Un confident du prince de Metternich, le chevalier de Gentz

Un confident du prince de Metternich, le chevalier de Gentz
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 805-833).
UN CONFIDENT
DU
PRINCE DE METTERNICH

Dépêches inédites du chevalier de Gentz aux hospodars de Valachie, tome Ier, Paris 1876.

Journaliste, pamphlétaire, diplomate et conseiller d’état à l’occasion, secrétaire des grands congrès, ami et confident de Metternich, le plus répandu et le plus recherché des hommes dans le monde cosmopolite où se nouaient et se dénouaient à Vienne les grandes affaires et les petites intrigues, plein de talent avec cela, et plein de passion, Gentz est un de ces personnages de second plan auxquels il faut toujours revenir lorsque l’on veut connaître, non plus sous le costume d’apparat et le décor officiel, mais dans la vie pratique et réelle, la diplomatie autrichienne pendant la première partie de ce siècle. La vie privée de Gentz est un roman, sa vie publique se déroule au milieu des événemens les plus singuliers de l’histoire moderne[1]. Il est d’ailleurs pour nous un objet d’étude et de curiosité plutôt qu’un objet de sympathie. Il n’aimait pas notre pays. Ennemi implacable de la révolution et de l’empire, il était de ceux auxquels la haine de la France fit une sorte de patriotisme allemand. L’Allemagne toutefois semble toujours être demeurée pour Gentz une belle expression littéraire dont il se servait pour relever l’éloquence de ses pamphlets contre Napoléon ; son cœur était en Autriche, dans l’Autriche de Marie-Thérèse et du saint-empire, dont il avait fait une patrie d’adoption. Il fut sincèrement affligé de ses désastres, mais il ne paraît pas en avoir compris les causes profondes, et s’il rêva de ramener l’Autriche à son ancien état de puissance, il ne songea jamais sérieusement à la réformer. Sous ce rapport, il ne peut être comparé aux patriotes prussiens de son temps ; il ne s’éleva point à la hauteur de vues d’un Stein, d’un Humboldt et d’un Scharnhorst. Ce n’était point un grand homme d’état, c’était un agent habile, un observateur perspicace, un critique clairvoyant, un excellent rédacteur de manifestes et de dépêches. L’Autriche l’avait souvent consulté et souvent employé : sa mission au quartier-général prussien en 1806 en est la preuve, mais ce fut surtout après Wagram et le traité de paix qui s’ensuivit, que Metternich l’initia aux secrets de sa politique et l’admit dans sa confiance. La grande intimité entre eux date de 1811 ; elle s’afffrmit dans cette époque de trouble et de péril où Napoléon mit l’Autriche en demeure de l’aider à vaincre la Russie.

Metternich attendait tout du temps et comptait beaucoup sur le hasard. Ne pouvant résister à Napoléon, il comprit que la sagesse consistait à paraître lui obéir de bonne grâce. C’est sous son influence que fut signé, en mars 1812, le traité d’alliance entre l’Autriche et la France. En le concluant, Metternich n’avait pas d’autre objet que d’éviter l’inimitié de Napoléon, de s’assurer certains avantages dans le cas où l’empereur réussirait dans sa gigantesque entreprise, sans s’interdire toutefois les moyens de s’entendre avec les Anglais et les Russes si la fortune abandonnait Napoléon. Il poussa la prévoyance jusqu’à instruire les Russes du traité qu’il concluait contre eux ; il eut soin d’ajouter qu’une nécessité absolue avait seule pu le contraindre à signer cette convention, et que rien n’empêcherait les cours de Vienne et de Pétersbourg de continuer à se concerter sur leurs vues politiques. Il fit plus, il garantit à la Russie que les troupes auxiliaires de l’Autriche agiraient seulement du côté de la Bukovine, et que leur nombre ne serait augmenté dans aucun cas. Les Russes auraient bien désiré une garantie écrite, Metternich répondit qu’ils devaient s’en rapporter au sens pratique de l’Autriche et à la loyauté de son souverain. La Russie se contenta de cette assurance, et promit de ne rien faire qui fût opposé aux intérêts de la monarchie autrichienne. A défaut d’engagemens formels, on s’en tint, de part et d’autre, à des promesses verbales, qui furent rigoureusement exécutées par l’Autriche. On connaît la conduite plus que prudente de son contingent pendant cette campagne. Tandis que l’armée autrichienne se livrait paisiblement à ses o grandes manœuvres, » le ministre de Russie, M. de Stackelberg, qui avait dû, pour la forme, quitter Vienne et s’était retiré à Gratz, correspondait avec Metternich et eut avec lui plusieurs entrevues. Telle était alors la circonspection du diplomate autrichien, qu’au mois d’octobre 1812 il se plaignait à M. de Stackelberg de ce que les troupes russes avaient été éloignées des frontières autrichiennes ; il était, disait-il, nécessaire de les y maintenir pour justifier aux yeux de Napoléon l’inactivité du corps auxiliaire de l’Autriche, et pour motiver le rassemblement d’une armée d’observation en Gallicie[2].

Metternich pensait s’être ainsi réservé toutes les chances. A vrai dire, il ne croyait pas beaucoup au succès des Russes. Il écrivait le 5 octobre 1812 à Hardenberg : « Je ne compte sur nulle fermeté de l’empereur Alexandre, sur nulle cohérence dans les plans présens et futurs de son cabinet, sur nuls résultats décisifs en sa faveur, par l’influence du climat et des secours que semblent attendre les généraux russes des approches de l’hiver[3]. » L’événement trompa ces conjectures, et le désastre de la grande armée dépassa l’attente des pires ennemis de Napoléon. Les Russes s’avançaient rapidement vers les frontières de la Prusse et de l’Autriche ; Metternich commençait à se préoccuper des conséquences de leur victoire, et parmi tant de graves et pressantes affaires qui s’imposaient alors à ses réflexions, il ne négligea point les intérêts de l’avenir et se demanda ce qu’il adviendrait de l’influence autrichienne en Orient, si Alexandre l’emportait sur Napoléon et le forçait à signer la paix. Le tsar n’en profiterait-il pas pour recommencer la guerre en Orient et reprendre, à l’égard de la Turquie, les vastes projets qui avaient tant alarmé l’Autriche depuis Tilsitt, et contre lesquels elle avait cru trouver une garantie dans le traité de 1812[4] ? Metternich connaissait le caractère d’Alexandre ; il savait que ses passions étaient nobles, ses ambitions élevées, et que ce n’était pas seulement pour obéir à un calcul traditionnel qu’il embrassait contre le Turc la cause des chrétiens d’Orient. Le maintien de l’intégrité de la Turquie, la défense de l’empire turc contre les empiétemens de la Russie étaient, aux yeux de Metternich, un principe fondamental de la politique autrichienne. « Le prince, écrivait Gentz en 1814, regarde la Porte-Ottomane comme un des contre-poids les plus essentiels dans l’équilibre général de l’Europe… Il défendra les intérêts de la Porte comme les intérêts les plus précieux de l’Autriche elle-même, et, loin de jamais souffrir que la Russie y porte la moindre atteinte, quel que soit d’ailleurs son désir d’assurer une longue paix à l’Europe, il ne craindrait pas de se brouiller avec cette puissance, si un pareil projet pouvait dans aucun temps lui être suggéré par de mauvais conseils. »

Mahmoud II, qui régnait alors à Constantinople, était agité, et bien plus vivement encore, des craintes qui troublaient Metternich. Il sentait la nécessité de se rapprocher de l’Autriche et de se procurer des renseignemens précis sur la politique des grandes cours du nord. Il chargea le prince Janko Caradja, qu’il venait d’introniser comme hospodar de Valachie, de se faire son intermédiaire à Vienne, de lui trouver un correspondant éclairé et de lui transmettre par un homme de confiance les renseignemens qu’il recevrait. L’homme de confiance était un certain Hekimbachi-Masoud-Effendi, qui avait étudié la médecine à l’université de Vienne. Restait à trouver le correspondant : Janko-Caradja se mit en quête. Metternich eut vent de l’affaire et jugea qu’il y avait là pour lui une occasion excellente de s’assurer une influence sérieuse auprès de la Porte et un moyen de récompenser, sans bourse délier, un serviteur, précieux pour lequel les embarras d’argent étaient devenus une sorte de mal chronique qui paralysait trop souvent ses merveilleuses facultés ; « Le 27 décembre 1812, dit Gentz dans son journal[5], le comte Metternich m’ouvrit très inopinément la perspective d’une correspondance avec le nouveau prince de Valachie, Caradja, et nous causâmes des moyens d’entamer cette importante affaire. En même temps, il me laissa pénétrer au fond de ses préoccupations et de ses espérances, et, bien que tout autour de moi restât encore dans l’obscurité et dans le chaos, un monde nouveau se leva devant mes yeux à la fin de cette année. » Gentz ne tarda pas un instant à offrir ses services au prince Caradja. Il lui écrivit le jour même[6]. Dans cette lettre, il fait valoir les avantages que sa situation à Vienne présentait au prince : il avait le titre de conseiller aulique, mais c’était un titre purement honorifique et qui ne lui imposait aucune obligation spéciale. « Je jouis d’une liberté entière, disait-il, et si je suis en état, comme je crois l’être, de fournir des notions correctes et satisfaisantes sur ce qui se passe chez nous et autour de nous, c’est uniquement par les rapports honorables dans lesquels je me trouve avec les hommes les plus instruits de cette monarchie, et par la considération et confiance personnelle qu’ils m’accordent. « Il réclama le secret le plus absolu, car, ajoutait-il, « si la chose venait à être connue ici ou ailleurs, adieu l’indépendance, à laquelle je tiens par principe et qui m’est indispensablement nécessaire pour bien répondre à l’attente de mon commettant. » Gentz fut agréé ; quant à ses honoraires, nous n’en connaissons point le chiffre exact, mais on voit par son journal qu’il en fut satisfait.

