Le Bec en l’air/Un curieux point de droit
UN CURIEUX POINT DE DROIT
La lettre suivante, trouvée dans mon courrier de ce matin, m’a laissé particulièrement rêveur, perplexe même.
Si quelque jurisconsulte de mes lecteurs trouvait une solution au problème posé, je lui serais vivement reconnaissant de me l’adresser, car il y a là une question d’intérêt public à laquelle les indifférents seront seuls à ne se passionner point :
Voici les passages essentiels de la lettre :
» Vous, à qui les plus formidables points d’interrogation semblent jeux d’enfant ; vous, pour qui toute science est sans mystère, tirez-moi d’embarras.
» Je suis possesseur, dans les environs de Paris, d’un charmant pavillon entouré d’un parc qui mesure 134 mètres de long sur 87 de large.
» Mais ce qui me chiffonne au-delà de toute imagination, c’est que, connaissant la longueur et la largeur de ma propriété, j’en ignore la hauteur.
» Mon droit de propriétaire s’étend-il ou plutôt s’élève-t-il jusqu’aux étoiles, jusque par delà les étoiles (ô rêve !), ou bien s’il s’arrête quelque part ?
» Et où ?
» Les livres de droit que j’ai feuilletés sans relâche depuis quelques jours sont muets à cet égard.
» Y aurait-il lacune de la loi ?
» Ou bien le législateur aurait-il reculé devant une aussi grave question ?
» Quoi qu’il en soit, cher monsieur Allais, je suis horriblement tourmenté depuis que ce problème hante mon esprit.
» Précisons :
» Un ballon a-t-il le droit de passer sur ma propriété ?
» Évidemment, répondez-vous.
» Bon, mais à quelle hauteur ?
» Bien sûr que si cet aérostat se contente de planer à un millier de mètres au-dessus de mon jardin, je n’aurai rien à dire.
» À cinq cents mètres, pas davantage.
» À trois cents mètres, non plus.
» Et même à cent mètres.
» Mais, voyez-vous ce ballon voletant à un mètre de mon sol ?
» N’allez pas crier à l’impossibilité d’un tel fait, car l’aventure m’est arrivée pas plus tard que dimanche dernier.
» J’avais quelques amis à déjeuner, des messieurs, des dames et des enfants.
» Comme le temps était fort beau, nous mangions dehors, sur la magnifique pelouse qui s’étale devant ma maison.
» On venait de servir le café quand un petit garçon de l’assistance s’écria : « Tiens ! un ballon ! »
» En effet, un ballon s’avançait dans notre direction.
» Tout à coup, cette sphère volante sembla se décider à regagner le plancher des vaches et nous la vîmes qui s’abattait assez rapidement sur notre tête.
» Elle n’en était plus qu’à quelques mètres ; nous distinguions parfaitement les deux messieurs dans la nacelle, quand l’un d’eux s’écria, nous désignant :
» — Ne descendons pas là, ces gens ont une trop sale gueule !
» (Excusez l’expression, elle n’est pas de moi.)
» L’autre répondit :
» — Tu as raison !… Tiens ! voilà pour sucrer leur café.
» Et, en même temps, il vida sur nous tous un plein sac de sable du plus désagréable effet.
» Délesté, le ballon remonta et disparut bientôt à l’horizon.
» Comme c’est agréable, n’est-ce pas !
» Comprenez-vous, maintenant, cher monsieur Allais, pourquoi je voudrais être fixé sur mes droits de propriétaire, en hauteur ?
» Je compte sur vous pour m’envoyer au plus tôt la solution de ce point de droit laissé, jusqu’à ce jour, dans l’ombre.
» J’ai l’honneur, etc., etc.
» Signé : Un fidèle admirateur de votre beau talent. »
Moi aussi, me voilà bien embarrassé pour élucider un litige tant inouï.
En attendant que les hommes de loi aient prononcé leur sentence, si j’étais à la place du fidèle admirateur de mon beau talent, j’élèverais mes murs à 3 ou 400 mètres de hauteur, et puis, sur le tout, je tendrais une belle toile métallique bien solide.
Et puis, je m’arrangerais pour ne plus inviter à déjeuner des gens dont la gueule dégoûte à ce point de braves aéronautes.