Un comité cantonal d’instruction publique en 1816

Un comité cantonal d’instruction publique en 1816
Revue pédagogique, second semestre 18818 (p. 601-621).

UN COMITÉ CANTONAL D’INSTRUCTION PUBLIQUE EN 1816


À Monsieur E. P…

Une obligeante communication m’a mis entre les mains le registre des procès-verbaux du Comité cantonal d’instruction publique de Chinon, 1816-1822. J’ai lu ce document avec un vif intérêt, Ce qui le recommande, ce n’est pas le style, bien qu’il vienne de la contrée où, s’il faut en croire la voix publique, on parle le mieux la langue française : vous en jugerez vous-même tout à l’heure : ce n’est pas son ancienneté : 1816 n’est pas si loin de nous ; nous y touchons, beaucoup de ceux avec qui nous avons vécu y vécurent ; ce ne sont pas les noms dont il est signé : je pourrais les taire sans rien lui enlever de son intérêt ce n’est pas davantage la nouveauté ou la hardiesse de la pensée : ceux dont il fut, en quelque sorte, l’œuvre commune ne cherchent ni à raffiner ni à se distinguer. Ils s’acquittent de leur mieux de la fonction honorable et importante, pour parier leur langage, qui leur était déléguée ; dévoués à l’ordre des choses établi, ils un secondent les vues, ils en suivent les instructions ; appartenant, vous le verrez par leurs titres et qualifications, à la classe éclairée, ils pensent comme on pensait alors dans cette classe ; pris comme au hasard à travers la France, ils témoignent pour la France entière ; ils représentent l’opinion ; honnêtes gens, sans faux zèle, sans ardeur exagéré, ils en donnent, à ce qu’il semble, la note moyenne. Le mérite des pages dont je veux vous entretenir est précisément qu’écrites par ces hommes, avec une sincérité qui ne peut être mise en doute, puisqu’elles ne devaient être ni montrées ni vues, elles nous font connaître quel était, à une époque peu éloignée de nous, mais déjà bien différente, l’état de l’opinion sur une des questions qui nous préoccupent le plus aujourd’hui ; en même temps, par mille détails pris sur le vif, elles éclairent la situation de l’enseignement primaire sous deux régimes différents, l’un qui vient de finir, l’Empire, l’autre qui commence, la Restauration. Parvenus au terme de cette étude, nous n’aurons qu’à ramener nos yeux sur le présent pour mesurer le chemin parcouru.

Sans plus de réflexions, je m’attache au document lui-même et le suis. En tête figure la liste des membres du Comité ; elle est ainsi dressée :

« 1° Messieurs les sous-préfet et procureur du roi qui ont droit d’y assister et d’y occuper la première place.

» 2° Membres nécessaires du comité : MM. le curé du canton, président, le juge de paix et le principal du collège.

» 3° Membres nommés jar le recteur de l’académie, » (ici je garde les noms par devers moi), un noble (il assiste à la première réunion du comité ; il ne paraît plus guère dans les réunions suivantes), un médecin, un juge, un desservant.

Le premier procès-verbal est daté du 28 novembre 1816 : C’est une séance d’installation. Lecture est donnée de l’Ordonnance royale du 29 février dernier, des instructions du recteur de l’académie d’Orléans relatives à cette Ordonnance, adressées à tous les comités cantonaux de l’arrondissement académique d’Orléans, enfin de quelques observations importantes sur certains articles de l’Ordonnance qui peuvent présenter de l’ambiguïté adressées, au Comité par M. le sous-préfet. Le mot ambiguïté me paraît peu respectueux pour celui qui a rédigé l’Ordonnance.

« Après quoi — je transcris le texte sans m’arrêter à en relever les incorrections ou impropriétés — le président a fait observer au Comité que le bien voulu par l’Ordonnance, et qui devait faire en ce moment l’objet de leurs recherches et de leur sollicitude, se réduisait à deux choses : 1° procurer l’instruction primaire aux communes qui sont privées de cet avantage ; 2° améliorer l’instruction dans les communes où il y a déjà des instituteurs autorisés ou non, en s’assurant de la capacité, de la conduite et des principes religieux et politiques de ces instituteurs, de l’ordre et de la discipline qu’ils observent dans leur école, et en procurant, s’il y a nécessité, leur remplacement par des sujets meilleurs.

