Ernest Flammarion (p. 31-44).


III


Je n’avais pas si mal déjeuné, avec mes provisions et le poisson bouilli que la mère Leblanc avait ajouté à mon menu. Les hommes étaient partis à la cantine. J’allumai ma pipe et je sortis pour errer un peu tout seul au hasard.

Le brouillard du matin s’était levé. Il faisait très beau. Hors du village, je regardai autour de moi. L’île semblait peu accidentée, mais en son centre elle se renflait et j’apercevais sur la partie la plus élevée un grand fort. Était-ce le château-fort du comte ? Je me dirigeai de ce côté. J’avançai à travers un champ de blé coupé, puis je fus dans la lande parsemée d’ajoncs. Plus loin, je traversai un pré peuplé de vaches noires et blanches, dont le gardien, appuyé sur un bâton, fumait sa pipe.

— Vous avez là un beau troupeau, lui dis-je.

— Ah bé ! vous n’en voyez qu’une partie, fit le vieux en secouant sa cendre. Hier, il y en avait cent quarante. Et elles ne sont pas commodes ! Elles veulent toujours aller dans le champ là-bas, dans ce champ de pommes de terre… Tenez, celle qui vous regarde, là, elle met ses deux pieds de devant sur le mur, et elle saute comme un chien. Voyez, maintenant, elle n’a l’air de rien, elle attend que je sois parti…

— C’est une coquine alors ?…

— Ah bé ! si elles sont coquines !… Elles me donnent du mal, allez. Vous savez, monsieur, — continue le bonhomme qui semble enchanté de parler, — vous savez que je suis garde-champêtre. L’autre jour, le maire a dit à l’adjoint : « On ne peut pourtant pas laisser les bêtes comme ça… » et il m’a dit à moi : « Roudil, chaque maison vous donnera cinq sous, vous allez les garder… » Il y a une soixantaine de maisons, je garde les bêtes de toute la commune, les uns en ont une, les autres deux, les autres…

Je l’interromps. Je lui montre le fort, le vaste fort désert :

— Hein, il est grand, il y a de la place là-dedans…

— S’il est grand, mon bon monsieur !… Il a coûté un million et cinq cent mille. La commune l’a racheté quinze cents francs. Le maître d’école y fait la classe…

— Mais alors, dites-moi : et le Goabren ?

— Le fort du Goabren. Oh ! c’est petit. C’est près de la mer. C’est le comte de Kéras qui y habite, avec sa dame et sa demoiselle… Pour y aller, vous prenez cette route-là, vous voyez une croix, là-bas, vous continuez, tout droit…

Je monte sur un glacis avec le garde-champêtre. D’ici je découvre l’île entière ; elle est petite. À mes pieds un rectangle blond : le champ de blé moissonné où paissent les vaches et quelques chevaux, puis le vert sombre des ajoncs ; au delà une pointe rocheuse s’avançant dans la mer qui dort sous le soleil : c’est l’ouest. En me tournant un peu, je vois le vert vif d’un champ de pommes de terre, puis le village avec son clocher, ses toits rouillés, ses petites maisons bien groupées… Ailleurs, une anse de sable. Dans la mer quelques îlots, des rochers.

Je vois aussi, sur l’eau bleue, la masse toute proche d’Hoedic, et dans le lointain, là-bas, au bout de la mer, comme un nuage, Belle-Isle et Quiberon…

Je respire de toutes mes forces. J’emplis mes poumons de cet air incorrompu, immaculé, qui ne circule qu’entre le ciel et l’océan, qui connaît à peine la terre. Je m’emplis en même temps de cette beauté, de cet éloignement, de cette solitude. La mer, la mer, tout alentour la mer. Un calme profond. Le silence.

Mais le vieux qui est debout à mon côté, et qui en même temps que moi a regardé autour de nous, ne peut pas rester longtemps sans parler :

— Vous avez vu le moulin ? demande-t-il. Et il me désigne, de son doigt tendu, les ailes du moulin… Ils y portent chacun leur blé à moudre, puis ils font leur pain chacun chez eux…

— Pas un arbre, dis-je tout haut, en me parlant à moi-même.

