Un brelan d’excommuniés (1889)/Le Fou


LE FOU




I


— Ernest Hello est un fou ! me disait, un jour, un chef d’ordre presque fameux dans l’Église, organisateur vanté de beaucoup de pèlerinages.

Insuffisamment édifié de cet arrêt, j’eus l’audace d’objecter quelques éclairs. — Voyons, mon père, ne lui en accorderez-vous pas des éclairs, à cet aliéné ?

— Des éclairs ! me répartit aussitôt le conducteur des caravanes de la piété. Mais, mon cher enfant, tout a été dit depuis longtemps par saint Thomas et saint Augustin et nous n’avons aucun besoin des éclairs de monsieur Hello ni d’aucun autre.

Ce moine routier que je veux supposer harnaché de toutes les vertus, exprimait la pensée de tout son monde. Le Dieu conçu par ces cerveaux n’a plus de grandes choses à faire désormais, puisqu’il est enfin pourvu de pareils adorateurs, C’est vrai qu’il a dû créer, dans des temps très anciens, quelques impeccables docteurs qui donnassent à l’esprit chrétien son gabarit éternel. Mais aujourd’hui, sa parfaite sagesse lui défend de recommencer et si l’on veut absurdement supposer qu’il lui plût, tout à coup, de se remettre à confectionner des grands hommes, il lui faudrait aussitôt quitter cette fantaisie.

Le malheureux Hello qui ne pouvait croire à une confiscation si sévère de la liberté divine, fut taxé de folie et retranché de la considération littéraire des autres chrétiens, ce dont il resta désespéré jusqu’à sa mort.

Rejeté par les catholiques qui ne lui pardonnaient pas d’avoir été quelquefois sublime, inaperçu des non catholiques auxquels il ne parlait pas, toujours exterminé d’avance par le grotesque transcendant de sa personne physique, Ernest Hello promenait avec lui dans d’incirconscrites étendues l’originalité la plus furieuse qui se pût rêver.

Son âme étant faible, il ne parvint pas à se consoler d’être sans gloire et de paraître choisi pour assumer toutes les disgrâces du génie dans l’obscurité. Vers la fin, on ne réussissait pas à se le représenter comme ayant jamais été vraiment jeune, tant il semblait courbattu de ses illusions à vau-l’eau, grabataire de ses espérances déçues.

Il appartenait à cette théorie trois fois lamentable des vieux débutants qui défile, suivant des rites si lugubres, à travers les entrecolonnements plus ou moins austères du grand journalisme. Il a pourtant écrit et publié une dizaine de volumes et un nombre infini d’articles, en l’espace de vingt ans. La critique a parlé de lui, quelquefois même avec un certain faste. N’importe, la célébrité ne vint pas, la gloire encore moins, et, par malheur, il n’était pas en son pouvoir d’accepter qu’il en fût ainsi.

Il faudrait être un tragique grec pour raconter les douleurs de ce chrétien que le seul mot de résignation faisait éclater en rugissements et qui croyait sincèrement que la gloire de Dieu sortirait de sa propre gloire. Mais laissons ce propos dont quelques greffiers de sacristie ont indignement abusé pour exaspérer un homme malheureux dont la grandeur épouvantait leur misère. L’Œil du Maître divin, qui compte exactement « les jougs et les colliers » dans les étables de ses troupeaux, est seul capable, sans doute, de discerner rigoureusement l’équité d’une lamentation de sa créature, si déraisonnable qu’elle puisse paraître aux clairvoyants farceurs qui rompent à la multitude le pain savoureux de leurs jugements.

De quelque ridicule qu’on se soit plu à l’accabler, Ernest Hello fut, au moins, cette merveilleuse rareté qu’on appelle une âme, et, certes, l’une des plus vivantes, vibrantes et intensément passionnées qui se soient rencontrées sur notre planète. Il fut, en même temps, un écrivain d’un art étrange et mystérieux. Mais, pour comprendre cet art et pour en jouir, il faut un sens esthétique assez indépendant pour se supposer chrétien dès l’instant qu’on ouvre ses livres. Difficile effort, j’en conviens, pour des intelligences aussi jetées que les nôtres aux murènes affamées du rationalisme.

