Un dernier mot sur Béranger à propos de sa biographie
D’ordinaire on attend avec impatience les mémoires et les confessions des hommes célèbres. Mille sentimens contraires, les uns nobles, les autres bas, aiguillonnent cette impatience. Nous sommes pressés de savoir si ces révélations seront propres à accroître ou à diminuer notre admiration. Est-ce encore une illusion sur laquelle il nous faudra souffler ? Trouverons-nous notre idole telle que nous l’avions rêvée ? Voilà les questions auxquelles nous allons avoir enfin une réponse, et cette réponse, bonne ou mauvaise, sera toujours la bien-venue. Sans doute il serait plus doux d’admirer sans défiance et en toute crédulité, sans doute il est amer d’être désabusé et de s’avouer qu’on a été trompé : cependant il y a des compensations à ce désillusionnement, et la connaissance précise de la réalité a aussi son charme, car nous aimons la vérité par nature, autant que nous aimons le,bonheur. Or le vrai sur les hommes illustres, nous ne le savons jamais que par ces révélations posthumes, et heureusement lorsque leur, œuvre est achevée. Je dis heureusement, car si nous connaissions exactement la vérité pendant leur vie, notre admiration et notre confiance en eux en seraient fort diminuées ; nous les suivrions avec beaucoup moins d’enthousiasme, nous écouterions leurs paroles avec beaucoup moins d’attention ; nous les gênerions considérablement dans leur œuvre, et les affaires de ce monde ne s’en porteraient pas mieux. C’est donc à juste titre que les hommes illustres retardent la révélation de la vérité jusqu’au moment où ils sont à l’abri des vicissitudes de l’opinion ; mais cette révélation, ils nous la doivent alors tout entière : c’est l’expiation de leur propre gloire, Ils doivent au public cette confession suprême, cette humiliation de leur génie devant la vérité. Seulement cette confession doit être sans réticence, et doit avoir toute la sincérité des mourans. S’ils nous cachent une partie de la vérité, ils n’ont plus aucune excuse. À défaut de sincérité, l’amour de la gloire doit d’ailleurs les avertir qu’ils n’ont pas grand’chose à redouter de cette grave épreuve, dont ils sortiront moins purs peut-être, mais plus humains. Nous sommes de ceux qui pensent que Jean Jacques et Chateaubriand n’ont rien perdu à révéler toute la vérité, à montrer à nu toutes leurs haines, tous leurs vices. Ils ont tout dit, et après qu’ils ont eu fini leur confession, s’il nous a été permis de les moins vénérer, il nous a été impossible de les moins admirer, car les livres dans lesquels ils ont consigné leurs aveux sont de beaucoup les plus parfaits, les plus animés, les plus humains qu’ils aient écrits.
Nous savions d’avance, avant d’ouvrir la Biographie de Béranger, que nous ne devions nous attendre à aucune révélation de cette nature. Ce joli livre est le miroir fidèle du Béranger que nous connaissions depuis longtemps ; il faut nous résigner à n’en pas connaître d’autre. Ces deux cent cinquante pages sont un prodige de réserve, de prudence, de modestie et aussi d’habileté, car Béranger a trouvé le moyen de ne parler que de lui, et en même temps d’en parler aussi peu que possible. Il n’a voulu compromettre personne, et il a réussi. Dès la première page de cette Biographie, nous sommes avertis que nous ne devons compter sur aucune indiscrétion politique. « Préoccupé sans cesse et avant tout des intérêts de mon pays, j’ai été poussé sans doute à approfondir bien des questions d’ordre général ; homme de nature politique, j’ai pu donner mon avis dans des entreprises plus ou moins importantes : mais dans cette notice ne doivent trouver place que les faits qui me sont particuliers, faits de peu de valeur et souvent très vulgaires. Quant à la part d’influence que mes relations m’ont fait avoir dans la politique active, je m’en rapporte à ce que voudront en dire les historiens s’il s’en trouve qui soient tentés de la chercher dans les derniers événemens dont la France a été le théâtre. » Ainsi donc voilà tout le personnage politique rayé d’un trait de plume. Nous ne saurons rien de ce qu’il a fait et dit dans les conseils des partis ; nous en serons réduits, comme devant, aux conjectures sur la part qu’il a prise à la révolution de juillet et à la construction du gouvernement de 1830. Nous aurions été curieux de trouver dans sa Biographie, à défaut de révélations, les souvenirs de ses conversations politiques ; il n’est pas possible qu’un homme qui a tant causé, et avec tant de personnes, n’ait pas gardé dans sa mémoire quelques mots curieux, quelques lambeaux de causerie éloquente, quelque réponse spontanée et imprévue, propres à éclairer certaines physionomies d’hommes d’état ou d’écrivains. Il n’en est rien ; Béranger se tait lorsqu’il n’a rien de bon à dire ; il juge tout le monde avec une bienveillance pleine d’optimisme, même le roi Charles X, et le seul personnage qui sorte quelque peu maltraité de ses mains est le roi Louis XVIII.