La correspondance commença le 2 février 1813 ; elle se continua jusqu’en 1828 tant avec le prince Caradja qu’avec ses successeurs. Le journal de Gentz nous fournit la preuve répétée qu’avant de travailler à ce qu’il appelait « ses expéditions pour Bucharest, » il avait des conversations approfondies avec Metternich. C’est donc la pensée de Metternich qu’il faut chercher dans ces dépêches, ou du moins sa pensée telle qu’il voulait qu’on la connût à Bucharest et à Constantinople ; mais cette pensée est interprétée par Gentz, c’est-à-dire par un homme ardent, qui avait en lui encore plus de l’artiste que du diplomate. Gentz écrit le français cosmopolite du XVIIIe siècle, qui, pour être un peu une langue de convention, n’est cependant pas une langue sans saveur. Le sentiment de la réalité vivante, le goût du bien dire, la passion de l’indépendance littéraire, forcent pour ainsi dire Gentz, en certains passages, à une sincérité de jugement, à une vivacité d’expression, à une netteté de pensée qui ne devaient pas toujours répondre aux discours subtils et trop souvent tortueux que lui tenait Metternich. C’est justement ce qui fait le prix de cette correspondance.

Il y a sans doute beaucoup de finesses dans ces lettres : il faut plus d’une fois lire entre les lignes ; mais en commentant Gentz avec des documens contemporains, surtout avec ceux qui ont été publiés cette année même en Russie et en Allemagne, on arrive à considérer sous un jour tout nouveau des événemens sur lesquels on n’avait auparavant que des données assez vagues et incomplètes. Il faut donc savoir gré aux diplomates de Vienne, si généreux envers l’histoire, d’avoir une fois de plus ouvert leurs archives au public, et nous ne pouvons que remercier sincèrement M. le comte de Prokesch-Osten des précieuses dépêches qu’il vient de nous livrer. La correspondance de Gentz avec les hospodars comprendra trois volumes ; le premier seul a paru, il renferme les dépêches écrites de 1817 à 1819. Elles ouvrent des aperçus fort intéressans sur la politique de l’Autriche en 1813, sur son rôle dans le rétablissement des Bourbons en 1814 et ses rapports avec la Russie et la France pendant les années qui précèdent la grande crise orientale de la restauration.

I

Le désastre de l’armée française en décembre 1812 avait fait de l’Autriche l’arbitre de la paix européenne. Metternich mesura du premier coup la grandeur de rôle qu’il pouvait jouer et tous les bénéfices qu’il pourrait obtenir pour son pays. Il ne suffisait pas à l’Autriche de sortir saine et sauve de la lutte, elle voulait y trouver de la gloire et du profit, relever son prestige et recouvrer sa puissance. Elle prétendait retirer de la défaite de Napoléon, son allié, des avantages bien plus considérables qu’elle n’avait espéré en retirer de sa victoire. Elle ne pensait plus seulement à rentrer en possession des territoires aliénés en 1805 et en 1809 et à soustraire l’Allemagne à l’hégémonie de la France ; elle convoitait déjà les dépouilles de l’empire français, et le rêve de la domination de l’Italie, qui fut toujours fatal à la maison de Habsbourg, recommençait de l’agiter secrètement. Lord Walpole avait paru à Vienne et avait offert, pour prix de la défection, la Vénétie, la Lombardie et le Tyrol[7]. S’il était permis à Metternich de concevoir pour l’avenir ces grandes espérances, les nécessités du présent lui commandaient de n’en laisser rien paraître. La position de l’Autriche était en effet singulièrement périlleuse et critique : elle pouvait beaucoup gagner dans la guerre gigantesque qui se préparait, mais une fausse manœuvre pouvait la ruiner. Elle avait tout à craindre, et le fait est que Metternich craignait tout. Le désastre de Russie était un accident très grave, mais ce n’était qu’un accident : il fallait compter avec le génie de Napoléon et le patriotisme des Français ; la France et l’empereur avaient accompli trop de prodiges pour qu’on cessât de les redouter après un échec où la nature avait eu plus de part que l’action des hommes. Metternich se disait que, s’il abandonnait prématurément l’alliance de la France, il s’exposait, en cas d’un retour offensif des Français, à des vengeances dont il pouvait calculer les terribles effets ; il se demandait aussi ce qu’il adviendrait, si Napoléon, par un de ces brusques reviremens auxquels il avait habitué ses adversaires, se rapprochait tout à coup de la Russie, parvenait, comme à Tilsitt, à séduire Alexandre, et faisait directement sa paix avec lui aux dépens de l’Autriche. Les mêmes dangers menaçaient Metternich, s’il tardait trop à prendre le parti de l’Angleterre et de la Russie : pour obtenir d’eux ce qu’il désirait obtenir, il fallait qu’il leur apportât, au moment opportun, un secours décisif ; or, à la fin de 1812, l’Autriche n’était pas prête à entreprendre une grande guerre : il lui fallait armer et manœuvrer de façon à maintenir dans le nord de l’Allemagne et en dehors du territoire autrichien le théâtre de la lutte. La politique orientale d’Alexandre alarmait l’Autriche pour l’avenir, sa politique polonaise l’effrayait dans le présent. Les Polonais, déçus par Napoléon, s’agitaient à l’approche des Russes : Alexandre leur promettait la liberté et parlait de constituer dans le grand-duché de Varsovie un royaume de Pologne. Le mouvement pouvait gagner la Gallicie et y provoquer une révolution. Il en était de même du soulèvement de l’Allemagne, préparé par les sociétés secrètes et encouragé publiquement par Alexandre, en secret par les Prussiens. « La guerre pour la délivrance ressemble fort à une guerre pour la liberté, disait Gentz dans son journal ; ç’a été un sujet de considérations sérieuses et de préoccupations pour l’avenir. » — « Cet appel aux peuples fait frissonner tous les souverains de l’Allemagne, » écrivait le comte de Stackelberg. On trouvait à Vienne que les Prussiens et les Russes déchaînaient bien imprudemment des forces qu’ils auraient plus tard bien de la peine à contenir. Metternich comparait à des comités de salut public les conseils de l’empereur de Russie et du roi de Prusse, a Partout, disait-il au comte Otto, l’ambassadeur de France, l’incendie allumé par les Russes étend ses ravages. Je ne m’aveugle point sur les conséquences de ces mouvemens populaires provoqués au nom de l’honneur et de l’indépendance de l’Allemagne ; ils ne tarderont pas à briser tous les liens politiques et sociaux, et j’y vois les tristes présages des plus grands malheurs et de la ruine des trônes. »

Dans ces conditions, Metternich ne pouvait que louvoyer. Il avait écrit le 5 octobre 1812 à Hairdenberg : « Il faut par tous les moyens en notre pouvoir nous ménager ceux de regagner un jour cette véritable indépendance qui est aux états ce que la santé est aux individus, il faut ne pas risquer notre existence sur une seule carte. » Pour conquérir cette précieuse indépendance, il importait avant tout de se dégager de l’alliance française sans pourtant rompre avec Napoléon ; l’indépendance reconquise, il s’agissait d’entrer en relations avec les alliés, sans cependant se livrer entièrement à eux ; le moyen, c’était de proposer à Napoléon et à ses adversaires les bons offices de l’Autriche, de demander aux uns et aux autres leurs conditions de paix et de se décider pour le parti qui offrirait à l’Autriche les avantages les plus solides ; alors l’Autriche, qui aurait eu le temps de s’armer, poserait sa médiation et se déclarerait prête à soutenir par les armes les conditions de paix qu’elle aurait adoptées. Si Napoléon ne se montrait point accommodant, l’Autriche préparerait ainsi, par les négociations mêmes de la paix, une coalition formidable contre lui. Selon une expression piquante de Gentz, Metternich avait reconnu que « les routes simples étaient impraticables. » — « Nous avons dû, écrivait-il, établir notre système sur des nuances intermédiaires qui nous dispensaient à la fois de nous ranger en pure perte au nombre des ennemis de la France et de nous brouiller sans retour avec les puissances liguées contre elle. » L’extrême subtilité des moyens mis en œuvre par Metternich répondit à la complication du plan qu’il avait conçu.

Napoléon avait le regard trop pénétrant pour que « les nuances intermédiaires » de Metternich pussent le décevoir longtemps et lui dissimuler la véritable couleur de la politique autrichienne. Il n’y avait avec lui qu’un moyen de procédure : c’était un malentendu volontaire et concerté. Metternich n’hésita point à y recourir. Napoléon songeait non point à rompre son alliance avec l’Autriche, mais à l’étendre : il demandait 60,000 hommes au lieu des 30,000 que lui promettait le traité de 1812. Metternich répondit qu’il s’en tenait aux termes de ce traité, mais que « son unique préoccupation était d’utiliser au profit de la paix sa fidélité à la politique française. L’empereur Napoléon pouvait-il espérer de trouver un défenseur plus dévoué, plus chaleureux que l’empereur François ? » Il offrait donc l’entremise de l’Autriche, et il ajoutait que, « si la Russie et l’Angleterre étaient assez aveugles pour repousser ses propositions, alors l’Autriche n’hésiterait pas et elle embrasserait hautement la cause de la France. » Il allait sans dire que, pour présenter ces propositions à l’Angleterre et à la Russie, il fallait que l’Autriche connût les desseins de Napoléon. Metternich le pressait de se déclarer. « Parlez-nous franchement, disait-il au comte Otto le 3 janvier 1813 ; faites-nous connaître ce que vous voulez faire… Croyez que nous sommes pénétrés du sens de l’alliance et que nous pouvons vous rendre des services signalés. » Il résumait sa pensée dans une dépêche adressée, le 9 décembre 1812, à l’agent autrichien à Paris, M. de Floret : « L’Autriche parlant aux premières puissances de l’Europe ; l’Autriche tenant le langage de la paix à toutes, à la France celui d’un allié, et aux autres puissances celui de la plus entière indépendance’., » Napoléon s’était demandé un instant s’il ne chercherait pas à s’entendre avec la Russie : Talleyrand le lui conseillait ; il décida de s’en tenir à l’alliance autrichienne, et il accepta l’idée d’une entremise du gouvernement autrichien entre la France et les alliés ; mais, s’il se servait des mêmes mots que Metternich, il les entendait dans un tout autre sens, et, prenant à la lettre les propositions réitérées du ministre autrichien au comte Otto, il fit écrire le 7 janvier à ce diplomate par M. de Bassano : « Préalablement il doit être bien entendu que, dans le cas où les dispositions de l’empereur Alexandre rendraient cette démarche inutile, l’Autriche prend dès aujourd’hui l’engagement d’agir avec vigueur et de porter la force du-corps auxiliaire de 30,000 à 60,000 hommes… Il y a un point duquel la France ne se départira pas et qui doit être tenu pour invariable, c’est qu’aucun des territoires réunis par des sénatus-consultes ne saurait être séparé de l’empire… Il faudrait pour l’obtenir que 500,000 hommes environnassent la capitale et fussent campés sur les hauteurs de Montmartre. Hambourg, Munster, Oldenbourg, Rome, sont unis à l’empire par des liens constitutionnels ; ils y sont unis à jamais. » Il indiquait comme objets de compensation possible les provinces illyriennes, la Dalmatie, Corfou, une partie de l’Espagne. C’était être loin de compte avec les ambitions de l’Autriche, et dès lors Metternich dut se convaincre qu’il ne s’accorderait pas avec Napoléon ; mais il fallait gagner du temps et sonder les alliés. Napoléon avait accepté l’entremise, c’était tout ce que demandait Metternich, et il ne lui en fallait pas davantage pour suivre sa procédure. Il annonça donc à Napoléon que la diplomatie autrichienne allait se mettre en campagne. « Nous avons atteint le premier but auquel nous nous proposions d’arriver, » écrivait-il, le 16 janvier 1813, au comte Zichy à Berlin, et Gentz, dans une dépêche du 2 février, résumait cette première partie de la négociation : « La cour de Vienne, sans avoir rompu son alliance limitée avec la France, est aujourd’hui en rapports hautement avoués, non-seulement de correspondance, mais d’amitié et de confiance, avec toutes les cours et avec tous les partis politiques. Elle s’est placée à la tête d’un grand plan de pacification universelle. »

