Un crime étrange/Partie 2/Chapitre 4

Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 158-174).


CHAPITRE IV


LA FUITE


Le matin qui suivit son entrevue avec le Prophète des Mormons, J. Ferrier se rendit à Salt Lake City et remit à l’ami qui devait partir pour les montagnes de Nevada la missive destinée à Jefferson Hope. Il racontait au jeune homme le danger terrible qui les menaçait et lui disait combien son retour serait nécessaire. Une fois cela fait, il se sentit délivré, d’une partie de ses craintes et rentra chez lui le cœur plus léger.

En approchant de la ferme il fut très étonné de voir deux chevaux attachés de chaque côté de la grille, mais sa surprise augmenta encore en trouvant deux jeunes gens installés dans son salon. L’un, à la figure longue et pâle, se tenait renversé dans un fauteuil à bascule, les pieds appuyés sur le haut du poêle. L’autre, chez lequel un cou de taureau s’harmonisait parfaitement avec la grossièreté des traits, était campé devant la fenêtre, les deux mains dans les poches, et sifflait une chanson populaire. Tous deux saluèrent Ferrier d’un signe de tête et celui qui se prélassait dans le fauteuil entama la conversation en ces termes :

« Peut-être ne nous connaissez-vous pas ? Mon compagnon est le fils de l’Ancien Drebber, et moi je suis Joseph Stangerson. Tous deux nous avons voyagé avec vous dans le désert lorsque le Seigneur a daigné étendre sa main sur vous et vous faire entrer dans le troupeau de ses brebis fidèles.

— De même qu’il fera rentrer toutes les nations au bercail à l’heure qu’il aura choisie, reprit l’autre d’une voix nasillarde. La meule ne broie que lentement, mais elle broie bien. »

John Ferrier s’inclina froidement. Il savait maintenant à quoi s’en tenir sur cette visite.

« Nous sommes venus, continua Stangerson, sur l’avis de nos pères vous demander la main de votre fille. Choisissez, elle et vous, entre nous deux ; mais comme je n’ai que quatre femmes, tandis que frère Drebber ici présent en a sept, il me semble que c’est ma demande qui doit être le plus favorablement accueillie.

— Non, non, frère Stangerson, s’écria l’autre. Il ne s’agit pas de savoir combien de femmes nous avons, mais combien nous pouvons en entretenir. Mon père m’a abandonné ses moulins, et je suis le plus riche de nous deux.

— Mais mon avenir est plus brillant que le vôtre, repartit l’autre avec chaleur. Quand le Seigneur rappellera à lui mon père, j’aurai sa tannerie et sa fabrique de cuirs. De plus je suis votre aîné et j’occupe dans l’Église une situation plus élevée.

— Ce sera donc à la jeune fille à se prononcer, reprit le jeune Drebber, en se regardant avec complaisance dans la glace. Nous nous en rapporterons à sa décision. »

Pendant tout ce dialogue, John Ferrier, plein d’une rage contenue, était resté sur le seuil de la porte, se tenant à quatre pour ne pas casser son fouet de chasse sur le dos de ses deux visiteurs.

« Écoutez bien, dit-il enfin, en faisant un pas vers eux. Quand ma fille vous demandera elle-même de venir, je consentirai à vous recevoir, mais jusque-là, tournez-moi les talons et que je ne vous voie plus. »

Les deux jeunes Mormons sursautèrent stupéfaits. Pour eux cette rivalité qu’ils venaient d’exposer était le plus grand honneur qui pût être fait au père aussi bien qu’à la jeune fille, objet de leur recherche.

« Il y a deux manières de sortir d’ici, cria Ferrier, par la porte ou par la fenêtre. Choisissez. »

Cette figure bronzée était si terrible, ces mains osseuses si menaçantes, que les visiteurs jugèrent bon d’opérer une prompte retraite. Le vieux fermier les suivit jusqu’à la porte.

« Vous me ferez savoir, dès que vous serez d’accord, quel est celui de vous deux qui doit devenir mon gendre, leur dit-il d’un ton de moquerie.

— Il vous en cuira pour tout cela, hurla Stangerson, blanc de rage. Vous avez porté un défi au Prophète et au conseil des Quatre. Vous vous en repentirez jusqu’à la fin de vos jours.

— La main du Seigneur s’appesantira sur vous, reprit le jeune Drebber. Il se lèvera pour vous châtier.

— Alors je vais prendre les devants », s’écria Ferrier furieux et déjà il s’élançait pour saisir son fusil, lorsque Lucy accourut et l’arrêta en le prenant par le bras. Avant qu’il ait pu lui échapper, le galop des chevaux se fit entendre sur la route et lui apprit que les deux Mormons étaient désormais hors d’atteinte.