Mais à défaut du personnage public nous aurons au moins le poète et l’homme privé tout entier ? Oh ! que vous connaissez peu Béranger ! Ici encore il faut vous attendre à de nouveaux désappointemens. La biographie s’arrête à la révolution de juillet, et reste muette par conséquent sur les vingt-sept dernières années de la vie du poète. Depuis 1831, il est vrai, Béranger a cessé de jouer un rôle actif, et il s’est renfermé dans sa retraite ; mais cette retraite était assiégée de visiteurs, et les hommes les plus illustres de notre temps y ont passé. Quoi ! pas un mot sur ses relations avec Chateaubriand, avec Lamennais, avec Lamartine ? quoi ! ces hommes illustres ne lui ont rien dit qui valût la peine d’être rapporté ? Voilà donc la vieillesse de Béranger rayée d’un second trait de plume ; il a caché l’homme public, il enveloppe l’ermite contemplateur dans un silence complet. Reste donc la jeunesse ; mais là encore Béranger n’est pas prodigue de révélations : il ajoute peu de détails aux faits que nous connaissions déjà, il en est même de très connus qu’il passe sous silence. C’est à peine s’il fait une ou deux fois allusion à ces entraînemens qui jouent un si grand rôle dans la jeunesse, et auxquels il avoue avoir été soumis. On conçoit que par réserve et respect de lui-même il se soit tu sur les peccadilles vulgaires qui accompagnent la première jeunesse ; mais il est une affection qui a tenu une grande place dans sa vie, qui l’a accompagné depuis l’adolescence jusqu’à ses derniers jours, une affection avouée, connue de tout le monde, et dont il pouvait parler sans blesser aucune convenance sociale. Il pouvait en parler, et j’ajouterai même qu’il le devait. Pourquoi laisser à d’autres, à des amis ou à des étrangers, le soin d’exprimer sa reconnaissance pour celle qui lui inspira l’admirable chanson de la Bonne Vieille ? Pourquoi ne pas introduire cette amie auprès du public immense qu’il s’est conquis et ne pas lui donner sa part d’immortalité ? Mille raisons lui commandaient impérieusement de ne pas garder le silence ; il devait à la mémoire de cette amie dévouée de ne pas la laisser confondre par la postérité, comme le public de nos jours l’a fait souvent, avec la compromettante Lisette ; il lui devait de lui donner à ses côtés dans l’histoire littéraire la place qu’elle occupa dans la vie réelle. Une affection qui dure depuis l’âge de dix-neuf ans jusqu’à l’âge de soixante-quinze joue d’ailleurs un trop grand rôle dans la vie morale, dans la vie du cœur et l’éducation du caractère, pour qu’on la passe sous silence. Mlle Judith Frère fut évidemment le personnage central de l’histoire de Béranger. Jeune, inconnu, nécessiteux, elle l’a encouragé, soutenu, conseillé ; célèbre, elle l’a aidé à passer les monotones années de la vieillesse. Or sur cette personne si importante dans la vie de Béranger, que contient la Biographie ? Béranger vient de jeter à la poste pour Lucien Bonaparte la fameuse lettre qui lui valut de sortir de la misère et de renouveler ces trois mauvaises chemises qu’une main amie se fatiguait à raccommoder. « Deux jours passés sans réponse, un soir la meilleure amie que j’aie eue, la bonne Judith, avec qui je finis mes jours, s’amuse à me tirer les cartes et me prédit une lettre qui doit me combler de joie. Malgré mon peu de foi dans la science de Mlle Lenormand, j’éprouve à cette prédiction un commencement de la joie que Judith m’annonce : la pauvreté est superstitieuse. ». Trois lignes sur cette amie de soixante ans, sur cette personne qui apparaissait à ceux qui l’ont connue dans sa vieillesse — imposante, sensée, pleine de dignité naturelle, est-ce bien une récompense suffisante pour tant de dévouement ? Et qu’on ne vienne pas parler de réserve et de convenance, et citer mal à propos les indiscrétions de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand. Les raisons qui auraient dû forcer au silence ces deux hommes illustres n’existaient pas pour Béranger ; au lieu d’avoir des raisons de se taire, il avait des raisons de parler. Qu’a-t-il gagné d’ailleurs à cette discrétion mal entendue ? Sa plume, si vive, si habile à faire ressortir les détails, aurait pu nous donner de cette amie un portrait original qui aurait dignement tenu sa place dans la longue galerie des amies des poètes ; il ne l’a pas fait : M. Savinien Lapointe s’en est chargé à sa place ; la belle avance !
