Un divorce (André Léo)/Chapitre 02

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 26-54).

CHAPITRE II


Derrière la maison de Beausite, à l’entrée du bois de hêtres et de sapins qui garnit l’escarpement du coteau, et parmi lequel des sentiers en lacet descendent jusqu’au bord du Flon, se trouve, parallèle à la maison, une belle allée de grands hêtres, garnie de distance en distance de bancs rustiques. Une après-midi de juin, trois jeunes filles étaient assises sur un de ces bancs. C’étaient mesdemoiselles Grandvaux et leur cousine Mathilde Sargeaz.

Celle-ci, que nous n’avons pas bien vue l’autre jour, car auprès de sa cousine Claire on ne la remarque guère, n’est pas indigne d’attention. Il y a quelque chose d’étrange dans son large front blanc sous lequel éclatent des yeux noirs perçants et vifs, et dans sa bouche aux lignes fermes et un peu sèches. La transparence de son teint la ferait prendre pour une Anglaise ; mais sa figure au menton carré offre un type plus robuste et tout différent. Ses cheveux blonds sont relevés en bandeaux, et elle est vêtue très-simplement d’une robe de laine noire, avec un petit col montant.

En ce moment, elle parlait d’un accent incisif et avec des gestes animés à Claire, qui l’écoutait la tête penchée, un peu boudeuse, en roulant sous son pied de vieilles gousses craquantes de hêtre.

— Non, je ne comprendrai jamais cela, se marier avec un homme qu’on ne connaît pas !

— Ce n’est pourtant pas un étranger, dit Claire d’un petit ton mécontent ; il est du pays, tout le monde le connaît, et ton frère est son camarade.

— En sorte que tu pourrais épouser n’importe quel homme du pays, n’importe quel camarade d’Étienne ? Je ne me serais jamais imaginé que le choix d’un mari fût chose si facile.

La belle fille, un peu étourdie par cette attaque, voulut riposter en attaquant à son tour.

— Mais, ma chère, tu sais bien que je ne suis pas aussi sublime que toi. Je ne me suis jamais piquée, moi, de faire autrement que tout le monde. J’ai confiance en mes parents, et je fais tout bêtement ce qu’ils m’ordonnent.

— Je ne me pique pas de sublimité, mais seulement de respect pour moi-même et de raison. Tu crois donc n’avoir rien à faire de la tienne ?

— Pardon, je dois m’en servir pour la soumettre à l’obéissance.

— Oh ! ma chère enfant, n’évoque pas ainsi ton catéchisme ! à moins que tu ne veuilles me mettre en fuite, sachant combien je hais les non-sens et les absurdités. Tu me fais de la peine, absolument comme si je te voyais dans un passage dangereux de nos montagnes fermer volontairement les yeux. Je ne te presse pas absolument de désobéir à ton père, si tu tiens à ne pas le faire, mais tu pourrais demander le temps de connaître ce prétendu. Quoiqu’il n’y ait pas dans notre pays plus de bon sens qu’ailleurs, il y a cependant une belle coutume que tu devrais suivre, celle des fiançailles ; car si ce n’étaient les fausses idées qui gâtent tout, moi j’admirerais beaucoup ces mariages qui se font entre fiancés, après une intimité de deux ou trois ans.

— Sans doute, et je le voudrais aussi, repartit Claire, mais mon père dit que c’est impossible. M. Desfayes, à présent qu’il est banquier, a besoin de se marier, de tenir maison, afin d’être plus considéré par ses clients.

— Ma chère, s’il n’a pas le temps d’attendre, il faut le laisser aller.

— Que veux-tu ? dit la belle Claire avec un soupir, mon père tient beaucoup à ce mariage ; il dit que je ne trouverai jamais un meilleur parti. On aura beau te parler d’un parti, ma chère, c’est en définitive un homme que tu épouseras, un homme que tu ne connais pas, et dont tu te trouveras cependant un de ces matins la compagne de jour et de nuit pour toute ta vie. Quoi ! cette idée ne te révolte pas, Claire ?

Une vive rougeur s’était répandue sur le visage de la jeune fille ; elle détourna la tête et ne répondit pas, tandis qu’Anna, assise à leurs pieds sur l’herbe, et qui sans mot dire les écoutait, pencha son visage sur sa main.

— C’est vraiment une chose admirable, poursuivit mademoiselle Sargeaz, avec un petit ricanement de colère et de mépris, de voir avec quelle facilité l’éducation et les usages nous dépouillent de tout sens moral, au nom de l’ordre et de l’obéissance, autrement dit un mensonge et une immoralité.

Ces dernières paroles parurent choquer l’auditoire de Mathilde, au lieu de le convaincre, et Claire reprit :

— Toi, tu ne penses en rien comme les autres. Je ne crois pourtant pas que cela te rende plus heureuse.

— Oh ! dit Mathilde avec dédain, ceci n’est pas la question, et je ne m’en occupe pas à ce point de vue. Ce que je puis t’assurer, à toi, ma pauvre cousine, c’est que faire comme les autres ne te rendra pas heureuse non plus.

— Et pourquoi donc ? demanda Claire avec une sorte d’effroi.

— Je n’en sais rien ; mais ce serait un miracle. Tu ne connais pas ton prétendu, tu ne l’aimes pas. Il y a des gens qui se connaissent, qui s’aiment, et qui, par l’effet de caractères opposés, cependant, se rendent malheureux. Tu as toutes les chances contre toi.

M. Desfayes passe pour un excellent garçon.

— Ma chère, le monde est plein de personnes excellentes. Il n’y a pas de créature assez malheureuse pour qu’une voix amie n’en dise « C’est un bon homme, » ou : « C’est une bonne femme. » Et cependant la vie est une mêlée de gens qui ne peuvent s’entendre, qui se rendent l’existence insupportable et s’accusent mutuellement des plus vilaines actions.

— Comment faire alors pour s’y reconnaître ?

— C’est difficile ; raison de plus pour y réfléchir longtemps.

