n’avait aux pieds, par ce froid vif, que des pantoufles de lisière, sans bout ni talon, qui, attachées par une sorte d’horrible cothurne, laissaient voir ses pieds rougis.

Tandis qu’elle se tenait immobile devant ce passant dont elle attendait l’aumône, son œil bleu, à la fois doux et sauvage, suivait tous les mouvements d’Étienne avec la défiance de l’animal à demi apprivoisé, que l’avidité seule attire près de l’homme, et qui, même en recevant de lui sa nourriture, se tient sur ses gardes, prêt à la fuite. Mais quand le jeune homme eut mis dans sa main la belle pièce blanche et l’eut saluée d’une voix fraternelle et d’un regard ami, elle resta d’abord stupéfaite, puis attacha sur lui un regard si doux qu’il n’était besoin d’autres remerciements.

Étienne lui fit un signe de tête, et reprit aussitôt son chemin et sa préoccupation. Absorbé de nouveau dans la contemplation des perfections de sa chère Anna et dans le souvenir des espiègleries et des escapades de son enfance et de sa jeunesse, lui que tous ses parents grondaient à l’envi depuis qu’il était au monde, il se demandait si ce n’était point à force de compassion et de bonté qu’elle l’avait aimé.

Ah ! si c’était ainsi, il ne regrettait plus rien de ce triste passé ; mais il allait travailler avec ardeur : il se distinguerait ! Pourquoi n’arriverait-il pas, lui aussi, quelque jour, à l’une des grandes charges du canton, ou même de la république ? Le père Grandvaux ne lui refuserait pas sa fille, alors !…

Le bruit d’une respiration prolongée comme un soupir lui fit retourner la tête, et il vit la mendiante derrière lui, tout près. Elle s’arrêta court, en même temps que lui, et de nouveau le fixa de son doux regard.

— Où vas-tu, ma chère enfant ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas.

— Tu n’es pas de ce pays ? D’où viens-tu ?

— Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix lente, mais harmonieuse ; nous étions hier à Morges.

— Et où seras-tu demain ?

— Je ne sais pas ; peut-être ici, peut-être ailleurs, où le père voudra aller.

— Tu es heimathlose alors[1] ?

— Oui.

— Eh bien ! il se fait tard. La nuit va tomber, il faut que tu retournes avec tes parents. Où sont-ils ?

— Là-bas, dans ce village, dit-elle en le désignant du doigt ; ils vont dans les maisons pour vendre, et puis se chauffer un peu. Mais il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle à voix basse, on voudrait tant pouvoir se reposer !

— Pauvre fille ! dit Étienne en la contemplant avec émotion.

Elle était bien pauvre, en effet, mais cependant éclatante de jeunesse à travers ses haillons ; et l’admirable contour de ses joues fermes et vives eût arrêté le regard d’un peintre. Ce n’était point une bohémienne effrontée, mais seulement une pauvre créature sans feu ni lieu, une petite plante sauvage, de race germanique, emportée par quelque coup de vent hors de la vie civilisée, et qui, malgré tout, sur le sol fertile et pierreux du grand chemin, avait crû, gardant son parfum.

— Tu dois avoir bien froid à marcher ainsi, reprit-il, et tu dois trouver la vie bien triste ?

— Oh ! non ! pas tant, répondit-elle.

Cependant elle semblait plus préoccupée de regarder Étienne que de lui répondre, et tout à coup, fouillant dans sa poche, elle en tira des étuis, de petits bonshommes en bois de hêtre et des boîtes sculptées, comme en fabriquent les paysans de la forêt Noire. Et choisissant la plus jolie boîte, elle la mit aux mains d’Étienne, en lui disant :

— Tenez.

— Combien vends-tu cela ? demanda-t-il.

— Elle est à vous, reprit-elle avec un air de mécontentement.

— Eh bien ! dit Étienne, je te remercie, ma bonne fille ; je garderai cela en souvenir de notre rencontre d’aujourd’hui.

Jamais sans doute la fille heimathlose ne s’était entendue adresser de si douces paroles, surtout par un jeune bourgeois de si bonne mine, et dont les yeux éclatants brillaient du reflet de l’enthousiasme dont son cœur était rempli. Elle restait en face de lui, le regardant toujours, et ne baissant les yeux parfois que pour les relever aussitôt, plus charmés encore.

— Allons, bonsoir, dit Étienne, et que Dieu te protége !

Il se remit à marcher. — Quelle étrange rencontre ! Pauvre fille ! Ah ! comme elle avait raison, cette chère Anna, d’aimer tout ce qui, sur cette terre, est susceptible de souffrance et d’amour ! Elle n’avait pas d’ambition, elle, et si, pour l’obtenir de son père, il fallait des succès de fortune ou d’orgueil, pour elle il ne s’appliquera qu’à devenir meilleur ; il agrandira son âme pour aimer toutes les créatures ; il aidera tout ce qui souffre et chérira tout ce qui est bon.

