Un botaniste en Chine

Un botaniste en Chine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 16 (p. 190-216).
UN
BOTANISTE EN CHINE

A Residence among the Chinese from 1853 to 1856, by Robert Fortune ; London, John Murray, 1857.



Parmi les voyageurs qui, de notre temps, ont visité et décrit la Chine, M. Robert Fortune tient une place à part. M. Fortune est un botaniste ; il a été chargé, d’abord par la Société d’horticulture de Londres, puis par la compagnie des Indes, de rechercher en Chine les plantes qui pourraient être utilement transportées en Angleterre ou dans les pépinières que le gouvernement de l’Inde a établies sur les versans de l’Himalaya. Ce qu’une société déjà puissante et digne de toutes les sympathies, la Société d’acclimatation, entreprend aujourd’hui en France pour le règne animal, M. Fortune l’a partiellement tenté pour le règne végétal. De 1843 à 1856, il a fait trois séjours assez prolongés dans les provinces occidentales de la Chine ; il a rapporté en Angleterre de nombreux échantillons, de fleurs dont les rejetons ornent les jardins de Cheswick : les pépinières de l’Himalaya lui doivent la prospérité récente de leurs plantations de thé. C’est beaucoup sans doute, et M. Fortune a rendu un grand service à son pays ; mais il y a plus, ce voyageur, qui sait le nom latin de tout ce qui pousse sur notre planète, et qui baptise sans hésitation, sous l’invocation de la science, les plantes les plus chinoises, est encore un narrateur très original et très gai : cette gaieté même et l’agréable mélange d’humour et de science facile qu’il a su répandre dans ses récits ont failli lui porter malheur. M. Fortune était si amusant qu’on hésitait à le prendre au sérieux ! La relation de ses premiers voyages fut accueillie, de l’autre côté du détroit, avec une certaine incrédulité. Les Anglais eurent quelque peine à s’imaginer qu’un simple botaniste, flânant dans un pays à la recherche de quelques plants de thé, pût rencontrer, chemin faisant, tant d’aventures, et des aventures aussi étranges. On lui passait volontiers ses caisses de fleurs, ses boutures et ses graines : comment ne pas admirer les spécimens de la flore asiatique étalant : pour la première fois ses vives couleurs sous le ciel gris d’Albion ? Mais en revanche les austères, critiques de Londres et d’Edimbourg traitaient assez légèrement ses impressions de voyage. On ne lui pardonnait pas ses descriptions, ses tableaux de mœurs dessinés d’après nature et sur des modèles jusqu’alors peu connus, ses révélations sur la vie intime des Chinois. Et comme on riait de ses victoires sur les pirates ! Voyez-vous ce délégué d’une société d’horticulture, ce savant, armé d’une boîte en fer-blanc pour ses herbes, d’un filet à papillons et d’une bouteille pour les insectes, le voyez-vous soutenant presque à lui seul un combat naval contre une division de pirates ! Hâblerie de voyageur, disait-on ; le public anglais n’est pas d’humeur à se laisser prendre à de pareils romans. — Voilà comment furent reçus les premiers écrits de M. Fortune. Le succès, qui les accueillit tint plutôt de la curiosité que de l’estime, et si l’on apprécia le spirituel talent du conteur, on contesta plus ou moins crûment la véracité du touriste. Cependant, quelque suspectes que soient, en général et pour cause, les relations portant le timbre ; des pays lointains, l’heure de la justice doit sonner tôt ou tard pour les voyageurs sincères qui ont su, en bridant leur imagination, échapper à la contagion de l’exemple. Aujourd’hui M. Fortune est complètement réhabilité et, à la suite de son troisième voyage (1853-1856), il a publié sous ce titre : A Résidence among the Chinese, un nouveau récit de ses promenades d’herboriste dans les campagnes du Céleste-Empire. C’est une agréable lecture, instructive et le plus souvent tout à fait neuve. Ne craignez pas d’y rencontrer une cent unième dissertation sur le chiffre de la population, ni le catalogue des cérémonies du. mariage, ni l’oraison funèbre des petits Chinois, rien enfin de ces thèmes rebattus qui forment encore aujourd’hui les chapitres à peu près obligatoires de tout ouvrage décent sur la Chine. Le botaniste vous fait même grâce de sa botanique : il en a mis à peine autant qu’il en faut pour le décorum : çà et là un mot latin se cache sous l’ombre discrète d’une parenthèse, attention délicate à l’adresse des doctes collègues du Muséum et des honorables membres de la Société d’horticulture. M. Fortune se laisse aller au courant de son humeur vagabonde ; il nous entraîne à travers champs, et c’est ainsi que, sans prétention didactique, sans préméditation savante, il se trouve à chaque pas face à face avec la vie réelle des Chinois, non pas de ces Chinois de paravent ou de porcelaine dont les portraits grotesques, caricatures de couleur locale, circulent si abondamment en Europe, mais des Chinois pur sang, à l’état naturel et simple, dont les types nous sont encore si peu familiers.

Mettons-nous donc sans retard en route, et suivons M. Fortune dans sa première excursion. Nous sommes à Ning-po, l’un des ports ouverts aux Européens, et il s’agit de gagner les districts de la province du Ché-kiang, où se trouvent les principales plantations de thé. — On sait qu’en Chine les voyages se font par eau. Les fleuves, les canaux, les lacs coupent le pays dans tous les sens, et servent de routes impériales. Les voitures, c’est-à-dire les bateaux, sont toujours à portée, et si ce mode de locomotion n’est point des plus rapides sur les eaux calmes d’un canal, il est du moins peu fatigant. Le centre de l’embarcation est occupé par une chambre couverte dans laquelle se tient le voyageur assez comfortablement installé sur un plancher de nattes : à l’avant est disposée une autre chambre à l’usage des domestiques ; à l’arrière, le propriétaire du bateau, assisté d’un jeune boy, manœuvre un long aviron, gouvernail et propulseur du petit navire auquel vous confiez vos destinées. On marche ainsi nuit et jour. Sur les fleuves, lorsque le vent et le courant sont contraires, on jette l’ancre pour quelques heures ; mais sur les canaux, où le courant est à peu près insensible, l’aviron ne chôme jamais : le batelier et son mousse se relaient sans interruption à la godille, et il faut vraiment qu’ils aient acquis une grande habitude de ce perpétuel mouvement de bras et de jambes pour supporter ce rude travail auquel succomberaient nos plus robustes matelots. — En moins d’une nuit, nous arrivons au terme de la première étape. Le soleil n’a pas encore paru, et il serait temps de dormir pour se préparer aux fatigues d’une chaude journée qui doit être consacrée à la botanique. Malheureusement il n’est point toujours aisé de fermer l’œil en pays chinois. Voici un effroyable vacarme, un grand mouvement de bateaux, des voix d’hommes et de femmes qui se croisent et s’entre-choquent de tous côtés. Serait-ce une invasion de l’armée de Tae-ping ? Les rebelles ne sont pas loin, et à chaque instant il peut leur prendre fantaisie de troubler le repos de cet innocent district. Fausse alerte : cette bruyante affluence de bateaux et de peuple qui couvre le canal est simplement occasionnée par un pèlerinage au temple d’Ayuka. Au lever du jour, les bateaux se pressent vers le rivage ; la foule débarque pêle-mêle ; on entend les voix aiguës des femmes qui craignent de s’aventurer sur leurs petits pieds et appellent au secours. À mesure qu’un bateau est déchargé, de vigoureux gaillards s’emparent, bon gré mal gré, des enfans et des femmes, les établissent dans de légers palanquins de bambou, et les enlèvent au pas de course. La procession populaire, divisée en petits groupes, se dirige vers une hauteur au sommet de laquelle s’élève le temple, dominant une charmante vallée que sillonnent plusieurs canaux, et qui est couverte de villages et de fermes. Ici, une fraîche senteur s’exhale des gerbes de riz récemment coupées ; là s’étendent des champs de thé ou de patates ; plus loin, des touffes de fleurs mollement agitées aux premières brises du jour, et se préparant à briller de leur naturel éclat aux feux de leur soleil ; enfin çà et là, comme pour faire contraste avec ce vivant tableau, des blocs de granit ruinés par le temps, tombeaux vénérables sous lesquels reposent, assure-t-on, plusieurs souverains de l’ancienne dynastie des Mings. M. Fortune se plaît à décrire ce paysage chinois qu’il rencontre par hasard sur la route au bout de laquelle il ne cherchait que quelques plants de thé. À demain donc les affaires sérieuses et la botanique ! L’occasion est trop belle pour observer le caractère populaire pendant ce pèlerinage, et pour prendre la mesure de la piété des Chinois.

