Un crime étrange/Partie 2/Chapitre 7

Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 214-223).


CHAPITRE VII


ÉPILOGUE


Nous avions été cités à comparaître le jeudi suivant devant les magistrats, mais au jour dit notre témoignage était devenu inutile. Un juge plus puissant s’était chargé de l’affaire et Jefferson Hope avait été appelé devant le tribunal qui, seul, rend la justice suprême. Dans la nuit même qui avait suivi son arrestation, son anévrisme s’était rompu, et le lendemain matin on l’avait trouvé étendu sur le sol de sa cellule, la figure souriante, les traits calmes, comme si à son heure dernière il avait vu se retracer devant lui toute une existence utile et bien remplie.

« Gregson et Lestrade vont être navrés de cette mort, remarqua Holmes tandis que nous la commentions le lendemain soir. C’en est fait maintenant de leur belle réclame.

— Je ne trouve pas qu’ils aient pris une si grande part au succès final, répondis-je.

— En ce monde ce que vous faites importe peu, répliqua mon compagnon d’un ton amer. C’est ce que vous paraissez avoir fait qui est tout. Quoi qu’il en soit, reprit-il plus gaiement un moment après, j’aurais été désolé de manquer cette affaire. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré un cas plus intéressant et, quelque simple qu’il fût, il renfermait cependant plusieurs côtés fort instructifs.

— Quelque simple qu’il fût ? m’écriai-je.

— Mon Dieu, oui, on ne peut guère lui donner d’autre épithète, dit Sherlock Holmes en souriant de ma surprise. La preuve en est que, grâce à une suite de raisonnements fort peu compliqués, j’ai pu, en l’espace de trois jours, mettre la main sur le criminel.

— C’est pourtant vrai, fis-je.

— Je vous ai déjà expliqué que tout problème qui sort des voies battues, loin d’être plus difficile est bien plus aisé à résoudre. Seulement, dans un cas de ce genre, l’important est de raisonner à rebours. C’est bien simple, c’est d’une utilité incontestable et cependant personne ne le fait. En effet, dans l’habitude de la vie, on emploie plus souvent le raisonnement direct et on en prend ainsi l’habitude. Vous trouverez cinquante personnes capables d’agir par déductions synthétiques, pour une qui saura procéder par analyse.

— J’avoue, dis-je, que je ne vous comprends pas très bien.

— Je m’en doutais. Voyons si je puis m’expliquer plus clairement. Prenez quelqu’un à qui vous exposiez une succession de faits, il saura presque toujours deviner ce qu’ils ont produit, car après les avoir tous coordonnés dans son esprit, il aura vu à quoi ils aboutissaient. Mais quand on ne livre que le résultat, bien peu de personnes possèdent en elles assez de ressources pour reconstituer les différentes étapes qui ont précédé et qui ont occasionné l’événement final. Voilà ce que j’entends par le raisonnement à rebours ou analytique.

— Je comprends, dis-je.

— Dans cette dernière affaire, vous connaissiez le résultat et il fallait en déduire tout le reste. Eh bien, je vais essayer de vous faire saisir mon procédé. Commençons par le commencement. Je me suis approché de la maison à pied, comme vous avez pu le voir, et l’esprit dégagé de toute idée préconçue. Mon premier soin fut d’examiner la route et là, je vous l’ai du reste déjà expliqué, je relevai distinctement les traces laissées par les roues d’un fiacre, traces qui ne pouvaient dater que de la nuit. Je savais que c’était un fiacre et non une voiture de maître par le peu de distance qui séparait les roues ; en effet un coupé élégant possède une voie sensiblement plus large que celle d’une vulgaire locatis.

« Voilà donc un premier point gagné. Je suivis ensuite lentement l’allée du jardin qui, grâce à la nature argileuse du sol, avait conservé aux empreintes faites toute leur netteté. Là où vous n’avez vu qu’un passage boueux et piétiné en tous sens, mon œil exercé relevait dans chaque trace une indication précieuse. Il n’y a pas de branche dans la science du policier plus importante et plus négligée en même temps que celle qui a trait aux empreintes laissées sur le sol. Heureusement pour moi, j’y ai toujours attaché une importance capitale et une longue pratique me l’a rendue tout à fait familière. Je distinguai ainsi les pas des agents de police, mais je découvris également les marques laissées par deux hommes qui, les premiers, avaient traversé le jardin. Il était bien facile de les reconnaître, car par endroits elles avaient été complètement effacées par les pas de ceux qui étaient venus après eux. Je tenais ainsi le second anneau de la chaîne et je savais maintenant que les visiteurs de la nuit étaient au nombre de deux, l’un d’une taille élevée (la longueur de son pas le prouvait), l’autre élégamment vêtu comme je pouvais en juger par l’étroitesse et l’élégance de ses bottines.

