Ernest Flammarion (p. 11-20).

Le dirigeable militaire Patrie No 2 est venu de Verdun à Anderannes, petit village d’Argonne, pour y étudier l’installation d’un hangar naturel au fond d’un ravin profond et y trouver abri en cas d’atterrissage imprévu.

Pendant que son commandant et le général gouverneur du camp retranché sont au château d’Andevannes, propriété d’un ancien officier, M. de Soignes, et s’y attardent à luncher après avoir décidé de ne rentrer à Verdun qu’à la nuit, Christiane de Soignes, la fille unique du comte, délicieuse jeune fille de 19 ans, habituée à tous les sports et fervente d’automobilisme et d’aérostation, demande et obtient de ses parents l’autorisation d’aller voir de près le merveilleux engin retenu par des cordages spéciaux ancrés dans le sol. Le commandant du Patrie charge le lieutenant Durtal, son adjoint, de l’y accompagner et la jeune fille, curieuse de sensations nouvelles devant ce monstre qui se balance, obtient non sans peine du jeune officier d’aérostiers qu’il lui soit permis de s’asseoir dans la nacelle.

Il l’y précède et commence à lui donner quelques explications lorsqu’une automobile surgit et arrive en trombe près de la nacelle, quatre officiers en descendent. Le lieutenant d’infanterie commandant le poste de garde, trompé par des papiers qu’ils exhibent et la qualité de délégués du commandant de l’établissement d’aérostation du Chalais qu’ils prennent, les laisse sans défiance approcher de l’aérostat. Sous prétexte de vérifier la solidité des cordes d’amarrage, ils se portent aux quatre amarres, les coupent à un signal donné, et profitent de la confusion produite par le traînage du ballon pour remonter dans leur voiture et disparaître.

C’est un attentat anarchiste.

Malgré les grappes des soldats qui s’accrochent à ses câbles, le Patrie No2 est entraîné par un vent qui croît rapidement, et quand le lâchez-tout retentit, il s’enfonce, la nuit venue, dans les profondeurs du ciel.

Seule dans la nacelle avec cet officier qu’elle ne connaissait point, Christiane de Soignes s’abandonne à un désespoir qui tourne vite à l’affolement. Que va-t-il arriver ? que dira-t-on si jamais elle en revient ? quelle atroce inquiétude au château !

Son affolement redouble lorsque le lieutenant lui déclare qu’il n’est pas maître de l’aérostat, la corde de commande du gouvernail étant immobilisée quelque part à l’extrémité du long fuseau de soie. La nuit se passe dans une angoisse inexprimable, et quand le jour arrive Georges Durtal constate avec stupeur que le Patrie est au-dessus de la mer du Nord et file droit au nord à la vitesse de cent kilomètres à l’heure.

Il tente de grimper dans les cordages pour libérer la corde qui maîtrise le gouvernail, risque de tomber, recommence sa périlleuse gymnastique en constatant que le Patrie va se perdre dans les solitudes de l’Océan glacial et finit par atteindre le gouvernail, après une série d’efforts audacieux qui arrachent à sa compagne des cris d’admiration et de terreur. Le jeune homme a conquis l’enthousiaste jeune fille par son courage tranquille et quand, maître de l’aérostat, il le dirige vers les falaises norvégiennes qui bordent l’horizon, et aborde dans un fjord aux parois abruptes où il échappe à l’étreinte du vent, elle est sous le charme, sa terreur a disparu et elle compare au fond d’elle-même le vaillant que le hasard a mis sur sa route à ces oisifs et à ces snobs qui se disputent à Andevannes sa main et sa dot.

Un superbe yacht, l’Étoile polaire, est à l’ancre dans le fjord voisin du cap Nord où vient d’aborder le Patrie, et ses matelots aident les naufragés de l’air à atterrir. Ce yacht appartient à un milliardaire américain, Sir James Elliot, qui, accompagné de sa femme et du docteur Petersen, tente de gagner un pari d’un million de dollars engagé avec Sir Astorg, roi du Cuivre. Sir Elliot est le roi de l’automobile et il a parié de monter plus haut vers le nord que le lieutenant Peary qui a atteint 87° 6′. Toutes ses tentatives depuis dix-huit mois pour franchir la banquise ont échoué ; il n’a plus que quatre mois devant lui pour remplir les conditions de son pari et il en désespère presque entièrement, lorsque l’arrivée du Patrie No 2 lui inspire un projet bien digne d’une cervelle américaine.

Pourquoi le lieutenant Durtal ne lui louerait-il pas son ballon pour une semaine ? il ne faut que 30 heures à la vitesse normale du Patrie, 75 kilomètres à l’heure, pour atteindre le Pôle, soit moins de huit jours pour aller et revenir. Le milliardaire ne regardera pas au prix.