M. Fortune se mêle à la procession, suit les groupes, dépasse sans peine les femmes aux petits pieds, qui se rangent timidement, se couvrent à moitié le visage de leur éventail, et ne se révèlent que par de légers éclats de voix, lorsque l’étranger est déjà loin. Quant aux hommes, ils causent et rient volontiers ; ils ne s’offusquent nullement de voir un Européen, un diable, qui n’est point de leur paroisse, prendre part à la fête et se faire un spectacle de leur solennité religieuse. La foule est nombreuse cependant ; à l’approche du temple, elle se grossit des députations qui arrivent, par plusieurs chemins de traverse, de tous les bourgs de la vallée. Il suffirait d’un dévot trop scrupuleux, d’un fanatique ou seulement d’une mauvaise tête pour chercher querelle à cet importun qui s’expose sans permission aux regards des dames chinoises, à ce profane qui va souiller de sa présence les temples sacrés d’Ayuka ! Mais M. Fortune connaît son monde. Quelques bonnes paroles et au besoin quelques quolibets échangés avec les hommes, des complimens pour les enfans (les petits Chinois, avec leur tête rase et leur figure pleine, ont si bonne mine !), des égards pour les femmes, qu’il faut bien se garder d’effaroucher par une curiosité trop directe, voilà les moyens très simples de naviguer à travers ces océans populaires, où pourtant plus d’un voyageur a eu la maladresse de faire naufrage. M. Fortune arrive donc sans encombre sur l’esplanade du temple, qui est couverte de boutiques, où l’on vend des cierges, des bâtons d’encens, des papiers à brûler devant les idoles, des comestibles, des tasses de thé, etc… tout ce qui peut tenter des pèlerins pieux, affamas par une longue course et disposés à faire bonne chère en l’honneur de Bouddha. Après avoir traversé ce champ de foire, on entre dans l’intérieur du temple. C’est là que s’exécutent les dévotions. Les fidèles des deux sexes se pressent devant les autels ; mais M. Fortune remarque que les femmes sont en plus grand nombre, et que leur attitude est généralement plus édifiante. Chaque pèlerin s’approche à son tour, s’agenouille sur une espèce de coussin et fait ainsi coup sur coup plusieurs prostrations : il se relève, allume son cierge et son bâton d’encens, qu’il place devant l’idole, et revient encore se prosterner sur le coussin ; puis il se retire, et un autre lui succède. La majorité des fidèles se contente de cette cérémonie ; mais il en est qui entendent se mettre en relations plus intimes avec leurs divinités. Le colloque s’établit au moyen de deux morceaux de bois taillés de manière à présenter un côté plat et l’autre côté convexe. On les jette en l’air, et s’ils tombent tous deux sur le côté plat, c’est bon signe ; l’idole exauce la prière du pèlerin, qui se voit déjà comblé de toutes les félicités. Si au contraire le morceau de bois tombe sur le côté convexe (et il paraît que d’après les lois de la gravitation cette chute est plus fréquente), tout ira mal : la prière est rejetée. Dieux cruels ! on en est quitte pour recommencer l’exercice jusqu’à ce qu’enfin le côté plat l’emporte. Cette épreuve ne semble pas bien difficile ; mais quelle émotion pour une dévote chinoise qui suit d’un œil attentif et ardent les évolutions de son destin ! Il y a un autre mode d’interroger les dieux : on prend un vase de bambou rempli de bâtonnets sur lesquels sont inscrites différentes devises ; on l’agite avec précaution jusqu’à ce que l’un des bâtonnets tombe à terre : on porte alors la devise à un prêtre, qui consulte un gros livre où se trouve l’interprétation désirée. On ne dit pas autrement, dans nos pays civilisés, la bonne aventure.

Durant toutes ces cérémonies, l’intérieur du temple présentait un singulier aspect. Les cierges brûlaient par centaines devant les autels, des nuages d’encens remplissaient l’édifice ; de temps en temps, un prêtre allait frapper un coup vigoureux sur un large gong dont le son métallique se répercutait dans la vallée ; le bruit des cloches et du tam-tam complétait le concert. Quant à la foule, après avoir accompli très pieusement, au témoignage de M. Fortune, toutes ses dévotions, elle se répandait par groupes dans l’enceinte du temple : chaque famille s’asseyait en cercle ; on causait, on riait, on mangeait, on buvait le thé ou le sam-chou, et plus d’un pèlerin allumait tranquillement sa pipe au feu des cierges. Un Chinois n’y met pas plus de façons, même avec ses dieux, et il apporte à tout ce qu’il fait une simplicité et un sans-gêne vraiment adorables. On le surprendrait bien, si on lui disait que les convenances ne permettent guère de transformer une église en estaminet, et qu’il est peu respectueux de fumer sa pipe en présence des saintes idoles. Ses prostrations terminées et son cierge allumé, n’est-il pas complètement en règle ? On voit de même, lors des enterremens, près du cercueil à peine descendu en terre, les parens et les amis du défunt s’installer comfortablement autour d’un bon déjeuner et se livrer sans aucun souci à leur gaieté naturelle. — La fête d’Ayuka se prolongea jusqu’à la nuit, et les pèlerins regagnèrent successivement la vallée ou les rives du canal. Tout s’était passé dans le plus grand ordre : pas une querelle au milieu de cette foule, où toutes les classes étaient confondues, le paysan à côté du citadin, le pauvre diable de coolie à côté du brave bourgeois qui, paré de ses habits de satin et rasé de frais, comme il convient en un jour de fête, marchait à l’auteur au milieu de sa nombreuse famille et d’une forêt de cierges de première qualité. Pas un homme ivre, bien que tout ce monde eût longuement dîné, et que dans ces repas, bruyans de gaieté, le sam-chou eût été servi à la ronde. Quand M. Fortune s’approchait d’un groupe, il était le bienvenu ; on l’invitait à prendre place à table, et cette offre était toujours faite très poliment, avec les formes cérémonieuses que les Chinois, de mœurs en général si débonnaires et si simples, prodiguent jusque dans la familiarité des relations personnelles. Il n’accepta point ces propositions courtoises, ne voulant pas sans doute altérer par sa présence le caractère intime de ces festins de famille ; aussi devons-nous croire à la parfaite indépendance de son témoignage lorsqu’il atteste la bonne tenue, la sobriété, l’urbanité prévenante de la population qu’il a rencontré au pèlerinage d’Ayuka.

M. Fortune ne pouvais se dispenser de faire visite au grand-prêtre, qu’il trouva fort modestement logé dans un petit appartement dépendant du temple ; c’était un vieillard très aimable, qui le fit asseoir à la place d’honneur dans le salon de réception, lui offrit la tasse de thé, et se montra fort dispos à converser avec son visiteur. Il lui fournit des renseignemens sur la situation matérielle d’Ayuka. Le temple possède des terrains assez étendus dans la vallée ; il faut ajouter au revenu de ses propriétés les dons des fidèles bouddhistes et les sommes assez rondes, que les dignitaires de l’église sont obligés de verser dans la caisse de la fabrique avant d’entrer en fonctions. Ainsi le grand-prêtre avait payé plus de 15,000 francs lors de son élection ; i était nommé pour un délai de trois ans après, lequel un autre candidat devait le remplacer sans doute au même prix. Il paraît qu’à la fin de son temps, d’exercice, qui se passe de la façon la plus douce, le grand-prêtre peut prétendre à de hautes dignités qui lui procurent la compensation de ses sacrifices pécuniaires. Les prélats du bouddhisme ne vivraient donc pas de l’autel ; mais ce n’est point manquer d’égards envers M. Fortune que de ne pas s’en tenir absolument à ces informations, recueillies rapidement et au hasard, sur l’organisation de l’épiscopat chinois : je ne sache pas qu’on ait mentionné nulle part ailleurs ce détail assez curieux, qui se rattache à la nomination des évêques bouddhistes. Peut-être dans ces derniers temps la vénalité a-t-elle, dans les offices religieux comme dans les emplois civils, remplacé l’ancien système, d’après lequel les honneurs étaient conférés aux plus dignes.

La science et l’étude ne perdent jamais leurs droits. N’oublions pas que notre voyageur ne s’est mis en route que pour visiter un district renommé pour la culture du thé. Du temple d’Ayuka, où lui avait été offerte une hospitalité simple et cordiale, M. Fortune rayonnait dans les villages et dans la campagne, où il pouvait examiner à l’aise la cueille des feuilles de thé, et, ce qui nous intéressera davantage, la condition matérielle et sociale du paysan chinois. La plus grande activité règne dans la plaine, car on est au moment de la principale récolte ; les moissonneurs sont partagés par groupes de huit à douze personnes, hommes, femmes et enfans, sous la direction d’un vieillard. Chaque famille travaille sur son petit carré de terre. Les ouvriers dont on loue les services sont payés à la tâche, et les plus habiles peuvent gagner de 60 à 90 centimes par jour. Les salaires des laboureurs dans cette région de la Chine varient de 20 à 30 centimes par journée, non compris la nourriture, qui est fournie par le maître, et qui ne coûte guère plus de 30 à 40 centimes. La main-d’œuvre est donc bien peu élevée, surtout si l’on considère que le Chinois est très laborieux, et qu’il abat, comme on dit vulgairement, beaucoup de besogne. On doit même s’étonner qu’avec une nourriture qui nous paraîtrait fort peu substantielle, — du riz, des légumes, du poisson et du porc, — il puisse supporter si vaillamment les fatigues d’une longue et chaude journée. En parcourant les plantations de thé et en visitant ces petits ateliers en plein air, M. Fortune fut frappé de l’apparence heureuse et saine de la population. Chacun avait le cœur au travail et semblait satisfait de sa condition ; partout éclataient les signes de l’aisance heureuse, du contentement et de l’harmonie la plus complète. Quel contraste avec l’aspect sale et dégradé que présentent les serfs de la glèbe dans la plupart des pays de l’Orient ! Il n’y avait là ni misère, ni oppression, ni haine de castes, ni sentimens aigris par l’inégalité de la fortune. La familiarité joyeuse et confiante régnait au milieu de tous ces groupes, où maître et serviteurs, animés du même esprit et buvant le même thé, ne formaient réellement qu’une même famille. Croit-on qu’en décrivant ces gracieuses scènes, M. Fortune ait voulu composer un roman ou une idylle ? Une preuve bien manifeste vient confirmer l’exactitude de ses observations, recueillies de bonne foi. La Chine a subi de nombreuses révolutions ; elle a été éprouvée à l’intérieur par de violentes crises, aujourd’hui même elle est en proie à une insurrection formidable : aperçoit-on dans les causes qui ont amené ces convulsions aux différentes époques, ou dans les faits qui se sont produits, le moindre symptôme de soulèvement social selon le sens que, dans le langage politique de notre vieille Europe, on attribue à ce mot ? Voit-on les classes pauvres se révolter contre les classes riches, les salariés accuser l’avarice ou la cupidité des maîtres, le paysan maudire le bourgeois, le prolétariat s’armer contre l’aristocratie ? En aucune façon. La paix et l’ordre ont constamment régné dans les campagnes. La simplicité des mœurs, l’amour du travail, le respect de la famille, le sentiment inné de la politesse, les élémens de l’instruction première (tous les garçons vont à l’école), en voilà plus qu’il n’en faut pour attester la véracité du voyageur et pour justifier l’impression bienveillante qu’il a ressentie.

