Un capitaine de quinze ans/I/5
CHAPITRE V
S. V.
Cependant, le Pilgrim avait repris sa route, en tâchant de gagner le plus possible dans l’est. Cette regrettable persistance des calmes ne laissait pas de préoccuper le capitaine Hull, — non qu’il s’inquiétât d’une ou deux semaines de retard dans une traversée de la Nouvelle-Zélande à Valparaiso, mais à cause du surcroît de fatigue que ce retard pouvait apporter à sa passagère.
Cependant, Mrs Weldon ne se plaignait pas et prenait philosophiquement son mal en patience.
Ce jour même, 2 février, vers le soir, l’épave fut perdue de vue.
Le capitaine Hull se préoccupa, en premier lieu, d’installer aussi convenablement que possible Tom et ses compagnons. Le poste d’équipage du Pilgrim, disposé sur le pont en forme de roufle, eût été trop petit pour les contenir. On s’arrangea donc de manière à les loger sous le gaillard d’avant. D’ailleurs, ces braves gens, accoutumés aux rudes travaux, ne pouvaient être difficiles, et, par un beau temps, chaud et salubre, ce logement devait leur suffire pendant toute la traversée.
La vie du bord, secouée un instant de sa monotonie par cet incident, reprit donc son cours.
Tom, Austin, Bat, Actéon, Hercule, auraient bien voulu se rendre utiles. Mais, avec ces vents constants, la voilure une fois installée, il n’y avait plus rien à faire. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’un virement de bord, le vieux noir et ses compagnons s’empressaient de donner la main à l’équipage, et il faut avouer que lorsque le colossal Hercule pesait sur quelque manœuvre, on s’en apercevait. Ce vigoureux nègre, haut de six pieds, valait un palan à lui tout seul !
C’était une joie pour le petit Jack de regarder ce géant. Il n’en avait point peur, et quand Hercule le faisait sauter dans ses bras, comme s’il n’eût été qu’un bébé de liège, c’étaient des cris de joie à n’en plus finir.
« Lève-moi bien haut, disait le petit Jack.
– Voilà, monsieur Jack, répondait Hercule.
– Est-ce que je suis bien lourd ?
– Je ne vous sens même pas.
— Eh bien, plus haut encore ! Au bout de ton bras !
Et Hercule, tenant les deux petits pieds de l’enfant dans sa large main, le promenait comme fait un gymnaste dans un cirque. Jack se voyait grand, grand, ce qui l’amusait beaucoup. Il essayait même de « faire le lourd », — ce dont le colosse ne s’apercevait même pas.
Dick Sand et Hercule, cela faisait donc deux amis au petit Jack. Il ne tarda pas à s’en faire un troisième.
Ce fut Dingo.
Il a été dit que Dingo était un chien peu sociable. Cela tenait, sans doute, à ce que la société du Waldeck ne lui convenait pas. À bord du Pilgrim, ce fut tout autre chose. Jack, probablement, sut toucher le cœur du bel animal. Celui-ci prit bientôt plaisir à jouer avec le petit garçon, à qui ce jeu plaisait. On reconnut bientôt que Dingo était de ces chiens qui ont un goût particulier pour les enfants. Jack, d’ailleurs, ne lui faisait aucun mal. Son plus grand plaisir était de transformer Dingo en un coursier rapide, et il est permis d’affirmer qu’un cheval de cette espèce est bien supérieur à un quadrupède en carton, même quand celui-ci a des roulettes aux pattes. Jack galopait donc à poil sur le chien, qui se laissait faire volontiers, et, en vérité, Jack ne lui pesait pas plus que la moitié d’un jockey à un cheval de course.
Mais aussi quelle brèche faite chaque jour à la provision de sucre de la cambuse !
Dingo devint bientôt le favori de tout l’équipage. Seul, Negoro continua d’éviter toute rencontre avec l’animal, dont l’antipathie pour lui était toujours aussi vive qu’inexplicable.
Cependant, le petit Jack n’avait point négligé pour Dingo Dick Sand, son ami de vieille date. Tout le temps que ne réclamait pas le service du bord, le novice le passait avec le petit garçon.
Mrs Weldon, cela va sans dire, voyait toujours cette intimité avec la plus complète satisfaction.
Un jour, le 6 février, elle parlait de Dick Sand au capitaine Hull, et le capitaine faisait le plus grand éloge du jeune novice.