— Pardon, monsieur, fait le brave homme. Et il me montre, en effet, dans le village, à côté d’une maison, un arbre… Oui, c’est le seul de l’île. Il se trouve dans le jardin du recteur. On peut le voir…

Je le remercie, je m’éloigne. J’avance à travers la lande. En somme, rien n’est cultivé : à peine quelques carrés à proximité du village, mais quand on a marché dix minutes, c’est le sol inculte, naturel, tel que l’ont fait les saisons, tel que l’ont modelé la pluie, le soleil et le vent. De cette île petite, il n’y a qu’une infime partie, qui soit peuplée, habitée, marquée par la vie humaine. Le reste est libre, le reste semble aussi vierge, aussi pur, aussi primitif que l’océan qui entoure l’île. Le sentiment de cette indépendance, de cette naissance, me grise, mon cœur se gonfle ; j’ai envie de jeter des cris, de pousser un chant sauvage… Seul ! seul ! loin des hommes ! Non, je n’irai pas aujourd’hui au Goabren ! Je marche droit au rivage.

J’arrive aux rochers, de beaux rochers rouges, rouges comme le feu et comme le sang. Ils forment une crique où le sable est blanc, lisse, fin, net et sans traces, tout neuf. Peut-être n’a-t-il jamais été foulé par d’autres pieds que les miens ?… Je le contemple. Je médite… Puis, tirant mon couteau, je cueille des moules sur les rochers. Je les ouvre. Le goût amer de leur chair mouillée me régale. Enfin je m’allonge sur le sable ; couché sur le dos, les yeux au ciel, je me crois dans l’azur, j’entends la mer et les cris des oiseaux au-dessus des vagues et je sens l’âpre odeur des herbes, du varech, de la mousse et du goémon, le parfum robuste de la marée.


Quand, vers le soir, je rentrai au village, je trouvai la fille de Toussaint sur un tabouret, occupée à traire les vaches devant la maison. Elle est gaie, bien propre, coquette, comme une jeune femme depuis peu mariée. On sent qu’elle se pare pour plaire à son homme, — son homme : le matelot taciturne. Ils ont une petite fille de quelques mois, Yvonne, qu’elle a installée par terre à côté d’elle pendant qu’elle trait les vaches de son père. Elle rentre les bêtes à l’étable, puis revient. Elle m’avait confié sa fille, elle la reprend. Nous avons sorti des chaises de la maison, nous nous sommes assis dehors. La mère Leblanc est occupée dans sa cuisine.

La fille de Toussaint — elle s’appelle Germaine — Germaine fait sauter son poupon sur ses genoux en chantant :

La baleine qui tourne, qui vire
Dans son joli p’tit navire
Prenez garde à votre doigt
La baleine vous le prendra.

Et elle fait mine de mordre la menotte de son enfant qui se débat en riant.

Nous causons. Elle parle comme une dame, comme une petite bourgeoise de petite ville. Elle choisit ses expressions. Ses idées sont convenables, justes et moyennes. C’est le ton posé, l’air bien, de la famille. Et en me rappelant ce que j’ai vu aujourd’hui, l’ordre, l’organisation, la bonne tenue de ce petit coin de la terre, je me demande si ce n’est point là le ton de toute l’île. Ce rocher perdu au milieu des flots, qui serait un rocher bourgeois, c’est assez drôle. En tout cas, Houat n’est pas une île d’écumeurs, ni d’aventuriers. Chacun son petit bien, sa maison, son champ de pommes de terre, son champ de blé, ses bêtes, et la pêche qui se vend régulièrement sur le continent, et qui produit régulièrement, grâce au vapeur qui vient la prendre à jours fixes. Ces trois cents pêcheurs, isolés là dans le vaste monde, seraient trois cents petits rentiers raisonnables et tranquilles… C’est tels du moins qu’ils m’apparaissent à travers la conversation de Germaine…

Mais voilà l’heure de manger. Toussaint, qui travaillait dans son jardin, arrive, la joue gonflée par sa chique. Il vient chercher son assiette et s’en va à la cantine avec le fils et le gendre. Je reste avec les femmes, devant mes conserves.

