Un divorce (André Léo)/Chapitre 04

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 67-84).

CHAPITRE IV


Dans l’automne, quand une atmosphère lumineuse et chaude transfigure les monts, et que sur les pics, à l’horizon, la neige étincelle, en même temps que le raisin mûrit en bas sur les coteaux ; sous le regard de ces géants immobiles des Alpes que le nuage tour à tour ceint ou couronne ; entre ces bords fertiles et riants, aux noms riches de souvenirs : Genève, Coppet, Lausanne, Vevey, Clarens, Chillon, Meillerie, tout imprégnés d’une double magie, celle des beautés de la nature et celle des grandeurs du génie humain, c’est un beau voyage que la traversée du lac Léman, de l’un à l’autre bout, de Villeneuve à Genève.

On voit, pendant tout l’été, sur la surface de ces belles eaux, filer et se croiser des bateaux à vapeur qui battent l’eau de leurs ailes rouges, en soulevant des flots d’écume. Sur le pont d’un de ces bateaux, par une soirée de juillet, se trouvaient Claire et Ferdinand, qui rentraient à Lausanne après une excursion de quinze jours au milieu des montagnes bernoises. Ils étaient assis l’un près de l’autre, et tantôt ils regardaient le paysage, tantôt, et bien plus souvent, ils se regardaient.

Le visage de Ferdinand offrait l’expression d’un contentement, où la satisfaction de soi-même entrait bien pour quelque chose ; celui de Claire était illuminé par des reflets de l’âme si charmants, qu’un de ces observateurs aux yeux desquels l’être humain est l’œuvre la plus complète et la plus parfaite du monde visible eût dédaigné les magnificences de la nature pour la contempler : son chapeau de paille aux larges bords, rejeté en arrière, découvrait son front rayonnant ; le châle qu’elle retenait à peine, roulé en écharpe autour d’elle, recouvrait leurs mains unies de ses bouts flottants ; et malgré tout l’abandon de cette tendresse, qui oubliait même de se cacher à la foule, l’expression naïve et pure du visage de la jeune femme l’enveloppait d’un voile de chasteté.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Ferdinand en rencontrant son beau sourire.

— Je pense que je suis heureuse d’être au monde, répondit-elle aussitôt, comme si elle eût laissé son âme s’exhaler par ses lèvres ; et en songeant que tant de gens se plaignent et prétendent que la vie est triste, je ne pouvais plus comprendre pourquoi. Vois, n’est-ce pas un enchantement tout autour de nous ? et puis, enfin, est-ce qu’il n’est pas donné à tout le monde d’aimer ?

— Il paraît que non, répliqua-t-il, assez flegmatiquement.

— Cependant chacun a sa femme et chacune a son mari. Mais tout le monde ne s’aime pas autant que nous.

— Parbleu ! je le crois bien ! s’écria-i-il. Il faudrait pour cela que toutes les femmes fussent aussi gentilles que toi : et cela n’est pas possible. Et puis encore, tu es bonne comme un ange. Ah ! je t’assure que jamais…

Il s’arrêta.

— Jamais ? répéta-t-elle, avide de tout ce qu’il disait.

— Rien, j’allais dire une bêtise.

— Eh bien ! dis-la.

— Non ; tu me gronderais, et tu aurais raison. Ça ne mérite plus même la peine d’y penser. Tiens, je ne comprends pas que nous ne nous soyons pas mariés dix ans plus tôt.

— C’est que je n’avais que dix ans alors, observa-t-elle en souriant.

— Ah ! c’est juste. Eh bien ! il me semble que je n’ai guère fait que m’ennuyer en t’attendant. Croirais-tu que j’avais peur du mariage, autrefois ? On est stupide. Le temps se passe à changer d’avis.

— Mais tu n’en changeras plus ? dit-elle en attachant sur lui de grands yeux pleins d’amour et de confiance.

Il se pencha, voulant répondre par un baiser ; mais la jeune femme rougissante se rejeta en arrière en lui montrant du regard ceux qui les entouraient, et ils échangèrent seulement un sourire d’intelligence.

— Les stupides gens ! grommela le jeune mari. On ne peut être à soi. Notre guide de la Gemmi était bien plus aimable.

— Oui, celui qui marchait toujours en avant sans regarder derrière lui. Le bon guide ?