« Les cafards ! les misérables ! s’écria Ferrier, en essuyant la sueur qui coulait de son front. J’aimerais mieux te voir morte, mon enfant, que la femme de l’un d’eux.

— Et moi aussi, mon père, répondit-elle avec calme, mais Jefferson sera bientôt ici.

— Oui. je l’espère, et le plus tôt sera le mieux ; car nous ne savons pas ce qu’ils sont capables d’inventer maintenant. »

Il était en effet grand temps qu’un homme de bon conseil pût venir apporter un secours efficace au vieux fermier et à sa fille adoptive. Depuis les débuts de la colonie, jamais personne ne s’était permis de méconnaître d’une façon aussi formelle l’autorité des Anciens. Si des fautes bien moindres avaient été châtiées par eux avec la dernière rigueur, qu’allaient-ils faire devant une pareille rébellion ? Ni richesse, ni position acquise ne pouvait plaider en faveur du coupable. Bien d’autres possesseurs d’un renom ou d’une situation équivalente avaient disparu un beau jour et l’Église avait hérité de tous leurs biens. Malgré sa bravoure, les dangers vagues et mal définis que Ferrier sentait planer sur lui, le remplissaient de terreur. Il aurait bravé en face et sans sourciller un péril connu, mais l’incertitude l’affolait. Devant sa fille cependant, il dissimula ses craintes et affecta de n’attacher que peu d’importance à tout cela. Mais Lucy, avec la pénétration que lui donnait son affection filiale, comprit qu’il n’était guère rassuré.

Il pensait bien recevoir de Young, soit un message, soit des remontrances verbales ; si son attente ne fut pas complètement déçue, jamais toutefois il n’aurait pu deviner de quelle manière allait se manifester l’intervention du Prophète. Le lendemain matin, en effet, quelle ne fut pas sa surprise en trouvant, à son réveil, un petit carré de papier épinglé sur la couverture de son lit juste au-dessus de sa poitrine. On y voyait écrit en grosses lettres :

« 29 jours encore vous restent, pour vous décider, mais ensuite…. »

Un pareil avertissement était plus effrayant qu’aucune menace. Comment avait-il pu lui être signifié jusque dans sa chambre ? C’était ce qui inquiétait Ferrier tout en l’intriguant cruellement ; ses serviteurs en effet couchaient dans les dépendances, et toutes les portes, toutes les fenêtres de la maison avaient été solidement verrouillées. Il déchira soigneusement ce papier et n’en parla pas à sa fille, mais cet incident le glaça d’épouvante. Les vingt-neuf jours en question étaient évidemment le complément du mois accordé par Young. Quelle force, quel courage pouvaient prévaloir contre un ennemi si puissant qui se servait d’armes aussi mystérieuses ? La main qui avait épinglé ce chiffon de papier aurait aussi bien pu le frapper en plein cœur sans qu’on ait jamais su à qui elle appartenait.

Le lendemain matin, il reçut un choc plus violent encore. Lucy et lui s’étaient mis à table pour déjeuner, lorsque tout à coup la jeune fille poussa un cri de surprise en montrant du doigt le plafond : au centre était inscrit au charbon le chiffre 28. Pour elle ce chiffre restait inintelligible et ne lui révélait rien. Mais cette nuit-là le vieux Ferrier ne se coucha pas et monta la garde, son fusil entre les jambes. Bien qu’il n’eût rien vu, rien entendu, le lendemain matin un énorme « 27 » se dessinait sur l’extérieur de la porte…

Chaque jour pareil fait se renouvela ; chaque matin Ferrier put constater que ses invisibles ennemis continuaient à tenir les comptes, en marquant, d’une façon bien apparente, le nombre de jours qui restait encore pour compléter le mois de grâce qu’on lui avait octroyé. Tantôt le chiffre fatal apparaissait sur le mur, tantôt il était écrit par terre, parfois encore on trouvait de petites affiches collées sur la grille du jardin. Et, malgré toute sa vigilance, jamais Ferrier ne put découvrir d’où provenaient ces avertissements journaliers. À leur aspect, il sentait une terreur presque superstitieuse l’envahir. Il devenait tout à la fois inquiet et agité, et l’on voyait se refléter dans ses yeux l’expression douloureuse d’un cerf aux abois. Un seul espoir lui restait encore, l’arrivée du jeune chasseur de la Nevada.