Pour parler net, et sortir « des nuances intermédiaires, » l’Autriche mit son alliance à l’encan. M. de Bubna fut envoyé à Paris. Ses instructions sont du 25 janvier 1813, « Il est réservé à l’empereur des Français, disait Metternich, de nous faire regarder la présente guerre comme autrichienne ; le premier pas est fait, il a accepté notre intervention (mot dont vous voudrez bien soigneusement vous servir en toute occasion au lieu de celui de médiation) ; que les conditions sur lesquelles il voudra se prêter à la paix soient de nature à prouver à l’empereur d’Autriche et à la nation que la cause de notre allié est la nôtre, et nous répondrons d’un secours bien au-delà des désirs actuels de Napoléon. » Le comte Zichy fut invité, le 30 janvier, à faire des démarches en Prusse, M. de Wessenberg et M. de Lebzeltern, le 8 février, furent chargés d’en faire auprès des Anglais et des Russes. Les instructions données à ces trois diplomates sont les mêmes : M. de Metternich insiste sur ce fait, qu’il offre une entremise et non une médiation, ce qui est bien différent. « Comme puissance chargée d’une simple entremise, nous devons porter des paroles de paix ; comme puissance médiatrice, nous aurions à dicter les conditions de la paix. » C’est donc aux cours de Berlin, de Londres et de Pétersbourg qu’il appartient de se prononcer, et M. de Metternich le leur demande en des termes aussi insinuans qu’il le demandait à Napoléon. Il laissait entendre à la France que, si elle se montrait généreuse envers l’Autriche, il la soutiendrait ; il laisse entendre aux ennemis de la France que, s’ils offrent de bonnes conditions, l’Autriche les fera siennes et se joindra aux alliés pour les imposer à la France : « C’est aux puissances belligérantes elles-mêmes à sentir tout l’intérêt qu’elles ont de nous porter à étendre l’attitude de puissance simplement intervenante, et à la changer en celle de puissance médiatrice. » On lit dans les instructions de M. Lebzeltern, plus explicites que les autres : « Dès que Napoléon commence à craindre que nous ne changions notre attitude actuelle de puissance intervenante en médiatrice, il est de l’intérêt naturel de la partie adverse d’accepter notre intervention pour nous faire passer au rôle de médiateur, auquel l’empereur sera loin de se refuser dans la suite. »

Metternich ne se bornait pas là, et tandis que, prétextant son rôle de pacificateur, il refusait à Napoléon d’augmenter le contingent autrichien[8], il encourageait la défection de la Prusse et facilitait les mouvemens offensifs de la Russie. Il avait un double intérêt à pousser les Prussiens dans la coalition : il donnait aux alliés un gage de ses intentions, et il éloignait de l’Autriche le théâtre de la guerre. Sans doute, lorsqu’après la défection du corps d’York, M. de Hardenberg demandait à l’Autriche de l’appuyer de ses conseils et d’approuver explicitement la défection totale que préparait la Prusse, Metternich s’y refusa ; mais il était instruit des négociations qui se poursuivaient entre les Russes et les Prussiens, et il écrivait le 20 janvier au comte Zichy que l’intérêt de la Prusse et de l’Autriche était le même : « Cet intérêt est permanent, ajoutait-il ; il paraît à l’empereur tellement prononcé, qu’un changement d’attitude politique ne saurait le détruire ou même y porter atteinte ; il est aussi immuable que les sentimens d’amitié et de confiance voués par sa majesté impériale à sa majesté prussienne. » La Prusse savait donc fort bien que l’Autriche ne la troublerait point dans son mouvement tournant ; elle put, en toute sécurité, déchirer son traité d’alliance avec la France et s’allier avec la Russie. C’est ce qu’elle fit à Kalisch, le 28 février 1813. A l’égard des Russes, le jeu de Metternich était le même. Le tsar avait dépêché M. d’Anstett auprès du prince Schwarzenberg, qui commandait le contingent autrichien, pour lui proposer de conclure un armistice, Schwarzenberg hésitait, il n’avait point de pouvoirs ; il répondit à M. d’Anstett que son armée faisait partie des forces de Napoléon, qu’il verrait sans doute avec peine couler le sang de ses soldats dans cette guerre, mais que c’était le devoir, l’honneur, et non le sentiment qui traçaient la conduite d’un militaire. « Les vertus de mon souverain sont suffisamment connues, ajouta-t-il, pour que je puisse être assuré qu’en restant fidèle à ces principes j’agirai toujours dans son sens. » Toutefois il-transmit à Vienne les propositions de M. d’Anstett et demanda des instructions[9]. On lui ordonna d’accepter et de conclure, et le 18 janvier, vu a la rigueur de la saison et d’autres considérations également pressantes[10], » il signa un armistice auquel fut annexé un plan de mouvemens concertés pour les deux armées. Dès lors les Autrichiens se retirèrent méthodiquement devant les Russes, et l’on ne doit plus s’étonner que, le 24 janvier, Schwarzenberg se soit refusé d’obtempérer aux ordres que lui fit transmettre Napoléon.

Ces négociations n’empêchaient pas cependant Metternich de prodiguer au comte Otto les démonstrations d’amitié. « Votre alliance avec la Russie était monstrueuse, lui disait-il le 15 février ; la nôtre au contraire est fondée sur les rapports et les intérêts les plus naturels, les plus permanens, les plus essentiellement nécessaires : elle doit être éternelle comme les besoins qui l’ont fait naître. » Et deux jours après : « Considérez comme une vérité incontestable que nous ne cherchons que votre bien, que nous ne redoutons plus la France, mais la Russie, dont vous-même, par vos concessions successives, avez étendu la puissance. » Il commençait à découvrir ses desseins et à dévoiler ses idées sur la paix future : l’une des principales, c’était la suppression du grand-duché de Varsovie et la cession de ce pays à la Prusse, qui l’avait possédé depuis le troisième partage. de la Pologne jusqu’en 1806. C’était une des ambitions favorites de la Prusse, qui considérait la ligne de la Vistule comme nécessaire « à sa sûreté entière et à son indépendance[11]. » Metternich l’en approuvait fort : il redoutait à la fois de voir les Prussiens s’agrandir en Allemagne et les Russes donner une constitution à la Pologne. Il cherchait à faire partager ses craintes à Napoléon en lui montrant la révolution prête à éclater dans le grand-duché et à gagner l’Allemagne. « Notre police n’est plus occupée que de la recherche des conventicules, disait-il ; celle des états voisins ne suffirait pas à cette besogne. » Dans une dépêche adressée le 28 février à M. de Bubna, il dénonçait les menées des Polonais, et il comparait, fort spirituellement du reste, le rôle qu’ils jouaient alors avec celui que à les émigrés français, dans les premières guerres de la révolution, ont soutenu avec une désastreuse constance vis-à-vis des puissances alliées. Ce rapprochement est naturel, ajoutait-il, parce que l’esprit de l’émigration est et sera partout le même. Des hommes sans patrie diffèrent essentiellement dans leurs vues et dans leurs calculs de tous les autres citoyens : cette classe d’hommes, véritables cosmopolites, peuvent gagner beaucoup ; ils n’ont rien à perdre et par conséquent rien à défendre. Les moyens des puissances ne leur semblent exister que pour le soutien de leur cause ; ils ne ménagent pas ces moyens, parce qu’ils ne leur coûtent rien. »