De retour à Ning-Po, M. Fortune ne tarda pas à repartir pour une nouvelle excursion. Il se dirigea vers le district de Tse-ki, où il comptait faire une ample moisson d’insectes pour les galeries du Muséum. Tse-ki est une vieille ville, moins peuplée et plus calme que ne le sont d’ordinaire les villes chinoises ; un grand nombre de bourgeois opulens et de marchands retirés des affaires habitent ce district. M. Fortune, qui avait eu soin de prendre un bon bateau, pourvu d’aménagemens très comfortables, jugea plus commode d’y conserver son domicile que de courir les auberges. Il débarquait donc tous les matins, allait visiter la ville ou la campagne des environs, et rentrait le soir à son quartier-général avec une bonne provision d’insectes et d’études de mœurs. Là, comme au temple d’Ayuka, il reçut de la population le meilleur accueil. On le suivait dans les rues étroites de la ville. Quand il parcourait les champs, un nombreux état-major, dans lequel figuraient surtout les enfans du voisinage, l’accompagnait gaiement. Il entrait sans difficulté dans les fermes, il s’y reposait, prenait le thé, causait avec les fermiers ; on le traitait comme l’hôte du pays, et les femmes même, qui pendant les premiers jours s’enfuyaient précipitamment à son approche, avaient fini par s’habituer à ce nouvel ami, et le laissaient sans défiance s’asseoir auprès d’elles. M. Fortune était ainsi l’objet de la sympathie générale. Faut-il le dire ? on le croyait fou Les Chinois, qui ont le cœur bon, éprouvaient pour ce cerveau fêlé une compassion bienveillante. La science de l’entomologie n’est point connue, à ce qu’il paraît, dans les académies du Céleste-Empire, et les habitans du district de Tse-ki n’admettaient guère qu’un homme en possession de son bon sens pût s’amuser à courir la plaine en tout gens, à pourchasser les papillons, à mettre des insectes en bousille. D’autres fois ils le voyaient cueillir des herbes ou des fleurs, s’arrêter longtemps autour d’un arbre qu’il examinait avec la plus sérieuse attention, méditer sur le dessin des feuilles. Si M. Fortune eût déclaré qu’il exerçait la profession de pharmacien et qu’il venait chercher de quoi composer des pilules, ils auraient compris jusque un certain point ses marches infatigables ; car, dans le système de la médecine chinoise, les insectes réduits en poudre et mélangées sous forme de pilules, auraient de grandes vertus curatives. Mais non, cet étranger errant avouait qu’il n’avait pas l’honneur d’être pharmacien. Pauvre insensé, dont il fallait respecter les innocentes manies ! Et puis M. Fortune avait les poches pleines de sapèques (liards Chinois), et il était généreux. Lorsqu’un gamin lui apportait quelque insecte curieux, il le rémunérait largement, si bien que toutes les femmes et tous les enfans du pays, tentés par l’espoir d’une récompense honnête, se mirent à faire de l’entomologie, et un soir, en revenant à son bateau, M. Fortune se trouva au milieu d’un rassemblement, presque d’une émeute produite par la foule de ces chasseurs improvisés. Ils l’attendaient tumultueusement à sa rentrée au gîte, les uns avec des paniers, les autres avec des baquets, ceux-ci avec des sacs, le tout plein d’insectes qu’ils voulaient lui vendre. Une industrie nouvelle était ainsi introduite dans le pays, et, à en juger par ce début, tous les insectes du district devaient y passer. Malheureusement la marchandise, tassée pêle-mêle et bonne peut-être à faire des médicamens selon la formule, n’était d’aucune valeur pour le savant. M. Fortune s’exécuta cependant ; il s’en tira par une abondante distribution de sapèques qui le releva très haut dans l’estime de son public, et il modéra le zèle des chasseurs en recommandant qu’on ne lui apportât plus désormais que des coléoptères complets. À la fin, ses gens étaient si bien dressée que lors de son départ de Tse-ki, il leur laissa avec confiance des bouteilles d’esprit-de-vin, destinées à conserver le produit de la chasse aux insectes, et plus tard, à un second voyage, il put obtenir ainsi de nombreux sujets pour ses collections. Ses courses botaniques furent également heureuses : il vit pour la première fois, dans le district de Tse-ki, le châtaignier de Chine, qu’il avait en vain cherché dans le cours de ses précédentes explorations, et aujourd’hui, grâce à ses soins, cet arbre précieux est naturalisé dans les régions montagneuses de l’Inde.

Nous ne quitterons pas la vieille cité sans visiter un cabinet très curieux où sont réunis de beaux spécimens de l’industrie et de l’art chinois aux temps les plus anciens. Le propriétaire de ce cabinet est un aimable gentleman que M. Fortune a rencontré à Ning-po dans la boutique d’un marchand de curiosités. Le goût des choses antiques et rares, ainsi que la manie des vieilleries et des excentricités artistiques, ne sont pas moins répandus en Chine qu’en Europe, et l’étranger qui débarque dans les ports du Céleste-Empire peut en juger, dès les premiers pas, d’après le nombre, relativement considérable, des magasins où sont exposés, autour de quelques pièces réellement belles, mille objets de toute nature, rouillés, poudreux, plus ou moins cassés, parfois très laids, que l’on décore, pour la vente, du nom d’antiquités. Dans les villes ouverte au commerce européen, les boutiques contiennent une grande quantité de vieux ustensiles, pacotille d’antiquités pour l’exportation à l’adresse du voyageur étranger qui veut absolument rapporter dans sa patrie, avec les potiches de rigueur, quelque souvenir méconnaissable du temps des Mings. Je confesse que j’ai passé par là. C’est dans la Chine de l’intérieur, dans la vraie Chine, que siège le grand commerce de curiosités, et le cabinet de l’amateur de Tse-ki donnerait, d’après la description qu’en a faite M. Fortune, une haute idée de l’importance de ce trafic et de l’intérêt qu’il présente La porcelaine, en particulier le genre craquelé, la laque rouge, les bronzes, les émaux, les agates, les jades, voilà le fonds d’une collection respectable. Quant aux produits de l’art moderne, ils y figurent à peine, et ils sont en effet très inférieurs pour la forme, pour la matière, et surtout pour la couleur, aux produits anciens. Les craquelés que l’on fabrique aujourd’hui n’ont, pour ainsi dire, point de valeur ; l’art de fixer les couleurs sur la porcelaine serait, assure-t-on, perdu ; les émaux qui remontent à six ou huit cents ans sont seuls appréciés par les connaisseurs. Enfin les Chinois n’admettent dans leur collection aucun objet d’art étranger, soit ancien, soit moderne. Si vous leur faites cadeau d’un bon tableau où d’un beau bronze d’Europe, ils se résigneront à l’accepter ; mais, s’il fallait l’acheter, ils s’abstiendraient. Toutes leurs prédilections, toutes leurs convoitises se portent vers les antiques de leur pays. Comme le peuple chinois est essentiellement pratique et disposé à se préoccuper avant tout de l’intérêt matériel dans le train ordinaire de la vie, on peut être étonné de le voir si fortement épris des choses du passé et se passionner pour l’art national ; mais d’une part cette recherche et cette délicatesse de goût se rencontrent principalement dans les classes élevées, et il n’est pas surprenant qu’un lettré riche se laisse aller à un penchant qui, de tout temps et en tout pays, a entraîné les intelligences d’élite. En outre, il faut tenir compte d’un trait particulier du caractère chinois. Les Chinois vénèrent la vieillesse ; ils expriment constamment, jusque par leur formule habituelle de salutation, les sentimens de respect que leur inspirent ceux qui les précèdent dans la vie. À leurs yeux, l’âge ne représente pas seulement une date, c’est un acheminement vers la perfection. Cette impression passe dès lors naturellement des personnes aux choses. On aime les antiquités par tradition ; on les estime très haut, parce qu’elles portent en elles un attribut de beauté, l’âge, que l’esprit est habitué à honorer par-dessus toutes choses. Il y a, en un mot, de l’instinct dans ce goût des Chinois pour les vieilleries, et, comme on l’a vu, ce goût se justifie encore par la supériorité évidente qui éclate dans les produits des anciens temps, et par la décadence si regrettable de l’art moderne. — M. Fortune, qui tient à être classé parmi les antiquaires et qui se sent animé de la haine vigoureuse que les amateurs chinois portent à la jeune porcelaine, examina avec beaucoup d’intérêt la collection de Tse-ki. Plus d’une fois il reconnut des vases ou de vieux bronzes qu’il avait marchandés dans les boutiques de Ning-po, et que son rival plus adroit avait enlevés au moment suprême. On se fait de ces tours-là entre antiquaires, et le prix de la victoire est d’autant plus précieux que la lutte a été plus vive. Heureux le marchand qui voit s’allumer autour d’un respectable débris des temps passés, enfoui depuis des années peut-être au fond de sa boutique, les convoitises ardentes de deux collectionneurs ! Comme il sait les animer, les surexciter l’un par l’autre, stimuler leur amour-propre, et les amener peu à peu dans les régions de l’extravagance par la menace d’accepter la dernière offre du concurrent plus généreux ! Ce sont les grandes journées du boutiquier chinois. Aussi ne sera-t-il pas assez honteux quand le lendemain il devra, faute de combattans, laisser pour une somme minime une merveille qu’il jurait bien de ne livrer que contre des monceaux d’or. C’est alors que l’amateur triomphe. M. Fortune éprouva à Tse-ki même une de ces douces jouissances à l’occasion d’un beau vase bleu d’une antiquité incontestable : le boutiquier voulait 60 piastres, et après une lutte de plusieurs mois il rendit les armes à 9 piastres. Avis aux voyageurs qui vont en Chine ! qu’ils se défient des marchands de curiosités et de leurs prix ! Je crois au surplus que pour ce genre de commerce l’avis serait bon partout.