Et ils riaient de souvenir.

On approchait de Vevey. En arrière du bateau, sur Villeneuve, les crêtes pittoresques d’Arvelles, toutes rayées de ravines, n’apparaissaient plus qu’estompées de brume, et le mont Soncho, qui surplombe Chillon, hérissé de blondes forêts de hêtres, devenait sourcilleux. Et devant eux le Pèlerin, premier gradin des Alpes sur la côte vaudoise, parsemé jusqu’en haut de villages et de maisonnettes, s’élevait d’assises en assises, comme s’il voulait gravir le ciel.

— Ferdinand, je voudrais habiter là-haut, nous deux, cette maison blanche. Qu’on y serait bien !

— Mais nous serons bien aussi dans notre appartement de Lausanne ; tu verras.

— Nous n’y serons plus tout seuls.

— Ma petite, on ne peut pas vivre deux toute la vie. On a ses affaires, ses relations.

— Seras-tu donc bien longtemps à tes bureaux ?

— Le moins possible.

— Ce sera trop.

— Ah !… retournons aux montagnes alors.

— Si tu veux.

— Tu renoncerais à ta famille ?

— À tout pour toi.

Ferdinand la remercia d’un regard.

— Et toi ? reprit-elle.

Il hésita en souriant.

— Il vaut mieux ne renoncer à rien, mon amour, et tout arranger.

Elle ne répliqua pas, mais ses yeux se baissèrent. Dans son exaltation elle attendait une autre réponse.

— Les femmes sont toutes comme cela, reprit Ferdinand en souriant de nouveau. Elles ne comprennent au monde aucune affaire, aucun intérêt que l’amour.

Claire leva sur son mari un regard étonné qui disait :

— Eh ! mais sans doute ! N’en est-il pas ainsi de toi ?

— Malheureusement, poursuivit-il, cela ne peut pas être.

Le bateau venait de s’arrêter en face de Clarens. Quelques passagers montèrent ; l’un d’eux, s’arrêtant en face de M. Desfayes, poussa une exclamation, et tendit une main largement ouverte, qui secoua vigoureusement celle de Ferdinand.

— Quoi ! mon cher, vous voilà ! Parbleu ! je ne m’y attendais guère. Et madame !…

Il s’inclina en regardant Claire d’un air qui la fit rougir.

— Monsieur Monadier, dit Ferdinand.

Elle avait entendu ce nom souvent comme celui d’une personne mêlée à toutes sortes d’affaires politiques et commerciales. Ce qu’elle en pensa de plus, c’est que cet homme grand et gros, à la voix retentissante et au regard hardi, eût mieux fait de rester à Clarens. Elle salua et reporta ses regards sur le paysage.

— Vous voilà donc descendu, mon cher, des hauteurs… des hauteurs du séjour céleste ? s’écria Monadier en écarquillant de gros yeux et en riant bruyamment. Eh ! voilà, il faut toujours descendre après avoir monté : c’est un diable de défaut de notre nature. Au reste, avec un pareil minois, dit-il en baissant la voix, mais encore assez haut pour que la jeune femme entendît, la lune de miel ne doit pas finir si vite.

Ces paroles parurent choquantes à Claire, et cependant Ferdinand se mit à rire ; puis les deux hommes causèrent de politique, ou plutôt de commérages locaux. Ne connaissant guère que de nom les personnages dont on parlait et les affaires dont il était question, Claire se trouva moralement isolée. Aussi fut-elle presque aise lorsque le fâcheux entraîna Ferdinand dans la salle à manger, en l’invitant à boire une choppe de bière. Elle pensait qu’après s’être débarrassé de Monadier, son mari allait revenir.

En l’attendant, elle se prit à admirer plus intimement le splendide paysage dont chaque tour de roue variait le décor ; et, tandis que le soleil se retirait derrière les monts embrasés de ses lueurs, elle s’abandonnait au charme de ces grandes harmonies, qui la ravissaient à la manière dont elles se font sentir à l’enfant, au paysan, au sauvage et au poëte, c’est-à-dire en dehors de toute analyse, dans leur sublime synthèse.

Et, à mesure que le jour s’en allait et que descendait l’ombre mystérieuse, la pensée de Claire s’élevait à l’invisible, et, songeant de Dieu, du Père, comme les protestants le nomment, elle mêlait son amour, à elle, à l’océan du grand amour, et ses rêveries à la grande attente, à l’aspiration infinie qui s’exhale de toutes parts, ou qu’imagine notre inquiétude.

