Ernest Flammarion (p. 210-214).


XXIV


Je ne pouvais pas croire à un tel bonheur. Il était trop grand… J’étais inquiet, je n’avais pas confiance.

Anne, ma femme ! Anne à moi pour toujours !… Alors, j’allais entrer vivant au paradis ; je quittais la terre ; je m’élevais au-dessus du monde, je me libérais de la pauvre condition humaine. Ah ! ce n’était pas possible ! On n’est pas si heureux ici-bas, cela serait injuste… Quelque chose allait tout faire manquer. La destinée subitement se retournerait et de mon grand bonheur ferait un grand malheur.

Je songeais à mon ange avec adoration. Mais qu’elle fût si belle, si pure, si divine, cela m’effrayait encore. « Elle est trop aérienne pour vivre. Non, elle n’appartient pas à ce monde… »

C’est que l’homme n’est pas créé pour être heureux ; c’est que, toujours, à l’instant où il va atteindre le fruit, la branche se rompt et il se brise sur le sol. Je savais cela. Je craignais cela.


Je m’énumérais tout ce qui pouvait faire échouer notre projet : ses parents s’apercevant d’un changement dans sa manière d’être, prenant l’éveil, la surveillant, fermant les portes, l’empêchant de sortir… Ou, du côté d’Yvon : il ne pouvait nous mener, il était retenu à terre, par un accident, un malade à soigner, un travail que Toussaint lui donnait inopinément, que sais-je ?… La chose la plus insignifiante, la plus misérable, pouvait tout faire manquer. Et le temps, le temps n’allait-il pas changer ?

Je regardais le ciel. Il faisait beau ; une brise régulière soufflait. Cela me redonnait confiance.

Après tout, il y a des hommes très heureux, il y a des existences délicieuses. Pourquoi craindre toujours la méchanceté du sort ?… Quoi ! le bonheur est aussi normal que le malheur. Plus normal, même. Jeunesse, santé, beauté : le total doit faire bonheur. Il est dû à Anne d’être heureuse. Et son bonheur et le mien se confondent. Après tout, que faisons-nous ? Nous réalisons le vœu de la nature. Nous permettons à notre vie de s’épanouir. La plante est créée pour fleurir, les êtres jeunes pour l’amour : l’amour est une rose.

Mais tout de suite après cette réflexion, je songeais que les vœux formés par la nature, c’est le hasard qui permet qu’ils se réalisent, ou qui le défend. Tous les rosiers ne donnent pas de roses. Il y a des amours malheureuses… Je me sentais entièrement dans la main du Hasard. S’il m’en voulait, les choses seraient contre moi. Alors je suppliais ce dieu inconnu, je me sentais accessible à toutes les superstitions, je considérais les moindres incidents de ma journée solitaire comme des présages, je cherchais à les interpréter, à leur donner un sens. J’aurais volontiers, pour me la rendre favorable, offert un sacrifice à la Fatalité. Car, je me le répétais : ce que j’allais tenter, c’était un enlèvement et une évasion ; pour réussir, il fallait que toutes les choses inertes et aveugles fussent consentantes.


Et puis, cette idée me venait qu’elles étaient indifférentes à nous, que leur existence était séparée de la nôtre, qu’elles étaient complètement étrangères. Alors il n’y avait rien à faire : il n’y avait qu’à attendre. Dormir, dormir, pour que ces milliers de minutes anxieuses disparussent plus vite !…