Le climat de la Chine n’est pas précisément malsain, mais l’Européen s’y épuise vite, et, pendant les mois d’été, il doit tout à fait rompre avec le soleil et mener la vie la plus sédentaire. Autrement les fièvres et les dyssenteries viennent, et elles peuvent être mortelles. Notre voyageur avait acquis, par une pratique de plusieurs années passées sur le sol du Céleste-Empire, une expérience trop sûre des dangers qui menacent les imprudens pour continuer, durant les fortes chaleurs, ses promenades botaniques. Aussi le voyons-nous prendre ses quartiers d’été dans le monastère de Tien-tung, près de Ning-po, sous le toit d’un bonze qui lui avait plus d’une fois déjà donné l’hospitalité. Il avait soin de ne sortir que le matin et le soir, les heures de la journée demeurant consacrées à l’étude, au classement des collections de plantes ou d’insectes et aux visites qu’on lui faisait de tous les environs ; car là, comme à Tse-ki, il avait enrôlé un corps d’auxiliaires qui, moyennant une légère rétribution, couraient la campagne sous les drapeaux de la science. Malheureusement, en dépit de ses précautions hygiéniques, M. Fortune fut, en plein mois d’août, pris d’un violent accès de fièvre, et il fallut appeler le médecin de Tien-tung-ka, la ville la plus voisine du temple. C’était assez inquiétant. Le docteur arriva, interrogea le malade, lui tâta le pouls avec attention ; puis, pendant qu’il envoyait un domestique chercher certains médicamens, il se fit apporter un bol de thé très chaud, dans lequel il plongea les doigts, et, avec ses ongles ainsi humectés, il pinça fortement le patient à divers endroits du corps. Quand il eut ses médicamens, il prit un paquet d’une centaine de pilules dont il prescrivit l’absorption à l’aide d’une tasse de thé bouillant. M. Fortune hésita d’abord (il songeait sans doute à l’emploi que les pharmaciens font des insectes) ; il voulut au moins essayer de l’une de ces pilules, et, après avoir reconnu qu’elle avait un goût de poivre, il avala bravement toute la dose. Le docteur ordonna enfin une infusion de diverses herbes, et il se retira, annonçant qu’il se représenterait au bout de trois jours, et que le second accès de fièvre, s’il survenait, serait certainement très léger. Au jour dit, le médecin de Tien-tung-ka était au temple ; il fit coucher son malade, le pinça de nouveau, et lui prescrivit une seconde centaine de pilules, suivie de tisane. L’effet produit fut une abondante transpiration qui entraîna sans doute la fièvre, car celle-ci ne reparut plus, et M. Fortune déclare qu’il fut radicalement guéri. — Il ne faut donc pas trop médire de la médecine chinoise ; elle a guéri M. Fortune, elle a guéri le père Huc, et, quelque étranges que puissent paraître les méthodes et les remèdes qu’elle emploie, les deux voyageurs ne craignent pas d’en parler avec un certain respect. « Il est probable, dit M. Fortune, que nos médecins d’Europe se mettront à rire à la lecture de ces détails, mais il n’y a pas à contester les résultats obtenus. En vérité, d’après mes rapports fréquens avec les Chinois, je suis disposé à apprécier leur habileté plus favorablement qu’on ne le fait d’ordinaire. En 1843, lors de mon premier voyage, un médecin distingué de Hong-kong m’assura gravement que les docteurs chinois recueillaient indistinctement toute sorte d’herbes, et qu’ils les employaient en masse, selon ce principe que si l’une n’est pas efficace, il y a chance qu’une autre le sera. Or rien n’est plus faux. Que les docteurs chinois ne soient point habiles en chirurgie, je le reconnais ; qu’ils ignorent un grand nombre de nos meilleurs remèdes, empruntés aux végétaux et aux minéraux, je l’admets encore ; mais d’un autre côté, au sein de cette vieille nation, civilisée depuis des siècles, les générations se sont transmis d’âge en âge une série de découvertes qui ne sont pas à dédaigner, et dont on n’a pas le droit de se moquer légèrement. Le docteur Kirk, de Shang-haï, m’a dit qu’il avait trouvé en usage commun chez les Chinois un excellent tonique (probablement une espèce de gentiane), égal, sinon supérieur, à tous les toniques de nos pharmacies, et je ne doute pas qu’il n’y ait en Chine un grand nombre d’autres remèdes qui nous sont inconnus et qui mériteraient d’être étudiés. » Le même raisonnement pourrait s’appliquer à beaucoup d’usages et de coutumes que nous sommes trop portés à tourner en ridicule, faute de les bien comprendre, et il serait temps de rendre aux Chinois, d’après le témoignage des voyageurs qui les ont vus de plus près, la justice qui leur est due. Puisqu’on les accuse, non sans raison, de ne pas savoir apprécier ce qui vient de l’étranger et de se croire supérieurs au reste du monde, il ne faut pas tomber dans le même travers en se moquant d’eux à tout propos, uniquement parce qu’ils paraissent étranges. La civilisation de l’Occident les a certainement dépassés : elle marche à pas de géant, du moins on l’affirmé, tandis que l’Orient s’est arrêté et recule ; mais les réflexions fort justes qu’inspire à M. Fortune la médecine chinoise sont de nature à rabattre beaucoup de notre dédain pour un peuple qui renferme sur toutes choses des trésors d’expérience accumulée, et qui s’est jusqu’à ce jour très aisément passé de notre science. Il vaut mieux rechercher ce que les Chinois ont de bon et d’utile que de s’égayer aux dépens de leurs excentricités. Si l’on peut raisonnablement hésiter à avaler cent de leurs pilules pour couper un accès de fièvre, les agriculteurs et les habitans des climats chauds n’apprendront pas sans profit comment s’y prennent les fermiers du Ché-kiang pour récolter le miel d’une ruche pleine d’abeilles et pour se garantir de l’insupportable présence des moustiques. Sur ces deux points, je me contente de signaler le résultat des observations de M. Fortune : je recommande surtout le tabac à moustiques.

Il faut renoncer à suivre pas à pas un voyageur qui court incessamment d’une province à l’autre, et, selon les saisons, se retrouve tantôt dans le Ché-kiang, au milieu des plantations de thé, tantôt dans le Kiang-sou, pays de la soie, tantôt à Canton, où il surveille l’embarquement pour l’Inde et pour l’Angleterre de ses précieux échantillons, sans compter les nombreux détours que lui imposent les accidens, la difficulté des transports, et souvent aussi l’imprévu de sa fantaisie. Demander à un touriste beaucoup d’ordre dans le récit de ses aventures, ce serait se montrer trop exigeant ; un journal de voyage est nécessairement une œuvre décousue, où le fil des idées se brise à tout instant, où le style varie avec les impressions, de même que les incidens et les observations à chaque étape de la route. Il semble cependant que, sans s’exposer à la monotonie de la forme didactique, M. Fortune aurait pu nous épargner en partie la fatigue d’esprit que font éprouver ces allées et venues continuelles à travers plusieurs provinces dont la situation géographique et les noms ne nous sont point familiers. Le lecteur, que guide trop rarement l’indication d’une date, se voit tout d’un coup transporté du nord au midi et du sud au nord, alors qu’il eût été très facile à l’écrivain de consacrer successivement aux principaux endroits qu’il veut décrire un chapitre particulier. Entre l’ordre parfait, qui est impossible dans ce genre de relation, et le va-et-vient désordonné du récit, il y a une juste mesure que M. Fortune, trop pressé sans doute, n’a pas voulu prendre la peine de chercher. Je me permets cette critique, parce qu’elle me venge de l’embarras où je me trouve pour suivre les terribles enjambées de mon voyageur. Faut-il aller à Canton ou à Shang-haï, à Hou-cheou ou à Formose ? Visiterons-nous, dans cette province du Ché-kiang déjà nommée, la charmante vallée de Neige ou la vallée des Neuf-Pierres ? Puisque nous sommes libres de choisir notre point de vue, reposons-nous un instant dans le jardin de How-qua, riche marchand de Canton : c’est un jardin modèle, que les Européens sont aisément admis à visiter.