Ce catholique a précisément, au suprême degré, ce qui horripile plus que tout les toléranciers du monde : je veux dire la haine de l’erreur. Voici, d’ailleurs, la façon peu tolérable dont il s’exprime :

« Quiconque aime la vérité déteste l’erreur. Ceci est aussi près de la naïveté que du paradoxe. Mais cette détestation de l’erreur est la pierre de touche à laquelle se reconnaît l’amour de la vérité. Si vous n’aimez pas la vérité, vous pouvez jusqu’à un certain point dire que vous l’aimez et même le faire croire ; mais soyez sûr qu’en ce cas, vous manquerez d’horreur pour ce qui est faux, et, à ce signe, on reconnaîtra que vous n’aimez pas la vérité. »

Cette haine de l’erreur qui ne vise que les doctrines sans toucher aux personnes est si brûlante qu’elle pénètre profondément son style et le colore de teintes violentes et orageuses, qu’il n’aurait, sans doute, jamais obtenues sans cela.

Sans ce que Joseph de Maistre appelle la colère de l’amour, il n’aurait peut-être été qu’un dialecticien quelconque, un apologiste religieux après tant d’autres, armé tout au plus d’une ironie très douce et très bénigne, et l’inattention universelle l’aurait très silencieusement enseveli dans le recoin le plus obscur de ses catacombes. Mais ce sentiment seul lui donne une personnalité inouïe, un accent littéraire tellement à part qu’il est impossible, avec la meilleure volonté d’être injuste, de ne pas en être frappé.

« Il y a cette différence, écrivait-il, entre l’amour et le zèle, que l’amour se contente d’aimer et de posséder son objet. Le zèle fait mourir tout ce qui lui est contraire. »

Chez Hello, le zèle fait mourir en dévorant. Il ne dévore pas seulement ce qui lui fait obstacle, il engloutit tout ce qui ne brûle pas autant que lui et du même feu. Cet homme si tendre est un exterminateur au nom de l’Unité de foi.

On peut assurer que cette charité qui déteste le mal est bien certainement la grande passion qui domine tout en lui, et, comme le temps où il vit doit lui paraître épouvantablement mauvais, cette passion s’exaspère et se transporte jusqu’aux notes les plus aiguës, les plus stridentes, du paroxysme de l’indignation. Noblement éperdu d’Unité, il s’enlace et s’enroule désespérément à ce tronc mutilé de l’arbre de vie. Si la stupide cognée philosophique veut le frapper encore, c’est sur lui-même que tombent les coups et ce sont ses membres, à lui, qu’il faut abattre pour commencer.

Peu d’écrivains illustres furent, autant que cet obscur, coupés par morceaux. L’ignoble critique des envieux et des sots, dans son propre entourage, a très exactement accompli l’office des bourreaux sur la pensée et sur les écrits de cette espèce de saint Jacques l’Intercis de la littérature catholique. Il pouvait crier, comme le sublime martyr persan : « Seigneur, Maître des vivants et des morts, exaucez-moi, je n’ai plus de mains à étendre vers vous, je n’ai plus de genoux à fléchir devant vous, je suis un édifice ruiné que ne soutiennent plus les colonnes sur lesquelles il s’appuyait. Écoutez-moi, Seigneur, et retirez mon âme de sa prison ! »


II


On comprend de reste ce qu’une tension aussi continuellement violente des facultés supérieures peut donner de ressort à un écrivain, surtout lorsque les dons naturels sont déjà réellement extraordinaires.