L’officier refuse énergiquement. Il est responsable de cet aérostat vis-à-vis de ses chefs, vis-à-vis du gouvernement français et n’a pas le droit de le louer ; il doit le ramener à son hangar de Verdun. « Ne comptez pas sur moi pour cela », lui notifie alors l’Américain ; et au même moment on apprend que Bob Midy, un nègre aux allures de singe qui court partout et se hisse partout, a occasionné une déperdition d’hydrogène en faisant jouer la soupape du dirigeable pour s’amuser. C’est le Patrie cloué sur cette grève déserte. Et la discussion entre les deux hommes tourne à l’aigre.

Mais l’Américain, qui voit à quelle nature chevaleresque il a affaire, s’excuse d’avoir voulu peser par un chantage sur la détermination du jeune officier ; il lui fournira l’hydrogène perdu, l’aidera au rapatriement de l’aérostat, mais une dernière fois il le conjure de réfléchir à sa proposition : le pôle Nord est accessible en ballon : le Patrie peut l’atteindre, et il convie ses hôtes à le suivre dans la cabine voisine.

Nous entrons ici dans le vif du récit.

C’était le carré des officiers. Des instruments, des publications étaient épars sur les tables et une vaste bibliothèque y occupait tout un panneau.

En face d’elle s’étalait une immense carte à grande échelle des régions boréales.

Deux cercles, représentant, l’un, le 70e, l’autre, le 80e degré de latitude nord, y étaient tracés en rouge, et entre eux s’étalaient les rivages d’Asie et d’Amérique, le Groenland, le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble, la Terre de François-Joseph et les îles de la Nouvelle-Sibérie.

Du 80e au 90e degré, les latitudes étaient figurées par des cercles moins épais, tracés de degré en degré et entourant le point fatidique :

NORTH-POLE


dont l’inscription attirait invinciblement le regard, car, autour de lui, dans les parties restées blanches, jusqu’au 87e degré, c’était l’inconnu…

Les itinéraires de ceux qui avaient tenté de franchir la barrière glacée étaient marqués par des lignes pointillées de différentes formes, et c’était un enchevêtrement de tracés et d’inscriptions rappelant des noms et des dates, précisant les latitudes atteintes et montrant, mieux que de longs discours, la persistance de l’idée poursuivie par tant d’explorateurs, depuis 350 ans.

— Tenez, lisez tous ces noms, fit le milliardaire, noms de héros que je mets au-dessus des plus fameux conquérants… ou plutôt laissez-moi vous les énumérer, je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Et vous, mademoiselle, accordez-moi toute votre indulgence pour cette leçon de géographie… Songez que, depuis quinze mois, mon cerveau est imprégné de tout cela, mes nerfs tendus vers ce point, ma volonté concentrée là…

— Dites, monsieur, fit la jeune fille d’une voix grave. Vous n’imaginez pas, au contraire, combien je vous comprends.

— Le premier en date, commença le milliardaire, c’est Willoughby, à qui la Compagnie moscovite des marchands de Londres avait confié trois vaisseaux ; il découvrit la Nouvelle-Zemble en 1553 : premier pionnier du passage nord-est, il mourut de froid sur la côte laponne avec tout son équipage. Et comme il avait ouvert la route, les explorations se multiplient : c’est Piet et Jaekmann qui, au seizième siècle, atteignent la mer de Kara ; John Davis qui explore le Groenland jusqu’au 72e degré ; Hudson, qui monte au 80e degré et meurt, trahi par son équipage, sur un bateau entr’ouvert ; William Baffin qui, en 1616, sur un bâtiment de 35 tonnes, le Discovery, parcourt dans tous les sens la mer à laquelle il donne son nom ; William Barentz enfin, qui vient du Texel, découvre le Spitzberg et y meurt.

« Deux cent trente ans s’écoulent ensuite sans une exploration marquante, fit l’Américain après un silence. Il semble que l’homme ait renoncé à franchir ces seuils glacés.

« Mais au dix-neuvième siècle, la fièvre des découvertes boréales reprend de plus belle. En 1827, Parry se lance à nouveau à la conquête du Pôle. Il cherche à l’atteindre sur des barques montées sur roues et traînées par des chiens ; il atteint la latitude 82° 45′ sur un glaçon flottant ; en 1831, James Ross découvre en Boothie, par 75° de latitude, le Pôle Magnétique ; puis c’est Franklin qui meurt en trouvant le passage nord-ouest ; Hall, dont le vaisseau, par le détroit de Smith, atteint 82° 16′ ; Markham, Lookwood, Payer, qui dépassent le 83° degré ; Wrangell, qui croit avoir vu, au delà de la terre qui porte son nom, la fameuse Polynia ou mer libre, chantée dans les légendes des baleiniers scandinaves ; Cook, Moore, Collinson, Mac Clure et le grand Nordenskjold.