Ainsi donc dans sa Biographie Béranger a trouvé moyen de ne parler ni de sa jeunesse, ni de sa vieillesse, ni de son âge mûr, ni de son rôle public, ni de sa vie privée. Est-ce habileté, timidité ou réserve ? Je ne sais ; mais si l’indiscrétion est un défaut, la discrétion poussée à ce degré est une vertu si négative, que nous ne voudrions la souhaiter à personne. Béranger, dira-t-on, avait horreur du scandale. Vraiment, il avait attendu bien tard pour avoir de telles craintes. L’horreur du scandale est un sentiment fort respectable, et qu’on ne doit pas réserver seulement pour sa vieillesse. Béranger est décidément trop parfait ; on lui souhaiterait presque quelque défaut bien accentué. Que de sagesse, bon Dieu, que de modestie, que de modération ! Franchement il serait bien plus intéressant s’il était un peu moins sage. Ma conclusion, après avoir lu la Biographie, c’est qu’il n’a manqué qu’une chose à Béranger : l’imprudence. Et cependant cette Biographie est un joli livre, et, malgré toutes ses réticences, nous apprend à mieux connaître Béranger. Toutes les pages consacrées à son enfance sont pleines de détails curieux. C’est une enfance sans fraîcheur et qui prédit ce que sera l’homme un jour. Quelques critiques assez malavisés ont cru devoir reconnaître à Béranger une certaine parenté avec La Fontaine, et pour justifier cette parenté, ils ont attribué au chansonnier je ne sais quelle naïveté, qui a été toujours absente et de sa vie et de ses œuvres. Béranger n’a jamais connu cette innocence naturelle, cette ignorance aimable de toutes les choses artificielles de la civilisation qui sont nécessaires pour constituer cette franchise de sentimens qui s’appelle naïveté. Ce sont des influences artificielles et non des influences naturelles qui ont pesé sur son enfance. Sa famille présentait tous les contrastes que présentent les sociétés trop chargées de civilisation. Son éducation a manqué d’unité et a subi mille vicissitudes contradictoires. Il est né pauvre, puis il a connu toutes les petites misères de la médiocrité de « fortune, puis il a goûté une demi-opulence, à laquelle a succédé une complète détresse. Toutes ces vicissitudes de fortune propres à mûrir trop prématurément un jeune esprit, il les avait éprouvées avant d’avoir atteint sa vingtième année. Mêmes contradictions dans son éducation intellectuelle et morale, comme dans le caractère des personnes qui ont eu la garde de son enfance. Son grand-père, honnête tailleur, homme tout populaire, le gâtait de son mieux. « Ils (ses grands parens) firent de mes oncles et de mes tantes mes très humbles domestiques, et ce n’est pas leur faute si je ne contractai pas dès lors le goût d’une mise élégante et recherchée. » Son père, homme vain et d’une sécheresse de cœur assez remarquable, était plein de prétentions nobiliaires, et ne laissa à son fils pour toute preuve d’amour paternel que cette fameuse particule que l’on s’étonne de voir accolée au nom du chansonnier. Sa mère, jeune femme un peu mondaine, qui vivait séparée de son mari, ne s’occupait de l’éducation de son fils que pour, effacer de son mieux les leçons qu’il recevait rue Montorgueil, chez le vieux tailleur. « J’allais de temps à autre passer huit ou quinze jours auprès d’elle, près du Temple… Souvent elle me conduisait aux théâtres du boulevard ou à quelques bals et à des parties de campagne. » Oublié par son père, négligé par sa mère, à charge à ses grands parens devenus nécessiteux, on l’envoie à l’âge de neuf ans chez une tante, ardente républicaine, qui ne négligea rien pour imprimer ses opinions dans l’esprit du jeune enfant. On le met d’abord en pension à Paris, où il reçoit un commencement d’instruction, puis il passe à Péronne sous la direction d’un disciple de Jean-Jacques Rousseau. On l’élève d’abord comme un jeune bourgeois, puis on en fait un garçon d’auberge, puis un apprenti d’imprimerie, puis un courtier d’affaires. Est-ce assez de contradictions ? Mais non, l’écheveau n’est pas encore assez embrouillé. Il y avait chez tous ses parens et protecteurs cette macédoine excentrique de sentimens opposés qui caractérise les sociétés vieillies. « Je me rappelle ma grand’mère lisant les romans de Prévost et les œuvres de Voltaire, et mon grand-père commentant à haute voix l’ouvrage de Raynal, qui alors jouissait d’un succès populaire. J’ai pu douter depuis que ma bonne grand’mère comprît quelque chose à ses lectures, qui pourtant la passionnaient. Elle citait sans cesse M. de Voltaire, ce qui ne l’empêchait pas à la Fête-Dieu de me faire passer sous le saint sacrement. » Sa tante, la républicaine, la lectrice assidue de Voltaire, n’en aspergeait pas moins d’eau bénite sa maison toutes les fois qu’un orage s’annonçait. Il eût été fort extraordinaire que de toutes ces complications il sortît un esprit naïf et un caractère tout d’une pièce. Comprenez-vous maintenant le caractère insaisissable et presque inclassable de Béranger, ce mélange de sentimens bourgeois et d’instincts populaires, cette hésitation et cette oscillation perpétuelle entre les opinions qui naissent de mœurs opposées, cette tenue irréprochable unie à cette licence de langage, ce désintéressement réel uni à un sens si pratique des affaires de ce monde ?
Les cent premières pages de la Biographie sont donc réellement instructives ; elles font parfaitement comprendre la formation du caractère de Béranger. Il y avait toujours eu pour nous jusqu’à présent quelque chose d’insaisissable dans la personne de Béranger, et nous aurions été assez embarrassé s’il avait fallu le classer non comme poète ou comme politique, mais comme homme. Était-ce un bourgeois ? était-ce un homme du peuple ? Nous savons maintenant qu’il était l’un et l’autre à la fois, ayant reçu en même temps la double éducation de l’homme du peuple et de l’homme des classes moyennes. Formé pour ainsi dire de deux natures, il était merveilleusement doué pour remplir le rôle qu’il a joué, pour fondre ensemble les sentimens de ces deux grandes moitiés de la société française, et pour atteindre à cette popularité que lui ont faite à l’envi la bourgeoisie et le peuple. Le récit que Béranger fait de son enfance a encore changé en certitude un soupçon que nous n’aurions pas osé exprimer : c’est qu’il devait aux mœurs de l’ancienne France ce qu’il y a dans son caractère de très respectable. Il y a beaucoup de la vieille France dans Béranger, et ce révolutionnaire était bien plus de l’ancien régime qu’il ne le.pensait. Il a été élevé au milieu d’un monde qui était encore rattaché par mille liens à la tradition, dont les idées étaient en désaccord avec les habitudes, qui croyait en Voltaire et allait à la messe, qui aspirait à la démocratie et qui était aussi plein de préjugés nobiliaires que les marquis de la vieille cour. La table rase que les générations nouvelles trouvent à leur entrée dans la vie n’a jamais existé pour Béranger. Fils de ses œuvres, Béranger n’est nullement un parvenu ; il n’en a ni les témérités de pensée, ni les impertinences de langage, ni les audaces d’action. Quels qu’aient été ses déboires, il est entré dans la vie docilement, sans fracas, comme un homme qui a sa place faite dans la société, si modeste qu’elle soit, et non comme un homme qui sent le besoin de faire son chemin. Ce qui caractérisait en effet le Français de l’ancien régime, c’est qu’il se laissait porter par la société et qu’il se considérait comme en faisant partie, quelle que fût sa pauvreté ou la bassesse de son extraction : aussi y avait-il très peu de parvenus dans cette société privilégiée ; en s’élevant, on ne faisait que changer de place. Ce qui caractérise au contraire le Français d’aujourd’hui, c’est qu’il se considère comme exclu de la société et comme n’ayant ni feu ni lieu tant qu’il n’a pas conquis la fortune ou le renom ; de là l’abondance des parvenus dans la société contemporaine. Par ses mœurs et son caractère, Béranger est tout à fait un Français de l’ancien régime.