Seulement, il faut bien l’avouer, le pauvre Hello aurait certainement raturé les derniers mots de la prière du martyr. Il n’aurait pas voulu sortir de la prison de son corps, quelque misérable, quelque douloureuse qu’elle fût, parce qu’il ne pouvait, malgré tout, se dévêtir d’une espérance qui adhérait à ses os beaucoup plus exactement que sa propre chair.

Il était de ces êtres infiniment rares qui attendent encore le triomphe terrestre de Dieu et son visible règne. La seule pensée de mourir auparavant le révoltait comme une injustice, ayant conçu dans un abîme de prières l’assurance d’être le créancier de cet avènement.

La moquerie était vraiment trop facile et ne lui fut pas refusée. Tout ce qui pouvait parler ou écrire dans le marécage de la dévotion lui devint ennemi, bassement et salaudement. Toute la benoîte racaille des écrivassiers vertueux, toutes les trichines à plumes de la librairie catholique, toutes les larves, tous les lombrics, tous les ténias soi-disant littéraires du vieil intestin sacré ; des Lassere, des Pontmartin, des Roussel, des Aubineau, des Loth, des Léon Gautier, exultèrent à cette occasion de ricaner d’un grand homme, en demeurant eux-mêmes de sérénissimes crétins à jamais obscurs. Veuillot lui-même ne l’épargna guère, Dieu le sait !

Il eût été facile à tout autre qu’Hello de ne pas même les apercevoir. Il en fut, à la lettre, crucifié, parce que la véhémence de son magnifique désir avait fini par se confondre avec sa propre conscience et qu’il se supposait désigné pour une part quelconque dans la mise en œuvre du prochain triomphe de la Justice. Par conséquent, il ne fallait pas, selon ses vues, que l’apôtre qu’il pouvait devenir un jour fût, à l’avance, ruiné dans son nécessaire prestige.

C’est pour cette raison qu’à tant de pages de ses livres, il parle de lui-même instinctivement, quand il veut exprimer la tribulation des choisis de Dieu, méconnus et inécoutés du monde qu’ils ont pour mission d’avertir. Qu’il parle de Job, de saint Jean-Baptiste, de Jésus-Christ même, s’il est question de leurs douleurs et de leurs dérélictions par les hommes, on sent aussitôt le retour, sur sa propre infortune, de ce harangueur des déserts.

Mais, après tout, c’est un besoin de l’amour de se configurer à son objet, d’adhérer à lui, d’entrer en lui, et de s’y perdre jusqu’à ne savoir s’en dépêtrer. Cet éperdu de la Gloire du Dieu vivant ayant incontestablement de grandes choses à dire, il était assez naturel qu’il souffrît de n’être pas écouté et que cette souffrance fût à la mesure de ses pensées. Je ne me scandalise donc pas autrement de sa pitié pour cette catégorie d’indigents affamés du Beau que les grands hommes ont le devoir de saturer et qui mendient en vain leur pitance de sublime, quand les grands hommes sont absents ou sacrifiés. « L’admiration, disait-il, est un pauvre qui demande son pain, comme les autres. »

N’est-il pas misérable, d’ailleurs, et cent fois imbécile, de faire le procès à la personnalité d’un artiste, de lui reprocher son essentielle façon d’être, sans laquelle il ne serait pas même le dernier des hommes et ne mériterait pas de ronger les glands dédaignés par les pourceaux ?

Les personnalités de cette étonnante espèce sont des mamelles pour un grand nombre et leur nourricière splendeur jaillit miséricordieusement autour d’elles, du fond de leurs insolites gouffres, comme l’eau brûlante des geysers.

« La petite critique n’osera jamais dire devant l’œuvre d’un homme encore ignoré : Voilà la gloire et le génie ! Voit-elle un homme débordant de vie et d’amour, elle l’entoure d’un cimetière… Le génie est la seule souffrance qui ne trouve nulle part de pitié, pas même chez les femmes… Elles aiment ce qui brille, elles n’aiment pas ce qui resplendit. »

Quand l’auteur de L’Homme écrivait ces lignes, il pensait à lui, sans doute, parce qu’il n’est pas possible qu’un personnage d’une si nette supériorité s’oublie soi-même quand il parle de la douleur, mais il n’était à ses propres yeux qu’une unité dans la déplorable compagnie des parias de l’intellectuelle majesté, sur lesquels sanglotait son âme.