— Eh ! je ne demanderais pas mieux que d’attendre et de réfléchir, murmura la belle Claire avec une irritation contenue en déchiquetant une pauvre pousse de rosier qu’elle venait d’arracher à sa tige. Est-ce ma faute ? J’ai plus d’ennui, plus d’inquiétude, plus de chagrin qu’on ne croit. Seulement, pourquoi ferais-je différemment des autres ? Je n’en sais rien, moi.

— Oui, c’est bien cela, tu n’en sais rien, et c’est pourquoi toute force te manque. Moi, je saurais, et nulle force humaine ne me ferait épouser un homme que je n’aimerais pas, qui ne serait pas bon, honnête et digne de moi.

— On ne peut pas dire que M. Desfayes ne soit pas un honnête homme.

— Qu’en sais-tu, ma pauvre enfant ? Un honnête homme, sais-tu seulement ce que c’est ! Eh bien ! je te dis, moi, qu’il ne l’est pas.

— Mathilde !

— Attends. C’est un honnête homme selon le monde, c’est-à-dire que, outre le tort qu’il pourra faire légalement au prochain, il peut très-bien, en ce qui te regarde, te priver de toute liberté, te contrarier sur tous les points, avoir des maîtresses, élever ses enfants dans l’honneur du vice, et tout cela sans perdre cette qualité d’honnête homme, si précieuse, si peu rare, si facile à obtenir. Moi, Claire, ce que j’appellerais un honnête homme, c’est celui qui ne viendrait point à moi sali d’autres amours, et qui respecterait en toutes choses ma dignité et mon indépendance.

— Et tu attends cette merveille ? demanda Claire avec ironie. En ce cas, ma cousine, tu mourras vieille fille. C’est d’ailleurs ce que j’avais toujours pensé.

— Ma conviction, répliqua Mathilde piquée, est aussi que je ne me marierai point. Mais du moins je n’aurai pas fait de lâcheté en me mariant sans amour et sans confiance. Vous autres, soit pour être femmes, soit pour être mères, vous consentez à courber la tête et à passer sous le joug, et, si vous êtes malheureuses, vous l’avez bien mérité. Mais ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’en abdiquant votre personnalité il vous a fallu mettre de côté, en même temps, toute dignité, toute pudeur, toute vertu, toute force, et que, en acceptant les vices de vos maîtres, vous avez contracté de plus ceux de l’esclave. La moitié de votre âme s’est éteinte ; vous consentez, à la suite de l’homme, à renier l’humanité ; vous que des flatteurs représentent comme le type du sentiment, comme l’être maternel par excellence, vous êtes devenues sourdes aux cris de l’enfant abandonné aussi bien qu’aux larmes de la femme trompée, et la maternité, cette institution divine, n’a d’autre valeur à vos yeux que celle d’un décret du Code civil. Bientôt l’espèce tout entière se réduit pour vous à votre famille ; vous ne voyez et vous ne sentez plus que les vôtres dans le monde entier ; le reste de l’humanité n’est plus que le champ où vous pouvez semer et faire croître pour eux quelque moisson grasse, colombes à la maison, crécerelles au dehors. Cependant vous n’avez fait tout cela, pauvres courtisanes, vous ne vous êtes ainsi transformées que pour plaire à vos seigneurs, et vous n’y parvenez pas même. On vous trahit, on vous humilie. Mais vous tenez en vos mains votre vengeance, une vengeance forte et complète, car si quelque jour le génie de l’homme vient à s’éveiller en lui et qu’il veuille s’élancer vers des horizons nouveaux, collées à ses flancs, l’enlaçant par cent liens que tout son orgueil ne peut rompre, vous le retenez à terre, et, sous la boue des insinuations égoïstes et des jouissances matérielles, vous étouffez le feu sacré. On connaît bien ce fait, mais sans en comprendre la cause : les poëtes ont peint Armide et Circé ; je voudrais être poëte, moi aussi, afin de peindre sous ses véritables traits la mère de famille, l’épouse légitime, moins voluptueuse, mais tout aussi dépravée ; moins séduisante et moins adorée, mais encore plus puissante, parce que tous les intérêts aboutissent à elle en même temps que les affections ; moitié avilie et tronquée des forces humaines, représentant avoué des petits intérêts, des petites vanités, des petits plaisirs ; agent des basses œuvres sociales !

Pendant toute cette philippique, Claire eût bien pu servir de modèle pour une statue de l’ébahissement, si une expression de moquerie qui allait presque jusqu’au rire ne se fût de plus en plus étendue sur ses traits.

— Chère cousine, dit-elle en reprenant un visage sérieux, ne va pas dire de pareilles choses à quelqu’un autre que nous. Vrai, je t’assure, cela te ferait beaucoup de tort, ajouta-t-elle d’un ton d’admonestation maternelle, en posant sa main sur celle de Mathilde.

Mais celle-ci, sous l’influence de son exaltation, ne répondit pas, et, se laissant aller au dossier du banc sur lequel elle était assise, elle resta frémissante, les yeux encore attachés sur sa pensée. Anna regardait aussi sa cousine avec un étonnement profond, mais sérieux.

— Toi, petite, qu’en penses-tu ? demanda brusquement Mathilde.

La jeune fille cacha son visage dans ses mains et secoua la tête sans vouloir parler.

— Enfin, voyons : le mariage de Claire, tu as bien à cet égard quelque idée ?

— Je crains que ma sœur n’aime pas son mari.

— Elle a raison ! dit Mathilde triomphante ; non, tu ne peux pas l’aimer, Claire, puisque tu le connais à peine. Ainsi donc tu renonces à l’amour, à vingt ans !

Autant les observations précédentes de Mathilde avaient laissé Claire insensible, autant cette apostrophe la toucha, et son trouble fut si vif que des larmes lui en vinrent aux yeux. Anna, toujours assise à terre, se redressa doucement, fit un pas sur ses genoux, et, se laissant retomber près de sa sœur, dont elle prit la main :

— Je crois que tu aimerais plutôt M. Camille, dit-elle d’un ton de voix triste et doux.

Claire tressaillit et rougit plus encore ; mais l’émotion de Mathilde ne fut pas moins vive ; car à ces mots d’Anna elle devint aussi très-rouge, sa petite main se crispa, et elle détourna la tête en silence.

— Tu es folle, ma pauvre petite ; tu es folle vraiment, disait Claire à sa sœur.