Les vingt jours de grâce s’étaient changés en quinze, les quinze n’étaient plus que dix et cependant aucune nouvelle de l’absent n’était parvenue à la ferme. Chaque fois qu’un cavalier passait sur la route, chaque fois qu’un conducteur excitait son attelage, le vieux fermier se précipitait à la grille, espérant que ses vœux étaient enfin exaucés. À la fin, lorsqu’il vit le chiffre 5 remplacé par un 4, le 4 par un 3, il perdit courage et renonça à tout espoir de salut. Abandonné à lui-même et ignorant comme il l’était de la région montagneuse qui entourait la colonie, il se rendait compte de son impuissance. Les routes les plus fréquentées étaient strictement surveillées et si bien gardées que personne ne pouvait y passer sans un ordre signé du Conseil. De quelque manière qu’il envisageât la situation il lui semblait impossible d’éviter la catastrophe suspendue sur sa tête. Et cependant la résolution du vieillard ne chancela jamais ; plutôt la mort que de consentir à ce qu’il regardait comme le déshonneur de sa fille.

Un soir, assis seul dans sa demeure, il réfléchissait encore à la terrible position dans laquelle il se trouvait et cherchait vainement, un moyen d’en sortir. À l’aube du même jour, c’était le numéro 2 qui était apparu, inscrit sur le mur de la maison ; le lendemain serait donc le dernier jour du délai qui lui avait été accordé. Qu’allait-il arriver alors ? Toutes sortes de pensées vagues et effrayantes se heurtaient dans son cerveau. Que deviendrait sa fille quand il n’y serait plus ? N’y avait-il aucun moyen de traverser les mailles du filet qu’il sentait se resserrer autour de lui ? En constatant son impuissance, il laissa tomber sa tête sur la table et se mit à sangloter.

Mais, soudain dans le silence un bruit se fit entendre. Qu’était-ce donc ? À la porte un léger grattement, très distinct cependant, troublait le calme de la nuit. Ferrier se glissa dans l’antichambre pour écouter plus attentivement. Le bruit s’interrompit quelques instants, puis reprit de la même façon mystérieuse. Évidemment quelqu’un frappait doucement sur un des panneaux de la porte. Était-ce quelque assassin venu dans la nuit pour accomplir les ordres sanguinaires du tribunal secret, ou bien quelque agent signalant par le chiffre fatal l’aurore du dernier jour de grâce ? Cette incertitude énervante fit passer un tel frisson dans les veines du vieillard que, préférant à ces angoisses une mort immédiate, il bondit en avant, tira le verrou et ouvrit brusquement la porte.

À l’extérieur tout était silencieux et tranquille. La nuit resplendissait sereine et les étoiles brillaient au firmament. La vue s’étendait jusqu’à la barrière qui limitait le jardin, mais ni dans l’enclos, ni sur la route, n’apparaissait aucun être humain. Avec un soupir de soulagement Ferrier examinait les environs, lorsque tout à coup ayant regardé à ses pieds, il fut stupéfait d’y voir un homme étendu tout de son long, la face contre terre. Cette vue lui produisit un tel effet qu’il fut obligé de s’appuyer contre le mur et de porter la main à sa gorge pour étouffer le cri qu’il allait pousser. Il s’imagina d’abord que quelque blessé ou quelque mourant s’était traîné jusque-là, lorsque soudain, il vit l’homme ramper sur le sol et glisser dans l’antichambre avec la rapidité silencieuse du serpent ; puis une fois dans la maison, il sauta sur ses pieds, ferma la porte et exhiba aux yeux stupéfaits du fermier le visage fier et résolu de Jefferson Hope.

« Bonté divine, exhala John Ferrier, quelle peur vous m’avez faite ! Mais pourquoi vous introduire ici de cette façon ?

— Donnez-moi à manger, dit l’autre, d’une voix rauque. Je n’ai rien eu à me mettre sous la dent depuis quarante-huit heures. » Il se jeta sur la viande froide et le pain qui restaient encore du souper de son hôte et se mit à dévorer en conscience…. « Lucy va-t-elle toujours bien ? demanda-t-il, après avoir assouvi sa première faim.

— Oui, répondit le père, elle ignore les dangers que nous courons.

— C’est bon. La maison est surveillée de tous les côtés ; voilà pourquoi j’ai rampé jusqu’ici. Ils peuvent être aussi malins qu’ils voudront, ils ne le sont pas encore assez pour déjouer les ruses d’un chasseur d’antilopes. »

Depuis l’arrivée d’un tel allié, John Ferrier se sentait devenir un autre homme. Il saisit la main bronzée du jeune homme et la serra cordialement. « On peut être fier de vous, dit-il. Peu de gens auraient consenti à venir ainsi partager nos dangers et nos peines.