» Et un membre du Comité ayant observé qu’on ne pouvait en ce moment délibérer sur ces deux objets faute de documents certains sur l’état des écoles, il a été arrêté par le Comité qu’il serait écrit par le président à tous les curés du canton, et par M. le maire aux maires de chaque commune à l’effet d’obtenir les renseignements dont on a besoin. »

Ainsi à peine installée et maîtresse du pouvoir, la Restauration porte son attention sur l’état de l’instruction primaire : c’est une pensée qui lui fait honneur. Vous me direz qu’elle s’en occupe pour peser sur elle et s’en ’emparer : cela même est une pensée gouvernementale dont il ne faut pas parler légèrement. Un gouvernement qui s’établit a souci de s’assurer l’avenir ; or l’avenir, ce sont les générations qui s’élèvent ; il s’agit pour lui de prendre ces générations de bonne heure, avant qu’elles soient engagées et déjà prises, de se les attacher, de les pénétrer de ses propres sentiments, de les former à son usage ; on y arrive par l’enseignement ; quoi d’étonnant à ce qu’un gouvernement avisé cherche à mettre la main sur l’enseignement ? L’Empire s’était occupé de l’instruction des classes élevées ; il avait organisé l’instruction secondaire, il avait créé les lycées ; il n’était pas allé plus loin ; il ne s’était pas occupé, on le verra de reste dans la suite de cette étude, de l’instruction primaire ; il l’avait laissée à elle-même : ce qui de sa part était le signe non équivoque du dédain. Dans cet enseignement, la Restauration, dès ses débuts, avait compris qu’il y avait une force ; car il s’adressait au grand nombre, à la masse de la nation ; et elle tâchait de s’en emparer : c’était une manière de lui rendre hommage.

La seconde réunion est du 23 décembre 1816. On prenait connaissance des renseignements reçus ; on s’en servait pour dresser l’état ci-joint, que je transcris presque en entier ; les détails ont ici leur importance.

ÉTAT DES ÉCOLES PRIMAIRES

« Chinon. — 1° M. Félix Savineau, 68 ans, laïque, ayant un enfant, a 30 à 40 élèves en toute saison, prend 30 et 40 francs, capable d’enseigner dans le 3e degré, jouissant de la considération et muni de bons certificats ; il a déjà obtenu un diplôme et n’a ni logement ni indemnité.

» 2° M. Hilaire Gatien Brossier, 48 ans, laïque, ayant cinq enfants, environ 20 écoliers en tout temps, prend 30 à 40 francs, n’a fourni aucun certificat et n’a point obtenu de diplôme.

» 3° M. Louis Poirier, 43 ans, laïque, ayant trois enfants, a de 15 à 25 élèves, prend 20 et 40 francs, jugé capable dans le 3° degré et a fourni les certificats nécessaires.

» Savigny. — 4° M. Louis Lenoir, 43 ans, laïque, sans enfants, environ 25 écoliers en hiver et 8 ou 10 en été, prend 30 et 40 francs, a été reconnu très capable pour le 3e degré et même pour les degrés supérieurs et à fourni des certificats satisfaisants.

» Huismes. — 5° M. Jean Coulon, 50 ans, laïque, ayant un enfant, reçoit 100 francs pour indemnité de logement, perçoit 30 et 40 francs et a environ 20 écoliers en hiver et la moitié de ce nombre en été. Cet instituteur capable pour le 3e degré exerce en vertu d’un diplôme et a fourni de bons certificats.

» Candes. — 6° Ni le maire ni le curé n’ont répondu aux demandes du Comité. Cette petite ville est très susceptible d’avoir un instituteur si elle n’en à pas déjà un. »

On voit, dans la suite de ces procès-verbaux, Candes à toutes les questions opposer le même silence. Candes, semble-t-il, n’aime pas à ce qu’on s’occupe de ses affaires. En ce qui regarde les autres communes (elles sont toutes nommées, Couziers, Cinais, la Roche, Seuilly. Beaumont, Avoine, Saint-Germain, Lerné, à l’exception d’une seule, Thizay, omise).