Mais voici venir une clameur plus distincte.

« Ne crois pas, ô terre, que j’adresse à toi ma plainte. Tu n’es que le théâtre, tu n’es pas le but de mes cris et je ne te permets pas de les garder un seul instant dans tes entrailles. Ils vont à Dieu, à Dieu seul. Ne les retarde pas, ils sont pressés. Ils parlent de toi, ils ne vont pas à toi. Mes cris sont mes trésors. Ils sont ma richesse immortelle. Si je te les confie un moment, c’est pour qu’ils te frappent du pied et que, prenant sur toi leur élan, ils s’élancent plus haut dans le ciel. Mais ne dérobe pas le plus petit d’entre eux. Ne dérobe rien, ne cache rien. Que le moindre de mes gémissements ne s’attarde pas dans l’un des replis de ton sol. Que pas une goutte de mon sang ne soit perdue ! Je suis avare, sois fidèle ; j’ai compté mes gouttes de sang, j’ai compté les rugissements de mon cœur. Je te demanderai compte de tout jusqu’à un atome. Lance à l’instant vers le ciel ce que je laisse tomber sur toi ; les secondes aussi sont comptées. »

Un être capable de vociférer de telles admonitions dépasse évidemment tout formulable critère et ne relève plus que de l’intuition des admirateurs. Tout ici est exceptionnel. On est en présence d’un chrétien que le christianisme n’a pu combler, parce qu’il le juge inaccompli, et qui se désespère de voir les promesses de l’Évangile indéfiniment prorogées. En même temps, il est pénétré jusqu’aux moelles du pressentiment de la très imminente advenue d’un Seigneur qui s’est évadé de nos misères, il y a dix-neuf siècles, en promettant de revenir.

La confrontation des événements actuels avec les prophéties sacrées lui démontre surabondamment que cette heure est proche et il en a une soif terrible. Ce serait, en une seule fois, l’absolu de la Vérité, de la Justice, de l’Amour et de la Magnificence ! Ce serait la vengeance du Pauvre et l’humiliation infinie des sages vautrés dans le fumier de leurs oracles, dont la puanteur d’assouvissement l’a tant fait souffrir. Ce serait enfin la réhabilitation de Dieu, qui ne paraît pas se souvenir de ceux qui l’aiment et qui fait banqueroute à sa Parole en dormant d’un si long sommeil.

« Votre victime déchirée vous redemande ses membres, » crie-t-il, s’adressant aux bourreaux éternels du Christ, et l’on s’aperçoit sur-le-champ que c’est à peine s’il pense à ces animaux d’orgueil.

L’invective pourrait aussi bien s’envoler vers la Victime elle-même, qui ne fait rien pour récupérer ses lambeaux terrestres, depuis bientôt deux mille ans qu’elle s’est assoupie dans le fond des cieux.

Le malheureux, néanmoins, n’est pas prophète. Il ne sait pas le moment précis, la minute élue pour l’apparition de la Face conspuée dont l’aspect changera la neige des monts en ruisseaux de feu. Mais il croit deviner que cette minute est sa voisine et son désir déflagrant la veut manifeste, soudaine, extemporanée, crevant tout de son éclat, comme une intrusion de soleil.

Cette minute est la vierge de son choix, l’idéale vierge de dilection infinie, que tous les ancêtres de sa convoitise ont successivement attendue ; mais cette inviolable est voilée nonpareillement, emmaillotée de même façon qu’une reine de Saba défunte, empaquetée de ténèbres, grillagée comme une lionne, et les mains du pauvre fiancé sont si débiles !…

Ernest Hello est un nouveau Siméon, douloureux et inexaucé, qui ne voudrait pas s’en aller, lui non plus, sans avoir tenu dans ses bras la « Lumière des nations » guettée si longtemps par lui du haut des cadavres de ces siècles morts qui s’étaient abattus de vieillesse en renonçant à la voir venir.