Quand les hommes reviennent, on s’asseoit tous devant la maison. Il fait très beau. Mais Toussaint n’est guère plus content que ce matin. Aucun pêcheur n’est sorti aujourd’hui à cause du calme. « Ce temps-là me rend malade », dit le gendre découragé. Car lui, il n’a pas la ressource de Toussaint lequel, dès qu’il quitte son bateau, va dans son champ. Il n’aime que la mer.

— Fait du vent ce soir, n’en fera pas demain… dit-il en regardant le ciel fixement.

Les femmes plaisantent :

— Vous dites toujours ça, et vous avez toujours beau temps…

— C’est la peur qu’on en a, répond Yvon, le fils.

Et Toussaint, bourru :

— Je préfère du vent debout, même, à pas de vent !… D’ailleurs demain, vilain temps, vous verrez.

Toussaint serait-il pessimiste ? Le ciel est magnifique ce soir.

Tout le monde a embrassé la petite Yvonne, et Germaine est allée la mettre au berceau, à côté, à deux pas d’ici, dans la maisonnette qu’elle habite avec son mari. C’est dans cette maison-là que je passerai la nuit. Ils avaient une pièce qui servait de débarras. On l’a vidée et arrangée pour que j’y puisse coucher. Braves gens décidément…

Je commence à avoir un peu sommeil. Je n’ai pas dormi beaucoup dans mon grenier, au total.

Mais Yvon m’intéresse. Il parle de son voyage autour du monde. On l’écoute avec plaisir. Toussaint, qui change de temps en temps sa chique de joue, dont la fluxion est mobile, le regarde avec cordialité. Il pense évidemment : « Ah ! cette jeunesse !… » Sa sœur, qui est revenue, l’admire ; la mère sourit avec satisfaction. Il se sent quelqu’un, il se sent un peu supérieur à sa famille, lui qui, si jeune, a vu tant de choses qu’ils n’ont jamais vues, qu’ils ne verront jamais… Il fait le récit de régates auxquelles il a assisté à Sydney. Sydney, l’Australie, c’est loin. Mais ce n’est pas la distance qui intéresse les marins, parce qu’on fait aussi bien trois mois de mer que trois jours, c’est la même chose : mêmes spectacles sous les yeux, mêmes incidents, mêmes risques, qu’on soit dans les eaux de la Chine ou dans celles de Bretagne. On vogue sur son bateau, avec les mêmes camarades, et la vie est pareille. Ce qui les intéresse, c’est la terre, c’est ce qu’on trouve là-bas quand on met le pied sur le bout du monde au lieu de le poser ici sur le Continent, à quelques milles d’Houat… Le fils raconte. Et puis il décrit aussi tous les bateaux qu’il a vus, ceux de la Méditerranée et ceux des Indiens, ceux des Chinois, et tous les autres : felouques, chebecs, saïques, pirogues, jonques et sampans… Toussaint et le gendre sont très intéressés. Ils exposent et discutent, en hommes du métier, les raisons de la forme des coques et celles des voilures particulières à chaque mer, chaque pays.

Yvon, avec les récits de son tour du monde, donne essor aux imaginations, recule les limites de l’île, recule même celles de la mer et de l’horizon… D’ailleurs ces gens-là ne sont point bornés. C’est étrange, les fausses idées qu’on se fait. Je les aurais cru tout différents, les habitants de cette île. Ils lisent le journal comme ceux de la terre, comme les gens de n’importe quel village. Ils ne l’ont pas tous les jours, régulièrement, voilà tout. Mais s’ils ne savent pas les nouvelles de la veille, ils savent celles de la semaine dernière. Ils sont au courant de la façon dont va le monde. Et si loin, si seuls et séparés, ils font partie du monde comme les autres, rattachés qu’ils sont à la grande communauté humaine par ce fil : le Petit Parisien ou le Petit Journal, et par ceci : savoir lire.

Je vais me coucher.