« Les curés et les maires s’accordent généralement à dire (continue le procès-verbal) qu’ils n’ont point d’instituteur, la plupart qu’ils n’en ont jamais eu, qu’il y a presque impossibilité d’en avoir, en raison de la difficulté de réunir les enfants, lesquels peu nombreux sont disséminés sur une trop grande étendue de terrain et tous occupés aux travaux de l’agriculture ; que les revenus communaux (les communes de Beaumont et Avoine exceptées), ne permettent pas de donner à un instituteur ni logement ni indemnité. La plupart des maires et curés de ces communes déclarent qu’ils sont flattés de n’en point avoir : que si la tranquillité et les bonnes mœurs se sont conservées dans ces communes, c’est uniquement parce que tous les habitants, ne sachant ni lire ni écrire, ne se sont occupés que des travaux de la campagne. »

Le Comité enregistre ces déclarations, et, sans s’y arrêter autrement, il émet ce vœu :

« Les trois communes de Beaumont, Savigny et Avoine ayant des revenus communaux et étant susceptibles par leur rapprochement de fournir un bon nombre d’enfants à une école établie au centre, le Comité charge son président de solliciter M. le Sous-Préfet d’agir auprès des maires de ces communes pour les engager à fournir un logement et un traitement raisonnables à un instituteur à établir pour ces trois communes. — La même chose pourrait avoir lieu pour la commune de Lerné, dont le bourg est populeux. »

De cet état, il résulterait qu’en 1816 un canton important ne comptait pour treize communes que cinq instituteurs, peut-être six, s’il y en avait un à Candes ; que, sur les six instituteurs, trois appartenaient au chef-lieu. Tous vivaient de la rétribution qu’ils percevaient de leurs élèves, rétribution assez forte, surtout pour l’époque, 30 ou 40 francs par an : point de traitement, point de logement ; pour un seul d’entre eux, il est question d’une indemnité de 109 francs. Deux sont reconnus comme exerçant en vertu d’un diplôme ; les autres s’étaient établis instituteurs sans titre ; ils ont dû faire la preuve de leur capacité devant l’examinateur institué à cet effet, le principal du collège ; la preuve a été acceptée comme suffisante. Un seul n’a pu ou n’a voulu fournir le certificat politique ou religieux ; il a été écarté ; c’est le sieur Brossier, Plus tard, séance du 21 novembre 1819, nous voyons son nom reparaître.

« M. le Président a donné communication d’une pétition du sieur Brossier, ancien instituteur en cette ville, tendant à obtenir l’autorisation nécessaire pour se livrer de nouveau à l’enseignement et ouvrir en cette ville une école primaire du 3e degré. Le Comité, sans rejeter formellement la demande dudit sieur Brossier, a cru devoir surseoir « à sa détermination à l’effet de se procurer, pendant le délai, des renseignements précis sur la conduite, la piété, et les principes du pétitionnaire, ».

Enfin, le 11 mai suivant (1820) le sieur Brossier, sur le témoignage favorable de son curé et de son maire, est autorisé à rouvrir son école : elle était fermée depuis près de quatre ans. Pendant ces quatre ans, que s’était-il passé ? Sans doute il avait souffert ; la nécessité l’avait courbé : il avait fait amende honorable. Peut-être aussi le temps avait-il calmé les passions politiques et la pitié était entrée dans l'âme de ceux qui l’avaient frappé ?

Autre séance à ce même point de vue très intéressante : c’est celle du 10 octobre 1817. Le Comité avait demandé, on se le rappelle, qu’une école fût établie à Lerné ; satisfaction lui est donnée.

« Vu la présentation faite par MM. le curé et maire de la paroisse de Lerné du sieur Mathurin Reux pour exercer

la fonction d’instituteur primaire dans ladite commune, vu les certificats à lui délivrés le 11 septembre dernier. par lesquels lesdits sieurs curé et maire attestent que ledit Mathurin Reux s’est toujours conduit en honnête homme et en bon chrétien et qu’il a donné constamment des preuves de son attachement aux bons principes et à la légitimité du trône, communication reçue de M. l’examinateur devant lequel ledit Mathurin Reux s’est présenté, du brevet de capacité dans le troisième degré qui lui a été accordé : »

Le Comité arrête que ledit sieur Mathurin Reux est admis à exercer la fonction d’instituteur primaire à Lerné. Mais ici se présente une difficulté : jusque vers le mois de juillet 1816 il y a eu dans cette commune une école primaire assez nombreuse tenue avec ou sans autorisation par un sieur Lenoir, prêtre marié, professant en politique comme en religion des principes détestables, impliqué en 1816 dans une affaire grave pour propos, actes et rassemblements séditieux et condamné pour ce à un bannissement temporaire ; depuis son retour à Lerné, cette école continue à se tenir dans sa maison par lui ou sa fille.