Mais bientôt elle soupira, et ses yeux se portèrent autour d’elle. Ferdinand était bien longtemps à revenir ! C’était la première fois que, depuis quinze jours, il l’avait quittée, car vraiment il ne pouvait s’éloigner d’elle un instant. Oh ! quel ennuyeux que ce M. Monadier ! car assurément il retient Ferdinand malgré lui.

La cloche du bateau sonna. On arrivait à Vevey. Un flot de passagers descendit, un autre le remplaça. Claire crut s’apercevoir que les nouveaux venus la regardaient en passant, comme s’ils se demandaient quelle était cette jeune femme seule. Oh ! que Ferdinand tardait à venir !

Elle essaya de se reprendre à contempler le paysage. Mais cela ne lui était plus possible. Il s’était établi en elle un malaise qui à chaque minute grandissait.

« Vous êtes descendu des hauteurs… des hauteurs célestes. Il faut toujours descendre après avoir monté. » Ces paroles se répétèrent en elle plusieurs fois ; elle ne pouvait les empêcher de retentir intérieurement à son oreille ; elle revoyait en même temps ce Monadier avec ses yeux hardis et son air cynique ; puis elle se rappela encore ce qu’avait dit Ferdinand : « On ne peut pas vivre à deux toute la vie ; il y a d’autres affaires et d’autres intérêts que l’amour. »

Tout cela la faisait souffrir. Elle ressentait comme l’impression d’une chute, sans savoir pourquoi.

Le bateau à vapeur avait repris sa course, et l’on voyait se dérouler à droite les vignobles en terrasse de la côte vaudoise. Ils sont beaux à voir, quoique dus seulement au génie modeste de la patience et du travail ; beaux comme un monument de conquête, bien que ce soit seulement une conquête utile faite sur la nature. Du niveau du lac au sommet du mont, on compte jusqu’à vingt-deux étages de murailles, qui, réunies par des escaliers, montent presque superposées comme une Babel.

Là, pendant toute la belle saison, des vignerons, hommes, femmes et enfants, la hotte sur le dos, cramponnés à toutes les hauteurs, aux flancs du mont, bêchent, élaguent, effeuillent, et quelquefois rapportent péniblement sur leurs épaules le terrain emporté par la fonte des neiges ou par les pluies. C’est là que se déploie la lutte entre la force aveugle qui suit sa pente et la force intelligente qui analyse, combine et prévoit. Tout en haut cependant, au sommet du mont, la nature triomphe ; car ce monument de l’industrie est couronné par un diadème de rochers rugueux, où les gigantesques arceaux de la ronce folle semblent faire flotter au vent des panaches de victoire.

Mais le vigneron vaudois en rit dans sa barbe ; car la ronce et le rocher ne sont là que pour protéger son œuvre, supporter le premier effort des bises, et préserver la vigne, fille du soleil, de l’atteinte des brouillards et des gelées.

Claire n’attache sur ces choses qu’un œil distrait ; elle ne comprend plus comment Ferdinand peut s’oublier si longtemps loin d’elle. Imagine-t-on ce que deux hommes peuvent avoir à se dire pendant plus d’une heure entière ? M. Monadier n’est pas un ami intime de Ferdinand ; et quand même il le serait !

Au milieu de tous ces gens qui vont et viennent, deux à deux ou par groupes, causant, riant, occupés, Claire se sent isolée d’une manière fâcheuse. Elle est même persuadée qu’on la remarque, et, pour comble d’embarras, tout à coup elle aperçoit mademoiselle Herminie, sa couturière, devenue depuis peu madame Fonjallaz, et qui, parée, triomphante, appuyée au bras de son mari, passe devant elle en lui adressant d’un air plus impertinent que jamais un court salut, accompagné d’un étrange sourire.