Napoléon concevait de légitimes appréhensions sur la conduite future de l’Autriche. Il voulut à la fois la séduire et l’obliger à se déclarer. Il imagina de confier la régence à l’impératrice Marie-Louise, espérant ainsi lier les mains à l’empereur François ; puis il envoya M. de Narbonne en mission extraordinaire à Vienne, et lui donna le 27 mars pour instructions d’offrir à l’Autriche un partage de la Prusse pour prix de l’alliance entière qu’il lui demandait. Il était impossible de se méprendre plus complètement sur les dispositions de la cour de Vienne. Loin de songer à partager la Prusse, Metternich songeait à la reconstituer, et l’avait, le 17 mars, officiellement félicitée de sa défection. Il était lui-même presque lié à la Russie. M. de Lebzeltern négociait au camp russe depuis la fin de janvier. Le 31, le tsar avait fait savoir à Metternich qu’il accepterait volontiers la médiation de l’Autriche, si elle voulait rompre avec Napoléon ; il n’exigeait pas une déclaration ostensible, si la cour de Vienne la jugeait prématurée, il demandait seulement une convention secrète portant que l’Autriche s’engagerait à soutenir les alliés dans le cas où les négociations de paix qu’elle entamerait n’aboutiraient point. Metternich avait tâché de se soustraire à cet engagement, mais la Russie se montrait pressante et prodiguait les séductions. « Est-il possible, disait le tsar à Lebzeltern le 8 mars, que, toujours renfermés dans le vague, vous vouliez être devinés, ou qu’on se jette dans vos bras sans que vous daigniez dire une seule de vos pensées ? » Si l’Autriche refusait de répondre officiellement, Alexandre la priait de lui indiquer en secret ses conditions. « Je vous donne ma parole de les produire comme les miennes, et vous en ferez l’usage qu’il vous plaira… Ne faites pas plus d’armemens s’ils vous gênent… Entrez en possession du Tyrol, de l’Italie jusqu’à Mantoue, à votre convenance. Déclarez que vous ne voulez qu’entrer en possession de ce qui vous appartient, que vous ne voulez pas faire la guerre à la France, que vous vous placerez entre les puissances qui voudront l’attaquer ; nous vous seconderons en tout. Ensuite parlez d’un congrès général, et enfin alors vous négocierez dans les formes que vous voudrez. » C’était parler d’or, et Metternich cette fois se sentit compris. Le 2 avril, il déclara officiellement au ministre de Russie à Vienne que, « si la France devait ne pas accéder à un arrangement basé sur les principes que sa majesté impériale le tsar croit nécessaires à l’existence de son empire et au bien-être de l’Europe, sa majesté l’empereur d’Autriche emploiera les forces que la Providence a mises entre ses mains pour coopérer, dans le plus parfait accord avec les puissances alliées, à l’établissement d’un pareil ordre de choses[12]. »

Au milieu de ces transactions, toutes positives, une conception aussi « académique » que la dévolution de la régence à l’impératrice Marie-Louise avait peu de chance d’émouvoir la cour d’Autriche. La raison d’état avait décidé l’empereur François à donner sa fille à son ennemi de la veille ; les scrupules de l’amour paternel ne devaient pas l’arrêter un instant lorsque les intérêts de sa fille seraient en opposition avec ceux de l’état. « La nomination de l’impératrice à la régence, écrivait Gentz, est regardée par les hommes éclairés comme un symptôme de la dernière faiblesse… La surprise a été d’autant plus grande que l’impératrice, élevée à la cour de son père dans des principes respectables, mais absolument étrangers aux affaires publiques, ne peut pas même être supposée capable de s’acquitter avec succès d’une tâche fort au-dessus de ses moyens. Plusieurs personnes imaginent que cette démarche n’a été faite par Napoléon que pour flatter la cour de Vienne. Si tel avait été son but, on peut dire qu’il l’a complètement manqué ; mais il est bien plus vraisemblable que ce sont ses embarras directs qui lui ont suggéré ce projet bizarre. »


II

C’est dans ces circonstances que M. de Narbonne arrivait à Vienne. Il y trouva les esprits surexcités. « La haine des salons contre nous tient du délire, » écrivait-il le 1er avril. Il ne crut pas devoir atténuer les instructions très nettes qu’il avait reçues. Il mit donc Metternich en demeure de se prononcer. Le ministre autrichien écouta M. de Narbonne avec une froideur affectée et lui fit attendre cinq jours sa réponse ; cette réponse, encore que fort ambiguë dans les termes et fort équivoque dans le fond, découvrit cependant le changement de front si savamment préparé et si adroitement exécuté par l’Autriche. Metternich en était venu à ses fins. Il avait offert à Napoléon l’entremise de l’Autriche, déclarant que l’Autriche devait agir en alliée à l’égard de la France, en puissance indépendante à l’égard des autres puissances. Napoléon avait accepté l’entremise, Metternich en avait conclu que l’Autriche pouvait agir en puissance indépendante. « A l’ombre de cette indépendance dont elle jouissait sans s’en vanter, » comme le disait ingénieusement Gentz, l’Autriche avait, sous prétexte d’entremise, demandé aux alliés leurs conditions de paix, Metternich. avait eu soin d’ajouter qu’il ne s’agissait pas de médiation : « comme puissance médiatrice, nous aurions à dicter les conditions de la paix. » Alexandre avait répondu que les conditions seraient celles qui convenaient à l’Autriche, et Frédéric-Guillaume avait approuvé cette réponse ; dès lors Metternich était prêt à poser la médiation de l’Autriche et à dicter à Napoléon. les conditions des alliés. « Le cabinet de Vienne, écrivait Gentz le 14 avril 1813, grâce à l’habileté extrême de sa conduite, s’est enfin placé dans une attitude absolument indépendante… Cette situation, éminemment favorable, paraît avoir échappé jusqu’ici aux yeux des observateurs superficiels, et voilà pourquoi le système politique de l’Autriche est une espèce d’énigme pour le public. » Le fait est qu’il fallait une dialectique bien subtile pour comprendre que l’entremise de l’Autriche étant un effet de son alliance, avec la France, l’indépendance de l’Autriche un effet de son entremise, la médiation un effet de l’indépendance, la rupture de l’alliance française devenait la conséquence logique de la médiation. Telle fut pourtant l’énigme que Metternich ne craignit pas de proposer à Napoléon lorsque, dans sa réponse à M. de Narbonne, il établit, en termes fort diplomatiques à la vérité, que l’Autriche n’avait qu’un objet, la paix, et qu’il n’y avait qu’un moyen pour atteindre ce but, la médiation armée. « Le rôle de l’Autriche, ajouta-t-il, ne peut plus être celui d’un simple auxiliaire, et dans le cas où la médiation n’aurait point le succès qu’elle espère, il ne lui resterait d’autre alternative que de se retirer, derrière ses frontières ou de s’engager dans la guerre comme partie principale. Les stipulations de secours limités de notre traité d’alliance ne sont plus applicables aux circonstances actuelles. » Ce qu’il disait à M. de Narbonne, il l’écrivit à Napoléon le 1er mai ; il crut encore nécessaire d’assurer l’empereur que son souverain était prêt à appuyer fortement ses paroles de paix et à « combattre les ennemis des intérêts de la France, qu’il ne séparera jamais de ceux de son propre empire. » Or, le même jour le comte Stadion, envoyé d’Autriche, était reçu au camp russe par M. de Nesselrode et lui indiquait comme conditions « autrichiennes » de la paix l’affranchissement complet de l’Allemagne et la domination de l’Autriche en Italie jusqu’au Pô et au Mincio ; il ajoutait que, si Napoléon n’avait pas accepté ces conditions avant le 1er juin, l’Autriche agirait. Napoléon ne donna point à Metternich le temps de lui poser ces conditions ; il agit, et le 2 mai, à la tête d’une armée à peu près improvisée, il battit les alliés à Lutzen. Metternich avait toujours redouté un retour de la furie française, cette victoire le fit réfléchir : l’Autriche ne pouvait être prête avant le 20 juillet ; il sentit qu’il fallait gagner du temps et transiger avec les événemens. Le 8 mai, il fit connaître ses conditions à M. de Narbonne : il évita de parler de l’Italie et se contenta de poser en principe, comme minimum des concessions demandées par les alliés, la dissolution de la confédération du Rhin et du grand-duché de Varsovie, la reconstitution de la monarchie prussienne, la renonciation aux villes anséatiques et la restitution à l’Autriche des provinces illyriennes. C’était encore beaucoup plus que ne voulait accorder Napoléon. Le 4 mai, deux jours après Lutzen, Caulaincourt écrivait par son ordre à M. de Narbonne : « La prétention de proposer et de faire accepter une médiation armée est trop ridicule pour que l’empereur d’Autriche ne le comprenne pas. » Ce fut bien pis lorsqu’arrivé à Dresde Napoléon saisit des papiers où il trouva la preuve de la duplicité de Metternich. Il s’assura que l’Autriche avait été jusqu’à fournir à l’envoyé russe des renseignemens détaillés sur l’état de l’armée française[13]. Les propositions de Metternich l’indignèrent ; cependant il comprit qu’il n’était pas assez fort pour laisser éclater sa colère : il temporisa, et lorsque le 16 mai M. de Bubna vint à Dresde lui offrir officiellement la médiation de l’Autriche, il lui fit une réponse évasive sur les conditions de la paix, mais il accepta en principe l’idée d’un armistice et d’une négociation organisée par l’Autriche. Le fait est qu’il attendait tout de la victoire et qu’il espérait vaincre ; il espérait aussi gagner la Russie, la détacher de l’Autriche, et faire la paix aux dépens de l’allié qui l’avait trahi. Il se trompait. La bataille livrée à Bautzen le 21 mai fut une victoire, mais elle fatigua les Français sans épuiser les alliés, et le 22 mai Alexandre fit répondre à M. de Caulaincourt, qui lui avait demandé une audience, qu’il fallait pour négocier la paix s’adresser à l’Autriche. L’Autriche revenait à la charge le jour même et offrait à Napoléon la médiation et l’armistice. L’empereur accepta l’armistice, qui fut signé le 4 juin ; quant à la médiation, il ne la repoussait point, mais il refusait de s’expliquer sur les conditions de paix. Metternich avait lieu de croire qu’il n’accepterait point celles que l’Autriche avait posées le 8 mai ; il savait aussi que sans l’Autriche les alliés ne pouvaient pousser à fond la guerre, et que si l’Autriche entrait en campagne avec les alliés, ils lui accorderaient ce qu’elle voulait : il s’occupa donc de leur faire accepter les conditions du 8 mai. Ils les acceptèrent. Le 27 juin, à Reichenbach, l’Autriche conclut avec la Russie et la Prusse un traité d’alliance éventuelle, par lequel elle s’engageait à entrer en campagne, si Napoléon repoussait les conditions qu’elle lui proposait, et le 30, après une entrevue qu’il eut à Dresde avec Napoléon, Metternich lui fit signer, selon le mot de Gentz, « une espèce de convention par laquelle l’empereur admit sans restriction la médiation de l’Autriche au congrès préalable qui allait se réunir à Prague. »

« La conduite de l’Autriche, écrivait Gentz, est justifiée par ce haut résultat que, dans un grand moment comme celui-ci, tous les yeux se tournent vers elle, et que tous ceux qui s’occupent de la paix sont d’accord à lui en remettre l’initiative. » Cette périphrase, qui détonne chez Gentz par sa pédanterie et son équivoque, se résume en quatre mots très clairs et très simples : la souveraineté du but. Metternich ne s’était proposé qu’un but : le succès de l’Autriche ; quant aux moyens, il les jugeait légitimes dès qu’ils lui semblaient corrects dans l’apparence. Toute sa procédure diplomatique n’avait eu qu’un objet, comme le disait M. de Stadion à M. de Nesselrode, faire admettre aux alliés « les formes dont l’Autriche croyait devoir user pour amener la transition de la médiation à la coopération[14]. Il faut reconnaître que Metternich déploya dans cette procédure la dextérité la plus singulière ; mais on a beaucoup trop vanté, même en France, la sagesse des conseils qu’il donnait à Napoléon et la modération dont il aurait fait preuve dans cette crise de 1813. Pascal a dit quelque part que « c’est la dernière fin qui donne le nom aux choses, » et, quelques fautes qu’ait commises Napoléon, quelque intolérable que fût la situation où il avait placé l’Autriche, la dernière fin de l’Autriche en cette affaire donne à la conduite de Metternich le nom qu’elle doit garder : c’est la défection. La manière dont fut préparé et conduit le congrès de Prague prouve que ce mot n’est pas trop fort.