Dès qu’on a franchi la porte, on se trouve en face d’une longue et étroite allée, pavée avec des dalles, bordée des deux côtés par des pots de fleurs et d’arbustes. Les fleurs les plus communes sont le rosier, le camélia, le magnolia, l’oranger ; on remarque aussi un grand nombre de ces arbres nains que les voyageurs ont souvent décrits et qui jouent un rôle trop considérable dans l’horticulture chinoise. Derrière chaque rangée de fleurs, on a établi des balustrades en briques à jour, d’un gracieux travail, à travers lesquelles le promeneur aperçoit de petits lacs dont les eaux sont verdies par les larges feuilles du nénuphar nageant à la surface. Vers le milieu de l’allée s’élève une arche de forme octogone, — et à la suite une sorte de berceau où sont disposés des sièges en porcelaine. On aperçoit çà et là d’élégans pavillons en briques et en bambous, des rocailles, des ponts en zigzag jetés sur les lacs, des portes rondes ou ovales qui encadrent les principaux points de vue. Les allées sont parfaitement entretenues, ainsi que les plates-bandes. Des inscriptions, placées sur les murs des pavillons, recommandent aux promeneurs les plus grands soins. Voici quelques-unes de ces inscriptions : « Vous êtes instamment priés de jeter votre bétel et les cendres de vos pipes en dehors des bordures. » — « Les plantes de ce jardin sont disposées pour le plaisir des yeux ; on n’a point épargné la dépense. Que les promeneurs veuillent bien ne pas arracher les fleurs ni les fruits, afin de ne point dégrader le jardin ! Nous prions les personnes qui liront cet avis de nous excuser. » Sur un arbre fruitier d’espèce rare, dont les branches répandent l’ombre sur l’allée, on lit cette recommandation : « Les maraudeurs sont priés de ne pas prendre les fruits de cet arbre. » La naïveté n’est point le fait des Chinois ; par conséquent il ne faut voir dans ces inscriptions qu’une marque assez singulière de leur excessive politesse et une confiance non moins singulière dans la discrétion d’autrui. Cette méthode est-elle préférable aux menaces d’amende, aux verres de bouteilles et aux sauts-de-loup, et prévient-elle les complots des voleurs ? C’est ce que M. Fortune ne nous dit pas. Quant à l’ensemble du jardin, il convient, pour s’en former une idée exacte, de rompre complètement avec nos idées européennes : pas de larges allées, pas de perspective, rien qui rappelle le style français ou anglais, mais une infinité de petits accidens, de petits détails entassés les uns sur les autres, pavillons, berceaux, rochers artificiels, ponts, portes, etc., le tout resserré dans un espace très limité, en un mot la matière d’un immense parc réduite à l’expression la plus simple. Voilà le jardin chinois, bien inférieur aux jardins d’Europe quant à l’harmonie du dessin et à l’agrément de la promenade. L’horticulture est cependant en grand honneur dans le Céleste-Empire ; louée par les sages, chantée par les poètes, elle compte de nombreux adeptes, non-seulement parmi les classes riches, mais encore dans les classes populaires, où le goût des fleurs a toujours été très répandu.

La ville de Canton est trop connue pour qu’il y ait intérêt à y faire un long séjour. Comme entrepôt des thés, elle a conservé une grande importance ; mais ce n’est point là que l’on peut recueillir les meilleurs renseignemens sur la production. M. Fortune, qui désirait engager pour l’Inde un certain nombre d’ouvriers habiles dans la fabrication du thé noir, se rendit à Fou-chou, capitale de la province du Fokien. Cette ville, située à peu de distance de la mer, sur les rives du fleuve Min, est comprise au nombre des ports ouverts aux Européens par les traités. Pendant près de dix ans, son commerce demeura à peu près nul, et le consul anglais qui y fut établi dès l’origine eut plus d’une fois à déployer beaucoup de fermeté pour se maintenir dignement au milieu d’une population peu bienveillante ; car en Chine, comme dans nos pays, il y a une grande différence entre le peuple des grandes villes, ramassis de tous les mauvais sujets des districts voisins, et les paisibles habitans des campagnes. Vers 1853, lorsque l’insurrection gagna vers le sud, et intercepta en partie les transports entre Canton et les provinces du centre, une maison américaine eut la pensée d’établir un comptoir à Fou-chou, d’y faire venir les thés noirs de l’intérieur, et de les exporter directement pour les États-Unis ou pour l’Europe. Malgré les difficultés de la navigation sur le fleuve Min, ce plan réussit. L’exemple de la maison Russell fut suivi par ses concurrens, et aujourd’hui le marché de Fou-chou entretient avec l’étranger des relations très actives. M. Fortune put terminer ses affaires en peu de jours, et comme la capitale du Fokien offre peu d’attraits pour le touriste, il songea au départ. Le port était rempli de jonques et de bateaux de passage en chargement pour le nord, et à une époque ordinaire rien n’eût été plus facile que de se mettre en route ; mais, à la faveur des troubles intérieurs de l’empire, la piraterie avait déjà pris sur les côtes un tel développement, qu’il eût été plus qu’imprudent pour un Européen de s’aventurer sous la protection du pavillon chinois. Un heureux hasard amena à Fou-chou un bateau à vapeur appartenant à la maison Russell, et M. Fortune put s’embarquer en toute sûreté à bord du Confucius. Notre voyageur ne fut pas le seul à se féliciter de cette bonne aubaine. Les mandarins de Fou-chou avaient de l’argent à envoyer à l’île de Formose, où venait d’éclater une insurrection, et ils étaient fort embarrassés de trouver les moyens de transport. Confier de l’argent aux bateaux chinois, même aux bâtimens de la marine impériale, c’eût été vouloir enrichir l’escadre de pirates qui croisait dans le canal de Formose. Les mandarins s’empressèrent de fréter le Confucius, qui reçut à son bord les précieuses caisses et une escorte d’officiers et de soldats. Voilà où en est réduit le gouvernement du Céleste-Empire : avec son armée et avec sa flotte, il n’est pas seulement capable de faire la police, et pour le moindre convoi de numéraire il faut qu’il ait recours au pavillon d’un marchand étranger ! Le soir de son départ, le Confucius dut mouiller à l’embouchure de la rivière Min, à cause des bas-fonds au milieu desquels il était impossible de s’engager pendant la nuit. Sur tous les points de l’horizon étaient postées des jonques suspectes, qui peut-être attendaient leur proie, car les pirates avaient probablement connaissance de la riche cargaison qui devait traverser le canal. La vue d’un steamer américain était de nature à les intimider ; mais encore ! Ils étaient nombreux, l’espoir d’une bonne prise pouvait leur donner de l’audace, et quoiqu’ils eussent très rarement osé s’attaquer à des navires européens, ils étaient bien capables de tenter les hasards d’un coup de main. Le capitaine du Confucius jugea donc nécessaire de se tenir très strictement sur ses gardes. Il n’y avait pas à compter sur les soldats chinois : leurs arcs et leurs flèches, leurs doubles sabres, leurs mousquets rouillés, leurs lances de bambou n’auraient point ; arrêté l’ennemi, et puis, soit frayeur, soit effet de la houle, les malheureux avaient déjà le mal de mer. Les neuf Européens qui se trouvaient à bord furent donc obligés de faire successivement le quart pendant la nuit, qui se passa sans incident. Le matin, on ralluma les feux, et le Confucius, coupant à toute vapeur la ligne ennemie, qui s’écarta respectueusement devant sa fumée, mit le cap sur la pointe nord-ouest de Formose, dont l’on reconnut, à l’approche de la nuit, les hautes montagnes. Le lendemain, le steamer mouillait dans le port de la petite ville de Tam-shuy, où l’escorte chinoise fut débarquée avec son trésor, dont la garde ne lui avait pas causé beaucoup de souci.