« Ce garçon-là, disait-il à Mrs Weldon, sera un jour un bon marin, je m’en porte garant ! Il a véritablement l’instinct de la mer, et, par cet instinct, il supplée à ce qu’il ignore encore forcément des choses théoriques du métier. Ce qu’il sait déjà est étonnant, lorsqu’on songe au peu de temps qu’il a eu pour l’apprendre.
— Il faut ajouter, répondit Mrs Weldon, que c’est aussi un excellent sujet, un garçon sûr, très supérieur à son âge, et qui n’a jamais mérité un blâme depuis que nous le connaissons.
— Oui, c’est un bon sujet, reprit le capitaine Hull, justement aimé et apprécié de tous !
— Cette campagne terminée, dit Mrs Weldon, je sais que l’intention de mon mari est de lui faire suivre des cours d’hydrographie, de manière qu’il puisse obtenir plus tard un brevet de capitaine.
— Et monsieur Weldon a raison, répondit le capitaine Hull. Dick Sand fera un jour honneur à la marine américaine.
— Ce pauvre orphelin a commencé douloureusement la vie ! fit observer Mrs Weldon. Il a été à dure école !
— Sans doute, mistress Weldon, mais les leçons n’ont pas été perdues pour lui. Il a compris qu’il fallait qu’il se tirât d’affaire en ce monde, et il est en bon chemin.
— Oui, le chemin du devoir !
— Regardez-le maintenant, mistress Weldon, reprit le capitaine Hull. Il est à la barre, l’œil fixé sur le point de la misaine. Pas de distraction de la part de ce jeune novice, aussi pas d’embardée au navire ! Dick Sand a déjà la sûreté d’un vieux timonier ! Bon début pour un marin ! Notre métier, mistress Weldon, est de ceux qu’il faut commencer tout enfant. Qui n’a pas été mousse n’arrivera jamais à faire un marin complet, au moins dans la marine marchande. Il faut que tout devienne leçon, et, par suite, que tout soit en même temps instinctif et raisonné chez l’homme de mer, — la résolution à prendre aussi bien que la manœuvre à exécuter.
— Cependant, capitaine Hull, répondit Mrs Weldon, les bons officiers ne manquent pas dans la marine de guerre.
— Non, répondit le capitaine Hull, mais, suivant moi, les meilleurs ont presque tous débuté enfants dans la carrière, et, sans parler de Nelson et de quelques autres, les plus mauvais ne sont pas ceux qui ont commencé par être mousses. »
En ce moment, on vit surgir par le capot d’arrière cousin Bénédict, toujours absorbé et aussi peu de ce monde que le sera le prophète Élie, lorsqu’il reviendra sur la terre.
Cousin Bénédict se mit à aller et venir sur le pont, comme une âme en peine, fouillant du regard les interstices des bastingages, furetant sous les cages à poules, promenant sa main entre les coutures du pont, là où le brai s’était écaillé.
« Eh ! cousin Bénédict, demanda Mrs Weldon, vous continuez à vous bien porter ?
— Oui… cousine Weldon… je me porte bien, sans doute… mais il me tarde d’être à terre.
— Que cherchez-vous donc ainsi sous ce banc, monsieur Bénédict ? demanda le capitaine Hull.
– Des insectes, monsieur ! riposta cousin Bénédict. Que voulez-vous que je cherche, sinon des insectes ?
— Des insectes ! Ma foi, il faut en prendre votre parti, mais ce n’est pas en mer que vous enrichirez votre collection !
— Et pourquoi pas, monsieur ? Il n’est pas impossible de trouver à bord quelque échantillon de…
— Cousin Bénédict, dit Mrs Weldon, maudissez donc alors le capitaine Hull ! Son navire est si proprement tenu, que vous reviendriez bredouille de votre chasse ! »
Le capitaine Hull se mit à rire.
« Mistress Weldon exagère, répondit-il. Cependant, monsieur Bénédict, je crois que vous perdriez votre temps à fureter dans nos cabines.
— Eh, je le sais bien ! s’écria cousin Bénédict en haussant les épaules. J’ai eu beau faire !…
— Mais dans la cale du Pilgrim, reprit le capitaine Hull, peut-être trouveriez-vous quelques blattes, sujets peu intéressants d’ailleurs.
— Peu intéressants, ces orthoptères nocturnes qui ont encouru les malédictions de Virgile et d’Horace ! riposta cousin Bénédict en se redressant de toute sa taille. Peu intéressants, ces proches parents du « periplaneta orientalis » et du kakerlac américain, qui habitent…
— Qui infestent… dit le capitaine Hull.