« La Russie et la Prusse, écrivait Gentz le 24 juin 1813, ne désirent au fond que la continuation de la guerre et ne regardent toute tentative de négociation que comme un moyen d’y faire participer l’Autriche… Il faut avoir vu et entendu de près les souverains alliés et leurs ministres pour savoir ce qu’il leur en coûtera de renoncer à leurs projets et à leurs espérances. » Et l’on voit par un mémoire de Nesselrode que, dès la fin de 1812, on considérait en Russie comme « indispensable de faire rentrer la France dans ses anciennes limites entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. » Metternich le savait ; il savait aussi, au dire de Gentz, qu’au moment où les Russes et les Prussiens acceptaient la médiation de l’Autriche en vue de la paix, ils prenaient avec l’Angleterre « les engagement les plus positifs pour une continuation vigoureuse de la guerre. » Gentz avait donc de bonnes raisons pour écrire à son correspondant de Bucharest : « La négociation s’ouvre sous des auspices peu heureux, et à moins de prendre une tournure bien différente de celle qui s’annonce, elle finira sans avoir produit aucun bien. L’empereur d’Autriche et son ministre sont les seuls qui désirent sincèrement la paix ; mais ils ne la regardent plus que comme une chance peu probable. » En réalité l’Autriche, selon l’expression de M. de Narbonne, « poussait ses armemens avec une véritable furie, » et se préparait de toutes ces forces à soutenir la guerre. C’est le 15 juillet que Gentz assurait à l’hospodar que Metternich désirait au fond la paix, et le 9 les alliés avaient tenu à Trachenberg un conseil de guerre auquel assistaient deux généraux autrichiens et où les mouvemens des armées de la coalition avaient été concertés : le contingent autrichien y jouait un rôle très important. En même temps, Metternich conduisait à bonne fin une négociation qui était pour l’Autriche d’un intérêt capital. « La paix générale est entre les mains du gouvernement anglais, » avait écrit Gentz. Le gouvernement anglais se prononça pour la continuation de la guerre, mais il consentit à payer à l’Autriche le prix qu’elle mettait à son concours. Le 27 juillet 1813, un traité secret fut signé à Prague ; les articles 4, 9 et 10 de ce traité réservaient à l’Autriche et à l’Angleterre la direction suprême et l’organisation définitive des affaires d’Italie ; les autres articles réglaient cette organisation, qui était exclusivement conforme aux vues de l’Autriche[15].

C’est ainsi que les alliés et le prétendu médiateur de la paix se préparaient au congrès de Prague en attendant l’arrivée du plénipotentiaire français. Il y arriva le 28, le lendemain du jour où avait été signé ce traité secret. Les instructions qu’il avait reçues montrent que Napoléon était aussi peu disposé que les alliés à une négociation sérieuse ; elles portaient que l’Autriche ne devait pas gagner un village et que la paix devait lui faire expier sa mauvaise foi. C’était fournir à Metternich le prétexte qu’il attendait pour déclarer la guerre. « On est déjà ici sur un volcan, les momens sont comptés, » écrivait le duc de Vicence le jour même de son arrivée. Le fait est que les grandes résolutions étaient arrêtées ; Metternich cependant croyait encore nécessaire « d’user de formes » avec Caulaincourt. Il le somma de se prononcer avant le 10 août. « Je vous donne ma parole, ajoutait-il, que nous arriverons à ce dernier jour sans que nous ayons le moindre engagement avec personne et que nous sachions contre qui nous nous battrons. » A tout hasard, il préparait la déclaration de guerre. « Dans les derniers jours de juillet, dit Gentz dans son journal, Metternich me confia la rédaction d’un projet de manifeste de guerre ; j’y travaillai sérieusement dans les premiers jours d’août. » On échangea quelques notes diplomatiques ; Napoléon n’accepta point les conditions de l’Autriche, et le 10 août l’Autriche, croyant avoir suffisamment satisfait à l’honneur de la diplomatie, déclara la guerre à la France. On lit dans le journal de Gentz : « Le comte Nesselrode arriva le 14, l’empereur Alexandre arriva le 15 à Prague. Tous deux manifestèrent une vive satisfaction de la résolution prise par notre cour. L’empereur m’a fait présent d’un anneau en brillans. »


III

La guerre reprit ; on sait avec quel acharnement. Napoléon n’y retrouva son génie que pour jeter un dernier éclat de gloire sur les malheurs que son insatiable ambition avait attirés à la France. Les alliés s’avançaient vers nos frontières. Des pourparlers officieux s’engagèrent à Francfort ; M. de Metternich avait fait connaître les bases générales et sommaires de la paix, qui étaient désormais le Rhin, les Alpes et les Pyrénées comme frontières de la France. Par une dépêche qui dut arriver à Paris le 24 ou le 25 novembre, il adressa officiellement ce nouvel ultimatum à Napoléon. Il se produisit dans cette négociation quelque chose d’analogue à ce qui s’était passé avant le congrès de Prague. Tant que Napoléon avait cru pouvoir défendre l’Allemagne, il avait refusé de l’abandonner ; il en fut de même de l’Italie et de la frontière du Rhin : il ne consentit à y renoncer, au moins en principe, que quand en réalité il les eut perdues. Les alliés, avant la bataille de Leipzig, songeaient déjà à réduire la France à ce qu’on appelait alors ses limites naturelles ; mais, comme Napoléon et son armée les tenaient, encore en échec, ils se bornèrent à demander, comme minimum, la Pologne et l’Allemagne ; lorsqu’ils furent à Francfort, ils réclamèrent le Rhin, mais ils étaient bien décidés à ne pas s’arrêter dans leur marche, et déjà de nouvelles exigences commençaient à se manifester. Napoléon aurait-il pu arrêter les alliés en acceptant à Prague et à Francfort les conditions qui lui étaient offertes ? Ce qui est sûr, c’est qu’il ne les accepta pas au moment opportun, qu’il prétendit toujours gagner du temps, qu’il continua d’espérer un retour de fortune, qu’il redevint exigeant dès qu’il crut avoir ressaisi la victoire, et qu’en tenant ainsi les alliés toujours en haleine, il les entraîna à poursuivre la guerre, à considérer l’invasion de la France comme une condition nécessaire de la paix, et, la France une fois envahie, à élever de nouvelles prétentions à mesure que la supériorité de leurs forces se déclarait avec plus d’évidence.

Bien que l’opinion publique en Angleterre se prononçât avec passion contre toute paix qui n’aurait pas réduit la France à ses limites de 1792, lord Castlereagh inclinait vers la modération, et il était disposé à négocier sur les bases posées par Metternich ; mais il entendait que les négociations ne suspendissent pas les hostilités. Il y avait d’ailleurs des divergences assez sérieuses dans le camp des alliés, et Metternich, qui était parvenu à ramener les partisans de la guerre à outrance aux conditions de Francfort, ne parvint pas à les arrêter. « Il est certain, écrivait Gentz, que l’acceptation de ces bases générales fut politiquement, pour les alliés, une victoire tout aussi importante et beaucoup plus décisive que ne l’avait été militairement celle de Leipzig. Cependant leur ardeur à poursuivre la guerre n’en fut nullement affectée. Le parti russe et prussien frémissait de l’idée seule de déposer les armes sans avoir tiré de Napoléon ce qu’ils appelaient une vengeance complète, et sans avoir enlevé à la France la totalité de ses conquêtes depuis 1792. Quelques-uns prétendaient même en détacher toutes les provinces qui bordent la rive gauche du Rhin et déterminer la nouvelle frontière par les deux chaînes des Ardennes et des Vosges. » L’empereur Alexandre se montrait le plus ardent à la continuation de la guerre ; « il s’était, dit Gentz, pour ainsi dire échappé de Bâle pour n’être pas présent aux premières conférences avec lord Castlereagh dont on lui avait vanté la modération. La rage d’aller à Paris le rendait sourd à toutes les remontrances. » Ce fut, assure M. Martens d’après les documens officiels russes, grâce à sa fermeté que les troupes alliées franchirent la frontière française, et Gentz affirme que les mouvemens « audacieux et arbitraires » par lesquels Blücher exposa deux fois l’armée alliée au danger le plus imminent, étaient secrètement concertés avec l’empereur de Russie.

