Mercure de France (p. 62-69).
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V

Leur rapide intimité ne laissa pas que de faire quelques progrès pendant les jours suivants. Le matin, M. des Boys ne quittait pas les ouvriers qui traçaient les allées nouvelles et, à chaque instant, il appelait sa fille ou M. Hervart, sollicitant leur approbation.

L’après-midi, on allait regarder quelque château des environs.

Ils virent Martinvast, tours, chapelle, arceaux gothiques, ingénieusement pliés à recouvrir, sans dommage pour leurs lignes, le frêle luxe moderne. Tourlaville, moins ancien, avait l’air plus vétuste, sous sa robe de lierre. M. Hervart aima la grande tour octogone, la hardiesse des toits incurvés.

Ils virent Pepinvast, tout ajouré, tout en clochetons, tout fleuri de trèfles et d’épis. Ils virent Chiffevast, janus, gothique d’un côté, et Louis XIV de l’autre.

Nacqueville a des parties vieilles ; le principal corps semble contemporain de Richelieu : l’ensemble est grand. C’est, par excellence, le château français, celui que les générations ont maintenu vivant, sans rien cacher de ses origines lointaines.

Le Vast, qui semble tout moderne, plaît par la fraîcheur du site, les cascades où s’amuse la Saire. C’était plus humain que les vastes merveilles qu’ils avaient admirées sans envie. Ici, on laissait se jouer le désir.

— Pourtant, dit M. Hervart, cela a trop l’air d’un grand chalet.

M. des Boys résolut d’établir une cascade à Robinvast. Il regrettait de ne disposer que d’un ruisseau.

Ils revinrent par La Pernelle, d’où l’œil voit se dérouler tout l’est de la Hague, depuis Gatteville jusqu’à Saint-Marcouf, vaste manteau d’émeraude que la mer, au loin, borde d’un ruban bleu.

On s’arrêta. Rose cueillit des bruyères dont s’emplirent les bras heureux de M. Hervart. La vivacité de l’air animait ses joues et ses yeux. Ils échangeaient des propos aimables.

— N’est-ce pas qu’il est beau, mon pays ?

Un nuage cacha le soleil. Les teintes s’apalirent ; on vit une ombre marcher sur la mer, éteignant son éclat, peu à peu ; mais au sud, vers les îles Saint-Marcouf, elle brillait encore.

— Une pensée triste vient de passer sur le front de la mer, dit M. Hervart, mais voyez…

Tout, à l’instant, redevenait radieux.

Rose envoya des baisers dans l’espace.

Il fallut reprendre le chemin de Saint-Vast, où l’on avait loué la voiture. De là, par le petit chemin de fer qui longe un instant la mer, avant de courir sous les pommiers, ils arrivèrent à Valognes.

Le dîner, à l’hôtel Saint-Michel, ne fut ennuyeux que pour M. des Boys, qui commençait à déplorer la longueur de cette excursion. Que de belles architectures, pourtant, à visiter encore, Fontenay, Flamanville. Mais cela représentait de petits voyages.

— Nous verrons encore, dit-il, Barnavast, Richemont, l’Ermitage et Pannelier. Cela peut se faire en une après-midi.

Ils ne purent rentrer à Robinvast que fort tard. L’obscurité toléra dans la voiture quelques privautés : la jambe de M. Hervart chercha celle de Rose et la trouva ; leurs mains aussi se rencontrèrent un instant, sous prétexte de maintenir en équilibre les bruyères que Rose tenait sur ses genoux.

Mme de Boys les attendait, un peu inquiète. Elle embrassa sa fille avec frénésie. Rose se mit à rire, tout à fait énervée, voulut boire, puis, ayant bu, voulut manger.

— C’est cela, dit M. Hervart, nous allons souper.

Il se reprit :

— C’est pour rire, je n’ai nullement faim.

Mais cette idée amusa Rose, qui apporta dans le salon toutes sortes de choses, jusqu’à une bouteille de cidre mousseux, trouvée dans un placard.

— Hervart a vingt-cinq ans, dit M. des Boys, qui voyait son ami aider Rose dans ses préparatifs. Bonsoir, moi je vais me coucher.

— À vingt-cinq ans, dit Hervart, on ne sait que faire de la vie. On a tous les atouts dans son jeu. On jette ses cartes au hasard, et on perd.

— Il parle de jouer, maintenant ? dit M. des Boys, qui fermait les yeux. Rose se mit à rire aux éclats.

— Vous montez vraiment ? dit Mme des Boys, l’air fatigué. Il faut donc que je reste.

Mais bientôt, elle s’ennuya. Il était minuit et demi. Elle essaya d’emmener sa fille.

— Encore dix minutes, maman.

— Eh bien, je vous laisse. Je t’attends dans dix minutes.

M. Hervart se leva.

— Je vous donne dix minutes. Restez. Soyez indulgent pour cette fillette. Le grand air lui a monté à la tête.

M. Hervart était gêné. Huit jours plus tôt, ce tête-à-tête lui eût paru la chose la plus innocente et peut-être la plus ennuyeuse.

« Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer. Il faut que je sois sérieux, froid, que je prenne l’air fatigué, l’air vieux… »

Dès qu’elle entendit sa mère marcher au-dessus du salon, Rose vint s’asseoir près de M. Hervart, mit les mains sur le bras de son fauteuil. Il la regarda. Il y avait quelque chose de fou dans ses yeux. Il se tourna tout à fait, posa ses mains sur les mains de la jeune fille. Les mains remuèrent, prirent les siennes, les serrant très doucement. Sans avoir eu le temps d’y penser, ils se réveillèrent, une seconde plus tard, lèvres contre lèvres. Ce baiser épuisa leur émotion. Ils reculèrent tous les deux du même mouvement, mais sans cesser de se regarder.

Il la trouvait décidément très jolie. Elle le trouvait admirable, songeant :

« Je lui appartiens. Je lui ai donné mes lèvres. Je suis à lui. Que va-t-il faire ? Que vas-tu faire ?… »

M. Hervart se demandait précisément ce qu’il fallait faire.

« Quelles sont les caresses possibles et dont elle ne se fâchera pas ? J’ai envie de reprendre ses lèvres… Ses yeux ? Son cou ? Quel est le poète italien qui a dit : « Baisez les bras, baisez le cou, baisez les seins de votre amie, ils ne vous rendront pas vos baisers. Les lèvres seules… » Mais il faut parler. Naturellement, il faut dire : « Je vous aime ! » Mais je ne l’aime pas. Si je l’aimais, j’aurais dit : « Je t’aime ! » et je l’aurais dit sans y penser, sans le savoir. »

— Rose, je vous aime !

Elle ferma les yeux, posa sa tête sur le bras du fauteuil, car elle était assise sur une chaise basse.

C’est l’oreille qui se présentait. M. Hervart baisa l’oreille, lentement, à petits coups, comme un gourmand qui savoure un coquillage délicat.

« Elle se laisse faire. C’est amusant. »

Il fit le tour de l’oreille, s’arrêta à l’œil, qui était clos.

« Que c’est doux, la paupière ! »

Il redescendit le long du nez, atteignit le coin de la bouche, où il goûta un grand plaisir. Un peu chatouillée, elle souriait.

Quand elle fut bien embrassée sur le côté droit, elle présenta le côté gauche, puis elle offrit ses lèvres franchement, reçut un baiser passionné, le rendit de tout son cœur et se leva.

Elle souriait sans embarras. Elle était heureuse et très peu troublée.

« C’est fait, se disait-elle, je suis mariée. »