— Qui règnent à bord… répliqua fièrement cousin Bénédict.
— Aimable royauté !…
— Eh ! vous n’êtes pas entomologiste, monsieur ?
— Jamais à mes dépens.
— Allons, cousin Bénédict, dit Mrs Weldon en souriant, ne nous souhaitez pas d’être dévorés par amour de la science !
— Je ne souhaite rien, cousine Weldon, répondit le fougueux entomologiste, si ce n’est de pouvoir ajouter à ma collection quelque rare sujet qui lui fasse honneur !
— N’êtes-vous donc pas satisfait des conquêtes que vous avez faites à la Nouvelle-Zélande ?
— Si vraiment, cousine Weldon. J’ai été assez heureux pour conquérir un de ces nouveaux staphylins qui n’avaient été trouvés jusqu’ici que quelques centaines de milles plus loin, en Nouvelle-Calédonie. »
À ce moment, Dingo, qui jouait avec Jack, s’approcha en gambadant du cousin Bénédict.
« Va-t’en ! va-t’en ! fit celui-ci en repoussant l’animal.
— Aimer les blattes et détester les chiens ! s’écria le capitaine Hull. Oh ! monsieur Bénédict !
— Un bon chien pourtant ! dit le petit Jack, qui prit dans ses petites mains la grosse tête de Dingo.
— Oui… je ne dis pas non !… répondit cousin Bénédict. Mais que voulez-vous ! Ce diable d’animal n’a pas réalisé les espérances que sa rencontre m’avait fait concevoir !
— Eh, grand Dieu ! s’écria Mrs Weldon, espériez-vous donc pouvoir le ranger dans l’ordre des diptères ou des hyménoptères ?
— Non, répondit gravement cousin Bénédict. Mais n’est-il pas vrai que ce Dingo, bien qu’il fût de race néo-zélandaise, a été recueilli sur la côte occidentale de l’Afrique ?
— Rien n’est plus vrai, répondit Mrs Weldon, et Tom l’a souvent entendu dire au capitaine du Waldeck.
— Eh bien ! j’avais pensé… j’avais espéré… que ce chien aurait rapporté quelques spécimens d’hémiptères spéciaux à la faune africaine…
— Bonté du ciel ! s’écria Mrs Weldon.
— Et que peut-être… ajouta cousin Bénédict, quelque puce pénétrante ou irritante… d’espèce nouvelle…
— Entends-tu, Dingo ? dit le capitaine Hull. Entends-tu, mon chien ? Tu as manqué à tous tes devoirs !
— Mais j’ai eu beau l’épucer… ajouta l’entomologiste avec un accent de vif regret, je n’ai pu trouver un seul insecte…
— Que vous auriez immédiatement et impitoyablement mis à mort, j’espère ! s’écria le capitaine Hull.
— Monsieur, répondit sèchement cousin Bénédict, apprenez que sir John Franklin se faisait un scrupule de tuer le moindre insecte, fût-ce un maringouin, dont les attaques sont autrement redoutables que celles d’une puce, et, cependant, vous n’hésiterez pas à en convenir, sir John Franklin était un homme de mer qui en valait bien un autre !
— Certes ! dit le capitaine Hull en s’inclinant.
— Et un jour, après avoir été affreusement dévoré par un diptère, il souffla dessus et le renvoya, en lui disant, sans même le tutoyer : « Allez ! Le monde est assez grand pour vous et pour moi ! »
— Ah ! fit le capitaine Hull.
— Oui, monsieur !
— Eh bien, monsieur Bénédict, riposta le capitaine Hull, un autre avait dit cela bien avant sir John Franklin !
— Un autre !
— Oui, et cet autre, c’est l’oncle Tobie.
— Un entomologiste ? demanda vivement cousin Bénédict.
— Non ! L’oncle Tobie de Sterne, et ce digne oncle a précisément prononcé les mêmes paroles en donnant la volée à un moustique qui l’importunait, mais qu’il crut pouvoir tutoyer : « Va, pauvre diable, lui dit-il, le monde est assez grand pour nous contenir toi et moi ! »
— Un brave homme, cet oncle Tobie ! répondit cousin Bénédict. Est-il mort ?
— Je le crois bien, riposta gravement le capitaine Hull, puisqu’il n’a jamais existé ! »
Et chacun de rire, en regardant cousin Bénédict.
