Ernest Flammarion (p. 176-182).


XX


Elle était assise à mes pieds dans le sable, sa tête appuyée sur mes genoux dans une attitude adorable d’enfant… Un sourire heureux flottait sur ses lèvres. Elle avait retiré et posé près d’elle son grand chapeau à brides, et des boucles légères encadraient son bien-aimé visage. Je la considérai pensivement un instant, puis je dis d’une voix sérieuse :

— Écoute, j’ai à te parler.

Elle devint subitement très pâle, me regarda avec angoisse et gémit :

— Cela va me faire souffrir ! Ne me dis rien… ne me dis rien ! J’aime mieux que tu ne me dises rien.

Je l’attirai doucement sur mon cœur en répétant :

— Écoute-moi.

Mais elle posa une main sur ma bouche, s’écriant plaintivement :

— Non ! non ! tais-toi… Je sais ce que tu vas dire… Tu vas me faire pleurer.

Et tout de suite elle ajouta :

— Tu veux partir !

Alors je secouai vivement la tête :

— Mais non, mon amour ; je t’ai dit que je ne te quitterais jamais…

Le sang remonta brusquement à ses joues. Elle mit la main sur son cœur comme pour l’empêcher de battre trop fort, puis de ses grands yeux elle me fixa passionnément. Je souriais. Son émotion s’apaisa un peu et elle murmura :

— Si ce n’est pas cela, dis-moi tout ce que tu voudras, cela m’est bien égal.

Je pris ses deux mains dans les miennes :

— Écoute-moi, petit oiseau chéri, je ne veux pas te quitter, mais comment cette existence durerait-elle ?

— Comment ? Que veux-tu dire ?… Et pourquoi ?… C’est que tu ne peux pas rester à Houat ?… Ah ! je le pensais ! Je savais bien que tu partirais.

— Mais, même si j’y restais, même si nous y restions, mon amour…

Je lui contai alors ma rencontre avec la petite Bihic. Je ne lui en avais point parlé encore pour ne pas l’inquiéter. Puis je montrai l’hiver qui approchait, qui nous séparerait, qui l’empêcherait de sortir, qui suspendrait nos entrevues. Elle m’écoutait attentivement. Elle se demandait où je voulais en venir.

— Mais alors, comment faire ?

Elle tenait son menton dans sa main droite et levait sur moi de grands yeux interrogateurs.

— Comment crois-tu que nous puissions faire ? repris-je. Est-ce que tu penses que nous pourrions vivre sans nous voir ? Est-ce que, au contraire, tu ne désires pas être toujours avec moi ?…

— Oh ! toujours ! toujours ! s’écria-t-elle ardemment.

— Alors si je te propose de vivre toujours avec moi, accepteras-tu ?

— Mon adoré !… fit-elle dans une sorte d’extase. Et ses yeux se voilèrent comme si elle rêvait.

— Est-ce que tu n’aimerais pas à connaître le monde, à voir tout cela dont je t’ai parlé ? Tu le connaîtrais avec moi. Je te mènerais partout… Nous ne nous quitterions jamais…

Ses lèvres se mirent à trembler, puis elle couvrit son visage de ses deux mains et elle s’écria en haletant :

— Tais-toi ! tais-toi ! ne me tente pas ! Ne dis pas des choses impossibles.

— Impossibles… Pourquoi ?

— Parce que je suis condamnée à vivre toujours à Houat ?

— Condamnée par qui donc ?

— Et mon père, et ma mère ?… Je dois rester ici avec eux…

Je me tus. J’étais troublé. Que devais-je faire ? Continuer à la tenter, à l’attirer ? N’était-ce pas mal agir ? Mon amour avait-il plus de droits sur elle que l’amour de ses parents. Elle se tenait au milieu : eux d’un côté, moi de l’autre. Je l’adorais… Mais l’enlever à eux, cela m’était-il permis ? J’étais tremblant, j’étais hésitant. Cependant je l’aimais trop. Et c’est toute ma vie que je jouais… Il me semblait qu’une force supérieure à moi-même, que la raison du monde, que l’Esprit me poussait. Comment n’aurais-je pas été jusqu’au bout ?

Elle était absorbée à présent. Les visions que j’avais animées pour elle s’attardaient devant ses yeux : elle les voyait. Je laissais le prestige agir. Je n’avais plus à parler. Un démon s’était levé dans son cœur et dans sa pensée.

J’écartai ses deux mains qu’elle conservait toujours sur son visage. Je regardai longuement dans ses yeux, je bus un peu de son âme. Puis je la pris dans mes bras, je baisai doucement ses lèvres. En silence elle s’abandonnait, je ne la sentais point présente, elle était comme anéantie.

Elle s’écarta de moi pourtant et soupira profondément :

— Alors, demanda-t-elle, tu voudrais que je quitte mes parents et que j’aille avec toi ?

— Préfères-tu que j’aille demander ta main à M. de Kéras ? répondis-je.

Elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine avec découragement.

Cependant le temps avait passé. Il lui fallait rentrer au Goabren.

En la baisant chastement sur le front, je lui dis :

— Songe à tout cela. Pèse tout. Réfléchis, décide…

Elle posa sa tête sur mon épaule et me regarda divinement, avec une franchise, avec une confiance adorable :

— Tu sais bien que cela est déjà fait, que je ne peux pas hésiter, que je suis à toi… me dit-elle.

Et elle s’éloigna très lentement.