L’île de Formose appartient à la Chine ; elle dépend de la province du Fokien, mais elle n’a jamais été entièrement soumise. La côte orientale est peuplée de tribus que les mandarins déclarent vivre à l’état sauvage, sans doute parce qu’elles n’acceptent pas leur autorité, et qui, selon les mêmes historiens, logeraient sur les arbres à la façon des singes. Ce qui est exact, c’est que les bâtimens européens qui ont fait naufrage sur cette partie des côtes ont toujours été pillés, et leurs équipages le plus souvent massacrés. M. Fortune s’étonne que l’Angleterre n’ait pas songé à tirer parti des ressources que présente cette grande île, dont la fertilité, autant du moins que l’on peut en juger par les produits qu’elle exporte, mérite de fixer l’attention de l’Europe. Formose contient en outre des mines de charbon qui pourront un jour approvisionner la navigation à vapeur. Enfin l’établissement de comptoirs sur les côtes faciliterait la répression de la piraterie et procurerait un refuge aux naufragés. Pendant la relâche très courte du Confucius au port de Tam-shuy, M. Fortune fit une promenade dans la campagne, où, sans rencontrer aucun obstacle de la part de la population, il se livra à ses études botaniques. Il découvrit la plante avec laquelle se fabrique le papier de riz, et qui, avec le camphre, forme le principal article d’exportation de Formose. Ce n’était point perdre sa journée ; cette plante est aussi belle qu’utile, et si l’on réussit à la naturaliser en Europe, elle prendra place parmi les fleurs qui ornent le mieux nos jardins. En revenant à bord, M. Fortune visita un fort chinois dont les embrasures, armées de quelques vieux canons hors de service, tombaient en ruines, et qui était gardé ou plutôt occupé par un petit détachement de soldats attendant leur solde depuis plusieurs mois. Les subsides de Fou-chou arrivaient donc fort à propos pour calmer le mécontentement des fonctionnaires et des soldats, et pour arrêter les progrès de la révolte. Les mandarins, qui les apportaient furent accueillis avec de vives démonstrations de joie : on leur tira le mieux qu’on put les trois coups de canon, maximum du salut chinois ; des ouvriers furent mis sans retard à l’œuvre pour construire un théâtre où devait être donné un spectacle en leur honneur. Les autorités de Tam-shuy vinrent visiter le bateau à vapeur, et remercier le capitaine, qui, après avoir reçu le prix du fret, ordonna de lever l’ancre. Avant de se diriger vers le nord, le Confucius retourna à l’embouchure de la rivière Min, où il déposa dans un bateau de passage un mandarin de l’escorte qui était chargé d’annoncer au gouverneur de Fou-chou, l’heureuse arrivée des caisses d’argent à leur destination. Il paraît que cette bonne nouvelle fut reçue d’abord avec beaucoup d’étonnement. On ne s’attendait pas à voir le messager reparaître si vite, et les Chinois eurent toutes les peines du monde à s’imaginer qu’on pût en si peu de temps traverser deux fois le canal. Le spectacle militaire que nous leur procurons en ce moment, la vue des cent navires de guerre que la France et la Grande-Bretagne entretiennent dans leurs eaux, les manœuvres des canonnières et des steamers, qui vont remonter leurs fleuves, doivent les surprendre bien davantage. L’étonnement, chez les Chinois comme chez tous les peuples de l’Orient est un aveu d’infériorité et un signe de défaite.

Nous venons de voir les mandarins de Fou-chou préférer un bateau américain à toutes leurs jonques de guerre pour un transport d’argent. Les armateurs chinois ne se fient pas davantage à la protection de la marine impériale. Voici le curieux épisode que nous raconte à ce sujet M. Fortune. Il se rendait de Ning-po à Shang-haï, et il avait pris passage sur un petit navire, l’Érin, appartenant à la maison anglaise Jardine Matheson. Ce navire, qui portait fréquemment de riches cargaisons d’opium, était toujours bien armé, et les pirates n’ignoraient pas qu’ils auraient affaire à très forte partie, s’il leur prenait fantaisie de l’attaquer : c’était pour l’Érin le meilleur des saufs-conduits. Dans le port de Chinhae, à l’embouchure de la rivière de Ning-po, se trouvait mouillée une flotte de jonques de commerce qui attendait pour mettre à la voile, non pas le vent, qui était favorable, mais la permission des pirates, qui bloquaient l’entrée. En pareil cas, les malheureuses jonques, se résignent à rester à l’ancre jusqu’à ce que l’ennemi s’éloigne pour chercher fortune ailleurs, où bien, quand elles sont en nombre suffisant, elles osent sortir du port et s’avancent en bon ordre, prêtes à se soutenir mutuellement, si le convoi est attaqué. Lorsqu’elles peuvent aviser l’un de ces navires, moitié européens, moitié chinois, qui sont connus sous le nom de lorchas, et qui, depuis quelques années, se sont multipliés sur les côtes de l’empire (c’est à l’occasion d’un bâtiment de ce genre, de la lorcha Arrow, qu’ont éclaté les hostilités entre l’Angleterre et la Chine), elles se cotisent pour lui payer des frais d’escorte. L’apparition de l’Érin eut pour effet de mettre en mouvement les jonques mouillées à Chinhae : c’était la Providence qui leur envoyait ce secours inespéré ! Elles comptaient passer par la trouée que ferait au blocus le sillage d’un bâtiment anglais. L’Érin ne demandait pas mieux que de favoriser cette manœuvre, et il s’avança, poussé par une forte brise, à la tête du convoi ; mais les pirates ne se laissèrent point intimider par ce grand déploiement de forces : leur ligne demeura immobile, et au second plan on apercevait plusieurs de leurs bateaux très activement occupés à piller une grosse jonque venue du large. La position était critique, même pour l’Erin, qui marchait toujours cependant, prêt à riposter au premier feu. Tout à coup, au moment où l’on s’attendait à recevoir la bordée, une casaque de Chinois fut hissée, en guise de signal, au mât de l’une des jonques. Cela voulait dire, à ce qu’il paraît : « Laissez-nous à nos affaires, et nous vous laisserons passer votre chemin. » L’Érin répondit au signal et passa sans encombre. Quant aux pauvres jonques du convoi, elles durent tristement virer de bord pour retourner au mouillage de Chinhae. Est-il besoin d’ajouter que dans le voisinage, et en vue peut-être de cette scène, des navires de la marine impériale chinoise se tenaient tranquillement sur leurs ancres, soit qu’ils fussent incapables de livrer le combat, soit qu’ils eussent échangé avec les pirates le pacifique signal de la casaque ?

Tandis que ces désordres régnaient sur mer, plusieurs provinces étaient en proie à l’insurrection et à l’anarchie. M. Fortune se trouvait à Shang-haï le 7 septembre 1853, lorsque cette ville fut prise par une bande de rebelles qui l’occupèrent pendant plus d’un an. Nous lui devons une description de cette révolution chinoise, un simple croquis d’amateur ou de curieux qui n’a certes pas la prétention de composer une page d’histoire, mais qui, par cela même, est plus franc dans ses impressions et plus exact peut-être dans le récit des faits. Il se promenait par la ville, de bon matin (un botaniste, de même que la nature, s’éveille toujours dès l’aurore), quand il reconnut les premiers symptômes d’une agitation inaccoutumée. Il s’informa, et il apprit que la société de la Petite-Épée, l’une des sociétés secrètes les plus redoutables, avait mis ses bandes sur pied, et s’était emparée déjà des principaux postes. Sur plusieurs points, la garde impériale, après une résistance assez molle, avait été massacrée ; le gouverneur, abandonné de ses soldats, était prisonnier dans son palais, non sans avoir fait preuve de fermeté et de courage. Voyant que toute résistance était inutile, il avait revêtu ses insignes officiels et s’était présenté seul devant les insurgés, leur offrant bravement sa vie. On ne lui demanda que les sceaux, et on lui permit de se retirer dans ses appartemens après cette noble abdication, qui avait désarmé la fureur de ses ennemis. Des patrouilles circulaient dans la ville, tolérant le pillage des édifices publics, mais interdisant, sous peine de mort, toute atteinte aux propriétés privées. Des placards recommandaient aux bons citoyens d’avoir confiance et de vaquer à leurs occupations habituelles, aux marchands d’ouvrir leurs boutiques, au peuple d’honorer par sa modération la victoire remportée sur les misérables suppôts de la tyrannie tartare. « Il est bien difficile, s’écrie M. Fortune, de donner aux nations civilisées de l’Occident une idée exacte de ce peuple extraordinaire. Croirait-on qu’une ville de deux cent mille hommes, suffisamment fortifiée pour soutenir une attaque, se soit laissé surprendre par une bande de cinq cents vagabonds, mal armés, indisciplinés et bons seulement au pillage ? Voilà pourtant ce que j’ai vu ! » En vérité, il n’était pas nécessaire d’aller si loin pour assister à un pareil spectacle ; ce n’est là qu’un de ces tours de main dont les nations les plus civilisées de l’Occident peuvent très exactement se faire idée. Une grande capitale enlevée en plein jour par une poignée d’hommes, les placards patriotiques, la confiance emphatiquement conseillée aux poltrons, l’ordre prêché dans le désordre, la police faite par les sergens des sociétés secrètes, il n’y a dans tout cela rien de bien nouveau, et nous sommes en droit de contester aux insurgés de Shang-haï le brevet d’invention que semble leur décerner M. Fortune. Les carbonari chinois ne s’y prennent pas autrement que leurs confrères des autres pays ; ils manquent d’originalité, et les révolutionnaires du Céleste-Empire copient d’instinct les procédés et les manœuvres dont les révolutionnaires de nos villes d’Europe ont plus d’une fois fait usage. — Franchissons l’espace de quelques mois, et nous allons assister à une restauration. Après de nombreux assauts, les troupes impériales sont enfin rentrées dans la place. Les rebelles s’enfuient par la porte du sud, pendant que les mandarins arrivent par la porte du nord. Il semble que tout va rentrer dans l’ordre, et que l’autorité régulière s’empressera de réparer les ruines amoncelées sous une année d’anarchie. Nullement : les nouveaux vainqueurs mettent le feu aux quatre coins de la ville, dont les frêles maisons pétillent comme un feu de joie ; les soldats pillent les boutiques, et, sous prétexte de poursuivre les rebelles, assassinent les bourgeois. On apprend que quelques fuyards attardés se sont cachés dans les cercueils que les Chinois se font fabriquer à l’avance et gardent soigneusement sous leurs yeux. Vite, les impériaux d’ouvrir tous les cercueils indistinctement pour tuer les vivans et dépouiller les morts. Ce monstrueux désordre se prolongea pendant plusieurs jours. Les gens paisibles regrettaient les insurgés et trouvaient, non sans raison, que le remède était pire que le mal. Voilà une restauration dans le style chinois, et pour le coup l’originalité est incontestable. Il est vrai que, chez ce peuple prompt et intelligent, les décombres sont bientôt déblayés, les maisons se relèvent en un clin d’œil, et les magasins approvisionnés par l’immense commerce qui déborde des fleuves et des canaux, s’encombrent de marchandises ; mais la nature ne procède pas aussi vite dans ses résurrections. Que sont devenues les belles pépinières que M. Fortune avait visitées lors de son premier séjour à Shang-haï, et où il se promettait de faire d’amples moissons ? La sophora japonica pendula a été fauchée par l’émeute, la salisburia adianifolia a été victime de la restauration ! Tels sont pour un botaniste les irréparables effets du désordre. Laissons M. Fortune à sa douleur professionnelle, et remarquons seulement que, si les révolutions chinoises ne se distinguent guère des nôtres par l’imprévu ni par les procédés, elles sont beaucoup plus sanglantes. C’est que, dans ce pays si peuplé, la vie des hommes a moins de prix qu’ailleurs ; la mort peut y travailler dans un si large champ que ses trouées sont presque insensibles : ce n’est point précisément de la cruauté, c’est une prodigalité excessive de la vie humaine.