« Le Comité jugeant de quelle importance il est que l’enseignement de [à jeunesse ne soit confié qu’à des personnes dont la conduite soit irréprochable et d’écarter de cet intéressant emploi quiconque professe des principes pernicieux en religion, en morale et en politique ; considérant d’ailleurs que la population de la commune de Lurné ne comporte pas la distribution des enfants en plusieurs écoles, le Comité est d’avis que celle tenue par Le sieur Lenoir doit cesser. Le maire est invité, sitôt que l’autorisation accordée par l’académie au sieur Mathurin Reux lui sera notifiée, de signifier audit sieur Lenoir, en vertu de l’article 56 du décret du 15 novembre 1811 concernant le régime de l’université, défense de continuer à tenir ou faire tenir dans sa maison une école primaire sous les peines portées par le même article 56. »

Ici nouvelle difficulté : un des membres fait observer que le candidat présenté est lui-mème un prêtre religieux. ayant, au mépris de ses engagements respectables, contracté mariage pendant la révolution. Il a été répondu, dit le procès-verbal, que ledit sieur Reux avait sollicité et obtenu un bref de sécularisation en vertu duquel son mariage, étant scandaleux dans le principe, avait été légitimé ; que, depuis ce temps, ledit sieur Reux avait constamment rempli tous les devoirs d’un bon chrétien, que le curé de ladite commune a témoigné le plus grand désir de le voir autoriser et qu’en conséquence l’observation susdite ne devait pas empêcher que le comité le reconnût pour instituteur.

Dans sa séance du 8 août 1818 le Comité reçoit diverses communications ; un procès-verbal de la séance de la commission de l’instruction publique du 3 juillet précédent contenant divers règlements pour les époques et la régularisation des séances, soit ordinaires, soit extraordinaires, des comités cantonaux ; une lettre de l’inspecteur de l’académie demandant qu’on lui désigne celui des instituteurs du canton qui mérite d’obtenir l’honorable distinction d’une médaille accordée par Sa Majesté à ceux des instituteurs qui se distinguent pur leurs bonnes meurs et la bonne tenue de leurs écoles.

À la première communication, le Comité tout en protestant de son zèle, répond que, vu le petit nombre d’écoles existant dans le canton, il ne lui paraît pas nécessaire de se réunir tous les mois ; il décide qu’il se réunira tous les trois mois ; ce jour même le registre n’est signé que de trois noms. Il a été difficile en tous les temps d’obtenir de réunions de ce genre l’assiduité soutenue et réglée.

À la seconde communication le Comité fait une réponse pleine d’un tact et d’une mesure qu’on pourrait donner en exemple. Il juge qu’aucun des instituteurs du canton ne leur semble offrir une supériorité assez marquée pour être proposé comme ayant mérité l’honorable distinction offerte par Sa Majesté. Si toutefois il doit y avoir une médaille distribuée dans chaque canton, il propose M. Savineau comme celui du canton qui le mérite et charge M. le Président de le désigner à M. le Recteur.

Je lis plus loin (séance du 9 janvier 1819) une réponse empreinte du même esprit. Le Comité a été prié de présenter les instituteurs du canton qui par de longs services, un âge avancé, des besoins pressants et surtout par le zèle qu’ils auraient apporté à la bonne tenue et au perfectionnement de leur école et par les progrès de leurs élèves, seraient jugés dignes de participer aux secours d’encouragement décernés par le conseil royal d’instruction publique : il croit, dit-il, devoir à la justice et à la vérité de déclarer que les écoles en général sont bien tenues, qu’il n’y à aucun reproche à faire aux instituteurs du canton, mais que cependant il ne juge pas devoir proposer aucun d’eux pour participer aux secours offerts, afin de ne pas priver de ces mêmes secours d’autres maîtres qui à des besoins plus pressants réuniraient des titres plus fondés. — On n’a pas toujours fait preuve depuis, dans des circonstances analogues, du même esprit d’équité et de réserve délicate,