Elle ne pouvait toutefois se remettre de sa confusion.

Mais Mathilde reprit bientôt son sang-froid, et, regardant Claire, elle dit de son ton incisif :

— En vérité, je crois qu’Anna a deviné juste… M. Camille partage-t-il ?…

— Non ! non ! s’écria la pauvre Claire avec force ; non, ce n’est pas vrai. M. Camille est aimable… et bon… je le crois, mais je n’ai jamais pensé… Ne savais-je pas que mon père ne l’eût pas voulu ? Enfin j’ai donné ma parole à M. Desfayes, vous le savez bien ; tout cela est inutile, et je ne sais pas ce que vous avez toutes deux à me tourmenter ainsi.

À ce moment, un bruit de pas sur le sol craquant de l’allée attira l’attention des jeunes filles, et elles virent M. Ferdinand Desfayes qui s’avançait.

Il était souriant, bien mis, vraiment beau à voir, avec sa haute taille et sa prestance, comme il s’avançait ainsi sous cette voûte de feuillage. Son regard s’empara de Claire aussitôt, et il salua les autres avec distraction ; sur son visage peu expressif se peignaient cependant les plus agréables et les plus doux sentiments qui puissent animer le cœur d’un homme.

Mathilde répondit froidement au salut de M. Desfayes, et, se levant aussitôt, elle tira un livre de sa poche et s’éloigna en lisant.

Alors une scène muette eut lieu entre les deux sœurs. D’un regard suppliant, Claire essayait de retenir Anna, qui, souriante et en rougissant un peu, témoignait, par sa contenance, le désir de s’en aller. Ferdinand partageait cet avis sans doute, car il lui dit :

— Votre cousin Étienne vous demandait tout à l’heure, mademoiselle.

— Ah ! vraiment, répondit la fillette avec un petit ton d’insouciance.

Et comme décidée à rester alors, elle marcha près d’eux jusqu’au bout de l’allée, mais sans rien dire, tandis que Ferdinand et Claire causaient, je crois, de la poussière et du soleil.

— Ah ! mes pigeons ? s’écria tout à coup Anna, je n’y pensais plus.

— Il n’est pas tard, dit Claire, tu as le temps…

Mais la jeune fille bondissait déjà dans l’allée d’une course si rapide qu’elle eut bientôt disparu.

— J’espère que vous n’allez pas vous enfuir aussi, dit Ferdinand en prenant la main de sa fiancée, qu’il fit asseoir sur un banc, auprès de lui.

— Oh !… non, dit-elle en rougissant.

— On dirait que ces demoiselles ont peur de moi, reprit-il ; mais vous, j’espère que vous n’en avez pas peur ?

Ce fut en tremblant un peu qu’elle répondit :

— Non certainement, monsieur.

— Vous auriez bien tort, s’écria-t-il avec rondeur et franchise, car si vous saviez comme j’ai le désir de vous être agréable et de vous rendre heureuse !… Il y a bien longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi joyeux que depuis que vous avez consenti… Non, sur ma parole ! vous n’avez pas eu tort de vous fier à moi, mademoiselle Claire. Vous verrez.

Elle se taisait, le front baissé, émue par la sincérité de sa parole.

— Mais peut-être est-ce la volonté de votre père seulement qui vous a décidée ? reprit-il avec un peu d’inquiétude.

— Oh ! naturellement… balbutia-t-elle.

— C’est vrai ; vous ne me connaissez pas beaucoup. Cependant, ce n’est pas une raison… Moi, au premier moment que je vous ai vue, je vous ai aimée tout de suite. Au moins vous n’avez pas de peine, j’espère, à devenir ma femme ?

— Oh !… non, répondit-elle lentement ; je vous suis très-reconnaissante, monsieur, de m’aimer et d’avoir confiance en moi, et j’ai la volonté de remplir mes devoirs envers vous du mieux qu’il me sera possible.

— Eh bien ! c’est cela ; vous êtes bonne, charmante tout à fait, s’écria-t-il attendri. Je vois bien que vous n’avez pas beaucoup d’amour pour moi, mais cela même m’assure de votre sagesse et de votre raison. Je suis bien aise de ne pas vous voir facile à captiver, comme tant d’autres. Oh ! non ; vous êtes si douce, si franche, si réservée ! ajouta-t-il en la contemplant avec admiration. Vrai ! je ne puis pas vous dire combien je suis heureux !

— Vous me croyez meilleure que je ne suis, reprit-elle, les yeux toujours baissés ; aussi je crains… cela m’effraye…

— Cela vous effraye ! reprit-il en imitant un peu le doux son de voix de la jeune fille ; mais moi, je ne veux pas que vous soyez effrayée ; je ne veux pas que vous ayez la moindre peur de moi. Voyons, voulez-vous commencer à m’obéir tout de suite, le voulez-vous ?

Le ton dont il disait ces paroles était très-tendre, presque soumis, et la jeune fille sourit en répondant :

— J’attendrai que ce soit mon devoir.

— Je ne vous ordonnerai qu’une seule chose, reprit le jeune homme enivré de ce sourire…

Et il se taisait en la regardant.

— Quoi donc, monsieur ?

— Ce sera de m’aimer beaucoup.

Elle rougit.

— Le ferez-vous ? ajouta-t-il d’une voix plus émue.

— Je l’espère… je le crois.

Transporté de joie, il l’attira vers lui d’un mouvement passionné, et déposa un ardent baiser sur sa joue pure.

Elle se leva confuse ; il la suivit, lui offrit le bras, et ils firent quelques pas sans se parler.

— J’espère que vous avez confiance en moi, reprit-il encore. Oui, je ne sais comment vous exprimer ce que j’éprouve, mais je suis si heureux que je me sens un extrême besoin de vous rendre heureuse aussi. Tenez, jusqu’à présent je n’ai été qu’un égoïste ; je vivais bêtement, et je ne valais pas la moitié de ce que je vaux aujourd’hui.

— Vous êtes bon, répondit Claire, je vous remercie, je vous crois, et moi aussi je veux être une bonne épouse ; et puis enfin pourquoi ne se rendrait-on pas heureux ?