La Biographie de Béranger contient un certain nombre de scènes et de figures de cette vieille société française, qui, sous sa calme apparence, cachait tant de bizarreries, tant d’originaux, tant de contrastes. Quelques-uns de ces types ont entièrement disparu : où est le philanthrope du XVIIIe siècle par exemple, dont Béranger nous présente le portrait dans la personne de M, Ballue de Bellenglise, l’homme qui, après avoir fait son éducation philanthropique dans les rêveries du Télémaque, avait senti, vers le milieu de sa vie, ce premier germe de bienveillance grandir en lui sous l’influence des théories de Jean-Jacques, et s’était cru appelé à un apostolat philanthropique ? Ils ont disparu complètement, ces hommes bizarres et inoffensifs, doux brahmes du déisme, qui, au milieu des orages de la vie active, ne rêvaient que paix et innocence, et vivaient entourés de fleurs et d’oiseaux, ces prédicateurs obstinés et patiens de la morale naturelle, qui croyaient avec autant de foi à la régénération de l’homme par l’éducation que les missionnaires croient à la régénération des païens par le baptême. M. Ballue de Bellenglise, membre de l’assemblée législative, était un de ces hommes. Il avait formé à Péronne des écoles primaires qui étaient en miniature une petite république. Le peuple des écoliers élisait ses juges, ses magistrats municipaux, chargés de maintenir l’ordre et de réprimer les délits ; il s’était constitué une force armée qui manœuvrait dans la campagne les jours de congé, et un club dont Béranger fut fréquemment le président. Cependant ces hommes si doux étaient terribles au besoin, comme le prouva trop l’histoire de la révolution française, et comme le prouve l’exemple même du bienveillant M. Bellenglise. « Contraint, en sa qualité de magistrat, de condamner un coupable qui s’était vengé par l’incendie d’une spoliation inique, mais légale, il frappa en pleine audience le spoliateur d’une réprobation si énergique, que celui-ci, malgré toutes ses richesses, fut obligé de s’éloigner du département. » Un autre excellent type de l’ancien régime est le chevalier de La Carterie, que M. de Béranger père, alors qu’il était initié aux intrigues royalistes, avait chargé de l’éducation politique de son fils. Le jeune républicain, ayant docilement demandé ses conseils au chevalier, fut fort surpris d’apprendre que les membres de la famille royale étaient des bâtards et des usurpateurs, et qu’il n’y avait qu’un seul maître légitime, le descendant du Masque-de-Fer, que le général Bonaparte replacerait sur le trône, d’où la perfidie de Richelieu avait exclu son ancêtre. La politique, sous l’ancien régime, avait ses visionnaires comme la religion, et ses alchimistes comme la science, et l’on pourrait faire un livre curieux sous le titre de politique hermétique de la France des trois derniers siècles. Les mystères qui entouraient les négociations et les ténébreuses intrigues des familles royales, en enflammant les imaginations, qui s’acharnaient à pénétrer des secrets réels ou supposés, enfantaient ces maniaques et ces excentriques, qui ont disparu avec le grand jour de la publicité et le gouvernement de l’opinion. Enfin nous citerons parmi les scènes où revit cette société à jamais disparue une conversation entre M. de Béranger, qui caresse l’espoir de voir son fils dans les pages de Louis XVIII, et sa sœur la républicaine, qui se moque de ses prétentions. Il n’y a pas de meilleure scène dans le Bourgeois gentilhomme ; M. Jourdain n’a pas plus d’infatuation ridicule que M. de Béranger, et Mme Jourdain n’a pas plus de bon sens bourgeois que la cabaretière de Péronne.