Il était déjà sur la promenade de Montbenon, c’est-à-dire tout près de la ville, quand il s’aperçut que la jeune heimathlose le suivait toujours.

— À quoi penses-tu ? lui dit-il ; et pourquoi ne retournes-tu pas avec tes parents ? Il est trop tard maintenant pour que tu ailles à la ville ; il ne faut pas t’en retourner seule la nuit.

Elle se tut d’abord, comme possédée d’une obstination secrète ; mais sur de nouvelles instances, elle dit :

— Je ne veux plus être heimathlose. Mon père est méchant, il m’a battue hier ; prenez-moi à votre service.

— Je n’ai pas besoin de toi, ma pauvre fille, et je ne saurais…

Il se dit pourtant :

— Mais, en effet, ce serait un bien pour elle que de quitter cette vie errante, immorale et misérable. Pourquoi donc refuserais-je de lui aider ?

L’imagination d’Étienne alors s’enflamma à l’idée de sauver cette fille de l’abjection et de la misère, et il lui dit :

— Reviens ici demain : je m’occuperai d’ici là de voir ce qu’on peut faire pour toi, et nous causerons ensemble.

Mais il ne put la décider à s’en aller. Quand il croyait l’avoir persuadée et qu’il s’éloignait, elle continuait de marcher sur ses pas. Il lui parla sévèrement ; elle baissa la tête, mais elle recommença de le suivre bientôt.

Tout autre jour, Étienne se fût mis en colère ; mais le bonheur qu’il éprouvait et les résolutions qu’il avait conçues le rendaient si doux et si patient, qu’il se décida enfin à loger pour ce soir-là cette pauvre fille dans quelque auberge, espérant lui trouver le lendemain des secours et des protecteurs.

Il descendit avec elle le ravin de Montbenon, gagna le quartier Saint-Laurent, et, entrant au café du Nord, dont il avait été l’habitué le plus fidèle avant sa récente conversion, il introduisit la jeune fille dans une petite pièce solitaire du rez-de-chaussée, et fit appeler madame Fontallaz.

La petite heimathlose commençait à se troubler et jetait des regards effarés sur les murs de la chambre.

— Tiens ! qu’est-ce que c’est que cette fille-là ? s’écria madame Fonjallaz, qui venait d’entrer un bougeoir à la main. Quelqu’une de vos farces, monsieur Sargeaz ?

Elle se mit à rire aux éclats quand Étienne lui eut raconté la rencontre de l’heimathlose et l’étrange obstination de cette jeune fille à le suivre.

— Eh bien ! vous faites là de belles trouvailles ! Mais est-elle drôle, cette créature ! Que voulez-vous que j’en fasse, moi ! Vous savez que je ne loge pas, et surtout de pareil monde !

Cette brusquerie de langage, qui chez toute autre eût été désagréable, ne déplaisait pas chez madame Fonjallaz ; car elle était si jolie et si gracieuse, malgré tout, qu’elle donnait à toutes ses paroles, comme à tous ses actes, le charme particulier dont elle semblait imprégnée. Depuis son mariage, elle avait acquis encore plus d’aplomb ; mais cela lui seyait très-bien. C’était une créature, dans sa donnée, complète et forte. Sa mise était pleine d’élégance.

En arrivant, elle avait posé la bougie sur une table, près de laquelle elle se tint debout ; la lumière faisait ressortir les contours arrondis de son buste court, mais gracieux, glissait sur son visage, dont elle changeait en blanc mat les fraîches couleurs, et s’écartant de ses yeux de velours noir, dont elle ne pouvait pénétrer les profondeurs, caressait les ondulations de ses cheveux, et jouait dans les rubans roses d’un petit bonnet, coquettement posé en arrière.

— D’abord, dit Étienne, faites donner à souper à cette pauvre fille ; puis, si vous ne voulez pas absolument la coucher, il me faudra bien la conduire à l’auberge la plus voisine ; mais je crains un peu les quolibets, et puisque la voilà, vous devriez être assez bonne pour la garder.

— Allons, je le veux bien, répondit madame Fonjallaz à Étienne ; mais n’allez pas me demander souvent de pareils services. C’est qu’elle n’est pas vilaine du tout, malgré ses guenilles, cette petite-là ! Je parie que vous n’auriez pas ramassé un garçon avec autant de charité. Ah çà ! qu’en ferai-je demain ?

— Je vais parler d’elle à ma tante et à ces dames ; on pourrait la mettre en état de gagner sa vie, ce qui lui vaudrait mieux que d’être mendiante et de courir les chemins.