— C’est cela ! Pourquoi ? je vous le demande ! s’écria Ferdinand en pressant tendrement la main de sa fiancée.

Ils échangèrent un regard plein d’une confiance mutuelle, et continuèrent de marcher côte à côte, le cœur tout gonflé de beaux et bons sentiments. Et bientôt ils se mirent à parler de leurs arrangements futurs, de l’appartement, du voyage de noces, du mobilier, de la couleur dont serait l’ameublement du salon… Claire donnait son avis avec assez de vivacité.

Ferdinand attachait sur sa fiancée des yeux ravis. Elle, de temps en temps, lui jetait des regards timides. Tout en parlant de ces choses, frivoles en apparence, leurs voix étaient émues comme s’ils eussent échangé des serments d’amour, et c’en était au fond tous ces détails de la vie qu’ils allaient mener ensemble. Il n’y avait là rien de futile, car tout cela rayonnait du charme de leurs espérances. Construire un nid, quelle occupation plus grave et plus chère pour la plus sérieuse des femmes, aussi bien que pour la plus gaie des fauvettes ?

— Oui, décidément, l’ameublement sera rouge grenat et noir, en damas de soie, n’est-ce pas ? Tenez, précisément la muance de mon bracelet.

Et lui, sous prétexte de bien voir cette nuance, il entoura de sa main et contempla longtemps le joli bras qu’elle tendait vers lui. Comme il était amoureux ! Elle ne pouvait s’empêcher de voir cela, quelque naïve qu’elle fût. Aussi, tout en se colorant de rougeur, son front s’éclairait-il d’une douce confiance. Être aimée, être heureuse !… deux phrases identiques pour les femmes, pour les jeunes filles surtout, que l’énigme d’amour préoccupe toujours plus que le sphinx qui la propose. En face de ce fiancé plein d’ivresse, Claire se mit à croire au bonheur. Ils s’oublièrent longtemps sous l’ombre charmante des hêtres toute parsemée de losanges de lumière qui tremblaient à leurs pieds et jouaient sur leurs fronts.

— On m’a chargé de vous rappeler l’heure du souper, leur vint crier un grand garçon à figure ouverte et insouciante, qui fit irruption dans l’allée. J’ai eu beau leur dire que c’était stupide de vouloir vous occuper de semblables choses, et qu’il fallait vous laisser livrés à l’amour… de la nature, ces malheureux n’ont pas pu comprendre que vous n’eussiez aucun besoin de manger. Ferdinand, je vous félicite ; je vous connaissais jusqu’ici pour un joyeux convive que l’heure du repas trouvait toujours à son poste au café Jorand ; mais je vois que la douce odeur des bois a maintenant pour vous plus de charme que le fumet des viandes, et…

— Ma tante est arrivée ? et l’on va déjà se mettre à table ? demanda Claire avec un peu de confusion.

— La tante Charlet est arrivée depuis une heure, ma cousine, et depuis une heure, assise à la fenêtre de la salle à manger, tout en causant de cet amoureux, tu sais, envers lequel elle a été si cruelle autrefois, elle lance de ce côté des regards qui certainement ont dû pratiquer des percées à travers le feuillage. Je vous promets que votre entrée va faire sensation. Voyons, Claire, es-tu sûre de ne pas t’évanouir ?

— Étienne, dit Ferdinand, vous êtes insupportable. Prenez donc un autre sujet pour faire de l’esprit, ou plutôt donnez le bras à votre cousine, et, si vous n’êtes pas pour elle un bouclier des plus efficaces, je raconterai ce soir à souper votre pari avec Renaud.

— Ferdinand, ce serait une trahison.

— Quel pari ? demanda Claire.

— Il a parié qu’il écrirait et signerait dans le journal de Renaud une pétition au conseil d’État, demandant qu’on accorde aux employés des bureaux six cents francs de plus et six heures de travail de moins. S’il fait cette mauvaise plaisanterie, vous comprenez, il perd sa place.

— Tu ne feras pas cela, Étienne ?

— Mais que veux-tu ? j’ai perdu, et si Renaud l’exige… Après tout, je n’y tiens pas tant à ma place, dit le jeune Sargeaz : mille francs d’appointements pour huit heures par jour d’odieuses paperasses !

— Tu es fou, mon cousin ; et que ferais-tu après ?

— Ce que je ferais ? j’irais à Naples pour y être lazzarone ; c’est un état auquel j’ai toujours pensé.

Au seuil de la maison, ils trouvèrent Anna, qui attendait sa sœur pour entrer avec elle et lui sauver un peu d’embarras. Mais le père Grandvaux n’épargna point les quolibets ; le plaisir de marier sa fille éclatait sur sa face épanouie. La tante Charlet, vieille fille au regard faux et au maintien composé, chuchotait à l’oreille de sa sœur, madame Grandvaux, en regardant d’un air d’intérêt les deux fiancés, tandis que Mathilde considérait dédaigneusement M. Desfayes.

S’il y a peu de choses moins réfléchies que le mariage au sein des familles, il n’y en a guère de plus discutées aux entours.

Étienne continuait à prendre la situation pour sujet de ses plaisanteries.

— Tais-toi, méchant, lui dit Anna, qui était assise à table à côté de lui.

— Et qu’est-ce que cela te fait, petite fille ? Est-ce que tu y comprends quelque chose ?

— Je comprends que l’esprit qui s’exerce aux dépens des autres n’est pas un bon esprit.

— Tu t’imagines que ça les ennuie ? pas du tout. C’est très-agréable de se marier ; ne le crois-tu pas ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle.

— Si, puisque tu rougis. Ah ! c’est indigne ! Déjà ? Ma petite cousine, quel âge as-tu ?

Anna détourna son visage en répondant :

— Tu ne le sais pas ? d’un ton de reproche, et, se baissant, elle se mit à jouer du doigt contre la patte d’un chat accroupi à ses pieds.

— Anna ? mais elle a seize ans, dit la tante Charlet qui était en face.

— Seize ans ! répéta Étienne, je ne l’aurais jamais deviné. Mais il n’y a donc plus de petites filles ? Je croyais que tu ne te serais jamais permis de grandir ainsi, toi, dit-il avec une sorte de mauvaise humeur en se tournant du côté d’Anna. Ah çà ! mais je vais vieillir.