Au milieu de ces souvenirs d’enfance et de jeunesse, il en est un qui est étranger à la vie de Béranger, mais qu’on ne peut passer sous silence, car Béranger lui doit les dix plus belles pages de son livre. C’est un épisode intitulé Histoire de la mère Jary² anecdote rapide et concise, comme on savait en composer autrefois, avant que le roman à la manière anglaise, importation exotique, eût remplacé le genre tout français du récit. Cette courte et touchante histoire.est une des plus belles choses qui soient sorties de la plume de Béranger, et peut hardiment prendre sa place à côté de Jeanne la Rousse et du Vieux Vagabond. Nous avons été d’autant plus touché de cette anecdote, qu’elle roule sur un sujet dont nos modernes romanciers nous ont déshabitués, l’amour maternel. Ce vieux sentiment, éternel comme la nature humaine, a été pour ainsi dire renouvelé par Béranger, et se présente, dans son sobre, savant et cependant naïf récit, avec une physionomie tout à fait originale. Par suite de circonstances horriblement dramatiques que le poète a racontées avec une simplicité admirable, une pauvre femme a perdu son unique enfant, et depuis plus de quarante ans elle le cherche à l’angle de toutes les rues, à la porte de toutes les églises, sur toutes les promenades publiques. Elle l’a suivi en imagination dans tous les âges de l’existence ; elle l’a vu enfant, puis jeune homme, puis homme fait. Quelques-uns des traits de ce récit sont sortis des profondeurs mêmes de, la nature humaine, et ont un accent à la fois plein de vérité et de poésie, celui-ci, par exemple, lorsque la mère, parlant en imagination à son fils, compte les ravages que l’âge a déjà faits sur lui : « Combien, Paul, tu as déjà de cheveux blancs ! » Quel beau sujet pour un romancier moderne que l’odyssée de cette femme poursuivant une vision à travers toute l’existence ! Nous n’en aurions pas été quittes à moins de huit ou dix volumes. L’histoire occupe dix pages à peine dans la Biographie de Béranger ; nous n’hésitons pas à la ranger parmi les petits chefs-d’œuvre du récit à la françoise, et nous la recommandons à l’attention de tous les amateurs de la bonne littérature.
Les cent cinquante dernières pages du livre sont pour ainsi dire des souvenirs impersonnels, et sont loin d’avoir la valeur des cent premières. L’auteur y raconte non les choses, auxquelles il a pris part, mais quelques-unes des scènes dont il a été le spectateur passif. Un tableau assez curieux dans ce genre est le récit des événemens de 1814. C’est, comme l’auteur le dit fort bien lui-même, un tableau plein de bigarrures. L’entrée des alliés frappa Paris de surprise, et ce fut avec un étonnement profond, et qui ne laissait aucune place à la colère, que la population de la capitale assista au défilé des armées étrangères. Chacun cherchait le mot de cette énigme et demandait où était l’empereur. Cette attitude passive de la population, qui n’était ni de la résignation ni de la tristesse, mais une sorte d’indifférence et de léthargie du sentiment national, est expliquée merveilleusement par Béranger, qui, malgré son admiration pour l’empereur, se voit contraint de faire cet aveu : « Au reste, si l’empereur eût alors pu lire dans tous les esprits, il eût reconnu sans doute une de ses plus grandes fautes, une de celles que la nature de son génie lui fit faire. Il avait bâillonné la presse, ôté au peuple toute intervention libre dans les affaires, et laissé s’effacer ainsi les principes que notre révolution nous avait inculqués. Il en était résulté l’engourdissement profond des sentimens qui nous sont les plus naturels. Sa fortune nous tint longtemps lieu de patriotisme ; mais comme il avait absorbé toute la nation en lui, avec lui la nation tomba tout entière, et dans notre chute nous ne sûmes plus être devant nos ennemis que ce qu’il nous avait faits lui-même. » L’aveu est bon à recueillir sous plus d’un rapport, d’abord parce qu’il explique judicieusement les dangers que le pouvoir absolu fait courir non-seulement à la nation, mais au souverain, ensuite parce qu’il constate une fois de plus quel était l’état du sentiment public en 1814, et dans quelles dispositions la première restauration trouva la France. Béranger, qui n’aime pas plus la première restauration que la seconde, admet cependant qu’il y eut une grande différence dans la manière dont le sentiment public accueillit ces deux résurrections de l’ancienne monarchie. Adversaire de la restauration, il est d’accord avec ses partisans et ses juges impartiaux, d’accord avec les témoignages de l’histoire et les mille souvenirs des contemporains, que chacun de nous a pu recueillir. Seulement, ce que tout le monde appelle lassitude nationale, Béranger l’appelle léthargie nationale ; il n’y a que les noms de changés.
Béranger explique pourquoi la restauration l’a trouvé hostile dès le début ; mais comme nous n’avons nulle intention de discuter avec lui la différence qu’il établit entre la politique cosmopolite et la politique nationale, et l’application qu’il en fait aux événemens de 1814 et de 1815, nous préférons abandonner ce terrain dangereux. Dans une précédente étude, nous avons avancé que Béranger avait été le plus irréconciliable ennemi de la monarchie des Bourbons ; la lecture de sa Biographie a pleinement confirmé notre jugement. Béranger ne haïssait pas la restauration parce qu’elle était illibérale, mais parce qu’elle était la restauration ; il haïssait les Bourbons, non parce qu’ils étaient rétrogrades, mais parce qu’ils étaient Bourbons. Il ne voulait à aucun prix de la restauration, même libérale. Ainsi il revient encore, dans cette biographie, sur le