Les victoires de Napoléon commandèrent aux alliés plus de prudence, Metternich y puisa de nouveaux argumens pour le système de la modération qu’il ne cessait de recommander ; mais on était en France, et, disait Gentz, « l’expédition de France une fois en train, il serait sans doute d’un mauvais augure pour la tranquillité future de l’Europe que les puissances fussent obligées de renoncer à tous les fruits de cette entreprise et de constater, par un aveu, formel, que leurs efforts n’ont jamais pu les conduire au-delà des bases du Rhin, des Alpes et des Pyrénées. » La modération consistait désormais à ne pas entamer le corps de la vieille France, à ne pas frapper d’une punition exemplaire le « grand criminel, » à dominer enfin les passions « de cette foule de fanatiques que l’idée de traiter avec Napoléon au lieu de l’envoyer à l’échafaud faisait frémir de rage. » Metternich y parvint, grâce à sa persévérance et à sa dextérité. « Dans les conférences qui eurent lieu a Troyes entre le 13 et le 14 février 1814, tous les partis s’étaient accordés à traiter de bonne foi avec Napoléon, et avaient décidé de n’admettre le projet de travailler à sa destitution que dans le cas où il rejetterait ouvertement les conditions proposées par les alliés. C’est donc un fait incontestable que le 17 février, jour où l’on remit à M. de Caulaincourt l’ultimatum des puissances alliées, il dépendait encore de Napoléon de conserver son trône et sa dynastie, et que pendant tout l’intervalle du 17 février jusqu’au 18 mars, son sort était entre ses mains. » L’ultimatum des alliés posait en principe les frontières de 1792. Napoléon, ébloui par ses derniers succès, refusa ; il voulait les conditions de Francfort. Il acheva de se perdre. Les conférences de Châtillon furent rompues et la chute de Napoléon décidée. « La politique du cabinet autrichien changea de fond en comble. M. de Metternich, en ministre habile, voyant que l’obstination de Napoléon ne lui laissait plus le choix des mesures, et que le système qu’il avait longtemps combattu devenait enfin le seul exécutable, résolut de se mettre à la tête de ce système. Le parti des Bourbons avait été extrêmement faible jusque-là ; on travaillait dès lors à le renforcer, à nourrir ses espérances, à favoriser ses démarches, à laisser libre cours aux proclamations des princes[16]. »

Depuis l’invasion de la France, on s’était familiarisé avec L’idée de la destruction totale du gouvernement de Napoléon et du rétablissement de la famille de Bourbon. Cependant les alliés ne s’étaient pas concertés sur ce sujet avant leur entrée en France[17] ; à Langres, le 22 janvier, « la question du rétablissement des Bourbons, qui fermentait dans toutes les têtes, fut éludée de toutes parts ; personne n’eut le courage d’en faire ouvertement l’objet d’une discussion. » C’est que les alliés sentaient que, sur ce point, ils ne s’entendraient pas, et que Metternich usait de toute son influence pour les décider à traiter avec Napoléon. Gentz nous fait connaître les motifs qui le guidaient. « Le vœu sincère du cabinet d’Autriche, dit-il, était de faire la paix avec Napoléon, de limiter son pouvoir, de garantir ses voisins contre les projets de son ambition inquiète, mais de le conserver, lui et sa famille, sur le trône de France. Ce vœu n’avait point son origine dans un mouvement de tendresse paternelle. » Si l’Autriche craignait un bouleversement total, « c’était moins, infiniment moins (je réponds de ce que je dis ici) à cause des liens de famille qu’elle a contractés avec Napoléon que par la sagesse et la modération générale de ses principes… » Gentz approuvait fort Metternich de croire, « dans sa sagesse, que le rétablissement des Bourbons servirait bien plus l’intérêt particulier de la Russie et de l’Angleterre que celui de l’Autriche… ; » que, « par les liaisons qu’il entraînerait entre la France et la Russie, il compromettrait entièrement les intérêts de l’Autriche et les intérêts bien entendus de l’Allemagne et de tous les états indépendans, y compris la Porte-Ottomane, et bouleverserait de nouveau toutes les combinaisons et tous les calculs politiques. »

Ces inductions, en ce qui concerne l’Autriche, étaient fort politiques, et l’histoire les justifie ; Metternich voyait dans le rétablissement des Bourbons une gêne et un danger pour la politique orientale de l’Autriche ; ce n’étaient toutefois que des craintes, d’advenir, et elles se plaçaient au second plan. L’Italie dominait alors dans les préoccupations de Metternich, et il considérait avec raison que la restauration des Bourbons de France serait un obstacle redoutable aux projets ambitieux de l’Autriche sur la péninsule. A Prague, il s’était réservé « la direction suprême et l’organisation définitive » des affaires d’Italie ; il n’exceptait point le domaine temporel du saint-siège. « La maison d’Autriche, écrivait-il à lord Castlereagh, avait sur cette partie de l’Italie un droit incontestable, comme roi de Rome aussi bien qu’en qualité d’empereur héréditaire et chef du corps germanique[18]. » Il comptait garder pour l’Autriche la légation de Ferrare, et il avait déjà disposé des provinces du saint-siège sur l’Adriatique en faveur de Murat. Ce malheureux prince, entraîné par les passions de sa femme et les artificieuses sollicitations de Metternich, avait signé le 11 janvier 1814 un traité d’alliance avec l’Autriche. Le maintien de « la dynastie du roi Joachim, » une indemnité d’argent après la paix, une bonne frontière militaire et « une acquisition calculée sur l’échelle de 400,000 âmes à prendre sur l’état romain, » étaient le prix de la trahison. Après avoir donné comme limites à l’Autriche le Pô, le lac Majeur et le Tessin, Metternich entendait placer des archiducs à Modène, à Parme et à Plaisance, et dominer tous les petits états italiens ; y compris la Toscane, par des traités d’alliance qui les mettraient à sa discrétion. Il savait bien que les Bourbons feraient tout au monde pour l’en empêcher. « En Italie, disaient quelques mois plus tard les instructions de Louis XVIII à Talleyrand, en Italie, c’est l’Autriche qu’il faut empêcher de dominer, en opposant à son influence des influences contraires ; en Allemagne, c’est la Prusse. » Il semble que Metternich prévoyait ces admirables instructions. Il se rendait compte que, sur ce chapitre de l’Italie, la France s’entendrait aisément avec la Russie, et qu’il faudrait, pour les diviser, sacrifier Murat aux Bourbons ou la Pologne et la Saxe à la Russie.

Le congrès de Vienne prouva que ces appréhensions étaient fondées. Metternich, qui avait plus d’une fois dirigé la coalition, fut rejeté au second plan, dans ces grandes assises diplomatiques dont il attendait le triomphe de sa politique. On peut dire que si Alexandre régna sur le congrès, Talleyrand le gouverna très souvent. Les alliés croyaient avoir réduit la France à un rôle très effacé ; mais, s’ils lui avaient ravi ses conquêtes et détruit ses armées, ils lui avaient rendu ses traditions. Forte de son désintéressement, elle commanda le respect à l’Europe victorieuse par l’élévation de son langage, et opposa aux alliés ce grand principe de la légitimité qu’ils avaient invoqué contre Napoléon et qu’ils n’étaient que trop enclins à méconnaître en Europe, après avoir, plus ou moins volontairement, contribué à le rétablir en France. Aux embarras que causait à l’Autriche la diplomatie de Louis XVIII s’ajoutaient des froissemens d’amour-propre qui devaient être particulièrement pénibles à un homme tel que Metternich. L’Autriche avait dû subir la hauteur dédaigneuse et l’imperturbable ironie de Talleyrand, alors qu’au nom du conquérant victorieux il tenait le langage de la force ; elle devait les subir encore lorsqu’au nom du roi légitime Talleyrand parlait la langue du droit. Gentz, dans son journal, ne dissimule ni l’impatience ni la surprise que causait à sa cour l’attitude de Talleyrand ; dans ses dépêches, il atténue autant que possible l’importance du rôle joué par les Français à Vienne ; il feint d’abord et affecte plus tard de nier en badinant le traité du 3 janvier 1815, où l’Autriche fut obligée d’accepter l’alliance française pour contenir les ambitions de la Russie et de la Prusse en Pologne et en Allemagne.

La France, sans doute, ne put faire prévaloir toutes ses vues ; mais, si elle ne modifia point complètement les desseins des alliés, elle contribua beaucoup à les modérer. Aussi lorsqu’après le funeste coup d’état du 20 mars la France fut de nouveau livrée aux colères des peuples et aux convoitises de ses ennemis, l’Autriche, sans aller aussi loin que la Prusse dans ses projets de démembrement, demanda la cession aux alliés de Landau, de Thionville et de Sarrelouis, la démolition de Huningue, le démantèlement de Strasbourg ou la transformation de cette place en ville libre non soumise à la France ; le tout accompagné d’une occupation militaire du territoire français et d’une forte contribution de guerre[19]. Metternich ne désirait pas la chute de la dynastie napoléonienne en 1814 ; il était, après le congrès de Vienne et les cent jours, moins porté que jamais au rétablissement des Bourbons ; mais les nécessités de la politique le contraignirent, comme en 1814, à prendre le parti de Louis XVIII. « Quand on pense, écrivait Gentz le 19 juillet 1815, à quelle hauteur l’Autriche pourrait s’élever en embrassant franchement les intérêts du fils de Napoléon, on est sans doute étonné (la postérité le sera bien plus encore) qu’une résolution pareille ne se trouve pas même comptée aujourd’hui parmi les chances probables, à peine parmi les chances possibles ; mais nous sommes trop engagés dans le système opposé,… trop loin de cette marche indépendante et hardie qui, dans les conjonctures actuelles, nous conduirait à une prééminence décidée dans les affaires de l’Europe, pour qu’il puisse être question de cette mesure. L’empereur d’ailleurs ne s’y prêterait jamais ; les considérations personnelles ont peu de pouvoir sur lui, et l’idée de séparer sa politique de celle des autres cours lui répugnerait absolument : enfin il faudrait, pour réaliser un projet de ce genre, que la cour de Vienne sortît entièrement de son caractère, ce qui n’est ni à présumer, ni, après tout, à désirer. »