En 1819, séance du 9 juillet, le Comité est prévenu qu’une décision de Son Exc. le Ministre de l’intérieur assujettit les écoles de filles ct les institutrices à la surveillance des comités cantonaux et que les dispositions de l’ordonnance royale du 29 février 1816 sont applicables aux écoles de filles comme à celles de garçons. Il va donc falloir faire pour les institutrices ce qui a été fait pour les instituteurs ; mais cette fois les choses traînent en longueur ; le zèle des comités s’est-il attiédi ? ne serait-ce pas plutôt qu’ils sentent qu’il n’y a pas même intérêt politique, religieux et social (le mot est en ce sens dans les procès-verbaux) ? Une année nouvelle commence, 1820 ; le Préfet est obligé de rappeler par une circulaire nouvelle du 4 janvier sa circulaire du 1er juillet précédent. Il se plaint qu’un très petit nombre d’institutrices ont été présentées au jury d’examen pour obtenir le brevet de capacité et l’autorisation d’enseigner et fixe à cet effet le 15 de ce mois pour dernier délai. Le Comité se décide à aborder la question (séance du 6 février 1890), il entend d’abord les renseignements qui ont été recueillis : de ces renseignements il résulte qu’il y avait alors à Chinon quatre institutrices ; il n’en est point signalé d’autres pour le reste du canton. Deux de ces institutrices, aux termes du rapport, tiennent des pensionnats où les demoiselles reçoivent une éducation très soignée, deux ont des écoles pour les filles de la classe du peuple : trois autres personnes, nommément désignées, deux veuves et une demoiselle, sont mises hors de cause comme gardiennes d’enfants, les surveillants n’ayant trouvé chez elles que des enfants de trois à six ans. En ce qui concerne les institutrices, le Comité, considérant qu’elles exercent la profession de l’enseignement dans cette ville depuis plusieurs années aver l’autorisation de l’administration municipale ; qu’elles ont toutes reçu, il y a trois ans, des règlements rédigés par M. le maire et approuvés par MM. les curés de Chinon ; qu’elles se sont toujours conformées avec exactitude à ces règlements et qu’on est généralement satisfait de la bonne tenue de ces écoles ; que ces maîtresses se trouvent dans l’impossibilité de faire le voyage de Tours pour paraître devant le jury d’instruction, celles qui tiennent des pensionnats ne pouvant se faire remplacer auprès de leurs pensionnaires, et les deux autres maîtresses étant âgées et trop pauvres pour faire ce voyage, arrête à l’unanimité : M. le préfet sera supplié de vouloir bien dispenser… On devine le reste ; ces messieurs du Comité ont plaidé de leur mieux la cause de leurs institutrices ; ils l’ont plaidée par sympathie pour leurs personnes ; mais peu s’en faut qu’il ne s’y mêle une question de principe des plus délicates : le maire a autorisé ; MM. les curés ont approuvé, n’est-ce point assez ? Que veut de plus le représentant de l’État ? Eux, bourgeois de Chinon, sont bien près de trouver ses prétentions exagérées. C’est le vieil esprit municipal qui estime que l’instruction est avant tout l’affaire de la commune et que le pouvoir central n’a pas tant à y voir. Le tout se termine sur le ton de là supplique, comme il convenait à de bons et fidèles sujets de Sa Majesté. La dernière phrase mérite d’être citée : au surplus le comité se flatte que M. le préfet aura pour un sexe naturellement faible et timide la même indulgence que l’académie a manifestée envers les instituteurs en leur nominant des examinateurs plus rapprochés d’eux, dans chaque chef-lieu d’arrondissement. M. le préfet s’est-il laissé toucher par ces considérations ? A-t-il tenu bon et s’est-il montré inflexible ? Le champ est ouvert aux conjectures. Je n’ai trouvé nulle trace de la décision prise.

Le Comité, dans une de ses dernières séances, avait désigné la commune de Beaumont comme susceptible avec les communes environnantes d’alimenter une école : un instituteur offre de s’établir à Beaumont, séance du 11 mai 1820 ; celui-ci a beaucoup voyagé ; il a passé par les académies d’Orléans, d’Angers et de Bourges ; il apporte de nombreux certificats ; le Comité n’est pas tout à fait rassuré sur l’authenticité de ces pièces ; il charge son secrétaire de se renseigner ; toutefois en attendant et sur les présomptions favorables, il dit que ledit Geffrier pourra exercer avec l’agrément de MM. les Curé et Maire de Beaumont les fonctions d’instituteur ; et que, comme la saison actuelle ne lui permettra pus de réunir un nombre suffisant d’écoliers, M. le Maire sera invité à obtenir de M. le Préfet l’autorisation de prendre sur les fonds communaux de quoi lui procurer des moyens de subsistance.

Ce dernier mot et aussi ce qui précède me font passer devant les yeux l’image de la cigale du poète. Je vois le malheureux arrivant à Beaumont à bout de ressources, exténué, mourant de faim, demandant de quoi subsister jusqu’à la saison nouvelle, c’est-à-dire, pour lui, l’hiver qui ramènera les enfants à l’école.