— Oh ! rassure-toi, mon cousin, dit la petite, qui avait repris son calme habituel ; on ne croirait jamais que tu as vingt ans.

— Anna ! Anna ! s’écria le jeune Sargeaz, toi qui m’excusais toujours autrefois, à présent, pour faire la demoiselle raisonnable, vas-tu m’accabler comme les autres ? Tiens, c’est à dégoûter de la vie. Quoi ! vraiment, tu as seize ans ? poursuivit-il en la regardant avec attention, et, au bout d’un instant, il ajoutait d’un ton sérieux : — C’est que, réellement, elle devient charmante !

Anna se leva de table brusquement.

— Je crois que vous n’avez plus de pain, ma tante, s’écria-t-elle en présentant la corbeille à la tante Charlet.

— Est-ce étourdi, les petites filles ! dit Étienne, piqué qu’on accordât si peu d’attention à son compliment.

— Il est étrange qu’on ose taxer d’étourderie les prévenances dues aux personnes âgées, répliqua la tante Charlet. Merci, ma chère Anna. Et, se penchant vers Mathilde, sa voisine : — Regarde donc comme Anna est jolie avec ce teint animé, ces joues éclatantes ! Je trouve que dans ce moment elle ressemble beaucoup à Claire.

— Oh ! pour cela, non, répondit Mathilde de son ton bref.

— J’aurais dû penser que tu ne pouvais pas être de mon avis, riposta aigrement la tante Charlet.

— C’est vrai que vous n’êtes jamais du même avis, s’écria M. Grandvaux, et du diable si je peux m’imaginer comment vous pouvez demeurer ensemble !

— Vous devez comprendre, mon beau-frère, que ce ne peut être qu’à force de dévouement, dit mademoiselle Charlet.

À quoi Mathilde répliqua aussitôt :

— Vous devez comprendre, mon oncle, que ce ne peut être qu’à force de patience.

— Allons ! allons ! ma nièce, un peu de respect. Tu ne peux pourtant pas demeurer toute seule, à ton âge, ni même avec ton frère, qui n’est pas, dans son genre, plus raisonnable que toi.

Étienne adresse à son oncle un salut moqueur.

— Est-ce que ton père, reprend M. Grandvaux, ne songe point à revenir ?

— Non, mon oncle, répond Mathilde.

— Et qu’est-ce qu’il disait donc dans sa dernière lettre ?

— Beaucoup de choses fort belles et fort sérieuses, mais qui ne sont nullement de nature à vous intéresser.

— Il y avait un volume, dit Étienne. Et dans tout cela, ma petite cousine, une seule ligne pour moi. Je suis non seulement un fils sans héritage, mais un fils déshérité.

— Je te plains, car c’est ta faute. Mathilde m’a dit que tu n’écrivais jamais à ton père.

— Mathilde fait toujours des reproches, c’est son état ; mais toi, ma petite cousine, toi aussi ! Tu vas me rendre triste pour tout de bon. J’aime beaucoup mon père, poursuivit-il avec émotion ; mais songe que je ne l’ai point vu depuis l’âge de dix ans.

Anna prit la main de son cousin et la serra très-fort dans les siennes.

— Votre père est-toujours en Russie, mademoiselle ? demanda M. Desfayes.

— Oui, monsieur.

— Dans quel gouvernement ?

— De Twer.

— Il doit avoir là une place lucrative ?

— Il aime beaucoup ses élèves, monsieur, répondit mademoiselle Sargeaz, de ce ton sec et incisif qui pour le sens vaut une bourrade.

— Il est chez un propriétaire de vingt mille paysans, dit M. Grandvaux.

— Ciel ! quelle horreur ! s’écria mademoiselle Charlet. Et ces gens-là se disent chrétiens !

— Le christianisme n’interdit l’esclavage nulle part, observa M. Grandvaux. Il n’empêche pas les gens de penser à leur manière ; chaque pays a sa coutume. Là-bas, voyez-vous, ça paraît tout simple. Eh ! mon Père ! ça n’y va peut-être pas plus mal qu’ici, et les gens assurément s’y chamaillent beaucoup moins.

Sur cela, M. Grandvaux et M. Desfayes se mirent à parler des élections communales, puis de l’établissement des chemins de fer, qui mettait alors la Suisse en émoi. On soutenait généralement qu’ils étaient impraticables dans ce pays de montagnes ; mais on se disputait le tracé de canton à canton et de district à district, avec un acharnement qui faillit en venir aux coups.

Heureusement M. Grandvaux et ses hôtes se trouvaient être du même avis ; aussi le dîner ne fut-il troublé que par une nouvelle dispute de mademoiselle Charlet et de Mathilde. Pour y mettre fin, la bonne madame Grandvaux se hâta de quitter la table, et les dames passèrent au jardin.

Le soleil venait de disparaître ; mais de grands nuages d’un rouge ardent éclairaient encore l’horizon, et les fronts superbes des plus hautes montagnes resplendissaient. Une brise montant du lac rafraîchissait l’atmosphère, et cette grande chose invisible, mais pénétrante, se répandait, le beau calme des soirs, moins profond et plus doux que celui des nuits. Les voix montaient dans l’air, harmonieuses, et l’aigreur même qui accentuait celle de la tante Charlet se plaignant de sa nièce, semblait n’être qu’une note destinée à relever la douceur de l’intonation d’Anna excusant Mathilde. Celle-ci, reprenant la Critique de la raison pure, s’était éloignée en lisant. Anna, bientôt, s’esquiva pour aller donner les soins habituels à ses élèves de la ferme ; Claire, feignant d’écouter sa mère et sa tante, marchait près d’elles en songeant.

— Claire est toute rêveuse, observa mademoiselle Charlet ; elle a raison. Le mariage est une grande épreuve !

— C’est un état de dévouement du commencement à la fin, répondit madame Grandvaux, en contemplant sa fille avec une tendresse maternelle, empreinte d’une sorte de compassion douloureuse.

— C’est une loterie ! reprit la tante ; mais il ne paraît pas que Claire ait tiré un mauvais lot. Comment le trouves-tu ? lui demanda-t-elle.