— Vous dites vrai, père, répondit le jeune chasseur. Je vous estime bien, mais si vous étiez seul dans l’embarras, je crois que j’y regarderais à deux fois avant de me fourrer dans un pareil guêpier. C’est pour Lucy que je suis ici et avant qu’il lui arrive malheur, il faudra qu’il y ait un Hope de moins dans l’Utah.

— Qu’allons-nous faire ?

— Demain est le dernier jour qu’ils vous ont laissé et si nous n’agissons pas ce soir, tout est perdu. J’ai une mule et deux chevaux qui nous attendent dans le ravin de l’Aigle. Combien d’argent avez-vous ?

— Deux mille dollars en or et cinq mille en billets.

— C’est suffisant. J’en ai autant de mon côté. Il faut que nous atteignions Carson-City par les montagnes ; mais vous feriez bien de réveiller Lucy. Nous avons de la chance que les domestiques ne couchent pas dans la maison. »

Pendant que Ferrier allait prévenir sa fille du voyage qu’ils étaient sur le point d’entreprendre, Jefferson Hope fit un petit paquet de tout ce qu’il put trouver en fait de provisions de bouche et remplit d’eau une jarre de grès, sachant par expérience combien, dans la montagne, les puits étaient rares et distants les uns des autres. À peine ses préparatifs étaient-ils terminés, que le fermier et sa fille revinrent tout prêts à se mettre en route. Quelque tendre que fût la rencontre entre les deux amoureux ils abrégèrent leurs épanchements ; car les minutes étaient précieuses et il leur restait beaucoup à faire.

« Il faut partir sur l’heure », dit Jefferson Hope, sur un ton bas mais résolu comme quelqu’un qui, tout en se rendant bien compte du danger, a d’avance cuirassé son cœur. « Devant et derrière, les approches sont gardées mais avec des précautions nous pourrons nous échapper par une fenêtre de côté et prendre ensuite à travers champs. Une fois sur la route nous ne sommes qu’à deux milles du ravin où attendent les chevaux et au lever du soleil nous pourrons avoir fait la moitié du chemin dans les montagnes.

— Et si on nous arrête ? » demanda Ferrier, Hope toucha la crosse du revolver qu’il portait à sa ceinture. « S’ils sont trop nombreux, nous en descendrons toujours bien deux ou trois avant d’y passer nous-mêmes », dit-il, avec un sourire sinistre.

Toutes les lumières de la maison avaient été éteintes et à travers la fenêtre ainsi assombrie, Ferrier regarda ces terres qui avaient été les siennes et qu’il allait abandonner pour toujours. Pourtant son sacrifice était fait depuis longtemps et la pensée de l’honneur et de l’avenir de sa fille l’empêchait de sentir trop douloureusement sa ruine. Tout paraissait si calme, si heureux, depuis les arbres frémissant dans l’ombre, jusqu’aux immenses plaines labourées dont pas un bruit ne s’élevait, qu’on ne pouvait croire un tel paysage hanté par l’esprit du meurtre. Et cependant, la pâleur du jeune chasseur, l’expression sérieuse répandue sur ses traits, témoignaient bien qu’il en avait vu assez aux abords de la maison pour savoir à quoi s’en tenir.

Ferrier avait pris le sac plein d’or et les billets de banque ; Jefferson Hope s’était chargé des menues provisions ainsi que de l’eau, et Lucy portait un petit paquet contenant ce qu’elle possédait de plus précieux. Ouvrant la fenêtre aussi doucement que possible, ils attendirent le passage d’un nuage épais qui vint obscurcir la nuit, puis l’un derrière l’autre ils se mirent à traverser le jardin ; rampant, trébuchant, retenant avec soin leur respiration, ils parvinrent à gagner l’abri de la haie, qu’ils voulaient longer jusqu’à la brèche donnant dans les champs. Ils allaient l’atteindre lorsque le jeune homme saisissant tout à coup ses deux compagnons les repoussa violemment dans l’ombre où ils se tinrent tous les trois silencieux et tremblants.

Élevé dans la prairie, Jefferson Hope devait à l’existence nomade qu’il avait toujours menée une ouïe extraordinairement développée ; ce fut heureux pour les trois fugitifs ; car à peine s’étaient-ils tapis contre la haie qu’ils entendirent tout près d’eux le hululement mélancolique d’un hibou de montagnes, auquel répondit aussitôt et à une petite distance un cri semblable. En même temps une silhouette vague, indécise se profila dans la brèche même et répéta ce plaintif signal jusqu’à ce qu’un second individu apparût dans l’obscurité.