Il ne faut pas rester sous le coup de ces pénibles impressions, et nous pouvons, dans une dernière excursion, retrouver l’air pur et les mœurs paisibles de la campagne, en visitant avec M. Fortune les districts de Nantsin et de Hou-cheou, célèbres dans le commerce de la soie. Dans le district de Nantsin, les parties basses du sol sont occupées par des rizières, les hauteurs par les plantations de mûriers. Le district d’Hou-cheou présente un aspect plus pittoresque avec ses collines onduleuses et ses champs de mûriers, qui ressemblent de loin à d’immenses forêts. Nous avons vu que la culture du thé est répartie entre un grand nombre de petites fermes ; il en est de même de la production du mûrier ainsi que de l’éducation des vers à soie, et il y a lieu de supposer que, dans un pays aussi peuplé, où les habitudes de la vie de famille sont enracinées si profondément, le sol presque tout entier est exploité d’après le système de la petite culture. Chaque chef de famille possède son champ de mûriers, file la soie de ses cocons, et, quand le travail est terminé, se rend au principal marché du district, où il vend à des négocians en gros le produit de sa récolte. Ces négocians ont alors à trier les diverses qualités ide fils qui leur viennent de toutes mains et à les assortir pour en former les halles de soie qui sont envoyées dans les villes manufacturières ou dans les ports. M. Fortune observa, dans cette région de la Chine, l’apparence de bien-être, la simplicité de mœurs et la bienveillance naturelle qui l’avaient frappé déjà dans la province de Ché-kiang. Quant aux villes de Nant-sin et d’Hou-cheou, qui toutes deux, la dernière surtout, contiennent une population très considérable, il put s’y promener en toute liberté au milieu des démonstrations parfois ennuyeuses, mais toujours polies, de la curiosité publique, très légitimement excitée par l’apparition d’un étranger. Ses promenades le conduisaient au hasard dans les champs de mûriers, dans les fermes, dans les pagodes, qui couvrent les sommets des montagnes, et ses impressions rappellent exactement celles qu’il a éprouvées pendant son séjour dans le district de Tse-ki. Les bonzes l’accueillaient partout avec un égal empressement ; ils se montraient disposés à lui fournir les indications dont il avait besoin, et les moines reclus n’hésitaient pas à lui ouvrir la fenêtre de leur cellule. — Il y a dans un grand nombre de temples une certaine catégorie de bonzes qui se séparent pour un temps plus ou moins long de la vie commune, et s’enferment dans une cellule étroite, où leur vie se passe à réciter les prières de Bouddha. La durée la plus ordinaire de ces retraites est de trois ans. Est-ce une pénitence, ou l’accomplissement d’un vœu, ou bien encore un moyen d’obtenir par ce sacrifice volontaire un grade plus élevé dans la hiérarchie cléricale ? C’est ce que nous ignorons. Il n’en est pas moins curieux de découvrir en Chine ce mode de mortification dont la ferveur religieuse des premiers temps de l’église chrétienne et du moyen âge nous montre de fréquens exemples, et, pour le répéter en passant, ce n’est point la seule analogie que l’on pourrait signaler, dans les formes extérieures du rite, entre le culte de Bouddha et le catholicisme. — La principale ressource des monastères que l’on rencontre aux environs de Nantsin et d’Hau-cheou consiste dans la production de la soie. À l’époque où M. Fortune visita le temple de Ho-shan, il trouva la grande salle couverte d’un lit de feuilles de mûrier sur lequel s’agitaient des milliers de vers. Les divinités chinoises, dont les statues de bois contemplaient ce spectacle, n’étaient nullement émues de voir leur sainte demeure transformée en magnanerie.

La région de la soie s’étend jusqu’à Mei-chi, ville située à quarante milles environ à l’ouest d’Hou-cheou. Vers ce point, les champs de mûriers deviennent plus rares ; on aperçoit un plus grand nombre de rizières et des cultures de céréales. Les plantations de thé reparaissent sur le flanc des collines, et au-dessus d’elles, sur les sommets, s’agitent des forêts de bambous, dont les coupes vont approvisionner de grandes fabriques de papier. La plaine qui s’étend des bords de la rivière au pied des montagnes est parsemée de petits lacs, de mares ou d’étangs séparés les uns des autres par des remparts de terre qui paraissent avoir été élevés de la main des hommes, et, contrairement à ce que l’on voit d’ordinaire en Chine, il y a là d’assez vastes espaces qui sont enlevés à la culture. M. Fortune ne saisit point d’abord les motifs ni le but de ces terrassemens qui donnaient à cette partie de la grande vallée du Yang-tse-kiang un aspect singulier. Il dut, pour en obtenir l’explication, s’adresser à un savant du pays qui lui fit connaître que la construction de ces nombreuses digues de terre remontait à plusieurs centaines d’années, et qu’elle avait pour objet de préserver le pays contre les inondations. Le flot de la marée remontant jusqu’à Mei-chi, il était indispensable de fournir un écoulement et d’opposer des obstacles aux eaux de la rivière, afin de prévenir les inondations à l’époque des grandes crues ; de là ces lacs artificiels et ces montagnes de terre qui couvraient la plaine. Les Chinois, on le sait, ont été de tout temps très experts dans les travaux hydrauliques ; leurs canaux et l’endiguement de leurs fleuves forment un ensemble d’œuvres vraiment gigantesques, qui, au point de vue de la conception et de l’exécution, ont excité l’admiration des voyageurs. Cette science leur a été d’ailleurs, en quelque sorte, imposée par la configuration du territoire ; avec d’immenses fleuves qui roulent à travers un pays plat un abondant volume d’eau, momentanément arrêté dans son cours aux points où le flux de la mer se fait sentir, les inondations sont souvent à craindre : les annales du Céleste-Empire ont conservé le souvenir des désastres causés, à différentes périodes, par les débordemens du fleuve Yang-tse-kiang, qui traverse les plus fertiles provinces. On a signalé, pendant ces dernières années, de grandes inondations qui ont englouti des villages entiers, et produit, par la famine et les épidémies, une effrayante mortalité. Il est probable que la plupart des travaux d’art ou plutôt de salut élevés sous le règne des anciennes dynasties sont aujourd’hui mal entretenus ou délaissés par une administration qui n’a même plus les ressources nécessaires pour assurer l’ordre intérieur. C’est un grave sujet de mécontentement pour les populations, et surtout pour les fermiers, qui, mal protégés par leurs digues séculaires, se voient fréquemment à la merci des fleuves et à deux doigts de la ruine. Peut-être est-il réservé à la science européenne, pénétrant enfin dans ces régions, de leur rendre la sécurité des anciens temps ; mais elle devra étudier avec respect et s’approprier sur beaucoup de points les procédés ingénieux de l’expérience chinoise. Il en sera ainsi toutes les fois que les deux civilisations se rencontreront avec leur génie si divers ; la science nouvelle, dont l’Occident se montre si fière, n’aura point à mépriser les enseignemens pratiques que lui prodiguera l’antique expérience de l’Orient.

Il serait injuste cependant de médire des fleuves de la Chine ; s’ils causent parfois d’affreux ravages, ce sont eux qui procurent la richesse, le mouvement, la beauté, la vie, à cet immense empire ; ils arrosent les campagnes, ils élèvent ou abaissent tour à tour leurs eaux dans les rizières ; ils alimentent les étangs et les lacs, réservoirs poissonneux à la surface desquels flottent de pittoresques archipels ou des villes de bateaux ; ils se laissent creuser sur leurs deux rives et, pour ainsi dire, saigner aux deux bras pour se partager entre mille canaux qui vont porter jusque sur les lieux hauts leur féconde rosée. Enfin, après avoir nourri le sol par l’engrais de leur limon, ils prennent les produits, les distribuent dans toutes les directions et font circuler du centre aux extrémités de l’empire les richesses qu’ils ont créées. Nous sommes arrêtés devant Mei-chi ; petite ville ignorée au milieu d’un cercle de montagnes, cachée derrière un rideau de mûriers, presque noyée dans un bain de rizières. Il suffirait d’une frêle barque pour remonter jusqu’à Pékin au nord, pour descendre au sud jusque dans le voisinage de Canton ; pour gagner à l’est les ports de l’Océan. Nous allons, sans toucher terre, retourner à Shang-haï, en traversant les campagnes et les villes, et rien n’entraverait notre marche, n’était l’encombrement de jonques qui annonce l’approche de quelque grande cité. Nous vivrons dans notre bateau comme si nous étions dans une bonne chambre d’hôtel. M. Fortune y prend ses repas, fait ses affaires, donne ses audiences. Attention pourtant, quand nous passerons sous un pont ! Le batelier s’empresse d’avertir pour que l’on se taise. On ne parle pas sous les ponts. — Et pourquoi ? — Cela porte malheur, superstition chinoise ! — Qu’arrive-t-il encore ? Voici le batelier qui se précipite pour placer son large chapeau de paille sur l’un des yeux peints qui ornent l’avant du bateau. La même manœuvre s’exécute à bord des barques qui naviguent près de nous. C’est que l’on vient d’apercevoir un cadavre flottant sur l’eau, et il ne faut pas, sous peine de grands malheurs, que les yeux de la jonque soient attristés par ce pénible spectacle. — Dans quelques districts, on aperçoit les traces du passage des rebelles, c’est-à-dire les champs dévastés, les maisons détruites, les barques défoncées et ensablées, et presque immédiatement on retrouve l’image d’une paix séculaire et de la sécurité la plus complète. Nous arriverions ainsi le plus commodément du monde, si, avant de quitter le bateau qui porte M. Fortune, nous n’avions à raconter un petit incident survenu devant le village de Nanziang à quelques milles de Shang-haï. C’est une histoire de voleurs, épisode nécessaire dans tout récit de voyage.