— Il paraît très-bon, dit la jeune fille en rougissant.

— Oui, et puis un bel homme ! on ne peut pas dire le contraire. De la fortune, une famille honorable ; il faut bien espérer qu’avec la grâce du Seigneur, vous vous accorderez ensemble. D’ailleurs, le rôle d’une femme raisonnable est bien facile, c’est de toujours céder. Je ne dis pas que ce soit agréable ; le joug d’un mari est quelquefois dur, mais il faut bien porter la faute de notre mère Ève, et puis il n’y a pas d’autre moyen. Plus tu seras soumise en apparence, plus ton mari sera content, et mieux par conséquent il fera ce que tu voudras. Je connais une de mes amies, madame Vannerot, qui est une merveille pour cela. C’est une petite femme qui a l’air de ne toucher à rien, et son mari, au contraire, a la voix si forte qu’on dirait qu’il va dévorer tout le monde ; eh bien ! s’il lui arrive d’avoir quelque volonté qui ne plaise pas à sa femme, elle entre dans son idée de manière à l’en dégoûter, et bientôt après il lui commande de faire précisément ce qu’elle voulait.

— Mais ce n’est pas franc cela, dit Claire.

— On ne peut pourtant pas donner son corps et son âme tout entiers, sans en retenir le moindre morceau, répondit mademoiselle Charlet, d’un air qui témoignait combien une orthodoxie complète est difficile à obtenir, même des âmes les plus religieuses.

Après avoir vidé plusieurs bouteilles à la santé de la patrie, les hommes sortirent à leur tour, et, groupés tous les trois à quelque distance des femmes, ils continuèrent une conversation qui, sous l’influence combinée des vapeurs de la digestion et de celles du cigare, devint de plus en plus lourde et traînante.

Cependant le père Grandvaux, comme on le désignait familièrement dans le pays, au milieu des passe-temps les plus agréables, n’oubliait jamais les affaires. Donc, se rappelant qu’il avait un coup d’œil à donner à certain champ de la ferme, il engagea tout le monde à l’accompagner, et l’on se mit en marche comme auparavant, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. C’est ainsi qu’à la promenade, à l’église, partout, se marque la séparation profonde établie entre les sexes par les usages protestants.

Un mari donnera le bras à sa femme s’il est seul avec elle ; mais qu’un autre homme et une autre femme les accompagnent, le triage se fera instantanément. Il y avait cependant ce soir-là, dans la petite société de Beausite, un motif d’enfreindre cette coutume que ne négligea pas Ferdinand Desfayes ; et bientôt les deux fiancés, au bras l’un de l’autre, marchèrent à petits pas, derrière les promeneurs.

Ils étaient partis depuis environ une demi-heure, et tandis qu’un beau crépuscule régnait encore dans la campagne, l’ombre emplissait déjà l’intérieur des maisons, lorsque Étienne Sargeaz entra dans la cuisine de Beausite, et, distinguant une forme de femme dans l’ombre, demanda des allumettes à Jenny.

— Des allumettes ! ce sont des allumettes qu’il faut à monsieur, répondit une voix harmonieuse comme celle d’une fée du foyer.

— Ah ! c’est toi, petite cousine ! Comment ai-je pu te prendre pour la grosse Jenny ? Et que fais-tu là toute seule ?

— Je viens de coucher tous mes enfants, monsieur, et maintenant me voilà libre, et prête à aller rejoindre la compagnie. Mais que voulez-vous faire de ces allumettes, voyons ? L’air des champs n’est-il pas assez bon à respirer sans cette odieuse fumée !

— Qu’est-ce cela te fait, cousine ? Tu me grondes toujours.

— Oui, répondit-elle en soupirant ; mais je ne gronde qu’à la manière des bonnes grand’mères, je gâte en même temps. Voici des allumettes, monsieur, vous pouvez aller fumer.

— Ne vas-tu pas venir avec moi ?

— Si cela peut vous faire plaisir, répondit-elle encore du même ton très-doux et un peu triste.

— Où est ma sœur ? demanda Étienne comme s’ils sortaient.

— Mathilde est allée se promener avec un philosophe dans sa poche, et maintenant elle en a un autre à son côté. Je viens de l’apercevoir dans la prairie avec sir John Schirling. C’est leur bonheur d’être ensemble.

— Oui, je crois qu’il lui exalte la tête encore plus, dit Étienne avec un peu d’humeur.

— Ne voilà-t-il pas un homme raisonnable pour blâmer ainsi les autres ! Il n’est peut-être pas bien sûr que tu connaisses l’exaltation de la philosophie.

— Ah ça ! mais que signifient toutes ces méchancetés ? s’écria-t-il en la saisissant par la taille.

Mais elle lui échappa avec un petit rire saccadé, et se mit à courir jusqu’à la ferme, où elle arriva la première.

C’était l’heure où les vaches sortaient des étables pour s’abreuver à la fontaine. L’une d’elles, comme elle relevait au-dessus du bassin de pierre ses naseaux qui ruisselaient, tout en promenant dans la cour son grand œil rêveur, aperçut Anna et courut vers elle avec un doux mugissement. Elle atteignait la jeune fille, quand Étienne, effrayé, se jeta au devant d’Anna.

— Mais c’est Bichette ! c’est ma Bichette ! n’aie donc pas peur !

Elle éclata encore de ce petit rire qui n’était pas celui de sa gaieté franche, en même temps qu’elle regardait son cousin d’un œil humide et brillant. Et, saisissant entre ses deux mains l’énorme tête de la génisse, elle se mit à lui parler comme elle eût fait à un petit enfant. La douce et puissante bête l’écoutait, le museau tendu, attachant sur elle un œil tendre et mélancolique.

— C’est la Bichette, je vous dis, la pauvre Bichette ! On se connaît et l’on s’aime, depuis deux ans qu’on se voit. On la voulait tuer, la Bichette, quand elle était toute petite, et moi j’ai empêché cela, et Bichette l’a bien compris. Mais comment ferons-nous, pauvrette, pour qu’on te laisse ton petit quand il viendra ? Oh ! les bêtes sont malheureuses !… Vois, il faut déjà que je te quitte, car mon cousin se moque de moi.