Il s’en est allé, pourtant, les bras vides et le cœur brisé, abandonnant son rêve, — ainsi qu’un empire de douleurs, — à d’autres Tantales de l’Honneur de Dieu, s’il plaît à ce Maître infiniment redoutable de se conditionner encore de pareils martyrs !


III


Qu’on se représente maintenant un homme non seulement assoiffé de justice et de vérité, mais incendié à en mourir, dès son premier jour, de la concupiscence du Beau, — étant affublé, par néfaste sortilège, de cette livrée de facultés qui constituent l’écrivain de grand talent et s’accroupissant, avec cela, toute sa vie, dans la fondrière d’une obéissance imbécile.

Ernest Hello ne publia jamais une seule ligne sans l’avoir humblement soumise à l’examen. J’ai appris que, dans plusieurs circonstances, il n’avait pas hésité à sacrifier d’importantes pages sur la simple appréhension d’un vague danger de scandale ou d’équivoque pour certaines âmes au découragement facile. Ceux qui savent la tendresse jalouse des vrais artistes pour les créations de leur art et les déchirements atroces de ces sortes d’immolations de leur propre pensée, pourront mesurer sur ce seul fait la profondeur du sentiment catholique chez cet apparent effréné.

Évidemment, les docteurs consultés par lui ne pouvaient pas être des ennemis affichés de sa personne ou de son talent. Mais, bon Dieu ! qu’ils devaient faire d’étranges amis, ces prêtres ou ces culminants laïques, inférieurs, à coup sûr, à ce concurrent formidable qui venait, contre toute espérance, livrer sa prose à leur merci !

Dans l’étonnante ingénuité de son cœur, l’innocent Hello ne pouvait admettre l’irrémédiable cécité des chrétiens modernes à l’endroit de toute œuvre d’art, le dessèchement fossile, l’aridité polaire de cette société sans sève et sans renouveau, où sa timide conception de la charité lui faisait un devoir de se consumer.

Il voulut supposer, quand même, la possibilité de galvaniser ou de ressusciter cette nécropole, se condamnant à ne jamais regarder du côté du vaste monde des vivants étrangers au Christ et privés d’apôtres, pour qui le Rédempteur n’a pas moins souffert.

Il ne se mêla point aux profanes et ne fut jamais leur convive dans les oasis, non qu’il crût avoir le droit de les détester, mais parce qu’il redoutait leur contact et croyait obstinément à l’obligation d’exhorter d’abord l’Arabie Pétrée.

Ce fut une grande pitié de voir ce noble esprit saturé d’idéal et gourmand de magnificence s’efforcer opiniâtrement à l’ingrate besogne d’ensemencer de son enthousiasme la désolante caillasse du christianisme contemporain, l’infertile silex des cœurs dévots, d’où les marteaux et les meules de la plus concassante fureur ne pourraient pas même tirer d’illusoires étincelles ! Il s’y acharna sans repos, comme un insensé, et jamais on n’avait vu sous l’arche des cieux un prédicateur si solitaire !

Vingt ou trente ans, il s’agita dans son rêve de ranimer ceux qu’il nommait ses frères, par l’inoculation d’un immense espoir, et lorsqu’il criait au centre même des foules, on lui répondait par une si prodigieuse absence de tympans que la soudaine abolition du genre humain n’aurait pu l’isoler davantage.

Il s’abaissait, plein de soupirs, vers ces gisants de la médiocrité, se déshonorait jusqu’à leur parler leur langue. Ses livres, hélas ! sont, parfois, ocellés de platitudes comme la queue maléficiée d’un paon extraordinaire. C’était le moyen de se rendre, par miracle, encore plus incompréhensible, puisqu’alors, il était forcé d’aboucher ensemble, monstrueusement, les litanies de l’extase et le meuglement des bestiaux.