Je tourne quelques feuillets du registre et je lis : Présentation d’un instituteur pour Beaumont. Un an à peine s’est écoulé : qu’est-il advenu du sieur Geffrier ? Est-ce qu’après renseignements les présomptions favorables se sont évanouies ? Est-ce que lui-même a repris sa vie errante ? Cette fois le Comité a devant lui un homme connu ; le candidat à longtemps résidé à Chinon : il est depuis six mois chantre à Beaumont ; il demande à y devenir instituteur, il cumulera sans aucun doute ; il a passé son examen devant M. le Principal du collège, examinateur nommé à cet effet pour l’arrondissement ; tous les certificats s’accordent à rendre bon témoignage de ses principes religieux et politiques et constatent qu’il a constamment tenu une bonne conduite.

Le Comité arrête que le sieur Ferrand sera présenté à M. le Recteur de l’Académie d’Orléans à l’effet d’obtenir le diplôme d’instituteur primaire au 3e degré et l’autorisation nécessaire pour exercer celle susdite fonction dans les communes de Beaumont et d’Avoine, lesquelles par leur rapprochement offrent toute facilité à la réunion des enfants des deux paroisses.

Cette école nouvelle est le seul gain que nous ayons à constater pendant la période qui nous occupe. Je ne puis parler de Lerné, l'instituteur que nous avons vu s’y installer ne faisait que remplacer, on se le rappelle, un instituteur qui déjà depuis quelque temps, y exerçait et qu’on écartait.

Et cependant l’administration ne cesse de stimuler le Comité ; celui-ci écrit aux curés et aux maires des communes, mais en vain ; il se décourage ; il expose en 1820 que « dans la plupart des communes les travaux de la campagne auxquels les enfants sont employés dès le bas âge pendant les trois quarts de l’année, joints au peu d’importance que les parents attachent à l’instruction de leurs enfants pour la lecture et l’écriture, sont un obstacle insurmontable à l’existence d’écoles réglées : les maîtres qui hasarderaient de s’y établir, s’y trouvant sans emploi pendant environ 9 mois, seraient pendant ce temps sans moyens d’existence ; que les conseils municipaux refusent d’allouer aucune espèce de traitement pour un instituteur ; qu’au reste ces communes ne sont pas dépourvues de toute espèce d’instruction, vu qu’il est peu de villages un peu considérables dans chaque commune, où un paysan, sachant lire et écrire, ne rassemble quelques enfants de son voisinage pour les enseigner ; que ces personnes, peu capables peut-être de bien enseigner pour la plupart, étant des domiciliés connus dans le pays, offrent au curé et aux parents des garanties plus rassurantes sous le rapport des mœurs et des principes religieux, que ces instituteurs de profession que le défaut de ressources oblige de passer d’une commune à l’autre et de vivre dans une espèce de vagabondage continuel ; qu’il ne paraît ni nécessaire ni convenable de solliciter des brevets de capacité et des autorisations pour cinq ou six ou même un plus grand nombre de paysans dans chacune de ces communes, qui ne réunissent peut-être pas en particulier plus de cinq ou six enfants ; qu’au reste le Comité a déjà proposé cette difficulté à l’Académie sans recevoir de décision. »

Le Comité se trompe ; l’Académie avait répondu ; elle répondait toutes les fois qu’elle pressait de poursuivre les écoles qu’elle appelait clandestines, celles précisément qui étaient tenues par des maîtres non reconnus, non autorisés, sans titres, semblants d’école qui faisaient tort à l’école véritable, l’empêchaient de se développer ou de naître.

En 1821, nouvelle demande d’informations adressée au Comité par l’administration ; nouvelle réponse du Comité encore plus découragée : il constate que les communes rurales de ce canton, n’ont offert jusqu’ici aucun résultat satisfaisant sous le rapport de l’instruction ; il parle de son zèle et des obstacles qui l’ont fait échouer : il énumère ces obstacles. Je transcris intégralement ce long passage ; ce sera ma dernière citation.

