Un dispensaire médical pour les enfants anormaux

Un dispensaire médical pour les enfants anormaux
Revue pédagogique, second semestre 190445 (p. 453-456).

Un dispensaire médical
pour les Enfants anormaux.


La question de l’assistance aux enfants anormaux, et plus particulièrement aux enfants mentalement anormaux, a fait l’objet de nombreuses discussions dans les différents milieux psychiatriques et pédagogiques (Congrès nationaux d’assistance, Congrès de la Ligue française de l’Enseignement, Congrès d’assistance familiale, etc.). Partout on signale à l’envi l’absence des moyens d’assistance et d’éducation qui se trouvent dans les autres pays. Faisons remarquer que nous ne voulons pas parler ici des idiots et des imbéciles inéducables, pour lesquels encore, à la rigueur, l’internement dans un asile peut se comprendre, mais des arriérés, correspondant à ceux nommés par les psychiatres : déséquilibrés et débiles, qui sont, eux, susceptibles d’éducation. Ce sont de beaucoup les plus nombreux.

Que voit-on en Angleterre, Danemark, Allemagne, Norvège, Suisse, Belgique, etc. ? Non seulement l’assistance pour les enfants anormaux existe, mais l’éducation leur est méthodiquement assurée. J’en ai exposé les grandes lignes dans différents rapports, dont l’un remis au ministère de l’Instruction publique et paru dans la Revue pédagogique (nov. 1901). Ici on utilise des classes annexes aux classes ordinaires (Berlin, Rotterdam) ; là les classes spéciales se groupent en Écoles spéciales d’élèves, également externes (Leipzig, Frankfort, Christiania.)

Pour ce qui est de savoir si des internats ne vaudraient pas mieux, en réalité, nous avons déjà donné notre avis, et montré que, les indisciplinés et vicieux mis à part, les arriérés sont, eux aussi, justiciables des nouvelles applications de l’assistance familiale, qui donnent tant de succès en thérapeutique psychique générale : on ne les séparera pas des leurs, l’éducation spéciale leur sera donnée le plus près possible de chez eux, dans des groupements spéciaux, classes ou écoles, sur le modèle de celles mentionnées (vœux des différents congrès d’assistance familiale).

Mais tout cela a été dit et redit, et la question n’avance pas. Nous pensons cependant qu’il faut, en attendant, faire quelque chose, et s’occuper effectivement dès maintenant de ces malheureux dont ni les médecins, ni les instituteurs ne savent que faire, car ils sont ou un poids mort ou une cause de désordre dans les classes. Pourquoi ne pas créer une consultation de quartier, une véritable consultation médico-pédagogique, où les enfants pourraient être soumis à un examen médical spécial et où se donneraient en quelque sorte rendez-vous ces collaborateurs indispensables de l’éducation de l’anormal : les parents, l’instituteur, le médecin ?

Les enfants relevant d’une consultation de ce genre, en dehors de ceux, si nombreux, qui présentent des maladies constitutionnelles ou des infirmités physiques (tiqueurs, choréiques, bègues, paralysés), seraient :

a) Les retardés pour cause de maladie ou de débilité physique.

b) Les instables et choréiques mentaux, dont l’attention et la volonté sont en perpétuel mouvement.

c) Les émotifs hyperexcitables, peureux, coléreux, impulsifs et ceux atteints de troubles graves du système nerveux (hystérie, épilepsie).

d) Les arriérés proprement dits, chez lesquels il y a insuffisance des sens ou du cerveau.

e) Les myxœædémateux, les adénoïdiens, qui sont en même temps des arriérés.

f) Les vicieux et indisciplinés, qu’ils soient ou non tels, par suite des mauvaises suggestions de leur entourage.

Quelle sera la tâche d’une consultation ouverte à des enfants si divers ?

1° Assurer les soins médicaux proprement dits, plus importants qu’on ne le croirait peut-être au premier abord (préparations médicamenteuses, organothérapie, en particulier traitement thyroïdien, hydrothérapie, électrisation, etc.).

2° Donner à l’instituteur le diagnostic qu’il lui est intéressant de connaître (paresse, punissable comme telle, ou apathie morbide ? distraction ou instabilité ? défaut ou amoralité congénitale ? etc.).

3° Faire en quelque sorte, et autant qu’il est possible, l’’éducation des parents, toujours si ignorants, si pleins de préjugés envers l’enfant anormal, qui, en somme, est un malade, envers, d’autres fois, l’instituteur lui-même. On sait combien les parents sont illusionnés le plus souvent sur l’amoralité, l’insupportabilité de leur progéniture : ne l’aiment-ils pas d’une tendresse d’autant plus aveugle qu’elle leur a causé plus de soucis ? À ces parents, on pourra souvent, pour eux-mêmes, donner à ce propos des conseils de conduite fort utiles : abstention de mauvais exemples ou d’écarts de langage, régularité et impartialité d’humeur, tempérance (affichage des tableaux antialcooliques). On leur parlera de la carrière qui semble préférable à la capacité mentale de leur jeune garçon, etc.

&° Enfin, dans les cas rebelles à l’éducation scolaire, on indiquera les mesures d’assistance particulières à prendre. Celles-ci sont, en effet, d’une complexité qui déroute {asiles, patronages…). À côté de quelques œuvres officielles, pour lesquelles l’entrée est, on peut le dire, un véritable problème administratif, que d œuvres privées, peu connues ou mal connues, dans le dédale desquelles on s’égare !

Une consultation de ce genre aura naturellement avantage à être placée de préférence au centre d’un quartier populeux, dans un local facilement accessible, une boutique sur rue, par exemple. L’objection que les parents ne viendront pas consulter, par je ne sais quel sentiment de pudeur ou de crainte, n’est pas un obstacle réel. D’ailleurs les médecins inspecteurs d’école doivent être d’utiles auxiliaires, en désignant sur la feuille habituelle remise à l’élève, la nécessité d’une visite médicale mentale, pour chaque cas qui leur semblera suspect à ce point de vue.

C’est convaincu de ces idées que nous avons voulu aller de l’avant, et, joignant la pratique à la théorie, établir nous-même une consultation de ce genre. Le dispensaire Théophile Roussel, subventionné depuis longtemps par le ministère de l’Intérieur, le Conseil général de la Seine, et le Conseil municipal de Paris, et qui se trouve en plein XVIIIe arrondissement, au milieu d’une énorme agglomération, nous a ouvert ses portes ; et à ses consultations ordinaires nous avons joint une consultation psychiatrique. Notre très distingué confrère et ami, le Dr Dupont, médecin inspecteur des écoles de l’arrondissement et fondateur du dispensaire, s’associe à nous dans cette œuvre nouvelle.

Ainsi se trouve mis à la disposition de MM. les instituteurs un local où ils pourront, une fois par semaine, le jeudi soir de huit heures à neuf, venir causer avec des médecins du métier, c’est-à-dire des psychiatres. Plusieurs conférences sur les enfants anormaux faites devant un public appartenant au monde de l’enseignement nous ont d’ailleurs montré l’utilité d’une création semblable. Nous l’avons conçue dans l’esprit le plus large, en faisant appel à la collaboration de tous ceux que ces questions intéressent, et désireux de nous inspirer de tous les bons conseils que l’on voudra bien nous donner.