Ainsi donc, dans ces conversations et bien d’autres, qui portaient invariablement sur quelque point de la science entomologique dès que cousin Bénédict y prenait part, s’écoulaient les longues heures de cette navigation contrariée. Mer toujours belle, mais vents qui obligeaient le brick-goélette à tenir le plus près. Le Pilgrim ne gagnait que fort peu dans l’est, tant la brise était faible, et il lui tardait d’avoir atteint ces parages où les vents régnants lui seraient plus favorables.
Il faut dire ici que cousin Bénédict avait tenté d’initier le jeune novice aux mystères de l’entomologie. Mais Dick Sand s’était montré assez réfractaire à ces avances. Faute de mieux, le savant s’était rabattu sur les nègres, qui n’y comprenaient rien. Tom, Actéon, Bat et Austin avaient même fini par déserter la classe, et le professeur s’était trouvé réduit au seul Hercule, qui lui semblait avoir quelques dispositions naturelles à distinguer un parasite d’un thysanoure.
Le gigantesque noir vivait donc dans le monde des coléoptères, carnassiers, chasseurs, canonniers, fossoyeurs, cicindelles, carabes, sylphes, taupins, hannetons, cerfs-volants, ténébrions, charançons, coccinelles, étudiant toute la collection du cousin Bénédict, non sans que celui-ci frémît à voir ses frêles échantillons entre les gros doigts d’Hercule, qui avaient la dureté et la force d’un étau. Mais le colossal élève écoutait si docilement les leçons du professeur, que cela valait bien que l’on risquât quelque chose.
Tandis que cousin Bénédict travaillait ainsi, Mrs Weldon ne laissait pas le petit Jack absolument inoccupé. Elle lui apprenait à lire et à écrire. Quant au calcul, c’était son ami Dick Sand qui lui en inculquait les premiers éléments.
À l’âge de cinq ans, on n’est qu’un petit enfant encore, et l’on s’instruit mieux peut-être par des jeux pratiques que par des leçons théoriques, nécessairement un peu ardues.
Jack apprenait à lire, non dans un abécédaire, mais au moyen de lettres mobiles, imprimées en rouge sur des cubes de bois, qu’il s’amusait à ranger, de manière à former des mots. Quelquefois, Mrs Weldon prenait ces cubes, composait un mot ; puis, elle les brouillait, et c’était à Jack de les replacer dans l’ordre voulu.
Le petit garçon aimait beaucoup cette manière d’apprendre à lire. Chaque jour, il passait quelques heures, tantôt dans la cabine, tantôt sur le pont, à ranger et à déranger les lettres de son alphabet.
Or, ceci provoqua un jour un incident si extraordinaire, si inattendu, qu’il faut le rapporter avec quelque détail.
C’était dans la matinée du 9 février. Jack, à demi couché sur le pont, s’amusait à former un mot que le vieux Tom devait reconstituer, après que les lettres auraient été brouillées. Tom, la main sur les yeux, pour ne pas tricher, comme il convient, ne devait rien voir et ne voyait rien du travail du petit garçon.
De ces diverses lettres, au nombre d’une cinquantaine, les unes étaient majuscules, les autres minuscules. De plus, quelques uns de ces cubes portaient un chiffre, ce qui permettait d’apprendre à former les nombres aussi bien qu’à former les mots.
Ces cubes étaient rangés sur le pont, et le petit Jack prenait tantôt l’un, tantôt l’autre, pour composer son mot, — une grosse besogne en vérité.
Or, depuis quelques instants, Dingo tournait autour du jeune enfant quand, soudain, il s’arrêta. Ses yeux devinrent fixes, sa patte droite se leva, sa queue s’agita convulsivement. Puis, tout à coup, se jetant sur un des cubes de bois, il le saisit dans sa gueule, et il vint le déposer sur le pont à quelques pas de Jack.
Ce cube portait une lettre majuscule, — la lettre S.
« Dingo ! eh bien, Dingo ! » s’écria le petit garçon, qui avait craint tout d’abord que son S ne fût avalée par le chien.
Mais Dingo était revenu, et, recommençant le même manège, il saisit un autre cube, et il alla le poser près du premier.
Ce second cube était un V majuscule.
Jack, cette fois, poussa un cri.
À ce cri, Mrs Weldon, le capitaine Hull et le jeune novice, qui se promenaient sur le pont, accoururent. Le petit Jack leur raconta alors ce qui venait de se passer.
Dingo connaissait ses lettres ! Dingo savait lire ! C’était bien sûr, ça ! Jack l’avait vu !
Dick Sand voulut aller reprendre les deux cubes, afin de les rendre à son ami Jack, mais Dingo lui montra les dents.