« Et pour compléter le martyrologe de ceux qui, après leur mort, servirent encore la science, c’est de Long, dont le vaisseau la Jeannette sombre près des îles de la Nouvelle-Sibérie et envoie, trois ans après, des débris de sa carcasse sur les côtes du Groenland, donnant ainsi l’idée à l’immortel Nansen de se confier à la banquise dérivante pour atteindre le Pôle.

« C’est Nansen enfin, — et celui-là, je le salue bien bas, — Nansen, le Suédois, qui abandonnant son navire, dont la dérive ne passe pas assez haut, se lance, avec un seul compagnon et quelques chiens, sur les champs glacés, d’où il est obligé de revenir à la Terre François-Joseph, ayant atteint 86° 13′.

« C’est Cagni, le second du duc des Abruzzes, qui, de la baie de Teplitz, où hivernait en 1900 la Stella Polare, sur la côte orientale de l’île du Prince-Rodolphe, exécute une marche audacieuse le conduisant à 86° 34′, soit vingt minutes plus haut que Nansen.

« Et, plus à l’ouest encore, c’est enfin notre compatriote Peary — car c’est un Américain qui détient ce record — c’est Peary, dont le navire le Roosevelt avait pris ses quartiers d’hiver sur la Terre de Grant, qui parvient, le 21 avril 1906, jusqu’au 87° 6′, c’est-à-dire à 220 kilomètres du Pôle !

« Eh bien ! monsieur le lieutenant, si je vous ai fait cette nomenclature, peut-être aride et à coup sûr trop longue, devinez-vous pourquoi ?

« Comment sonnent à vos oreilles tous ces noms que j’ai passés en revue ? Ils sonnent comme des noms étrangers, n’est-il pas vrai ?

« Parmi tous ces explorateurs, il n’y a que des Anglais, des Américains, des Hollandais, des Suédois, des Norvégiens, des Russes et même des Italiens… Pas un nom français… pas un, entendez-vous ? Ne voulez-vous pas en mettre un ?

« Le vôtre ! »

Le milliardaire se tut. Il avait parlé avec une chaleur entraînante et on sentait que cette question lui tenait à cœur par-dessus toutes les autres et qu’il donnerait ses millions pour voir son nom à lui gravé à côté de celui d’un Peary ou d’un Nansen.

Silencieux, Georges Durtal regardait le point sur lequel sir James Elliot venait de poser le doigt.

Lui aussi se sentait transporté vers un idéal nouveau.

Il ne disait plus : « C’est fou », il ne disait pas non plus : « c’est impossible ! », car il connaissait son dirigeable et ce qu’il en pouvait attendre.

« Il se répétait :

« Trente heures !

« Il suffit de trente heures pour atteindre ce point mystérieux vers lequel ont convergé tant d’héroïsmes et de sacrifices.

« Un oui, et trente heures après, c’est un nom français qui s’inscrira ici, triomphalement, en tête de tous ces noms…

« Pour ne pas répondre ce « oui » aux pressantes instances de sir Elliot, il avait besoin de se répéter, comme un leitmotive :

« Je n’ai pas le droit de disposer du Patrie, je n’ai pas le droit de risquer sa perte dans une expédition que l’État français n’aurait jamais songé à me confier. »

Et, partagé entre toutes ces pensées contradictoires, il ne répondait pas.

— Un dernier mot, monsieur le lieutenant : veuillez excuser, et vous aussi, mademoiselle, le pitoyable marchandage par lequel j’avais commencé. C’est un peu notre habitude, à nous autres Américains, de traiter toutes les questions comme nous traitons les affaires ; mais cette manière, je n’hésite pas à le reconnaître, est indigne de vous. Si donc vous ne croyez pas devoir accéder à ma proposition, je vous donnerai néanmoins l’hydrogène nécessaire pour vous mettre en état de repartir où vous voudrez.

Il appuya sur ce dernier mot, puis gravement :

« Veuillez seulement considérer, acheva-t-il, qu’en partant seul, vous risquez la perte du ballon que vous voulez conserver à votre pays.

« Et veuillez surtout réfléchir que, si vous refusez d’aller au Pôle en ayant le moyen, jamais homme n’aura passé aussi près que vous de l’immortalité… une immortalité qui rejaillirait sur votre pays, monsieur l’officier français ! »

Un silence impressionnant suivit cette éloquente adjuration. Ce fut Christiane qui le rompit :

— Madame, fit-elle d’un air décidé, voulez-vous permettre qu’on nous laisse seuls un instant ? M. Durtal portera sa réponse définitive à sir James tout à l’heure.