« Jamais un monarque n’a eu, comme lui, des entrailles d’état, » disait en 1812 Metternich, en parlant de l’empereur François. On le vit bien à la manière dont ce souverain se conduisit à l’égard de sa fille et de son petit-fils. Gentz écrit en 1816, à propos de l’impératrice Marie-Louise : « Cette malheureuse princesse doit maintenant quitter Vienne pour toujours et s’établir à Parme ; mais, ce qui est bien plus douloureux pour elle, elle doit se séparer de son fils… Cet enfant qui, avec une éducation d’un genre élevé, deviendrait peut-être un homme remarquable, est naturellement condamné à languir dans la médiocrité… Le petit Napoléon… est un objet d’alarme et de terreur pour la plupart des cabinets européens. Il faut avoir assisté aux discussions politiques de l’été dernier pour savoir à quel point le nom de ce pauvre enfant agite et effraie les ministres les plus éclairés, et tout ce qu’ils voudraient inventer et proposer pour faire oublier jusqu’à son existence. » Gentz emploie ici de merveilleux euphémismes pour expliquer l’éducation affadissante et corruptrice à laquelle la raison d’état condamnait cet enfant. « L’empereur, bien moins guidé en cela par ses propres inquiétudes que par une délicatesse que, selon moi, nous poussons beaucoup trop loin, voulant écarter jusqu’au dernier germe de ces terreurs paniques, veut que rien ne rappelle un jour à ce prince l’état de grandeur dans lequel il était né ; il ne doit plus voir les personnes de sa suite (quoiqu’il n’y ait plus autour de lui qu’un très petit nombre de Français), ni celles qui ont pris part à sa première éducation ; on a choisi pour lui un gouverneur (le comte Maurice Dietrichsheim) d’une grands famille et d’un caractère respectable, mais de peu de moyens et tellement timide, qu’il craindrait de se compromettre par les progrès mêmes de son élève. On va si loin que l’on voudrait même le détacher tout à fait de la langue française et ne lui laisser d’autre organe que l’allemand, auquel toutefois cet enfant, d’ailleurs si intelligent, a une difficulté extrême de s’habituer. Enfin, si la maison d’Autriche avait pris l’engagement sacré, non-seulement de combattre la dynastie de Napoléon, mais encore de calmer quiconque en Europe pourrait s’inquiéter de son ombre, on n’aurait pas pu adopter un système plus conséquent. » Gentz se trompe : ce système ne résultait pas d’une politique forte et conséquente avec elle-même ; mais il était une suite nécessaire des illusions, des faux calculs et des ambitions mal réglées de la cour de Vienne. Les raisons qui firent condamner à un étiolement systématique le fils de Napoléon amenèrent aussi l’Autriche à enfermer Silvio Pellico dans les casemates du Spitzberg, C’était de la politique détestable, car elle était cruelle et inutile, et l’Autriche devait en payer chèrement les conséquences. Gentz, qui porte sur le congrès de Vienne un jugement à la fois superficiel et passionné, mais en tout cas très sévère, ne voit dans l’acte final de ce congrès que des dispositions de détail et des arrangemens fragmentaires ; le seul mérite qu’il y reconnaisse, c’est d’avoir facilité les voies pour une constitution plus parfaite. « Rien, dit-il, n’empêchera désormais les cabinets de travailler en grand ; le traité qui vient de s’achever a aplani le terrain sur lequel pourra s’élever un meilleur édifice social. » Ce que Gentz entendait par là, ce n’était pas la réforme des plus graves imperfections de l’œuvre de 1815, ce n’était pas une constitution de l’Europe répondant aux aspirations nationales de ces peuples, que l’on n’avait armés contre le despotisme de Napoléon que pour les soumettre à un autre despotisme, moins rude peut-être, mais plus énervant et tout aussi insupportable à la longue ; ce qu’il entrevoyait, d’ailleurs très vaguement, c’était une sorte de système politique destiné à maintenir l’ordre public, à contenir les ambitions des conquérans, à assurer les droits de chaque état par une sanction universelle et des mesures de protection ; c’était l’utopie d’une paix perpétuelle organisée pour le plus grand profit des souverains et la plus grande gloire de l’Autriche. Gentz ne se doutait guère que le jour où, selon son expression, les cabinets voudraient « travailler en grand » et réformer l’œuvre de 1815, cette réformé consisterait à chasser l’Autriche de l’Italie, à détruire son influence en Allemagne, et que les deux hommes auxquels cette mission était réservée, M. de Cavour et M. de Bismarck, trouveraient l’instrument docile de leurs desseins dans l’héritier même de ce nom de Napoléon que l’on avait voulu effacer de l’histoire du monde.


IV

Après le congrès et dans les premières années qui suivirent, tout se réunissait pour faire de l’Autriche la puissance la plus pacifique de l’Europe. Les dernières campagnes l’avaient épuisée, elle n’avait point de finances et son état militaire était tellement réduit que, si elle était appelée un jour à agir, elle ne pouvait le faire, au témoignage de Gentz, qu’au moyen de pénibles efforts. Elle redoutait donc la guerre, et comme il n’y avait de guerre vraisemblable qu’en Orient, c’est de ce côté que se tournèrent désormais les principales préoccupations de Metternich. Pendant toutes les négociations de 1813 et de 1814, il avait songé aux moyens d’obtenir des puissances une garantie de l’intégrité de l’empire ottoman. « Ses intentions à cet égard sont invariablement les mêmes, écrivait Gentz en janvier 1815 ; il regarde non-seulement comme un devoir vis-à-vis de notre plus fidèle alliée, mais encore comme un point essentiel pour les intérêts de l’Autriche, d’insister dans l’arrangement définitif avec la Russie sur la garantie des possessions ottomanes. » Le retour de l’île d’Elbe bouleversa toutes ces combinaisons ; il fallut renoncer à la garantie, et dès lors les craintes d’une collision en Orient ne cessèrent pour ainsi dire plus d’agiter Metternich. La Russie maintenait son armée sur le pied de guerre ; la Porte, disait-on, loin de craindre une lutte avec la Russie, « ne demanderait pas mieux que de la voir éclater. » Il y eut une première alerte dès le mois de janvier 1816 ; il y en eut une nouvelle l’année suivante à la même époque. Gentz cependant trouvait dans le danger même des motifs de se rassurer. « Les fabricans de romans politiques, en parlant de la conquête de l’empire ottoman comme de la petite pièce d’une grande tragédie, écrivait-il, n’ont jamais approfondi cette immense question… Du moment que l’Autriche et l’Angleterre commettraient l’étrange folie de s’associer à la Russie pour dépouiller, la Porte, la Prusse, pour ne pas rester en arrière, envahirait la moitié de l’Allemagne. Toutes les puissances de second ordre, à moins qu’on ne les anéantisse toutes, voudraient s’agrandir en proportion. Il en résulterait sur-le-champ le bouleversement total de l’Europe. » C’étaient là de fort bonnes raisons, mais toute la sagesse du monde ne prévaut pas contre la force des choses, et les inquiétudes augmentèrent chaque année. C’est qu’une sourde agitation se manifestait dans les provinces chrétiennes de la Turquie ; qu’aux revendications religieuses se mêlaient déjà des aspirations nationales et le désir de l’émancipation politique : la Russie, qui de tout temps avait protégé les chrétiens orthodoxes, soutenait d’autant plus vivement leurs intérêts qu’aucune cause n’était mieux faite pour séduire l’imagination mystique d’Alexandre. Aucun souverain ne fut plus que lui jaloux de l’amour de ces peuples, et aucun ne tenta de le gagner par des moyens plus nobles. La cause des chrétiens d’Orient était populaire en Russie ; c’était sous cette forme religieuse que se dégageaient les passions politiques des Slaves : l’influence révolutionnaire qui commençait à les agiter se manifestait chez eux par de vastes rêves de grandeur nationale. Alexandre comprenait qu’en essayant de contenir ces mouvemens populaires on risque de les faire dévier. La raison lui conseillait de suivre la politique à laquelle le disposaient ses sentimens.

C’est ce que l’on sentait à Vienne, et c’est ce qui fait qu’en 1818 les craintes y devinrent plus vives encore que l’année précédente. Gentz essayait de se rassurer en considérant le caractère d’Alexandre. « Sans doute, disait-il, ce prince a une ambition très élevée, elle lui est imposée par le sentiment de sa supériorité. Je sais tout ce qu’on peut dire de son activité dévorante, de son ambition, de sa dissimulation ; mais je lui connais aussi des qualités d’une tout autre trempe. Sa loyauté chevaleresque ne lui permettrait pas un acte de trahison. Il tient infiniment à la bonne opinion des hommes, peut-être plus même qu’à la gloire proprement dite. Les titres de pacificateur, de protecteur des faibles, de régénérateur de son empire, ont plus de charme pour lui que celui de conquérant. Les sentimens religieux, qui ne sont pas de l’hypocrisie, ont depuis quelques années pris si fort le dessus de son âme que tout y est subordonné… J’ai fait depuis longtemps l’observation curieuse et très consolante que, malgré son désir secret de se placer à la tête de toutes les grandes questions, il a une répugnance très prononcée pour se trouver isolé dans quelque affaire que ce soit, et qu’il abandonne… les projets auxquels il tient le plus plutôt que de donner lieu à l’apparence d’une scission entre lui et les autres cabinets alliés. » Gentz concluait de là qu’il devait suffire à la Russie d’avoir toujours avec la Porte « un procès ouvert. » Cependant, si le désir de maintenir l’alliance semblait devoir l’emporter dans la pensée d’Alexandre, Gentz constatait avec inquiétude que ce prince était, de tous les alliés, celui auquel le maintien de l’alliance était le moins nécessaire : le jour où il voudrait réellement tenter une entreprise qui bouleverserait le système de 1815, il obtiendrait aisément l’appui d’un état qui, loin de redouter un bouleversement, devait le souhaiter, et dont l’intérêt était de dissoudre le plus tôt possible la quadruple alliance. C’était la France, et c’est à ce sujet que Gentz développe le principal des motifs qui avaient engagé l’Autriche, en 1814, à se prononcer contre les Bourbons.