ministère de M. de Martigriac et sur cette fameuse tentative de fusion entre une partie de la gauche libérale et le centre conservateur, et il en parle comme par le passé, avec malveillance et amertume ; mais c’est surtout dans ses jugemens sur les membres de la famille des Bourbons que cette haine opiniâtre1 et instinctive se laisse le mieux apercevoir. « La seule personne, dit-il, qu’alors (1814) on désirât vraiment de toute cette famille était la duchesse d’Angoulême… Hélas ! rien dans sa figure, dans son air, dans le son de sa voix, ne répondit à nos espérances. » Suit une longue page pleine de mots cruels que ne parviennent pas à faire passer quelques expressions de respect. Béranger reproche à la duchesse d’Angoulême de n’avoir pas su conquérir les sympathies de la France ; mais vraiment comment un homme aussi sensé peut-il, à la suite de tous les démocrates de boutique, adresser un tel reproche à la malheureuse princesse ? On connaît l’histoire de la duchesse d’Angoulême, sa vie, qui ne fut qu’une longue infortune ; l’âme avait été blessée de bonne heure, et s’était fermée de bonne heure aussi. Il y avait en elle de la sécheresse, personne ne veut le nier mais en vérité Béranger demande trop à la nature humaine, quand il demande à la duchesse d’Angoulême des larmes pour les malheurs de la France, et de la pitié pour les infortunes des proscrits. Des larmes ! elle avait usé toutes les siennes à pleurer ses propres malheurs. On a dit que Mme la duchesse d’Angoulême n’aimait pas les Français : je ne sais jusqu’à quel point on a eu le droit d’avancer une telle accusation ; mais ce sentiment eût-il existé chez elle, il serait à la fois inepte et lâche de lui en faire un crime. Franchement il serait peu raisonnable de reprocher à la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, à la sœur de Louis XVII, de ne pas avoir eu une affection démesurée pour ceux qui la firent si cruellement souffrir. Les pages que Béranger a consacrées à la duchesse d’Angoulême sont donc à la fois peu loyales et peu judicieuses. Je n’oserais en dire autant du jugement porté sur Louis XVIII, qui est très dur, mais que je crois en partie mérité. « Cet homme, dit-il, avait le cœur faux et méchant ; il est le seul des Bourbons que nous avons connus qui ait mérité cette accusation. Charles X, à part ses entêtemens politiques et religieux qui l’ont perdu, et qui eussent pu nous devenir funestes, a laissé en France la réputation d’un homme facile et bon, digne d’avoir des amis, comme en effet il en eut plusieurs qui lui restèrent attachés. Son frère n’eut que des favoris. » Nous ferons sur ces paroles une courte observation : ce jugement s’applique à Louis XVIII homme privé, et non à Louis XVIII roi. Il est possible qu’il eût le cœur faux et méchant, et que le bon vieux roi Charles X lui fût très supérieur comme homme ; mais Louis XVIII sut régner et gouverner, et c’est une qualité assez importante pour que Béranger en tînt compte et ne la passât pas sous silence. Il nous montre le revers de la médaille ; pourquoi ne pas nous en montrer aussi la face ?
Béranger ne cache pas son admiration pour Napoléon. Il a applaudi au 18 brumaire, il a voté pour le consulat à vie ; sous l’empire, s’il n’a pas admis les institutions, il n’a cessé d’admirer l’homme et même il n’a cessé d’applaudir à sa fortune. Lorsqu’est venue l’heure des revers, il en a ressenti de la colère et du dépit, Il a vu avec douleur la première restauration, et son amour pour l’empereur va si loin, qu’obligé de constater la froideur du sentiment public en 1814, il déclare que l’empereur fut seul patriote en cet instant suprême. Cependant Béranger cache tant qu’il peut cet amour, de peur de compromettre ses opinions républicaines, auxquelles il veut paraître avoir été fidèle toute sa vie. Il est plein d’adresse pour cacher ce mystère, qui pourrait troubler la paix de son ménage politique. Dieu ! qu’arriverait-il si la république, cette froide épouse légitime de son intelligence, savait que Béranger nourrît en secret un amour plus ardent ? Mais il a beau multiplier les ruses et les finesses de langage, les preuves indirectes de cet amour, — que d’ailleurs nous ne songeons nullement à incriminer, mais que nous devons constater, — sortent de toutes les lignes de ce récit pour celui qui sait lire. Ainsi Béranger tient en quelque sorte pour ennemis tous les ennemis de l’empereur. Il se montre tiède pour ceux qui ont été tièdes envers l’empereur ; il juge les hommes de son temps, non selon la valeur de leurs idées, mais selon la conduite qu’ils ont tenue en 1814 et en 1815. Il est extrêmement froid pour M. de Lafayette, qu’il n’a, dit-il, jamais voulu visiter, alors que sa demeure, avant et après 1830, était le rendez-vous de tous les membres du parti libéral. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’il accusait Lafayette de n’avoir pas tenu en 1814 la même conduite que Carnot. Il parle de presque tous les contemporains, sauf des doctrinaires, dont les idées politiques étaient, comme on sait, de toutes les idées qui se rencontrèrent sur le terrain du libéralisme, les plus opposées au gouvernement impérial. À leur égard, il garde un silence complet ; pas un mot sur M. Royer-Collard, sur M. Guizot, sur M. Cousin. Il a fait une exception en faveur de Mme de Staël, mais c’est pour dire qu’il n’a jamais connu ni désiré connaître cette personne illustre, et pour porter sur elle un jugement malveillant en quelques mots très secs et même durs. Nous avons tous connu des partisans de la monarchie qui étaient plus royalistes que le roi ; il y a des momens où Béranger semble plus napoléonien que Napoléon lui-même.