« Ces obstacles sont du côté des localités dans quelques- unes des communes, la trop petite population des bourgs et la dissémination des autres habitations sur un territoire trop étendu pour que les enfants puissent commodément se réunir ; et, dans toutes, la nécessité des travaux de la campagne qui, enlevant aux maîtres leurs écoliers pendant six ou huit mois de l’année, laissent ces premiers sans pain pendant le même temps. D’un autre côté, des obstacles moraux paralysent également le zèle du Comité. Ces obstacles sont : l’insouciance absolue des habitants de Ia campagne qui ne veulent ni ne savent apprécier le bienfait de l’instruction pour leurs enfants et, la répugnance qu’ont les maires et les curés de campagne à promouvoir ou favoriser l’établissement des écoles dans leurs communes, parce qu’une expérience trop constante leur a appris que presque tous les individus qui se livrent à la fonction d’instituteur dans les campagnes sont des aventuriers que la fainéantise et l’inconduite ont forcés d’abandonner leur profession antérieure, leur famille et leur pays. Du reste, la cessation forcée des écoles de campagne pendant la saison des travaux paraît au Comité un obstacle insurmontable à l’établissement d’écoles réglées dans les communes rurales, aucun instituteur doué de quelque capacité et de bonnes mœurs ne voulant courir les risques d’être six mois de l’année sans travail et sans moyens de subsistance. Le Comité ne voit que deux moyens d’obvier à cet inconvénient, ce serait ou de choisir dans chaque commune un instituteur parmi les domiciliés de la commune qui aurait dans son industrie et dans son travail, d’autres ressources, ou une dotation faite par les communes aux instituteurs pour les mettre à l’abri de l’indigence. La connaissance qu’ont les membres du Comité de l’état de nos campagnes leur fait juger qu’aucun des domiciliés qui en auraient la capacité et les autres qualités ne consentiraient à se vouer aux fonctions d’instituteur. Quant à la dotation à faire par les communes, les moyens à employer pour l’obtenir semblent beaucoup plus de la compétence de l’autorité administrative que de celle des comités cantonaux. »

Voilà qui est bien conclu ; à l’administration qui fait du zèle à bon compte en poussant les autres en avant, le Comité répond : à vous d’agir. En cela il montrait non seulement de l’esprit, mais un grand sens. Pour avoir des instituteurs, il fallait leur assurer les moyens de vivre : il fallait faire un traitement : qui payerait ce traitement ? les familles, la commune, le département, l’État ? il y avait un compte à établir. Mais en somme, le problème était posé ; on sait qu’il ne fut pas tout de suite résolu. La question du développement de l’instruction primaire était d’abord une question de finances. Du reste le procès-verbal que je viens de citer est le dernier de quelque importance ; après cette déclaration si judicieuse et st nette, qu’aurait pu faire de long temps le Comité, si ce n’est de se répéter ?

Des pages qu’il nous a laissées et que nous avons parcourues ensemble, se dégage une vue assez précise, ce me semble, de la situation de l’instruction primaire telle que l’Empire la léguait à la Restauration. Résumons-la en quelques mots. D’instituteurs, il y en avait encore dans les villes, peu ou point dans les campagnes ; dans les villes ils avaient, ils gardaient des élèves, ils pouvaient vivre ; dans les campagnes les élèves leur manquaient pendant une grande partie de l’année ; d’autre part, point de logement, point de traitement ; ils vivaient misérablement ou ne pouvaient vivre. Comme il arrive quand une protession est peu avantageuse, elle était peu recherchée ; ceux-là seulement la prenaient à qui les autres étaient fermées : les déclassés y abondaient ; le discrédit rejaillissait sur tous ; l’opinion publique était à leur égard méfiante, hostile : pour le prouver, je n’aurais qu’à rappeler certains passages déjà cités ; mais ils ont dû frapper par leur dureté même. On s’adressait de préférence à ces hommes du pays, qui, les travaux des champs terminés, prenant leurs quartiers d’hiver, s’improvisaient maîtres, gens bien peu capables, comme le reconnaissait le Comité ; on était plus sûr de leur moralité ; puis ils étaient plus proches, chaque groupe d’habitations avant en quelque sorte le sien, et, comme ils avaient d’autres ressources et que ce n’était pour eux qu’un surcroît de gain, ils se contentaient d’une rétribution plus légère ; ils apprenaient ce qu’ils savaient, peu de chose, lire, écrire ; on ne voit même pas qu’il soit question de compter ; encore écrire, n’était-ce souvent que signer son nom, le dessiner. Aussi, pour juger de l’instruction en ce temps, ne faut-il faire, à mon avis, que peu de fond sur le nombre des gens qui savaient signer ; c’était une science fort recherchée ; réduite à ce que j’ai dit, elle prouve peu.