M. Fortune était donc, une nuit, à l’ancre devant Nanziang, et il dormait, lorsque soudain il fut réveillé par les cris de son domestique qui lui annonça, tout effaré, que des voleurs étaient venus à bord et avaient fait main-basse sur les bagages. Il se leva aussitôt et voulut s’habiller : ses vêtemens avaient disparu. Il chercha sa malle, une grosse malle de voyageur, de botaniste, de collectionneur et d’Anglais : la malle n’y était plus. Et cependant on n’était pas entré dans sa cabine ; il n’avait rien vu, rien entendu. Comment avait-on pu s’y prendre ? On découvrit plus tard que les voleurs avaient tout simplement scié du dehors les bordages autour de la petite fenêtre de la cabine, de manière à pratiquer une ouverture assez large pour y faire glisser la malle. M. Fortune était désespéré : il perdait d’un seul coup ses hardes, son argent, ses collections, ses manuscrits ; c’était un naufrage complet, et si près du port ! Il ordonnai ses bateliers de se poster à terre dans un buisson de hautes herbes et d’arrêter tout individu qui viendrait rôder de ce côté ; peut-être ainsi saisirait-on l’un des voleurs ; puis il se recoucha. Au bout d’une heure, deux individus se présentèrent sur la rive, et l’un d’eux se mit à héler le bateau. « Venez prendre, s’écria-t-il, la malle et les habits du diable blanc ; vous les trouverez ici. » Et les deux hommes s’en allèrent tranquillement. M. Fortune se hâta de débarquer, et il trouva en effet à la place indiquée sa malle encore pleine, moins une centaine de dollars qui avaient été très adroitement retirés du sac. Honnêtes voleurs ! On s’explique qu’ils se soient abstenus de conserver les vêtemens et les collections, qui les auraient trop aisément trahis ; mais alors ils pouvaient, après avoir pris l’argent, jeter la malle à l’eau. On ne saurait donc méconnaître la délicatesse, bien rare en pareil cas, de leurs procédés. — Au point du jour, M. Fortune put s’habiller décemment, grâce à la générosité de ses voleurs, et il se rendit chez le mandarin de Nan-ziang, auquel il conta l’aventure et porta plainte en réclamant la restitution de son argent. Le mandarin s’indigna très fort, prescrivit d’urgence une enquête, et mit toute sa police en campagne. Le soir même, un des voleurs était arrêté, et recevait une correction de coups de bambou. Le lendemain, arrestation d’un second voleur, et le bruit courait dans le public que les dollars étaient retrouvés ; mais, le mandarin ne disant mot à ce sujet, M. Fortune partit pour Shang-haï en annonçant qu’il allait faire son rapport au consul. Au bout de plusieurs semaines seulement, il reçut, par l’entremise de ce fonctionnaire, une somme de 35 dollars. Mi Fortune paraît convaincu que les mandarins ont gardé le reste, ce qui tendrait à prouver qu’en Chine les mandarins seraient moins honnêtes que les voleurs.

Nous laisserons ici M. Fortune emballer ses collections et ses plantes et faire ses préparatifs de départ pour l’Europe. À en juger par les témoignages officiels qu’il a recueillis, son troisième voyage en Chine n’a pas été moins utile au progrès des sciences naturelles que ne l’ont été ses précédentes missions Il a rapporté de curieux insectes pour le Muséum, des plants de thé pour l’Himalaya, de nouvelles et gracieuses fleurs pour nos jardins ; il a concouru par ses infatigables recherches à la découverte de substances destinées à prendre place dans les travaux de l’industrie. Citons par exemple l’indigo vert, qui a déjà occupé les manufacturiers ainsi que les savans, et auquel M. Natalis-Rondot, ancien membre de l’ambassade française en Chine, a consacré un remarquable mémoire, récemment imprimé par les soins de la chambre de commerce de Lyon[1]. M. Fortune figurera avec honneur parmi les missionnaires de la science qui se sont voués à l’étude, si neuve et si intéressante, des régions de l’extrême Orient ; mais il est un autre point par lequel ses récits le recommandent à notre estime et notre sympathie. Cet ingénieux botaniste sait étudier les hommes aussi bien que les plantes, et, ayant vécu pendant plusieurs années au milieu des Chinois, dans leurs cités et dans leurs campagnes, ayant été accueilli, fêté, guéri et même volé par eux, il peut les juger et les analyser jusque dans les traits les plus intimes et les plus familiers de leur caractère et de leurs mœurs.

On a vu, par les épisodes qui viennent d’être détachés de sa relation, que son opinion sur la nation chinoise ne s’accorde guère avec celle qui a été exprimée par la plupart des voyageurs. Il le reconnaît lui-même, et il insiste sur cette dissidence. Les Chinois ne sont pas ce que pense une certaine variété de touristes plus soucieux du pittoresque que du vrai, et plus désireux d’égayer leurs lecteurs que de les éclairer. Ils composent une grande et honnête famille, qui a été longtemps un grand peuple. L’heure de la décadence est venue pour eux, soit qu’à la fin le poids de leur antiquité les écrase, soit que, par suite d’un malaise intérieur dont il nous, est difficile de nous rendre compte, leur gouvernement et leur administration soient : tombés dans le mépris et dans l’impuissance. On a signalé des mandarins concussionnaires et ineptes, on a décrit la vile populace de Canton et de quelques grandes villes où les Européens ont accès d’après les traités : ces tableaux sont exacts ; mais on se tromperait fort et on commettrait une grave injustice en y encadrant en quelque sorte toute la Chine. Que l’on se reporte aux peintures bien différentes de M. Fortune : ce ne sont pas seulement des paysages où l’aspect d’une riante et gracieuse nature communiquerait peut-être aux personnages comme un reflet de beauté et d’honnêteté ; ce sont aussi des dessins de grandes villes, de centres populeux, où l’image du travail paraît toujours au premier plan ; ce sont des intérieurs de famille, où abondent les détails de distinction, d’intelligence et même de finesse dans les goûts. Le plus souvent, en un mot, c’est la représentation, trop minutieuse pour n’être pas fidèle, d’une société civilisée et polie, qui renferme de bons comme de mauvais élémens, qui a certainement ses côtés faibles et ridicules, mais qu’il est bien temps, après les relations pittoresques et les grotesques impressions dont on nous a rassasiés, de prendre au sérieux. C’est pour ce motif qu’après avoir trop souvent ici même évoqué les souvenirs d’une rapide excursion sur la lisière du Céleste-Empire, j’ai pensé que l’on me pardonnerait de revenir encore sur cet éternel sujet, en m’abritant sous l’autorité de M. Fortune et en essayant de reproduire, autant qu’on peut le faire dans une simple analyse, quelques traits de son aimable esprit. La Chine d’ailleurs ne doit-elle pas, aujourd’hui plus que jamais, exciter notre intérêt ? Nous lui faisons la guerre, nous devons donc chercher à la bien connaître, non plus seulement pour satisfaire notre curiosité, mais aussi pour savoir ce qu’il faut surtout combattre, ce qu’il faut vaincre en elle. Or, d’après ce que nous enseigne M. Fortune, ce n’est point le peuple chinois, c’est le gouvernement, c’est une cour orgueilleuse, ce sont des mandarins, et même seulement quelques mandarins ambitieux ou entêtés que nous avons contre nous. La nation est neutre, et tout porte à croire qu’elle demeurera très volontiers neutre en présence de ce conflit soulevé en dehors d’elle. Il y a, dans cette opinion, l’élément d’indications fort utiles pour la conduite politique des plénipotentiaires et des amiraux qui représentent actuellement la France et la Grande-Bretagne dans les mers de Chine. Là comme ailleurs, il convient d’appliquer le principe en vertu duquel la guerre doit épargner les populations paisibles et inoffensives pour ne frapper que sur les gouvernemens et sur les armées, principe généreux que notre temps s’honore d’avoir inscrit, par de nobles exemples, dans le code du droit des gens. Ne ménageons pas la cour de Pékin ni ses mandarins ; mais montrons-nous bienveillans et indulgens pour la nation chinoise.


C. LAVOLLEE.

  1. Notice sur le vert de Chine et sur la teinture en vert chez les Chinois, 1858.