Mais, auparavant, elle déposa sur le muffle blanc et roux de la génisse un tendre baiser, ce qui scandalisa si fort Étienne qu’il en murmura.

— Oscar, à bas ! à bas, Oscar ! Veux-tu finir ? Tu salis ma robe ! jamais il ne perdra cette mauvaise habitude !…

Étienne allongea au chien un grand coup de pied, que l’animal esquiva heureusement par un bond en arrière.

Mais aussitôt la jeune fille s’écria indignée :

— Comment peux-tu frapper ce bon chien ?

— Pour t’en débarrasser, parbleu ! Jamais il ne perdra sa mauvaise habitude, si tu ne le corriges pas.

— Tu ne vois donc pas que c’est parce qu’il m’aime ? Et tu veux que je le frappe quand il vient me caresser ? Tiens, vois son regard. Il ne l’a pas fait exprès ; il est tout fâché maintenant. Pauvre bête ! C’est que vous ne comprenez rien à la toilette, vous autres chiens.

— Avec une cravache, ils comprennent tout, et l’on n’a pas à souffrir…

— Eh bien ! mon cousin, j’aime mieux en souffrir un peu. Car c’est trop cruel de brutaliser de pauvres bêtes aimantes comme cela.

— On se rendrait la vie insupportable, à ce compte.

— Non ; s’il y a du désagrément, il y a bien plus de joie de voir toutes ces bonnes créatures tournées vers vous et qu’on peut rendre heureuses par une caresse.

Étienne éclata de rire.

— Vraiment, tu prends trop au sérieux l’amour des bêtes, mon enfant.

— Et pourquoi donc ? répondit-elle de sa voix émue. Tout ce qui aime ne mérite-t-il pas d’être aimé ? Moi, je ne sais rien de plus précieux dans le monde que l’affection, partout où elle se trouve.

— Même chez les poules et les canards ? dit-il, railleur.

— Si petite qu’elle soit, mon cousin, c’est toujours elle. On recueille bien la poudre d’or.

Après les bâtiments de la ferme, en allant vers les champs, on rencontrait une petite maison isolée, entourée d’un jardin. C’était un gîte pauvre, au toit bas, aux murs non crépis de pierre de molasse, rongée par le temps et par la pluie, mais que l’humble goût de ses habitants avait décorée de riches guirlandes de mais doré, suspendues sous l’auvent du toit.

On rencontrait aussi parmi les salades et les choux du jardinet le luxe d’œillets parfumés et de belles giroflées rouges. Mais le goût ou plutôt le moyen des habitants n’allait sans doute pas jusqu’à se parer eux-mêmes ; car tout près de la haie qui séparait du chemin ce petit enclos, se tenait une vieille femme, salement vêtue, à figure maigre et bourgeonnée, qui sarclait.

— Bonjour, mère Vionnaz, lui dit Anna en passant près d’elle. Comment allez-vous ce soir ?

— Hélas ! répondit la vieille d’un ton gémissant, merci bien, mademoiselle, mais c’est toujours la même chose. J’ai bien fait le remède que m’a donné mademoiselle ; mais que voulez-vous ? c’est du repos qu’il faudrait ; et on ne peut pas en prendre, puisqu’il faut bien que la misère mange le pauvre monde jusqu’à la fin.

— Allons, mère Vionnaz, je reviendrai causer avec vous, et nous verrons ce qu’on pourrait faire.

— Mademoiselle est bien bonne et bien charitable. Eh ! mon Père ! si mademoiselle venait à se marier, comme va faire, à ce qu’on dit, mademoiselle Claire, c’est moi qui regretterais… Au moins on ne peut pas dire que ce n’est pas un beau fiancé, car ils ont passé là tout à l’heure, et…

Tout en rougissant un peu de l’indiscrétion de sa protégée, Anna lui souhaita le bonsoir du même ton affectueux, et s’éloigna suivie de son cousin.

— Voilà un moineau qui n’a pas encore son gîte, et qui veut aussi te parler, je crois, dit Étienne à Anna.

Elle sourit.

— J’aperçois notre monde là-bas, dit-elle.

— Et je distingue, marchant par derrière, nos deux fiancés qui se donnent le bras. Regarde, petite cousine, comme ils sont penchés l’un vers l’autre. Sapristi ! ça donnerait envie de se marier. Qu’en dis-tu ?

— Moi ? je ne sais pas. Est-ce qu’on parle de cela aux petites filles ?

— Mais tu n’es plus une petite fille, dit-il en la regardant fixement. Tu as seize ans, et vraiment… c’est étrange comme depuis quelque temps tu n’es plus la même. Tiens, tu sais que je parle avec franchise, moi ; eh bien ! on dit que tu n’es pas aussi jolie que ta sœur ; moi, je ne trouve pas cela du tout, et même, vrai ! je te trouve beaucoup mieux qu’elle… mais beaucoup mieux, ajouta-t-il, en la regardant toujours, non sans émotion.

— Oh ! la belle campanule ! s’écria-t-elle en cueillant la fleur violette, aux cloches tremblantes.

— Comment ! quand je te fais de si beaux compliments, tu n’y attaches pas plus d’importance ? Bah ! je me trompais, tu n’es réellement qu’une petite fille, et l’on ne peut que jouer avec toi. Veux-tu être ma petite femme, dis ?

En même temps il l’entourait de ses bras et cherchait à voir son visage ; mais elle le repoussa en détournant la tête, et de petits éclats de rire nerveux lui échappaient ; à la fin il s’aperçut qu’elle pleurait.

— Mais qu’as-tu donc ? s’écria-t-il ; qu’as-tu, petite folle ? Qu’ai-je fait pour te fâcher ?

Il la laissa aller et, tout en la grondant, continua de s’excuser, avec la rondeur particulière à sa nature franche et insoucieuse. Mais il ne put obtenir d’elle que ces mots entrecoupés :

— Je n’aime pas ces plaisanteries.

La rencontre de Julie Giromey, qui chargée d’une hottée d’herbes revenait des champs, mit fin à cette discussion, qu’ils ne reprirent point ensuite, se trouvant près de ceux qu’ils allaient rejoindre. Mais Anna resta silencieuse le reste de la soirée, et, préoccupé sans doute de la bizarrerie de sa cousine, Étienne fut moins causeur qu’à l’ordinaire.