Cependant, le novice parvint à rentrer en possession des deux cubes, et il les replaça dans le jeu.
Dingo s’élança de nouveau, saisit encore les deux mêmes lettres et les reporta à l’écart. Cette fois, les deux pattes posées dessus, il paraissait décidé à les garder quand même. Quant aux autres lettres de l’alphabet, il ne semblait pas qu’elles existassent pour lui.
« Voilà une chose curieuse ! dit Mrs Weldon.
— C’est très singulier, en effet, répondit le capitaine Hull, qui regardait attentivement les deux lettres.
— S. V., — dit Mrs Weldon.
— S. V., — répéta le capitaine Hull. Mais ce sont précisément les lettres que porte le collier de Dingo ! »
Puis, tout à coup, se retournant vers le vieux noir :
« Tom, demanda-t-il, ne m’avez-vous pas dit que ce chien n’appartenait que depuis peu au capitaine du Waldeck ?
— En effet, monsieur, répondit Tom. Dingo n’était à bord que depuis deux ans au plus.
— Et n’avez-vous pas ajouté que le capitaine du Waldeck avait recueilli ce chien sur la côte occidentale de l’Afrique ?
— Oui, monsieur, aux environs de l’embouchure du Congo. Je l’ai entendu souvent dire au capitaine.
— Ainsi, demanda le capitaine Hull, on n’a jamais su à qui avait appartenu ce chien, ni d’où il venait ?
— Jamais, monsieur. Un chien trouvé, c’est pis qu’un enfant ! Ça n’a pas de papiers, et, de plus, ça ne peut pas s’expliquer. »
Le capitaine Hull s’était tu et réfléchissait.
« Ces deux lettres éveillent-elles donc en vous un souvenir ? demanda Mrs Weldon au capitaine Hull, après l’avoir laissé quelques instants à ses réflexions.
— Oui, mistress Weldon, un souvenir, ou plutôt un rapprochement au moins singulier.
— Lequel ?
— Ces deux lettres pourraient bien avoir un sens et nous fixer sur le sort d’un intrépide voyageur…
— Que voulez-vous dire ? demanda Mrs Weldon.
— Voici, mistress Weldon. En 1871, — il y a deux ans par conséquent, — un voyageur français partit, sous l’inspiration de la Société de géographie de Paris, avec l’intention d’opérer la traversée de l’Afrique de l’ouest à l’est. Son point de départ était précisément l’embouchure du Congo. Son point d’arrivée devait être autant que possible le cap Deldago, aux bouches de la Rovouma, dont il devait descendre le cours. Or, ce voyageur français se nommait Samuel Vernon.
— Samuel Vernon ! répéta Mrs Weldon.
— Oui, mistress Weldon, et ses deux noms commencent précisément par ces deux lettres que Dingo a choisies entre toutes, et qui sont gravées sur son collier.
— En effet, répondit Mrs Weldon. Et ce voyageur ?…
— Ce voyageur partit, répondit le capitaine Hull, et l’on n’a plus eu de ses nouvelles depuis son départ.
— Jamais ? dit le novice.
— Jamais, répéta le capitaine Hull.
— Qu’en concluez-vous ? demanda Mrs Weldon.
— Que Samuel Vernon n’a évidemment pu atteindre la côte orientale de l’Afrique, soit qu’il ait été fait prisonnier par les indigènes, soit que la mort l’ait frappé en route !
— Et alors ce chien ?…
— Ce chien lui aurait appartenu, et plus heureux que son maître, si mon hypothèse est juste, il aurait pu revenir au littoral du Congo, puisque c’est là, à l’époque où ces faits ont dû se passer, qu’il a été recueilli par le capitaine du Waldeck.
— Mais, fit observer Mrs Weldon, savez-vous si ce voyageur français était accompagné d’un chien à son départ ? N’est-ce pas une simple supposition de votre part ?
— Ce n’est qu’une simple supposition, en effet, mistress Weldon, répondit le capitaine Hull. Mais ce qui est certain, c’est que Dingo connaît ces deux lettres S et V, qui sont précisément les initiales des deux noms du voyageur français. Maintenant, dans quelles circonstances cet animal aurait-il appris à les distinguer, c’est ce que je ne puis expliquer, mais, je le répète, il les connaît très certainement, et tenez, il les pousse de sa patte et semble nous inviter à les lire avec lui. »
En effet, on ne pouvait se méprendre à l’intention de Dingo.