La Restauration, dès son avènement, témoigne de son intérêt pour l’instruction primaire ; elle veut la répandre, en assurer le bienfait aux communes qui en sont privées (ce sont les expressions du président du Comité de Chinon dans sa première séance) ; elle veut plus d’écoles et des écoles sérieuses, vraiment dignes de ce nom ; elle encourage le personnel, elle lui distribue, on se le rappelle, des médailles, des encouragements pécuniaires : elle tâche de l’épurer, de le relever ; elle lui demande des titres de capacité ; à qui n’en a pas elle impose une sorte d’examen sur place, au chef-lieu d’arrondissement : si peu sévère que soit cet examen, c’est déjà quelque chose, une garantie. Mais elle ne demande pas seulement à celui qui veut enseigner un titre de capacité, ce qui est fort légitime : elle lui demande aussi des certificats l’assurant de ses principes politiques et religieux, elle s’enquiert de ce qu’il pense et de ce qu’il croit ; elle exige la preuve qu’il pense et croit comme elle-même pense et croit ; elle touche aux choses du for intérieur ; elle froisse, elle blesse les consciences ; par là elle prépare sa ruine ; elle l’amène. Pendant longtemps la Restauration pour le gros de la nation sera le régime des billets de confession ; ceci a masqué tout le reste. L’intolérance, en quelque sens d’ailleurs qu’elle s’exerce, est la pire des tyrannies ; en France elle n’a point de chance de durer. « Il y a une chose, dit M. Bersot (Morale et politique, page 3) que la France, qui tolère bien des choses, ne tolérera jamais, c’est l’intolérance. »

Reportons maintenant nos regards vers le temps présent. L’instituteur n’arrive plus dans une commune en suspect, en vagabond (ce mot est dans les procès-verbaux du Comité} ; il est connu, il a son histoire dans le département ; s’il n’est pas connu, il est couvert par l’administration qui l’a nommé, choisi ; il trouve, en arrivant, son habitation, souvent l’une des plus confortables du village, un jardin ; il a son traitement assuré qui lui est payé exactement par douzièmes, que la fréquentation persiste ou non ; du reste, le sentiment public lui est généralement favorable ; il est protégé contre les concurrences irrégulières ; il ne tient qu’à lui de se faire une situation des plus honorables et d’ordinaire il se la fait.

Considérons particulièrement le canton de Chinon. On y comptait alors dix écoles ; on en compile aujourd’hui 26 (20 publiques, 6 libres). Sur ces 10 écoles, il y en avait six de garçons, quatre de filles ; il y en a aujourd’hui onze de garçons, treize de filles (dont six sont libres), et deux mixtes. Aux onze directeurs d’écoles de garçons, il faut ajouter 6 adjoints ; aux 13 directrices d’écoles de filles, 20 adjointes : total du personnel actuellement enseignant, 53 maîtres ou maîtresses. Sur les treize communes du canton, il y en avait autrefois 4 seulement qui eussent des écoles, la ville de Chinon en possédant 7 pour sa part ; aujourd’hui toutes les communes (sauf une, celle de Couziers, 171 habitants) ont des écoles ; dix communes ont au moins une école de garçons et une école de filles. Ainsi toutes les assertions pessimistes que nous avons lues, ont été mises en défaut ; les obstacles que les hommes de 1816 déclarent de très bonne foi insurmontables, ont été surmontés.

Tout cela sans doute ne s’est pas fait sans peine ; mais enfin tout cela s’est fait. Les populations rurales ont souvent résisté ; elles résistaient surtout par crainte de là dépense : l’école une fois bâtie, elles y envoyaient leurs enfants. 1,620 enfants, dans le cours de l’année dernière, sont entrés dans les écoles du canton ; bien peu sont restés dehors ; eh bien ! nous voulons les avoir tous ; nous voulons les retenir le plus longtemps possible. L’opinion publique est sympathique à nos efforts ; elle-même nous pousse, Que nous sommes loin de ceux qui, comme nous l’avons vu, écrivaient qu’ils étaient flattés de n’avoir point d’écoles chez eux, que c’est l’ignorance qui conserve les bonnes mœurs et la tranquillité ! S’il en est qui pensent encore ainsi, combien peu oseraient l’écrire, ou le dire, du moins tout haut ! À l'avance ils se sentiraient condamnés.

Quand on a rapproché, ainsi que nous venons de le faire, ce qu’était l’instruction primaire en 1816, ce qu’elle est en 1881, on reste profondément frappé des changements intervenus entre ces deux dates dans l’ordre des idées comme dans celui des faits, et, voyant les progrès accomplis, on se prend à considérer d’un œil plus tranquille et plus confiant ceux qu’il reste à accomplir.

E. Anthoine.
Inspecteur général de l’enseignement public.