Hello se persuada, dans la démence de son zèle, qu’il pouvait y avoir un art chrétien, sans soupçonner, un instant, l’expérimentale zizanie évoquée par cette expression et sans entendre les hurlements simultanés de ces deux vocables incompatibles.

Cet assembleur de nuages ne comprit jamais que l’effort supposé de l’art vers le christianisme est celui d’une courbe vers l’asymptote et que c’est la vieille nourrice de la foi, la Raison en personne, qui l’a démontré. Il peut se rencontrer d’exceptionnels infortunés qui soient, en même temps, des artistes et des chrétiens, — c’est justement le cas de mes trois excommuniés, — mais il ne saurait y avoir un art chrétien.

L’Art est un parasite aborigène de la peau du premier Serpent. Il tient de cette extraction son immense orgueil et sa suggestive puissance. Il se suffit à lui-même comme un Dieu et les couronnes fleuronnées des princes, comparées à sa coiffure d’éclairs, ressemblent à des carcans. Il est aussi réfractaire à l’adoration qu’à l’obéissance et la volonté d’aucun homme ne l’incline vers aucun autel. Il peut consentir à faire l’aumône du superflu de son faste à des temples ou à des palais, quand il y trouve à peu près son compte, mais il ne faut pas lui demander un clin d’œil surérogatoire.

Les paganismes anciens avaient avec lui plus d’affinité et le trouvaient beaucoup plus flexible. Il y avait entre eux et lui comme une solidarité mystérieuse de transgression et de blasphème, en vue d’obnubiler la face de Jéhovah et d’effacer de l’esprit humain les primordiales illuminations. Ce fut un enlacement de monstres divins dans les cryptes redoutées des Sérapéums géants et des sanctuaires crottés de sang de l’épouvantable Asie. L’Art fut prodigue, en ces temps anciens, de ses plus colossales chimères et son implacable beauté servait à multiplier partout les affres de l’idolâtrie. Quand le Christianisme triompha, ce Benjamin du soleil s’enfuit, en barrissant, dans les solitudes.

Et ce fut fini pour des siècles. Il fallut mille ans pour que des adorateurs de la Croix, chemisés d’acier, treillissés et papelonnés de fer, ramenassent avec eux, de Palestine ou d’Égypte, ce farouche captif destiné par la Providence à l’ultérieure dislocation du catholicisme.

On construisit alors des cathédrales. On exfolia les montagnes pour qu’elles résonnassent, aussi bien que les forêts, du « gémissement de l’Esprit-Saint ». On viola les pierres et les métaux pour des parturitions d’effigies célestes ou infernales comme il ne s’en était jamais vu. On chanta des hymnes si belles que notre incroyante génération pleure encore en les écoutant. Un peu plus tard, on se mit à peindre, et, pendant trois sublimes siècles environ, les chrétiens purent se persuader qu’ils avaient enfin courbé devant Jésus-Christ l’antique suppôt des Dieux effrayants.

La renaissance, un beau jour, souffla sur ces illusions. L’Art, quelque temps dompté par l’enfantine ferveur du Moyen-Age, se cabra dans un soubresaut tout-puissant, aussitôt qu’il ne sentit plus le caveçon de cette innocence.

Il n’y avait pas à recommencer en Occident les fredaines sanguinaires de Moloch ou d’Astarté, mais les âmes furent jetées, pour n’en plus sortir, dans les soupiraux brûlants de la forme et de la couleur, et, désormais relaps convaincu, l’ancien compétiteur du Très-Haut afficha partout son antagonisme éternel.