Toutefois le bonhomme est plus changeant que le caméléon, et il échappe facilement alors qu’on croit fermement le tenir. À côté de cet enthousiasme latent pour l’empereur, il a des jugemens très sournois et très malicieux. Il en est un surtout que nous voulons citer tout entier : « Mon admiration pour Bonaparte ne m’a pas empêché de le traiter souvent d’homme de collège. Paoli l’avait bien deviné : c’était sous beaucoup de rapports un héros de Plutarque ; aussi restera-t-il, je l’espère, le dernier et peut-être le plus grand des hommes de l’ancien monde, qu’il aimait à refaire, à sa manière toutefois. Hélas ! rien ne porte malheur comme de lutter contre un monde nouveau. Napoléon a succombé à la tâche : en 1815, justifiant le mot de Paoli, il écrivait au régent d’Angleterre qu’il venait, comme Thémistocle, s’asseoir au foyer, britannique. Le peuple anglais et son prince ont été bien sensibles à ce souvenir de Plutarque. » Il y a beaucoup de finesse dans ce jugement qui méritait d’être développé. Napoléon a en effet quelque chose de classique, de renouvelé de l’antique, qui ajoute à sa grandeur pittoresque sans doute, mais qui l’a singulièrement embarrassé dans son œuvre, et l’a plus d’une fois rendu impropre à comprendre les conditions nouvelles du temps où il vivait. Il ne voit guère dans le monde que des héros et des foules. Tout ce qui n’est pas héros, empereur, souverain, rentre dans la catégorie des foules ; celui qui veut en sortir ne le peut qu’à une condition, c’est d’être serviteur. Napoléon n’avait et ne voulait avoir aucune idée des innombrables nuances qui séparent les hommes, qui les rangent dans des catégories spéciales, et leur donnent des droits divers. Il n’admet en aucune façon le partage du pouvoir : pour les foules l’égalité la plus absolue, pour les héros le pouvoir incontesté, sans contradictions, sans conseillers. Ce classicisme de système est en outre augmenté chez lui par une étonnante imagination : il cherche non-seulement le pouvoir, mais la gloire ; il veut non-seulement gouverner, mais éblouir. La gloire fut son idole presque autant qu’elle fut l’idole des héros antiques. Napoléon est, je crois, de tous les grands hommes modernes, celui qui a eu au plus vif degré cette religion des temps anciens ; c’est celui, sans en excepter Louis XIV, qui en a le plus fait à la fois le but de sa vie et son principe d’action. Enfin l’empereur, aussi Français qu’il fût devenu, garda toujours au fond sa nature italienne, et de tous les peuples de l’Europe moderne, le peuple italien est malheureusement celui qui a gardé le plus des défauts de l’ancien monde : l’amour de la pompe, du grandiose, et surtout l’amour de la politique considérée comme un art, comme un bel exercice pour l’intelligence, et une intéressante escrime pour le caractère. Cette physionomie classique apparaît surtout quand on compare l’empereur aux grands souverains et aux grands politiques modernes, à Henri IV, aux deux Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Frédéric le Grand, tous princes médiocrement préoccupés d’éblouir et d’étonner, mais sérieusement préoccupés de réussir.
Les jugemens très brefs et très discrets que porte Béranger sur ses contemporains sont généralement favorables. En homme qui n’aime pas à se compromettre, il s’est tu sur les personnages pour lesquels il avait de l’antipathie. Nous avons déjà dit qu’il n’avait pas prononcé un mot sur les doctrinaires. Il ne faudrait cependant pas prendre au pied de la lettre cette bienveillance banale ; sous ses louanges prudentes, on distingue assez nettement ses sentimens véritables à l’endroit des personnages dont il nous entretient. M. Laffitte est traité respectueusement, mais comme un allié plutôt que comme un ami. Béranger se tient pour ainsi dire à une certaine distance, comme s’il avait peur qu’on soupçonnât qu’il a pu être tenté par la générosité du banquier libéral. Le général Foy, homme de parti modéré, et représentant exclusif de l’opposition des classes moyennes, ne le satisfait qu’à demi : il est immolé sournoisement à la mémoire de Manuel, dont les opinions s’accordent entièrement avec les siennes, et sur lequel il s’exprime avec une admiration qu’il est permis en l’année 1858 de trouver tant soit peu exagérée. M. Thiers, dont les opinions touchent par tant de côtés à celles de Béranger, et qui semble avoir été beaucoup aimé de lui, est vengé avec énergie de quelques malveillantes imputations jetées par la calomnie sur ses relations avec Laffitte. Nous avons déjà signalé son jugement sur Lafayette. Quant à Benjamin Constant, il lui fait un assez singulier reproche, et qui pourrait être retourné contre lui-même. Il lui reproche de n’avoir jamais eu grand souci des formes politiques ; mais lui Béranger ne s’en est guère soucié davantage. « Avec une tribune abordable et une presse tant soit peu libre, dit-il, Constant se serait accommodé à peu près de tous les régimes. » Pourquoi pas ? Avec une assez grande dose d’égalité et un pouvoir tant soit peu dictatorial, Béranger s’accommoderait aussi de tous les gouvernemens. Il fallait toujours à Constant un peu de liberté ; il fallait à Béranger un peu de tyrannie : voilà toute la différence qui les sépare, et cette différence n’est pas au désavantage de l’auteur d’Adolphe.