« Demain soir à minuit, dit le premier qui semblait être le chef ; quand le hibou fera entendre trois fois son appel.

— C’est bien, répondit l’autre. Faut-il prévenir frère Drebber ?

— Prévenez-le, lui et les autres,… de neuf à sept.

— De sept à cinq », répéta le second personnage, et les deux silhouettes s’éloignèrent, chacune dans une direction différente. Les dernières paroles échangées étaient évidemment un mot de passe. Dès que le bruit des pas se fut évanoui dans le lointain, Jefferson Hope se leva d’un bond et aida ses compagnons à franchir la brèche, puis les guidant à travers champs il les fit marcher aussi vite que possible soutenant la jeune fille, ou la portant presque, lorsque les forces semblaient lui manquer.

« Dépêchons, dépêchons, murmurait-il de temps à autre. Nous sommes à hauteur des vedettes et tout dépend de notre célérité. Dépêchons. »

Dès qu’ils eurent atteint la grande route, ils avancèrent plus rapidement, ils eurent la chance de ne rencontrer qu’une seule personne, mais ils purent se glisser dans un champ avant d’être reconnus. Près de la ville, le chasseur obliqua et s’engagea dans un sentier étroit et malaisé qui menait dans les montagnes. Deux arêtes sombres et dentelées se profilaient dans l’obscurité ; entre les deux s’étendait le défilé de l’Aigle où les chevaux attendaient. Avec un instinct qui n’était jamais mis en défaut, Jefferson Hope choisissait son chemin au milieu des blocs de rocher, ou dans le lit du torrent desséché, jusqu’à ce que son compagnon et lui eussent enfin atteint l’endroit retiré où, cachés par d’énormes pierres, les fidèles animaux avaient été attachés. La jeune fille fut placée sur la mule, le vieux Ferrier, toujours muni de son sac d’argent, enfourcha un des chevaux, tandis que Jefferson Hope prenait l’autre. Puis ils s’engagèrent tous les trois dans un étroit sentier qui longeait d’effrayants précipices.

Le spectacle était propre à glacer de terreur quiconque n’a pas l’habitude de l’aspect sauvage que la nature sait revêtir parfois. D’un côté s’élevait à plus de mille mètres un énorme rocher tout noir, tout morne, qui semblait menacer les alentours ; de longues rayures de basalte striaient sa surface rugueuse et lui donnaient ainsi l’aspect d’un monstre aux côtes proéminentes ; de l’autre côté un affreux chaos de rochers et de débris de toutes sortes obstruait une partie du défilé. Au milieu était tracée la piste, mais si étroite, si mauvaise, que non seulement on ne pouvait y passer qu’en file indienne, mais qu’encore des cavaliers expérimentés étaient seuls capables de s’y aventurer. Cependant, en dépit des dangers et des obstacles, les fugitifs se sentaient le cœur plus léger, puisque chaque pas augmentait la distance qui les séparait du pouvoir terrible et despotique devant lequel ils fuyaient. Mais ils étaient toujours sous la juridiction des Saints et ils ne tardèrent pas à en avoir la preuve. Ils venaient d’atteindre la partie la plus sauvage et la plus désolée du défilé lorsque Lucy poussa un cri d’effroi, en montrant du doigt le sommet de la montagne. Sur un rocher qui dominait le chemin se détachait nettement la silhouette d’une sentinelle avancée. Celle-ci les aperçut au même instant et un « Qui vive ? » tout militaire fit résonner les échos silencieux du ravin.

« Voyageurs allant à Nevada », répondit Jefferson Hope en mettant la main sur la carabine qui pendait à sa selle.

L’homme arma son fusil et les examina comme si cette réponse n’était pas suffisante.

« Avec quelle autorisation ? demanda-t-il.

— Avec celle des Quatre Saints », répondit Ferrier.

Son expérience des Mormons lui avait appris que c’était la plus haute autorité qu’il pût invoquer.

« Neuf à sept, cria la sentinelle.

— Sept à cinq, riposta aussitôt Jefferson Hope, se rappelant le mot de passe qu’il avait entendu dans le jardin. — Passez et que le Seigneur soit avec vous », dit la voix d’en haut.

Plus loin le chemin devenait meilleur et les fugitifs purent mettre leurs chevaux au trot. En jetant un regard en arrière, ils aperçurent la sentinelle perdue appuyée sur son fusil ; cette silhouette leur indiquait la frontière du peuple des Élus et devant eux ils crurent voir enfin briller l’aurore de la liberté.