Dès qu’il avait été question d’une restauration de la monarchie traditionnelle, l’Autriche avait craint entre la France et la Russie une entente qui permettrait à Alexandre d’étendre son influence sur le Danube et aux Bourbons de relever le prestige de leur couronne. Sans doute Alexandre avait eu à se plaindre des hauteurs de Louis XVIII, sans doute le descendant de Henri IV avait trop peu dissimulé la supériorité de noblesse qu’il s’attribuait sur l’héritier de Pierre le Grand : sans doute Alexandre, dans ses entretiens confidentiels, avait critiqué sévèrement la politique de Louis XVIII en 1815 et 1816 ; il versait « le sarcasme à pleines mains », sur l’attachement de la cour de France à « l’ancienne étiquette ; » mais malgré ces froissemens superficiels, l’intimité politique allait toujours se resserrant entre les deux états, Alexandre aimait la France, et il se sentait naturellement porté à favoriser ses intérêts. Gentz est forcé de le reconnaître, et autant pour se rassurer lui-même que pour mettre les Valaques et les Turcs en garde contre l’influence française, il fait le tableau le plus noir et le plus chargé des affaires intérieures de la France. Les luttes des partis ne lui fournissent que trop d’argumens, et l’on voit par ses dépêches combien à diverses reprises les violences et les paradoxes de ceux qu’on appelait alors les ultras découragèrent les amis de la monarchie française en Europe et favorisèrent les desseins de ses ennemis. Il y a du parti-pris dans les critiques acerbes que Gentz prodigue aux ministres de la restauration : il semble qu’il ne veuille se rendre compte ni des difficultés de leur tâche ni du mérite supérieur qu’ils déployèrent. C’est à peine si le duc de Richelieu obtient de lui quelque respect. et s’il daigne en passant constater la pénétration du duc d’Orléans, « le seul des princes français qui comprenne les véritables intérêts du pays et la marche que le roi devrait suivre pour consolider son pouvoir. » Les vivacités de la plume de Gentz ne doivent pas nous donner le change sur ses véritables sentimens ; en réalité, il ne se montre si empressé à déprécier le gouvernement de la France que parce qu’il le craint, et lorsqu’il en vient à un jugement d’ensemble et se trouve aux prises avec les faits, sa perspicacité l’emporte sur sa malveillance.

« A l’exception de la Russie, écrit-il en 1818, la France est celle des puissances européennes qui arrivera le plus promptement à la restauration complète de ses forces. Elle a beaucoup souffert, mais elle a d’immenses ressources, et, ce qui est plus important que tout le reste, son gouvernement peut, mieux qu’aucun autre, disposer de la totalité de ses moyens, parce que son système administratif surpasse de beaucoup celui des autres, et parce qu’il trouve dans un peuple cultivé, spirituel, propre aux grandes choses et gouverné aujourd’hui par une constitution libre et forte, un instrument parfait pour l’exécution des plans les plus vastes. » L’éloge, on le voit, est absolu, et si Gentz s’est souvent complu à rabaisser le mérite des hommes d’état de ce temps, il rend pleinement justice à la grandeur des résultats qu’ils avaient obtenus. À ce relèvement rapide de la France il ne voit qu’un obstacle, c’est « l’existence d’un parti placé pour ainsi dire en dehors de la constitution, et qui ne cesse de harceler et de tourmenter le gouvernement. » Gentz ne détermine point ce parti, mais il n’y en a qu’un seul auquel puissent s’appliquer ces paroles, c’est celui qui s’était formé de l’alliance scandaleuse des bonapartistes et des révolutionnaires, et qui ne cessait de tramer contre l’état des complots militaires. « C’est, dit-il, le seul côté faible, le seul côté vulnérable de la France ; mais, par la nature éternelle des choses, ce parti doit s’éteindre avec le temps. Les plaies pécuniaires seront guéries plus tôt qu’on ne le pense ; l’armée sera rétablie dans peu d’années, et la France de 1825 ne ressemblera plus, à aucun point de vue, à la France de 1815. » On trouva même un moment que ce travail de réparation s’accomplissait trop vite. « Quelques-uns des ministres étrangers, écrit Gentz en 1818, ont trouvé le projet de loi sur le recrutement intempestif, indiscret, presque suspect… Ils ont secrètement applaudi aux efforts de l’opposition royaliste dans la chambre des députés… Ils se flattent de voir la loi rejetée par la chambre des pairs, et ils ne négligeront rien pour la faire tomber. » L’année suivante, au mois de juillet, l’ambassadeur de Russie à Paris, Pozzo di Borgo, proposa d’adresser des représentations sérieuses au gouvernement français sur l’augmentation disproportionnée de ses forces militaires : « le but avoué de cette démarche était l’éloignement du ministre de la guerre, Gouvion Saint-Cyr, que plusieurs des ministres étrangers regardent comme un homme dangereux. » L’empereur de Russie crut devoir communiquer ce projet à ses alliés, mais il contribua en même temps à le faire rejeter.

Il était de l’intérêt d’Alexandre que la France se relevât et redevînt capable.de jouer un rôle dans les grandes combinaisons européennes ; mais, quel que fût cet intérêt, il ne dominait pas dans l’esprit du tsar sa répugnance à rompre avec ses alliés, et s’il lui convenait d’avoir toujours dans la France une alliée disponible, il n’entrait pas dans ses vues de sacrifier à l’alliance française des amitiés qui dataient de 1813. On le vit bien à Aix-la-Chapelle, lors de ce mémorable congrès où le duc de Richelieu eut l’honneur de faire consacrer par l’Europe l’affranchissement complet de sa patrie et le retour de la monarchie française au rang qu’elle avait autrefois occupé parmi les grandes puissances. Plusieurs cabinets, et en particulier celui de Vienne, avaient craint que, dans ce congrès, Alexandre ne brisât la quadruple alliance et ne se rapprochât « à grands pas d’un système d’union intime avec la France, système que l’on regardait avec raison comme un des coups les plus funestes pour la sûreté des puissances intermédiaires et pour le repos du monde. « Il n’en fut rien ; Alexandre rassura pleinement ses alliés, et renouvela même avec eux le traité qui, en 1814, les avait réunis contre Napoléon : il s’engagea de nouveau à combattre avec l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, dans le cas où il se produirait en France un bouleversement menaçant pour la sûreté de l’Europe. Gentz revint d’Aix-la-Chapelle un peu rassuré, et il n’hésite pas à déclarer le congrès « un chef-d’œuvre de sagesse, de loyauté et de modération ; » il se plaît à considérer cette ligue qui se reformerait contre la France « au moindre signal d’une entreprise offensive. » Il se rassénère en pensant que la France « sera encore bien longtemps l’objet de la défiance générale, et que longtemps encore une guerre contre la France sera la seule populaire en Europe, la seule qui, en dépit de la détresse générale, ne manquerait pas de partisans, de bras et de sacrifices. » Néanmoins, on le sent, Gentz n’est point tranquille pour les années qui vont suivre ; mais le premier volume de ses dépêches s’arrête en 1819 ; la crise qui se préparait en Orient n’avait pas encore éclaté, Alexandre n’avait pas encore senti les grandes tentations, la quadruple alliance n’avait point encore été sérieusement menacée ; elle ne le fut qu’après 1820, lorsque se produisirent, à si peu d’intervalle, la révolution de Naples, la révolution d’Espagne et la guerre d’indépendance de la Grèce. Ce fut l’épreuve décisive du système de 1815, et c’est alors qu’il put être sérieusement question d’alliance entre la France et la Russie. L’histoire diplomatique présente peu d’épisodes aussi intéressans et aussi instructifs que les laborieuses négociations qui s’engagèrent durant cette période entre Paris et Pétersbourg : c’est alors qu’on put voir ce qu’il y avait de fondé dans les appréhensions de Metternich. Nous sommes en droit d’attendre, à ce sujet, des deux volumes que nous promet l’éditeur des dépêches de Gentz, de précieux éclaircissemens.


ALBERT SOREL.

  1. Sur la vie privée de Gentz et l’ensemble de sa carrière, voyez, dans la Revue du 1er juin 1868, Diplomates et publicistes de l’Allemagne, Frédéric de Gentz, par M. Challemel-Lacour.
  2. Martens, Recueil des Traités conclus par la Russie avec l’Autriche, Pétersbourg 1876, t. III. Les documens et les commentaires si savans et si précis dont M. Martens accompagne ces traités fournissent, sur les rapports de l’Autriche et de la Russie en 1812-1813, les renseignemens les plus curieux et les plus nouveaux. J’y aurai souvent recours dans cette étude.
  3. Cette dépêche, ainsi que plusieurs autres documens inédits, tirés des archives de Vienne et de Berlin, est empruntée à l’ouvrage de M. Wilhelm Oncken, OEsterreich und Preussen im Befreiungskriege, t, Ier, Berlin 1876.
  4. Par l’article 11 de ce traité, la France et l’Autriche se garantissaient l’intégrité de l’empire ottoman dans le cas où la Porte recommencerait la guerre avec la Russie.
  5. Tagebücher von F. von Gentz, Leipzig.
  6. Voyez, pour les origines de cette correspondance, Klinkowström, Briefe von Gentz, Vienne 1869.
  7. Lefebvre, Histoire des cabinets de l’Europe, t. V. — Voyez également dans cet ouvrage les extraits des dépêches du comte Otto et de M. de Narbonne.
  8. Dépêche à M. de Bubna, 25 Janvier 1813.
  9. Le prince de Schwarzenberg à M. de Metternich, 8 janvier 1813, Oncken, p. 427.
  10. Préambule de la convention ; Martens, t. III, p. 89.
  11. Oncken, p. 267, Négociations du traité de Kalisch.
  12. Oncken, Rapports de Lebzellern. — Martens, note du 2 avril 1876.
  13. Le duc de Vicence à M. de Narbonne, 12 mai 1813.
  14. Dès le début de ces négociations, Metternich écrivait à Berlin : « Nous nous flattons que les deux puissances entreront et dans nos vues et dans nos formes, car c’est même de celles-ci que nous parait surtout dépendre le plus ou moins de succès de notre plan. » Dépêche au comte Zichy, 30 janvier 1813.
  15. L’existence de ce traité, qui ne se trouve dans aucun recueil, résulte d’une protestation que M. de Metternich adressa, le 26 mai 1814, à lord Castlereagh pour réclamer l’exécution des clauses souscrites à Prague le 27 juillet 1813 et ratifiées à Londres le 23 août suivant. Metternich y donne une analyse très explicite et très précise des principales de ces clauses. Ce curieux document fut révélé pendant le congrès de Vienne a M. de Saint-Marson, plénipotentiaire de Sardaigne, qui en donna communication à son gouvernement. On en trouve le texte, copié aux archives de Turin, dans la belle et savante Histoire de la diplomatie européenne en Italie de M. Blanchi, t. Ier, Appendice, p. 333.
  16. Gentz, dépêche du 11 avril 1814.
  17. Gentz, 5 février 1814.
  18. Protestation du 26 mai 1814.
  19. Gentz, 5 septembre 1815.