La Biographie contient quelques jugemens littéraires qui sont aussi inoffensifs que ses jugemens politiques. Béranger, qui tient à ne pas avoir d’ennemis même après sa mort, prodigue les louanges à tout le monde : louanges banales en vérité, qui ne lui ont pas demandé grandes réflexions, et qui n’indiquent pas un sentiment bien profond des auteurs qu’il veut flatter. Que pensez-vous de ce jugement sur M. de Vigny par exemple ? « J’avais su un gré infini à M. de Vigny de composer ses sujets avec autant d’art que de goût : talent peu commun parmi nous. » Voilà un jugement élastique, qui n’a pas coûté de grands efforts et qui possède en outre cet avantage, de pouvoir s’appliquer à n’importe quel écrivain. C’est un de ces jugemens dont on trouve toujours la place. Nous doutons que M. de Vigny soit bien flatté de s’entendre dire que Béranger lui a su un gré infini de composer ses poèmes avec tout le soin dont il était capable. Ajoutons que le jugement est d’ailleurs aussi faux qu’il est banal. Il n’est pas vrai que l’art et le goût fassent défaut aux compositions françaises ; c’est au contraire par ces deux qualités que notre nation a toujours brillé en littérature. Mais que voulez-vous ? Béranger éprouvait le besoin de faire un compliment posthume, et il lui fallait une phrase quelconque. M. Alexandre Dumas et M. Sainte-Beuve sont honorés chacun d’un compliment à peu près aussi banal que le précédent. On se demande en vérité quelle raison il y a de parler des gens, lorsqu’on n’a rien de plus significatif à en dire. La raison, c’est que Béranger veut non-seulement avoir pour flatteurs, après sa mort comme de son vivant, les poètes qui ont illustré la France depuis trente ans, mais confisquer à son profit une partie de la gloire que la révolution romantique a donnée à ses auteurs. Béranger se présente comme le père du romantisme. On ne me croirait pas sans preuves ; il faut donc citer. Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, viennent visiter le poète à la Force en 1829. « Leurs visites furent le prix de tous les combats que j’avais livrés en faveur de la révolution littéraire qu’eux et leurs amis avaient osé tenter, et qui n’était, à tout prendre, qu’une conséquence un peu tardive de la révolution politique et sociale. » Béranger est généralement timide, mais cette fois franchement il est audacieux.
Pour un poète, Béranger parle peu de poésie, et en vérité il fait bien, car toutes les fois qu’il exprime une opinion littéraire, il exprime un lieu commun, ou passe à côté de la vérité. Ses idées littéraires sont hasardées ou incomplètes, à la fois téméraires et surannées. Il a du goût pourtant, mais seulement dans les petites choses ; c’est un bon juge des détails, mais il est absolument dépourvu du sentiment des très grandes et très belles choses. Il ignore les conditions véritables du grand art, et ne saura pas faire, par exemple, la différence entre une œuvre naïve et une œuvre systématique, entre une littérature qui relève de l’inspiration et une littérature qui relève de la critique. Je prends un exemple au hasard : « Je prêchais à Talma l’étude des tragiques grecs, aussi vrais, mais bien plus poétiquement vrais que les espagnols, les anglais et les allemands. » Que viennent faire là les Allemands, qui, comme chacun le sait, n’ont jamais eu un théâtre naïf, pas plus que les Français, et qui ont produit systématiquement, et non d’instinct, leurs plus belles œuvres dramatiques. Il n’y a certes aucune comparaison sensée à établir entre les théâtres grec, espagnol ou anglais, et les théâtres allemand ou français. Du reste, sur cette question de l’art dramatique, Béranger partage les idées de l’empereur Napoléon ; il répéterait volontiers la parole que Napoléon adressait à Goethe, et qui semble si profonde à M. Thiers : « Je m’étonne qu’un homme tel que vous n’aime pas les genres tranchés. » Mais l’a plus étrange des opinions littéraires de Béranger est celle qu’il exprime au courant de la plume sur André Chénier ; il attribue à M. Henri de Latouche, grand faiseur de pastiches et homme d’esprit, la plus grande partie des poésies d’André Chénier. Quand on avance de telles opinions, il faut avoir soin de les prouver. Les fragmens d’André ont pu paraître en effet très incomplets, très inachevés au classique Marie-Joseph, mauvais juge en matière aussi délicate, et dont le propos assez vague rapporté par Béranger ne prouve rien du tout. M. de Latouche avait, il est vrai, la rage du pastiche et de la supercherie littéraire ; mais il n’était pas homme à laisser à un autre la gloire qu’il pouvait retirer de ses propres compositions, et il était bien plus disposé à confisquer à son profit, quand il le pouvait, les idées et le talent d’autrui. On sait d’ailleurs ce dont était capable l’auteur de Fragoletta ; nous ignorons si les derniers vers attribués à Chénier sont bien réellement de M. Henri de Latouche, mais ce dont on peut être sûr, c’est que cet homme d’esprit n’a jamais été capable de produire le Jeune Malade, l’Aveugle ou l’admirable fragment intitulé Néère.
Cette Biographie n’apprendra donc rien de nouveau sur Béranger homme politique et sur les événemens auxquels il a été mêlé ; mais elle contribuera, je l’espère, à dissiper quelques illusions persistantes. S’il est encore quelques personnes qui voient en lui un républicain, qui lui prêtent des préférences politiques, et qui le regardent comme un défenseur de la liberté, qu’ils prennent et lisent Ma Biographie : ils sortiront de cette lecture convaincus, comme nous le sommes, que tout est égal au chansonnier, sauf l’égalité. Oui, tout lui est égal, même les rois nouveaux, et s’il paraît républicain, c’est tout simplement par sa haine contre les rois anciens. Il y a certains rois dont il ne veut pas, voilà ce qui l’autorise à se dire républicain ; il y en a certains autres dont il s’accommoderait parfaitement, et voilà ce qui doit lui interdire de prendre ce titre de républicain devant la postérité. Quant à nous, quel que soit le jugement que le public porte à l’avenir sur Béranger, soit qu’il adopte ses idées politiques, soit qu’il les repousse, nous sommes heureux que le poète lui-même se soit chargé de démontrer cette vérité embarrassante, et dont beaucoup de gens ne veulent pas convenir : c’est qu’un démocrate n’est pas nécessairement doublé d’un libéral.
EMILE MONTEGUT.