En voyant la Vionnaz près de la haie de son jardin, la fille du fermier s’était arrêtée, et, comme si ses lèvres impatientes de s’ouvrir n’eussent attendu qu’une occasion, elle laissa aussitôt échapper ces paroles :

— Je viens de voir le bon ami à mademoiselle Claire. C’est sûr qu’ils se marieront, puisqu’il lui donnait le bras, et que voilà déjà cinq fois qu’il vient en deux semaines.

— Parfaitement que c’est sûr, répondit la vieille, puisque je viens d’en parler à mademoiselle Anna et qu’elle ne m’a pas dit non.

— Eh ! quel bonheur ! s’écria la fille en frappant dans ses mains, nous verrons mademoiselle Claire en mariée, et toutes les toilettes ; car ce sera une belle noce, je pense.

— Hum ! peut-être qu’ils n’auront pas tant de monde ; le vieux est si ladre ! Il sera déjà assez fâché d’avoir à donner ses écus au gendre. Mais également[1] oui, il fera bien les choses, pour l’orgueil.

— Dites donc, savez-vous qu’il est fièrement beau garçon, le fiancé ? Grand, rouge, un homme superbe ! Sûrement il est riche avec ça ?

— Oui, mais il a déjà laissé bien de l’argent au café.

— Oh ! je sais qu’il aime à s’amuser. Je connais une fille qui a été sa maîtresse, Henriette, vous savez, la repasseuse ; et encore une autre qui, ma foi ! comptait le tenir, et qui va être bien vexée. C’est mademoiselle Herminie, la couturière. Celle-là voulait bien se faire épouser.

La vieille haussa les épaules.

— Pour des maîtresses, on sait qu’il a dû en avoir ; mais, comme il est dépensier, ça m’étonne un peu que M. Grandvaux lui donne sa fille.

— Et où voulez-vous qu’il prenne un gendre ailleurs que dans les cafés ? Il n’y en a point. J’en connais un pourtant qui se serait bien offert, et mademoiselle Claire n’aurait pas dit non.

— Qui donc ça ? le Français ?

— Pardine ! ça aurait fait son affaire.

— Et celle de mademoiselle Claire, je vous le dis. Mais je pensais bien que ça n’irait pas au vieux.

Elles s’écrièrent ensemble avec une indignation égale :

— Un garçon qui n’a pas le sou !

Après avoir discouru sur ce sujet quelque temps encore, elles allaient se quitter quand elles aperçurent l’Anglais sir John et Mathilde, qui revenaient de leur côté.

— Je me demande pourquoi ils sont comme ça toujours ensemble, dit la Vionnaz.

— Ma fi ! je n’en sais rien ; mais c’est un peu drôle. On pourrait bien en mal penser.

— Oui bien ; d’autant que cette demoiselle Mathilde est une vraie possédée du démon, à ce qu’on dit.

— Regardez comme ils se parlent. Ils ne nous ont seulement pas vues. Attendez, mère Vionnaz, laissez-moi entrer chez vous, et nous nous cacherons là, derrière la haie, pour entendre ce qu’ils diront.

Sans attendre une réponse, Julie remonta lestement de quelques pas, ouvrit la petite barrière du jardin et revint se pelotonner sous la haie, près de la vieille femme, qui l’imita. Elles attendirent ainsi, échangeant des signes, et cherchant à glisser le regard par les interstices de la haie, le visage allongé comme deux fouines en embuscade.

On entendait le bruit des voix se rapprocher.

L’Anglais parlait avec accent un français pur, d’une voix grave et lente, dont le timbre avait quelque chose d’attristé. Il semblait qu’il émit des doutes plutôt que des assertions, tandis que la parole prompte, arrêtée, incisive, de la jeune fille semblait à chaque phrase poser devant eux des affirmations nettes et irrécusables.

— Quoi que vous en disiez, monsieur, la force subjective est la plus puissante. En elle réside l’idée de cause, de sa nature première et inévitable, d’où s’ensuit le pouvoir de la volonté, qui repousse le fatalisme.

— Je ne nie pas, miss, l’existence de la volonté, mais sa puissance. Elle a comme toute chose vivante sa sphère d’action ; mais plus que toute autre ses bornes. Le monde des forces extérieures la presse en tout sens, l’opprime, la foudroie, et, ce qu’il y a de plus amer, la fait dévier souvent à l’insu d’elle-même. Bien plus, est-elle cause ou résultat ? Hélas ! ne relevons-nous pas tout entiers de la nature qui nous est donnée ? Nous sommes tout garrottés de liens, et, parce que nous ne les voyons pas, nous nous prétendons libres, nous nous prétendons forts. Nous sommes les bouffons de Dieu.

— Non, monsieur, nous sommes des forces intelligentes, et c’est nous qui créons la destinée. Qu’importe la fatalité de notre origine, si en face de l’acte à produire nous nous arrêtons pour l’éclairer de tous côtés des lumières de la raison, décidant ensuite ? Nous pouvons répondre de nous-mêmes, si nous le voulons, et cela suffit pour nous rendre supérieurs à ces forces fatales que peu à peu nous transformons en instruments, et dont le principe…

On n’entendait plus déjà que leurs intonations, qui bientôt s’éteignirent dans le bruissement du soir, en même temps que leurs formes s’effaçaient dans les ténèbres. Les deux femmes se relevèrent.

— C’est-il drôle ! ils parlaient anglais, n’est-ce pas ? dit la Vionnaz.

— Non pas, dit la Julie, puisque j’y comprenais quelque chose.

— Quoi donc ?

— Oh ! je ne peux le dire, mais c’étaient des mots français.

— Alors pourquoi est-ce qu’ils parlent un jargon comme ça ?

— Dame ! pour qu’on ne les comprenne pas, apparemment.

— C’est ça ! Quand je vous disais qu’ils faisaient du mal. Et d’ailleurs un monsieur et une demoiselle tant aimer à causer ensemble, ça ne serait pas naturel autrement.

  1. Pour : cependant.