— Comme ça, décidément, vous vous lancez dans les bonnes œuvres ? je vois bien que vous allez payer vos dettes et ne plus boire que de l’eau. C’est-il pour ça qu’on ne vous voit guère depuis un mois ?

— Précisément.

— C’est très-bien ; mais vous devriez vous acquitter alors, dites-donc ?

— Sans doute, répondit le jeune homme avec embarras. Est-ce que ça vous inquiète ?

Elle fit une grimace qui ne disait pas non ; et, pour changer de sujet, il demanda :

— Desfayes est ici ?

— Oui, répondit-elle.

— Ah çà ! il est devenu tout à fait votre habitué ?

— Oh ! l’on ne voit plus que lui, mais c’est une bonne pratique, et je voudrais n’en avoir que de pareilles ; il règle son compte tous les soirs, et s’il vient chez nous, ce n’est pas qu’on lui ait refusé crédit ailleurs.

Après avoir décoché à bout portant cette phrase accompagnée d’un coup d’œil expressif, madame Fonjallaz tourna sur ses talons et sortit laissant Étienne assez mortifié.

— Ce n’est pas ici chez vous ? lui dit la douce voix de l’heimathlose.

— Non, mais l’on t’y soignera bien, et je reviendrai demain te voir. Comment t’appelles-tu ?

— Maëdeli.

— Eh bien ! ma petite Maëdeli, puisque tu ne veux plus être mendiante, je tâcherai de te donner de l’ouvrage, afin que tu gagnes de l’argent, et je parlerai de toi à des dames qui sont bonnes et qui t’aideront.

Le visage de la jeune fille exprima la satisfaction, mais bientôt après l’inquiétude, et elle dit :

— Vous me promettez de revenir ?

— Je te le promets.

— Je gagnerai de l’argent ?

— Oui.

— Est-ce que je pourrai gagner un bonnet rose ? demanda-t-elle avec des yeux brillants d’ardeur.

— Un bonnet rose ! (se rappelant alors celui de madame Fonjallaz, il se mit à rire). Ma foi ! je ne sais pas ; mais ça doit être possible, assurément.

On vint apporter le souper de Maëdeli, et le jeune Sargeaz prit congé de sa protégée. Mais ce fut avec une peine et une inquiétude extrême qu’elle le vit partir, et non sans lui avoir fait répéter dix fois qu’il reviendrait.

  1. Pour comprendre ce que c’est que l’heimathlosat, il faut connaître l’organisation communale en Suisse. Chaque ville ou village est une société de citoyens qui, sous le nom de bourgeois, participe aux avantages et aux charges de la communauté. Cette société a le devoir d’assister ses pauvres, de veiller à l’éducation des enfants, et elle exerce sur ses membres un contrôle tutélaire.
    L’étranger qui veut être naturalisé doit acheter la bourgeoisie de tel ou tel endroit, et, suivant l’importance et la richesse de la ville ou de la bourgade à laquelle on s’allie, les prix sont très-variables. On n’est reçu d’ailleurs qu’après décision du conseil de la commune, et une immoralité notoire ou des alliances fâcheuses feraient rejeter l’aspirant.
    L’heimathlose, donc, c’est littéralement le sans-patrie, celui qui a perdu ses lettres de bourgeoisie ou qui n’en a jamais eu. Cet être-là, homme ou femme, est en dehors de tout. Il n’a droit sur la terre à aucune place ; il ne peut s’arrêter nulle part. Il est pis qu’un paria, puisqu’il n’a le droit de poser les pieds sur le sol d’aucun chemin.
    Leur patrie et leur demeure, c’est le char qui les traîne de lieu en lieu ; ils vivent de mendicité ou de quelque misérable industrie. Arrivés le soir dans une ville, ils doivent en repartir le lendemain. On les couche à la prison ; mais ils préfèrent leur lit habituel, la paille du char, ou le sol même, et parfois l’été, dans la campagne, de grand matin, on découvre, endormie sur le versant de quelque talus, toute une famille de ces pauvres gens qui ont campé là. Aussitôt que la police est avertie de leur séjour dans le canton, elle les reconduit à la frontière, et leur vie se passe à errer ainsi.
    L’humanité du peuple suisse ne pouvait tolérer plus longtemps cette anomalie. On vient d’éteindre, légalement du moins, l’heimathlosat, en obligeant les communes d’adopter ces malheureux, rattachés enfin à leur espèce et à leur patrie par un brevet social. Mais il faudra peut-être plusieurs générations pour les guérir de leurs habitudes nomades, et longtemps encore sans doute on rencontrera sur les routes suisses le char errant de l’heimathlose.