Aujourd’hui l’expérience a suffisamment divulgué cette antinomie et il fallait l’innocence têtue d’Ernest Hello pour espérer la soumission d’un si vieux rebelle. Il serait oiseux de reprendre ici ce que j’ai dit ailleurs à propos d’Émile Zola, mais il me semble que l’extrême incompatibilité de l’art moderne avec les exigences d’un catholicisme pratique aurait dû précisément avertir un pareil métaphysicien de la présence de quelque mystère. Cet expectant du règne de l’Esprit-Saint, ce millénaire impatient de tous les miracles et de toutes les consommations divines, ne se devait-il pas à lui-même de conjecturer un renouvellement de toutes choses analogue, par exemple, à la Transsubstantiation ?…

Et puisqu’il est démontré que les âmes les plus parfaites et les plus capables de laver les Pieds saignants de Jésus-Christ sont justement les plus quémandeuses de nard profane, ce rêveur ne pouvait-il pas augurer quelque céleste péripétie qui justifierait enfin les antichrétiennes pratiques de l’Art, en canonisant sa rébellion ? Il est possible qu’une véritable intuition de prophète eût été la récompense de cette audace.

Seulement, il aurait fallu ne pas croupir, comme un Job dénué d’Orient, sur le fumier des librairies catholiques. Il aurait fallu ne pas être le sublime et navrant Jocrisse d’un apostolat du Beau assez comparable à la dissémination d’une caraque de perles ou de diamants sous les sabots profanants des porcs.


IV


Le copieux in-octavo intitulé L’Homme est, sans contredit, l’ouvrage le plus important qu’Ernest Hello ait écrit, le seul qui donne l’ensemble de cet esprit inégal et troublant comme un phénomène, avec ses coups de lumière et ses rafales d’obscurité. Ses autres livres : Paroles de Dieu, Physionomies de saints, Contes extraordinaires, etc., ne paraissent que des variantes plus ou moins heureuses de ce texte générateur.

Je ne vois guère d’analogue à cet écrivain désorbité que le solitaire Pascal. Ils sont, en effet, tous deux, surtout des poètes, et l’étonnement du lecteur est infiniment plus déterminé par leur accent que par leurs pensées. Tous deux se sont trompés à des profondeurs incroyables, en dépensant une force à contre-peser la gravitation des cieux. Ils ont lapidé le bon sens avec des comètes. Mais, sacrebleu, quel spectacle !

Quand Ernest Hello a vociféré son amour pour l’Art, sa fringale de Justice et sa rage d’être obscur, il ne lui reste pas grand’chose à nous proposer. Néanmoins, quelques chapitres de L’Homme, inouïs d’analyse et de vivisection sur les cœurs, à propos de l’Avarice et de la Médiocrité, par exemple, trahissent assez l’étonnant pouvoir de ce cerveau hanté du mystère, s’il avait plu à Dieu de le pondérer.

Partout ailleurs, il est en cris et en extase. On dirait qu’il ne connaît pas d’autres procédés que l’enthousiasme. Dans Paroles de Dieu, livre sans ordre qui n’est qu’un essai d’interprétation de quelques versets du Saint Livre, on le voit s’arrêter subitement devant un texte, comme on s’arrête devant un homme extraordinaire, et cette clameur du ciel, il la répercute aussitôt en poussant des cris de la terre. Il renvoie sur ce texte toutes les flammes qui viennent de s’allumer en lui pour qu’il éclate comme la foudre. Dans le transport de son zèle, il se jette sur le langage humain, sur ce langage prostitué à toutes les formules de l’idolâtrie littéraire, il le traîne aux pieds du Seigneur Dieu et le force à confesser son impuissance et sa nudité. Il sent à des profondeurs inconnues le néant de la parole de l’homme en présence de la Parole de Dieu et dénonce à toute page le blasphème effrayant de l’antagonisme supposé par l’orgueil. Enfin, il n’en revient pas que Dieu ait parlé et que les hommes aient trouvé ensuite quelque chose à dire.