Son mari ne l’a point quittée. Il est près d’elle, attentif à tout ce qu’elle dit, attaché comme une conquête. Elle est plus petite que lui, mais comme elle le domine et l’absorbe ! On ne voit qu’elle dans le groupe qu’ils forment tous deux. Elle est rayonnante d’orgueil, de grâce, de beauté ; c’est une petite reine. Appuyée sur le bras de son mari, elle s’y suspend, lui parle à l’oreille, rit aux éclats, le tutoie tout haut, et regarde à tout moment l’heure qu’il est à sa montre neuve, en faisant jouer sa chaîne et ses bracelets. Comme ils vont et viennent sur le pont, chaque fois qu’ils passent devant Claire, madame Fonjallaz laisse tomber sur elle un regard de commisération. Une fois, elle chuchote quelques mots à l’oreille de son mari, qui regarde Claire, et celle-ci entend ce mot prononcé avec un accent d’insultante pitié : Déjà !

Elle se sentit rougir, et, n’y tenant plus, elle se leva et descendit dans le salon.

Ferdinand s’y trouvait tranquillement accoudé, vis-à-vis de son compagnon, sur une table où se voyaient deux bouteilles vides et une encore à demi pleine. Son visage était riant et animé. En apercevant Claire, il tressaillit.

— Ah ! tu t’ennuyais, ma chérie ; mais j’allais monter.

Il la fit asseoir près de lui sur le banc de velours qui garnit la salle, et remplissant de nouveau les verres, il se mit en devoir d’achever la bouteille et l’entretien. Claire prit un livre par contenance, mais elle écouta.

Ferdinand et Monadier parlaient à bâtons rompus de souvenirs de café, de celui-ci et de celui-là, d’un mot qu’avait dit cet autre, d’une querelle qui avait eu lieu, tout cela plein d’allusions qui paraissaient très-intéressantes, à en juger par les rires des deux causeurs, mais que la jeune femme ne comprenait pas. Elle devint triste et songeuse. Elle ne connaissait pas ce monde où jusque-là son Ferdinand avait vécu, mais il lui semblait étrange et bien vulgaire, et elle ne comprenait pas l’intérêt Ferdinand semblait prendre à tout cela.

Enfin il se leva et congédia Monadier. Puis il s’assit à côté d’elle, et, comme il n’y avait plus dans le salon que deux vieilles Anglaises qui lisaient, il l’embrassa plusieurs fois. Il lui dit encore :

— Tu t’es ennuyée là-haut, j’y pensais bien ; mais, bah ! je ne savais comment quitter ce diable de Monadier, et puis je n’étais pas fâché d’apprendre tout ce qui s’est passé à Lausanne pendant mon absence. Il me contait des histoires très-drôles.

— Vraiment ? Lesquelles ? demanda Claire en essayant de cacher son chagrin.

— Oh ! ce sont des choses que tu n’as pas besoin de savoir. C’est de la vie de garçon, ma chère petite. Dis-moi seulement que tu m’aimes et que nous allons arriver bientôt dans notre jolie chambre là-bas.

Elle oublia promptement la peine et le trouble qu’elle avait eus, et, quand elle se trouva dans sa nouvelle maison, où l’attendaient son père, sa mère et sa sœur, elle devint radieuse comme une jeune reine débarquant dans son royaume. Tout était neuf, luisant, riche, agréable, commode, et tout l’enchanta. La chambre rose était délicieuse ; le salon, très-beau. Le dîner donnait appétit à voir, tant le linge et la vaisselle rivalisaient de blancheur, tant éclatait l’argenterie, tant les verres scintillaient.

Une servante obséquieuse s’empressait à la voix de la jeune madame. Tous les visages étaient rayonnants et tournés vers elle. Quel beau nid pour l’amour et pour le bonheur, et que de luxes ensemble ! On causa bruyamment et l’on rit aux éclats. Les deux pigeons voyageurs racontaient leurs aventures, leur ascension du Righi, et Claire disait que, sans Ferdinand, elle n’aurait pu parvenir au sommet, car il l’avait soutenue, portée même une ou deux fois, tant et si bien qu’on aurait pu croire, si la chose n’eût pas été impossible, qu’il avait gravi le Rhigi tout entier sous le cher fardeau.

Et combien, sur le bord des précipices, elle aurait eu peur sans lui ! Toutes les difficultés, mais des difficultés vraiment graves, il les avait surmontées ; les embarras, il s’en était joué ; il avait triomphé de tout ; il s’était montré partout supérieur. C’était Ferdinand partout et toujours ; et, si l’on eût voulu de toutes les paroles qu’elle disait extraire un mot qui en fût l’essence, on n’eût trouvé que ce nom-là.