« Samuel Vernon était-il donc seul, lorsqu’il a quitté le littoral du Congo ? demanda Dick Sand.
— Cela, je l’ignore, répondit le capitaine Hull. Cependant, il est probable qu’il avait dû emmener une escorte d’indigènes. »
En ce moment, Negoro, quittant le poste, se montra sur le pont. Personne ne remarqua d’abord sa présence et ne put observer le singulier regard qu’il lança au chien, lorsqu’il aperçut les deux lettres devant lesquelles celui-ci semblait être en arrêt. Mais Dingo, ayant aperçu le maître-coq, se mit à donner les signes de la plus extrême fureur.
Negoro rentra aussitôt dans le poste de l’équipage, non sans qu’un geste de menace à l’adresse du chien lui eût échappé.
« Il y a là quelque mystère ! murmura le capitaine Hull, qui n’avait rien perdu de cette petite scène.
— Mais, monsieur, dit le novice, n’est-il pas très étonnant qu’un chien puisse reconnaître des lettres de l’alphabet ?
— Eh non ! s’écria le petit Jack. Maman m’a souvent raconté l’histoire d’un chien qui savait lire et écrire et même jouer aux dominos, comme un vrai maître d’école !
— Mon cher enfant, répondit Mrs Weldon en souriant, ce chien, qui s’appelait Munito, n’était point un savant comme tu le penses. Si j’en crois ce qui m’a été raconté, il n’aurait pu distinguer l’une de l’autre les lettres qui lui servaient à composer ses mots. Mais son maître, un adroit Américain, ayant remarqué combien Munito avait l’ouïe fine, s’était appliqué à exercer ce sens et à en tirer des effets fort curieux.
— Comment s’y prenait-il, mistress Weldon ? demanda Dick Sand, que l’histoire intéressait presque autant que le petit Jack.
— Voici, mon ami. Lorsque Munito devait « travailler » devant le public, des lettres semblables à celles-ci étaient étalées sur une table. Sur cette table, le caniche allait et venait, attendant qu’un mot fût proposé, soit à voix haute, soit à voix basse. Seulement, une condition essentielle, c’était que son maître connût le mot.
— Ainsi, en l’absence de son maître ?… dit le novice.
— Le chien n’aurait rien pu faire, répondit Mrs Weldon, et voici pourquoi. Les lettres étalées sur la table, Munito se promenait à travers cet alphabet. Arrivait-il devant celle des lettres qu’il devait choisir pour former le mot demandé, il s’arrêtait ; mais, s’il s’arrêtait, c’est parce qu’il entendait le bruit, imperceptible à tout autre, d’un cure-dent que l’Américain faisait claquer dans sa poche. Ce bruit, c’était pour Munito le signal de prendre la lettre et de venir la ranger dans l’ordre convenu.
— Et voilà tout le secret ! s’écria Dick Sand.
— Voilà tout le secret, répondit Mrs Weldon. C’est très simple, comme tout ce qui se fait en matière de prestidigitation. En l’absence de l’Américain, Munito n’aurait plus été Munito. Je suis donc étonnée, son maître n’étant pas là, — si toutefois le voyageur Samuel Vernon a jamais été son maître, — que Dingo ait pu reconnaître ces deux lettres.
— En effet, répondit le capitaine Hull, c’est fort étonnant. Mais, remarquez-le bien, il ne s’agit ici que de deux lettres, deux lettres spéciales, et non d’un mot choisi au hasard. Après tout, ce chien qui sonnait à la porte d’un couvent pour s’emparer du plat destiné aux pauvres passants, cet autre qui, chargé, en même temps que l’un de ses semblables, de faire tourner la broche de deux jours l’un, et qui refusait de remplir cet office quand son tour n’était pas venu, ces deux chiens, dis-je, allaient plus loin que Dingo dans ce domaine de l’intelligence, qui est réservé à l’homme. D’ailleurs, nous sommes en présence d’un fait indiscutable. De toutes les lettres de cet alphabet, Dingo n’a choisi que ces deux-ci : S et V. Les autres, il ne semble même pas les connaître. Il faut donc en conclure que, pour une raison qui nous échappe, son attention a été spécialement attirée sur ces deux lettres.
— Ah ! capitaine Hull, répondit le jeune novice, si Dingo pouvait parler !… Peut-être nous dirait-il ce que signifient ces deux lettres, et pourquoi il a conservé une dent contre notre maître-coq !
— Et quelle dent ! » répondit le capitaine Hull, au moment où Dingo, ouvrant la bouche, montrait ses formidables crocs.