Cette manière d’être est assurément des plus grandes, mais au prix de quels dangers ! Cet homme vraiment supérieur et, parfois, estampillé de génie en arrivait à écrire d’épouvantables niaiseries, — « pontifiant et vaticinant, ainsi que le déclare cruellement l’auteur d’À Rebours, du haut d’un rocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice. »

Son style eunuque et flétri par le commerce exclusif de frigides pédants et de soutaniers tondeurs, aurait pu, je le crois, devenir tout à fait artiste, s’il avait su trouver assez d’énergie dans sa raison pour s’enquérir d’un autre milieu. Il n’osa jamais et sa punition fut d’être l’auteur des Contes extraordinaires, où la plus emphatique anémie déshonore d’obscures adaptations de sa philosophie religieuse aux dramatiques réalités de la vie. Voilà pour l’amoureux d’art, hélas !

Quant à l’altéré de Justice, au millénaire, il n’avait pas à subir un si grand déchet, mais l’indigence de sa forme rendit blafarde, quelquefois, jusqu’à l’expression de sa charité, tant l’écriture humaine est un mystère !

Pourtant, c’était sa grande beauté, cette vertu-là. Elle fut chez lui continuellement brûlante et suggestive d’immolation. Il pensa toujours que la suprême Justice est décernée par la Charité suprême. Son regard de bas en haut vers le Pauvre était incontestablement sublime.

« La gloire de la charité, disait-il, c’est de deviner… Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, quand il passera à côté de l’abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là. »

En écrivant cette chose magnifique, je sais bien, parbleu ! qu’il pensait à lui. J’en ai déjà fait la remarque à propos d’une autre citation, et, bien souvent, il en fut ainsi. Un jour même, il sentit le besoin de se justifier et voici de quelle curieuse façon :

« L’Homme ne s’aime pas et cependant l’homme doit s’aimer beaucoup, car il doit aimer beaucoup son prochain et il doit aimer son prochain comme lui-même. »

Cette apologie, ridicule et même odieuse dans toute autre bouche, n’étonnait pas trop de cet incomparable naïf et produisait presque l’effet d’un aveu touchant.

On lui fit un crime atroce de s’indigner d’être obscur, mais il croyait avec raison qu’étant glorieux, il aurait mieux servi ses frères, qu’il aimait autant que lui-même. Si l’Espérance peut donner la résignation pour soi, l’Amour n’entend rien à la résignation pour les autres, et cet amoureux ne se résigna jamais. « L’ensemble de mon œuvre, me disait-il un jour, pourrait s’appeler le Cri du sang d’Abel. »

Le pauvre, tel qu’il le concevait, c’est celui qui a besoin, n’importe de quoi : c’est l’homme de génie, c’est le héros, c’est l’étranger ; c’est celui qui a faim, c’est celui qui a soif, c’est celui qui est nu ; c’est ce cœur dilaté comme le cœur d’un Dieu et que le monde égorge spirituellement par l’indifférence, comme Caïn égorgea physiquement son frère par le couteau. Le nom de ce Pauvre remplit les Prophètes et les Évangiles. On l’y trouve perpétuellement exalté, à ce point qu’on dirait que le serpent d’Aaron est une figure de cette première des béatitudes évangéliques par qui les autres ont l’air d’être dévorées.

Or, le monde, qui déteste la Béatitude, ne veut pas connaître le Pauvre. Il n’aperçoit pas plus les langueurs de son âme que les haillons de son corps. Mais si cette âme est magnifique, si elle éclate de splendeur, le monde, qui déteste par surcroît la magnificence et la splendeur, suppose la folie pour se dispenser de la justice.

Ernest Hello recueillit toute sa vie le sang spirituel qu’il voyait couler en torrents de l’âme du Pauvre assassiné par l’oubli de tous les Caïns que le monde croit innocents parce que leurs mains ne sont pas rouges et fumantes. Le plus clair de sa destinée fut de prêter sa voix à ce sang et de pousser vers Dieu les clameurs d’Amour qui font pleuvoir la malédiction.