Ferdinand accusait un peu plus les ombres du tableau ; il se plaignait des hôtels, chers et mal tenus, des vins frelatés, des guides imbéciles. Il y avait moins de soleil dans son paysage ; il avait eu le temps de faire des observations agricoles et industrielles, et il n’évitait pas même des détails dont Claire rougissait.

Les deux jeunes époux restèrent seuls enfin, et Claire recommença d’examiner les merveilles de sa jolie chambre. Oh ! comme elle l’aimait ! Elle la regardait en se disant : C’est là que notre vie la plus intime s’écoulera.

Elle-même avait choisi la perse de laine des chaises et des rideaux, la table, la toilette, la commode, le beau lit en acajou ; mais c’était lui qui, de son propre mouvement, avait ajouté à l’ensemble une foule de gracieux détails, une boîte à gants, une coupe d’agate, une corbeille, un coffret. Aussi regardait-elle son Ferdinand avec une admiration profonde.

— Un autre que toi n’aurait jamais pensé à cela. Tu as donc deviné ce qui peut enchanter une femme ? Qui t’a appris cela, voyons ?

Et, le cou tendu, l’œil caressant, elle attendait un baiser avec cette réponse, que dans sa ruse naïve elle croyait provoquer : l’amour ! mais il se contenta de sourire.

La maison qu’ils habitaient, et qui appartenait à M. Desfayes était située dans un des plus beaux quartiers de la ville, près de la promenade Montbenon, sorte d’isthme qui relie deux collines et que de chaque côté bordent des pentes abruptes.

Leur appartement, au premier, élégant et commode, donnant d’un côté sur la rue du Chêne et de l’autre dominant d’admirables perspectives du côté du lac, se composait, outre la chambre à coucher, d’un grand salon dont l’ameublement avait été à Beausite l’objet des discussions les plus importantes, de la salle à manger et de la cuisine. C’était tout ; mais que leur fallait-il davantage ?

Madame Grandvaux et la tante Charlet, en femmes prévoyantes, avaient regretté qu’il n’y eût pas une ou deux chambres de plus pour les enfants quand ils seraient grands ; mais Claire, n’allant pas si loin, songeait seulement qu’un berceau tout blanc ferait à merveille dans la chambre rose. Quant aux bureaux de M. Desfayes, ils étaient en ville, chez son associé.

Dès le lendemain de leur installation à Lausanne, Claire vit bien que ces beaux premiers jours pendant lesquels ils avaient été entièrement l’un à l’autre étaient passés. Il fallait que Ferdinand se donnât à ses affaires, et que, suivant l’expression de son associé Dubreuil, il rattrapât le temps perdu.

Claire se trouva donc seule pendant de longues heures, ce qui lui fut aussi nouveau, après ces quinze jours d’enthousiasme amoureux, que si elle n’eût jamais connu la solitude. Mais Ferdinand maugréait tant lui-même contre ses absences forcées, il revenait si vite, dès qu’il le pouvait, qu’elle accepta cet état de choses, avec ennui sans doute, mais sans protestation. Le goût du ménage lui vint en aide, et tout le temps que Ferdinand passait dehors, elle l’employait à ranger toutes choses autour d’elle.

Elle reconstruisit trois fois son armoire au linge sur de nouveaux plans, et à chaque fois, quand elle avait achevé, un peu haletante et rouge de s’être tant de fois baissée et relevée tour à tour, elle se reculait jusqu’au fond de la chambre pour contempler son œuvre, d’un regard tantôt sévère, tantôt complaisant.

Malgré cela, aucun autre ennui ni aucun autre plaisir que l’absence ou la présence de Ferdinand ne pouvaient occuper Claire d’une manière sérieuse. Elle recevait ses amies volontiers ; mais elle n’allait point les voir. Elle ne sortait qu’avec son mari ; quand il n’était pas là, elle l’attendait, et sa vie à elle-même en était comme suspendue. Les plans même qu’elle faisait pour le bien-être et l’économie de son ménage, elle avait besoin d’en parler à Ferdinand, et les lui communiquait avec orgueil dès qu’il était de retour.