« En entrant dans la maison, ma dernière supposition se trouva confirmée. L’homme aux chaussures élégantes était étendu devant moi. C’était donc le plus grand qui avait dû l’assassiner, si tant est qu’il y eût assassinat. Le cadavre ne portait en effet aucune trace de blessure et, cependant, l’expression de terreur empreinte sur les traits de l’individu montrait qu’il avait compris le sort qui l’attendait avant de le subir. Les gens qui meurent subitement, soit d’une maladie de cœur, soit de toute autre cause naturelle, n’ont jamais la figure aussi bouleversée. J’eus alors l’idée de renifler les lèvres du mort, et je sentis une odeur âcre qui me permit de conclure qu’on avait fait avaler de force à cet homme un poison terrible. Ce qui me prouvait qu’il avait bien été empoisonné par force, c’était l’expression de terreur et de haine répandue sur tous ses traits. Voilà où j’étais amené en procédant par élimination, puisque toute autre hypothèse ne cadrait pas avec les faits. N’allez pas vous imaginer qu’une telle supposition fût inadmissible. L’idée de forcer quelqu’un à absorber un poison n’est certainement pas nouvelle dans les annales du crime. Tous ceux qui se sont occupés de toxicologie connaissent le cas de Dolsky à Odessa et celui de Lelurier à Montpellier.

« Mais ce qu’il importait de connaître avant tout, c’était le mobile du crime. Ce n’était certainement pas le vol, puisque la victime n’avait pas été dévalisée. Était-ce une raison politique, une histoire de femme ? Voilà ce que je me demandais, tout en penchant nettement pour la dernière hypothèse. En effet, les assassins politiques, une fois leur tâche accomplie, n’ont qu’une idée, celle de fuir. Or, ici, le meurtrier avait agi avec le plus grand calme, restant dans la chambre jusqu’à la fin et y laissant de nombreuses traces de son passage. Une façon si méthodique de procéder semblait indiquer le châtiment d’une injure privée, et non une vengeance politique. Mon opinion ne fit que se confirmer en voyant l’inscription tracée sur le mur : on ne l’avait faite que pour égarer les premières recherches et la découverte de la bague prouva bien la justesse de mes appréciations. N’était-il pas évident que le meurtrier avait mis cet anneau sous les yeux de la victime pour lui rappeler une femme qu’ils avaient connue ? C’est alors que je demandai à Gregson si, en télégraphiant à Cleveland, il avait précisé quelque point particulier à éclaircir dans l’existence antérieure de M. Drebber. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? qu’il me répondit par la négative.

« Je me mis ensuite à examiner attentivement la chambre ; je constatai que je ne m’étais pas trompé quant à la taille de l’assassin et je recueillis quelques indications complémentaires comme celles du cigare de Trichinopoli et de la longueur inusitée des ongles. Du moment où il n’y avait aucun indice de lutte, je pensais bien que le sang qui couvrait le plancher provenait d’un saignement de nez, produit par l’état d’excitation dans lequel se trouvait l’auteur du crime, et je constatai même que les taches coïncidaient avec la trace de ses pas. Il faut en général, pour que pareil accident arrive, être doué d’un tempérament très sanguin. Aussi ne craignis-je pas d’avancer que le criminel devait être un homme très fort avec une figure congestionnée. La suite a prouvé que je ne me trompais pas.

« En quittant la maison du crime, je cherchai à réparer les omissions commises par Gregson. Je télégraphiai au chef de la police à Cleveland en lui demandant simplement tout ce qu’il savait à propos du mariage d’Enoch Drebber. La réponse fut concluante. Drebber avait déjà, paraît-il, demandé à la justice de le protéger contre un ancien rival en amour nommé Jefferson Hope, lequel se trouvait actuellement en Europe. J’avais donc réuni dans ma main tous les fils du mystère, et il ne me restait plus qu’à m’assurer du meurtrier.