Il l’écoutait en souriant, avec la complaisance qu’on accorde aux récits d’un petit enfant ; puis, à son tour, il se mettait à parler du cours de l’argent, de la marche des affaires, des embarras que donnaient les clients, de projets financiers, de perspectives commerciales. Claire essaya d’abord de s’intéresser un peu à ces choses, mais la patience lui manqua bientôt, et, pour combattre les bâillements nerveux que ce sujet d’entretien lui causait, elle tourna la chose en plaisanterie.

D’abord elle écoutait d’un air plaisant et mutin ; puis elle interrompait par une saillie, ou, contrefaisant son mari, elle répétait les termes dont il se servait, en les appliquant d’une manière comique à d’autres sujets. Cela les fit beaucoup rire la première fois, et Ferdinand trouva que sa petite femme était charmante. Mais la plaisanterie perdit de son charme en se répétant, au point qu’une fois, tout à coup, prenant de l’humeur, il reprocha à Claire de n’être qu’une enfant, avec laquelle on ne pouvait causer de choses sérieuses.

Claire baissa les yeux sur son ouvrage et ne dit plus rien ; mais lui tout aussitôt la prit dans ses bras en riant, et sécha par cent baisers l’humidité de ses beaux yeux. Après cela, ils ne trouvèrent plus rien à se dire, et, comme on ne peut s’embrasser toujours, ils achevèrent à la promenade le reste de la soirée.

Lausanne est assise au penchant d’une colline, à une demi-lieue au-dessus du lac, et tout l’espace compris entre la ville et la rive est rempli de maisons de campagne et coupé de chemins, qui serpentent au milieu des vignes ou des prés. Claire et Ferdinand, presque tous les soirs, descendaient la colline et suivaient quelque temps le bord de cette étendue limpide, d’une si admirable pureté, où se réfléchissent tour à tour, avec les images des montagnes, tous les feux et toutes les couleurs du ciel. Elle aimait à sentir rouler sous ses pieds les galets fins et polis, tandis que, les yeux attachés sur les cimes alpestres, ils se retraçaient encore les incidents de leur voyage dans l’Oberland.

De quoi causaient-ils d’ailleurs ? De peu de chose : de petites préoccupations d’intérieur, quelquefois de certaines aventures d’enfance ou de jeunesse. Il leur était arrivé de partir en riant, sans savoir pourquoi, et de trouver dans tout ce qui s’offrait à leurs yeux, dans la physionomie des passants, même dans celle des pierres du chemin, les motifs d’une gaieté désopilante.

Un mois tout entier s’écoula ainsi, et l’on commençait dans leur entourage à s’émerveiller de l’assiduité de M. Desfayes auprès de sa femme. On ne le voyait plus au café ; ses amis en plaisantaient.

— Ferdinand est un excellent garçon ; mais faible vis-à-vis des femmes, observait M. Renaud, le journaliste.

— On ne peut lui faire un crime, s’écria le digne M. Pascoud, qui depuis près de cinquante ans avait consacré sa muse légère au service de la faiblesse et de la beauté, on ne peut lui faire un crime de céder aux feux de l’amour conjugal et d’oublier dans les bras d’une chaste épouse…

— Bah ! laissez-le donc, interrompit un honnête père de famille ; il nous reviendra assez. L’amour conjugal, ça n’est jamais dangereux.

Il rit après avoir dit cela, et tout le monde avec lui.

— Oui, Ferdinand a le faible de la femme, dit un jeune ministre, le fiancé de Louise Pascoud ; je l’ai vu une fois sur le point d’épouser une petite ouvrière qui lui résistait. Je lui représentai vivement alors quelle folie ce serait à lui, et il en convint, heureusement.

— Ah ! laquelle était-ce donc ?

— Oh ! elle est mariée maintenant ; c’est madame Fonjallaz, la maîtresse du café de la place Saint-Laurent.

— Une jolie femme, en effet !

— Oui, ma foi ! et fort avenante. Ils donnent même de bon vin et pas cher ; ils ont du monde.

Les prévisions vulgaires ne sont qu’expérience ; mais à cause de cela précisément elles se vérifient le plus souvent. Le second mois, Claire sentit vaguement que leurs promenades et leurs tête-à-tête avaient moins de charme pour Ferdinand. C’était un air distrait qu’il n’avait pas autrefois ; quelque chose d’atténué, d’indifférent. Elle, ramenait sans cesse le ton des premiers jours, mais se trouvait mal secondée.

Toutefois elle ne s’en inquiéta pas encore ; ce ne fut qu’un malaise vague, instinctif, non avoué. Mais il arriva qu’ils furent obligés de renvoyer leur domestique, fille fort entendue, mais infidèle, et Claire se décida, sur les conseils de sa mère, à prendre une jeune fille qui n’avait pas fait d’autre service, et qu’elle formerait à son goût.

Ce fut donc toute une éducation à faire, et Claire, dès le premier jour, dut renoncer à accompagner son mari à la promenade.

Elle s’attendait à voir Ferdinand protester contre cette nécessité ; mais il l’accepta si philosophiquement qu’elle en fut toute déconcertée. Il prit son chapeau.

— Quoi ! tu veux sortir ! s’écria-t-elle.

— Et que veux-tu que je fasse ?

— Mais me voici avec toi, pour quelques moments. Écoute, mon chéri, je vais aller et venir comme cela sans cesse. Je resterai auprès de toi le plus possible, va ! il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus. Méchant ! est-ce qu’on n’a rien à me dire ?

— Toujours la même chose, dit-il en souriant et en confirmant ces paroles d’un baiser.

— Eh bien ! est-ce que cela t’ennuie de rabâcher une si douce parole : Je t’aime !

— Non, certainement, répondit-il en baillant un peu.

Elle se mit à parler de Louise, la nouvelle servante, de sa bonne volonté, de sa maladresse, des préparations culinaires auxquelles elle se livrait en ce moment même. Il écoutait avec distraction, en suivant du doigt sur le front de la jeune femme les contours de ses cheveux ondés.

— Oh ! mais, dit-elle en se levant tout à coup, il est bien temps déjà que je retourne auprès d’elle : la pauvre enfant me ferait quelque sottise. Prends un livre, mon chéri ! je vais revenir.

Il suivit ce conseil d’un air ennuyé ; mais, pendant une station un peu longue qu’elle dût faire auprès du pudding, elle entendit les pas de Ferdinand dans le corridor : il sortait.

Claire eut envie de pleurer, mais elle n’osa pas. Un peu de patience, se dit-elle, et nous reprendrons bientôt nos chères habitudes. Car elle se promettait de mettre en peu de temps Louise en état de faire toute seule au moins le souper. Par malheur, Louise était d’une maladresse extraordinaire. Elle était fort docile, il est vrai, et répondait toujours : Oui, madame ; mais il se trouvait après qu’elle n’avait pas du tout compris, et son service n’était qu’une suite d’étourdissants quiproquo.

La pauvre Claire en pleurait parfois de chagrin et d’impatience, car les jours se passaient, et Ferdinand avait pris l’habitude de ne rentrer qu’à l’heure du souper. Même, il se faisait quelquefois attendre.

Le huitième jour enfin, la jeune femme crut pouvoir confier Louise à ses propres forces, et, au dîner, qui dans la Suisse se fait généralement à midi, toute rayonnante, elle annonça à Ferdinand qu’elle pourrait sortir le soir avec lui. Mais à quoi pensait-il ? car ce fut froidement qu’il en reçut la nouvelle. Prête avant l’heure, le soir, Claire attendait impatiemment son mari ; il ne revint que très-tard, et il avait l’air préoccupé. La promenade fut languissante. Claire se sentait le cœur gros ; ils ne trouvaient rien à se dire ; M. Desfayes regarda plusieurs fois à sa montre, et ils rentrèrent à l’heure juste. Une forte odeur de brûlé qui se fit sentir dès l’escalier conduisit Claire à sa cuisine, où les prévisions les plus fâcheuses ne furent que trop justifiées. La malheureuse Louise avait entassé bévues sur malheurs, et en dépit des efforts de Claire le souper fut détestable. Elle essaya bien d’en rire un peu, quoiqu’elle n’en eût guère envie ; mais Ferdinand maintint contre ses timides plaisanteries un sérieux mortel, et ne se mit point en peine de cacher sa mauvaise humeur.

— Il faut tout simplement renoncer à ces promenades, conclut-il enfin.

— Oui, tout simplement, répéta Claire, qui en même temps fondit en larmes.

Ferdinand haussa les épaules.

— Tu es réellement trop enfant, s’écria-t-il.

Cependant il se leva pour l’embrasser. Mais ils demeurèrent tristes et sans expansion le reste de la soirée.