« Un point déjà me paraissait bien établi ; l’homme qui avait suivi Drebber dans la maison ne pouvait être que le cocher qui l’avait amené. Les pas du cheval indiquaient en effet qu’on l’avait laissé seul dans la rue, sans personne pour le garder, et qu’il en avait profité pour errer un peu. Or le conducteur n’avait pas pu aller ailleurs que dans la maison. D’ailleurs, comment supposer qu’à moins d’être fou, un homme aille de propos délibéré commettre un crime devant un témoin qui ne manquerait pas de le dénoncer ? Enfin, si quelqu’un voulait s’acharner sur la piste d’un ennemi, quel meilleur moyen aurait-il pour le suivre que de se faire cocher de fiacre ? Toutes ces considérations m’amenèrent à conclure que pour mettre la main sur Jefferson Hope, il suffisait de le chercher parmi les cochers de fiacre de la capitale.

« Car il n’avait pas dû cesser son métier. N’aurait-ce point été attirer l’attention sur lui que de changer brusquement d’existence ? Selon toute apparence il devait donc, pendant quelque temps au moins, continuer à mener son fiacre. Je ne craignais guère qu’il eût pris un faux nom ; à quoi cela lui aurait-il servi dans un pays où personne ne le connaissait ? J’embrigadai alors mes petits gamins de la rue pour en former un vrai corps d’agents de police et je leur fis faire successivement la tournée de tous les propriétaires de fiacres de Londres, jusqu’à ce qu’ils eussent découvert l’homme que je cherchais. Vous vous rappelez comment ils s’acquittèrent de cette mission et combien je m’empressai d’en profiter. Quant à l’assassinat de Stangerson, il était bien difficile à prévoir et, je crois, presque impossible à prévenir. Cependant ce dernier crime me permit de mettre la main sur les pilules dont je n’avais fait jusque-là que soupçonner l’existence…. Vous le voyez, tout cela forme une chaîne de conséquences ininterrompue et parfaitement logique.

— C’est merveilleux ! m’écriai-je. Vos talents méritent d’être connus de tous et vous devriez publier un compte rendu de toute cette affaire. Je vous avertis que, si vous ne le faites pas, je l’écrirai à votre place.

— Faites ce que vous voudrez, docteur, mais lisez d’abord ceci », répondit Holmes, en me tendant un journal.

Ce journal était l’Écho du même jour ; le paragraphe qu’il me désignait était consacré à notre affaire et ainsi conçu :

« La mort subite du nommé Hope, accusé d’avoir assassiné MM. Enoch Drebber et Stangerson, prive le public d’un procès qui promettait d’être excessivement sensationnel. Il est probable qu’on ne connaîtra jamais maintenant tous les détails de cette histoire. Tout ce que l’on sait, nous assure-t-on de bonne source, c’est que le crime est dû à une sorte de vendetta des plus romanesques, qui date de très loin et dans laquelle se confondent amour et mormonisme. Il paraît que les deux victimes appartenaient autrefois à la secte des Mormons et Hope, l’inculpé qui vient de mourir, est également originaire de Salt Lake City. À défaut d’autre résultat, cette affaire a eu au moins l’avantage de mettre en relief, de la manière la plus brillante, l’efficacité de notre police. Les étrangers sauront maintenant qu’ils feront mieux de vider leurs querelles chez eux et de ne pas choisir pour cela le sol britannique. Personne n’ignore que l’honneur de cette difficile capture revient entièrement à MM. Lestrade et Gregson, les agents si connus de Scotland Yard. Le criminel fut arrêté, paraît-il, dans l’appartement d’un certain M. Sherlock Holmes qui lui-même, comme policier amateur, a montré quelquefois un certain flair. Nul doute qu’avec de tels professeurs, il n’arrive bientôt à se montrer presque leur émule. Tout le monde espère qu’en reconnaissance de leurs services signalés, les deux agents cités plus haut, recevront avant peu une récompense bien méritée. »

« Ne vous l’avais-je pas prédit au moment où nous nous sommes mis en campagne ? s’écria Sherlock Holmes en riant. Voilà tout le résultat de notre « Étude de Rouge » : faire délivrer à ces braves gens un certificat d’habileté.

— Peu importe ! répondis-je. J’ai consigné toute cette histoire dans mon journal et le public en aura connaissance. En attendant, contentez-vous d’avoir conscience du succès que vous avez remporté et répétez avec l’avare classique de l’ancienne Rome :



Populus me sibilat, at mihi plaudo,
Ipse domi simul ac nummos contemplor in arca.




FIN